Hégémonie, praxis, traduction : entretien sur Gramsci avec Fabio Frosini

Longtemps monopolisée par le Parti communiste italien qui l’avait transformée en dogme, l’œuvre de Gramsci fait dorénavant l’objet d’usages et de réappropriations multiples. Revenant sur la constitution et la réception de cette œuvre, Fabio Frosini en éclaire certains des principaux concepts : de l’ « hégémonie », conçue comme processus de formation de la bourgeoise en classe dirigeante à la « traduction » du marxisme dans des contextes socio-historiques hétérogènes, il reconstruit les grandes lignes d’une « philosophie de la praxis » visant à réfléchir à et à intensifier la transformation révolutionnaire du monde. Une philosophie dont l’objectif ultime est donc la recomposition d’une « politique d’émancipation universelle ou encore d’élimination de la subalternité à tous les niveaux et dans tous les aspects de la vie sociale, jusqu’à la suppression des classes sociales. »

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Depuis quelques années, on assiste en France, comme dans d’autres pays d’Europe, à un regain d’intérêt pour la figure et la pensée d’Antonio Gramsci. Il semble à cet égard judicieux de revenir sur la nouvelle vague d’études et de relectures philologiques de l’oeuvre gramscienne initiée par la publication du livre de Gianni Francioni L’officina gramsciana et encore trop peu connue hors d’Italie. Ce renouveau, dont vous êtes un des principaux acteurs, s’est en effet prolongé jusqu’aux années 2000, avec la publication de cet indispensable outil qu’est le Dizionario gramsciano ou encore avec la parution de vos ouvrages De Gramsci à Marx  ou Gramsci e la filosofia. Pourriez-vous revenir sur ce long « moment gramscien » italien ?

Je voudrais aborder cette question d’un point de vue linguistique. L’expression « moment gramscien » que vous suggérez a été popularisée par le très beau livre de Peter Thomas The Gramscian moment paru en 2009. Chez Thomas, cette expression renvoie à une autre « moment » plus profond, ou plus originaire : le « moment althussérien » qui désigne l’ensemble du projet initié en 1965 avec Lire « le Capital ». Il y a donc un « moment » gramscien – c’est la thèse de Thomas – à l’intérieur et au delà du « moment » althussérien. Je ne rappelle cependant ici cette lecture que parce qu’elle me permet de mettre en lumière l’importance du terme « moment » qui, en anglais plus encore qu’en d’autre langues, évoque l’ensemble des significations physique et mécanique qu’on a coutume d’y projeter depuis Galilée. Pour Galilée, un « moment » ce n’est en effet pas seulement un court laps du temps, c’est un terme mécanique qui renvoie à la force acquise par les corps lors du mouvement de la chute. C’est de là que provient l’expression «  un grand moment » par laquelle on désigne habituellement un événement de haute importance. Mais surtout c’est de là que dérive l’idée selon laquelle un « moment » n’est jamais quelque chose de simple, d’unidimensionnel. Le « moment », c’est bien plutôt la révélation, dans une « coupe » temporelle précise, d’un entrelacs de circonstances d’origines hétérogènes et appartenant à différentes dimensions. Il faut garder à l’esprit cette richesse sémantique du terme « moment » pour rendre compte du « moment gramscien » en Italie et comprendre qu’il est impossible de le renvoyer à une unique « ligne de développement » et à une seule matrice. Du reste, Valentino Gerratana remarquait déjà en 1987, à propos de l’« extraordinaire diffusion » de l’intérêt pour Gramsci dans le monde, que son aspect le plus intéressant en était le caractère « complètement spontané », sans « auteur » clairement assignable.

Cela dit, il n’est pas impossible de renverser le raisonnement et d’identifier certains points clés sans lesquels cette « Gramsci Renaissance » (une autre expression qui a circulé ces dernières années) ne serait pas ce qu’elle est. Partons du livre que vous mentionnez : L’officina gramsciana de Gianni Francioni. Ce livre a fixé le cadre méthodologique de toute étude des Cahiers de prison, et c’est à ce titre qu’il m’a grandement marqué lorsque je rédigeais mon mémoire de maîtrise. Mais il a également suscité des réactions négatives. Valentino Gerratana, que je fréquentais beaucoup à cette époque (depuis 1992), voyait par exemple d’un mauvais œil la proposition avancée par Francioni de préparer une nouvelle édition critique des Cahiers. Or, s’il s’était agit de n’importe quel autre auteur, cette proposition n’aurait jamais reçu un tel traitement. Pour tous les grands classiques, on dispose en effet de différentes éditions critiques successives, voire contemporaines et concurrentes (je pense aux éditions critiques du Prince de Machiavel dirigées par Giorgio Inglese d’un côté et par Mario Martelli de l’autre). Mais le cas de Gramsci était évidemment différent en raison de la brûlante actualité politique italienne de l’époque. La proposition de Francioni a ainsi déclenché une polémique dans laquelle la question de l’héritage politique et littéraire de Gramsci s’entremêlait à celle de la dissolution du Parti communiste italien. Il faut ici mentionner la figure de Giorgio Baratta, alors président de l’International Gramsci Society en Italie, avec qui j’avais beaucoup travaillé et auquel m’attachaient des liens étroits, et qui a joué un rôle important de médiateur entre l’IGS Italie, dont Gerratana était le président d’honneur et la Fondation de l’Institut Gramsci (FIG). Et pourtant, c’est seulement en 2000, après la mort de Valentino qui s’y était toujours opposé, qu’un rapprochement a pu avoir lieu. La conférence sur Gramsci, les cultures et le monde, co-organisée en 2007 par l’IGS-Italie et la FIG, en est une preuve tangible.

