[Guide de lecture] Gramsci

La contribution de Gramsci est aujourd’hui essentielle pour quiconque s’intéresse à la stratégie révolutionnaire, aux philosophies ou encore à l’historiographie marxiste. La principale difficulté réside dans le fait que cette oeuvre est monumentale et fragmentaire ; la plupart des textes de Gramsci sont des notes prises dans des Cahiers de prison, dont la lecture attentive et chronologique est indispensable pour comprendre l’évolution de la pensée de son auteur. Ainsi, par le biais de citations tronquées, de recueils partiels ou encore d’ouvrage introductifs à la philologie douteuse, les concepts majeurs de Gramsci ont souvent été mal compris, déformés, mis au service d’agendas très divers et par ailleurs incompatibles. Pour lire Gramsci, il faut donc trouver le bon cheminement, les cahiers à lire en priorité, les sources secondaires les plus fiables. C’est ce qu’entend offrir avec brio ce guide de lecture composé par Panagiotis Sotiris. Il propose à la fois un ordre de lecture idéal pour les cahiers, et une sélection des ouvrages secondaires les plus marquants, aussi bien en langue française qu’anglaise ou italienne. Il présente ainsi une progression dans l’oeuvre du communiste sarde, qui part d’emblée d’une lecture politique, des écrits sur les conseils ouvriers à la conceptualisation du nouveau Prince, et il fournit les outils indispensables pour entrer dans la dialectique même des Cahiers, faite d’autorectification et d’ajustement constants, à l’image de la praxis comme autocritique de la réalité et renversement de la pratique.

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Le travail d’Antonio Gramsci est très important. Gramsci a fait face à la défaite de la révolution en Europe de l’Ouest et à la montée du fascisme. Il a tenté de théoriser la complexité du pouvoir bourgeois dans les sociétés capitalistes avancées et l’interrelation entre l’économie, la politique et l’idéologie. La théorie de l’hégémonie relevait précisément de ses efforts théoriques pour traiter ces questions.

Avant cela Gramsci était déjà un dirigeant éminent du mouvement communiste, au départ cadre important du Parti Socialiste italien puis plus tard responsable du Parti Communiste d’Italie dans les années 1920 (et représentant de l’Internationale communiste). Il avait déjà produit des interventions particulièrement originales concernant l’expérience des conseils ouvriers à Turin dans la période 1919-1920 et une tentative tout aussi originale d’analyser la « Question méridionale », à savoir la question de la relation entre le Nord industrialisé de l’Italie et le Sud rural. Ces interventions ainsi que de nombreux autres textes qu’il a écrits jusqu’en 1926 étaient notables. Cependant, quand on parle de Gramsci, on parle aussi des Cahiers de prisons, c’est-à-dire des cahiers contenant les notes qu’il a écrites pendant son séjour en prison, après sa condamnation par un tribunal fasciste. Gramsci avait décidé que le temps qu’il passait en captivité devrait être consacré à un gigantesque programme théorique de recherche visant à produire une œuvre réellement substantielle.
De fait, les Cahiers sont un projet inachevé écrit dans des conditions difficiles. C’est un texte expérimental dans le sens où Gramsci expérimente plusieurs concepts et notions (ce qui peut également expliquer son utilisation constante de mots entre guillemets). C’est un texte dans lequel Gramsci, subissant les contraintes de sa détention ainsi que des soucis de santé, tente d’écrire et de réécrire des notes.

Gramsci était également en dialogue constant avec d’autres traditions théoriques. Celles-ci incluaient non seulement les tendances marxistes, en particulier la conception mécaniste développée par Boukharine, mais aussi une forme particulière d’idéalisme libéral très sophistiqué fondé sur une lecture de Hegel représentée par l’oeuvre de Benedetto Croce. Ces dialogues et autres polémiques ont laissé leurs traces dans son oeuvre. Cependant, il faut garder à l’esprit que Gramsci écrivait à une époque où la théorie marxiste n’était pas élaborée sous la forme qui nous est aujourd’hui familière, et qui couvre tous les aspects de la production et de la reproduction sociales. Cela peut expliquer la façon dont Gramsci expérimente des notions et des concepts issus d’autres traditions, en les employant souvent munis d’une signification nouvelle et en les mettant entre guillemets comme un moyen d’en orienter l’usage vers un sens différent ou plus flottant.

L’oeuvre de Gramsci est organisée autour de notions centrales qui sont devenues des composantes de la « vulgate » non seulement du marxisme, mais aussi de la théorie de critique sociale en général. C’est pourquoi on trouve tant de références, par exemple, à l’hégémonie, aux « intellectuels organiques » ou à l’opposition « guerre de mouvement / guerre de positions » dans de nombreux textes. Cependant, dans de nombreux cas, la richesse du sens a été perdue dans ce type d’utilisation. C’est la raison pour laquelle nous devons revenir au texte de Gramsci et voir ce qu’il a tenté de définir avec les notions d’hégémonie (en tant que théorie de la complexité du pouvoir dans les formations sociales capitalistes), de révolution passive (en tant que modalité du pouvoir bourgeois dans les périodes où il soustrait aux classes subalternes toute possibilité de devenir une force sociale et politique autonome), de guerre de mouvement vs guerre de position (en tant que moyen de théoriser la complexité et la difficulté de toute stratégie révolutionnaire potentielle dans les formations capitalistes avancées dotées d’institutions développées au sein de la société civile), d’intellectuels organiques (en tant que moyen de théoriser le rôle de l’intellectualité dans la politique et la société), de catharsis, de Césarisme etc.

De fait, Gramsci nécessite vraiment un guide de lecture. Toute personne qui essaie de lire les Cahiers devrait: (a) avoir une certaine connaissance de la trajectoire de Gramsci en tant que dirigeant communiste avant son incarcération (b) avoir à l’esprit l’histoire italienne et en particulier la montée du fascisme et (c) avoir à l’esprit les débats fondamentaux qui avaient lieu à l’intérieur du mouvement communiste dans les années 1920.

Concernant les texts de Gramsci, les bonnes éditions en français sont les suivantes :

– Écrits politiques (3 vols) (Gallimard), édité par Robert Paris, offre un recueil des écrits de Gramsci antérieurs à la prison d’une grande qualité.
– Cahiers de Prison (5 vols) (Gallimard) est l’édition complète des Cahiers fondée sur « l’édition critique » italienne de 1975.
– Lettres de Prison (Gallimard) est un recueil de lettres (épuisé pour le moment).

Comment s’approprier ce corpus ?

Je vous propose le parcours de lecture suivant :

– Commencer par les textes ayant trait aux conseils ouvriers.
– Poursuivre avec les textes sur la « Question méridionale ».
– Terminer avec les Cahiers.

Une remarque importante à ne pas négliger : l’ordre des Cahiers n’est pas chronologique et, dans certains cas, Gramsci a travaillé sur plusieurs cahiers différents au cours de la même période. Il existe en ce moment un effort collectif en Italie pour élaborer une édition « définitive » des Cahiers qui clarifierait certaines questions. En ce qui concerne le parcours de lecture que je suggère, il peut sans doute sembler arbitraire, mais j’essaie de proposer un ordre qui permet à la fois d‘interpréter Gramsci et d’aider le lecteur/la lectrice à comprendre ce qu’il/elle lit.

D’abord 13 (Machiavel) puis 12 (les intellectuels)
Ensuite, Gramsci et l’État (1975) de Christine Buci-Glucksmann afin de commencer à placer l’ensemble de l’oeuvre dans une perspective théorique et politique. Ce livre est encore à ce jour la meilleure monographie écrite à l’origine en français sur Gramsci, d’une écrivaine issue de la tradition althusserienne (comprise dans son acception au sens large), qui a présenté non seulement la complexité de la théorisation de l’hégémonie par Gramsci, mais aussi celles de l’État intégral et de la philosophie de la praxis.

Ensuite, 10-11 (le matérialisme historique, la philosophie de la praxis, la critique de Croce et de Boukharine), 22 (l’américanisme et le fordisme), 25 (les groupes subalternes)
Puis The Gramscian Moment. Philosophy, Hegemony and Marxism (Haymarket, 2010), écrit par Peter Thomas, qui se trouve être la contribution récente la plus importante sur Gramsci dans le monde anglophone. Elle présente toute la force de la conceptualisation de Gramsci sur l’État et l’hégémonie, mais aussi une interprétation des références de Gramsci à l’historicisme absolu, à l’humanisme absolu et à la dimension matérielle de la pensée.
Puis Étudier Gramsci (Kimé, 2016) d’André Tosel, une synthèse absolument magistrale sur l’importance de Gramsci, qui aide le lecteur à comprendre vraiment la signification politique et théorique de son oeuvre. Ces deux livres peuvent aider un lecteur/une lectrice qui a lu des textes fondamentaux des Cahiers à bénéficier pleinement de leur complexité et de leur richesse, à comprendre leurs implications philosophiques et politiques et à poursuivre leur étude.

Ensuite, retour aux Cahiers et aux Lettres, en accordant une attention particulière à la façon dont Gramsci écrit et réécrit certaines de ses positions. Le lecteur/la lectrice se retrouvera dans une dynamique de retour fréquent aux Cahiers en fonction de la question au sujet de laquelle il/elle a besoin d’approfondir sa compréhension.

La possibilité d’utiliser des sélections ou des compilations de textes existe aussi bien sûr. Les meilleures sont en anglais : Selections from the Prison Notebooks (Lawrence et Wishart, 1971), traduit par Q. Hoare et G.N. Smith et Further Selections from the Prison Notebooks (Lawrence et Wishart, 1996), traduit par Derek Boothman. Ces deux volumes se fondent sur l’édition critique originelle et offrent de nombreux textes importants des Cahiers. Il existe également un tableau de concordance sur le site de la Société internationale Gramsci pour voir où différentes parties des Cahiers ont été traduites.

En français, il existe deux recueils de textes de Gramsci publiés récemment, une par André Tosel aujourd’hui décédé (Gramsci, Textes Choisis, Le temps des cerises) et une par Razmig Keucheyan (Guerre de mouvement et guerre de position, La fabrique). Ils peuvent aussi servir de point de départ à une lecture de l’oeuvre gramscienne.

Cependant, je me permets d’insister sur le fait que toute personne qui veut vraiment lire Gramsci ne doit pas se limiter aux recueils et autres compilations, mais aussi se tourner vers les Cahiers eux-mêmes.
De fait, la littérature sur Gramsci est abondante et en constant développement. Par conséquent, je m’en tiendrai à quelques suggestions.

En français, il faut chercher les différents textes écrits par Jacques Texier. Par exemple « Gramsci, théoricien des superstructures », La Pensée 139, 1968 et « Sur le sens de “societé civile” chez Gramsci » (Actuel Marx 5, 1989). Texier a écrit des contributions importantes en particulier sur deux sujets, le bloc historique et la société civile.
– Le Pour Gramsci (Seuil, 1974) de Maria-Antoinetta Macchiocci est une lecture intéressante de Gramsci, influencée par Mao.
La vie de Gramsci (Le Livre de Poche) de Giuseppe Fiori est une biographie classique, nécessaire pour comprendre le contexte historique.
Et aussi toutes les entrées sur Gramsci et les concepts gramsciens dans Dictionnaire Critique du Marxisme édité par Labica et Bensussan.

Il existe également des livres importants en italien. De fait, ces livres se fondent sur le considérable travail théorique et philologique réalisé ces dernières années en Italie.
Voici quelques suggestions :
Dizionario Gramsciano (Carocci, 2009) édité par Guido Liguori et Pasquale Voza : la référence incontournable pour l’exégèse de tous les concepts cruciaux de Gramsci.- Vita e pensieri d’Antonio Gramsci, Einuadi, 2012, de Giuseppe Vaca. Une entreprise de clarification très importante des moments cruciaux de l’histoire et du développement de la pensée de Gramsci.
Cinque anni che paiono secoli, Carocci editore, de Leonardo Capone. Une étude indispensable sur l’évolution du jeune Gramsci.
Gramsci e la filosofia. Saggio sui Quaderni di Carcere, Carocci, 2003 et La religione dell’uomo moderno. Politica e verità nei Quaderni del carcere d’Antonio Gramsci, Carocci, 2010, de Fabio Frosini. Frosini est l’un des spécialistes contemporains les plus éminents de l’oeuvre de Gramsci, sur laquelle il porte une lecture très attentive.
– Il ritmo del Pensiero. Per una lettura diacronica dei « Quaderni del carcere » de Gramsci, Naples, Bibliopolis, 2011, de Giuseppe Cospitto. Une autre lecture très importante de l’évolution conceptuelle des notions élaborées par Gramsci.
– Gramsci conteso. Interpretazioni, dibattiti e polemiche. 1922 – 2012, Editori Riuniti, 2012, de Guido Liguori. Un aperçu tout à fait remarquable de tous les débats au sujet de Gramsci et des thèmes qui s’y rattachent.
Il est également utile de relever que certains des livres italiens récents sur Gramsci commencent à être traduits en anglais :
– Language and Hegemony in Gramsci, Pluto, 2004, de Peter Ives. Un livre essentiel sur la relation de Gramsci au langage.
– Rethinking Gramsci, édité par Marcus E. Green, Routledge, 2011. Une sélection remarquable de nouvelles interprétations de Gramsci.
– Unravelling Gramsci. Hegemony and Passive Revolution in the Global Political Economy, Pluto, 2007, d’Adam David Morton. Un livre marquant sur Gramsci et sa pertinence dans la théorisation du système international.

 

Traduit de l’anglais par Grégory Bekhtari.

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Panagiotis Sotiris