Je dirais donc que le rapport (conflictuel) entre Francioni et Gerratana, entre la FIG et l’IGS-Italie, est un élément de contextualisation important pour comprendre la situation des études gramsciennes en Italie à l’heure actuelle.

En guise de prémisses, toujours, je voudrais également mentionner le travail accompli par l’IGS-Italie ces quinze dernières d’années : une série de séminaires sur le « lexique » des Cahiers de prison, d’abord, et sur leur « histoire » ensuite (tous proposés et organisés par Guido Liguori et moi-même) ; des publications très importantes (parmi lesquelles on peut souligner le Dizionario que vous avez évoqué, publié sous la direction de Liguori et de Pasquale Vozza) ; d’autres séminaires encore sur certains thèmes gramsciens, certains en collaboration avec des collègues d’autres pays et continents (je me rappelle d’un séminaire gramscien très intense avec des collègues d’Amérique du Sud qui avait eu lieu à Rome en 2014). Malgré ses faibles moyens financiers, l’IGS a largement contribué à la relance des études gramsciennes en Italie. L’autre « colonne portante » de cet édifice, c’est la FIG, qui a lancé et coordonné l’Edizione Nazionale degli Scritti di Antonio Gramsci, une entreprise ambitieuse mais indispensable, qui, lorsqu’elle sera achevée changera définitivement l’image que nous nous faisons de Gramsci, lequel sera enfin reconnu comme l’un des plus grand auteurs italien du XXeme siècle. On pourrait certes penser que cette transformation de Gramsci en auteur « classique », risque d’en dépolitiser l’œuvre, qu’elle nous empêchera de nous l’approprier   comme une source d’inspiration pour notre pratique actuelle. Au risque de vous surprendre, je dirais cependant que l’effet produit sera exactement contraire.

C’est ce dont on pourra se convaincre en mentionnant un troisième élément de ce « moment gramscien » : le Gramsci « global », réimporté en Italie après avoir emprunté le détour des rares anthologies en anglais disponibles entre les années 1970 et 1980 (la situation des traductions s’est certainement améliorée depuis) puis celui des Cultural, Subaltern, Postcolonial Studies (selon des modalités qu’il m’est impossible de reconstruire ici) et enfin, celui de ce qu’on pourrait appeler les Posthegemonic Studies, sans même parler de la Cultural Political Economy, du neo-gramscisme dans l’étude des relations internationales ou du post-marxisme de Laclau et Mouffe. Cet ensemble de travaux (j’ai conscience de mettre ensemble des choses hétérogènes) est revenu graduellement en Italie, avec des traductions… de traductions (un phénomène qu’il serait intéressant d’étudier du point de vue des Translation Studies). Ce retour d’un « objet » en partie nouveau, loin du modèle original, a déterminé un repositionnement abrupt de toute une série de courants culturels – je pense en particulier au courant « post-opéraiste » – qui, après avoir été anti- sont aujourd’hui philo-gramsciens (justement parce qu’ils sont influencés par ce nouveau Gramsci).

Il y aurait encore beaucoup à dire, mais je me contenterai de souligner que, sans ce « retour » en Italie, Gramsci n’aurait pas cette Brisanz – pour le dire en allemand – dont il jouit aujourd’hui, même dans le champ politique. D’un mot, la situation italienne de Gramsci se présente sous la forme d’un chiasme : d’un côté, on insiste sur son actualité politique (et même politico-culturelle) sans référence à ses textes, de l’autre, on mène un travail textuel dissocié (du moins en apparence) de son importance politique. Quelle direction tout cela va-t-il prendre ? Sans doute ces deux mondes vont-il se rapprocher, et de la manière dont ce rapprochement opérera dépendra celle dont on percevra Gramsci à l’avenir. Le « nouveau » Gramsci que l’on commence à avoir à notre disposition est en tout cas déjà fort différent de celui qui, pour un demi-siècle au moins, a dominé la scène italienne. Sans rentrer dans les détails d’une recherche qui implique de nombreux groupes de travail, j’attirerais l’attention sur le numéro spécial de la revue Laboratoire italien que j’ai récemment dirigé avec Romain Descendre. Enfin étudiée avec l’attention historiographique et philologique qu’elle mérite, la figure de Gramsci y apparaît comme étant beaucoup plus problématique, contradictoire, audacieuse, singulière et même transgressive – en un mot stimulante – que ce que pouvait laisser penser son image de « fondateur du Parti communiste italien ». Une figure pour laquelle, à l’instar de Machiavel, la politique n’apparaît pas comme une limite imposée à notre regard, mais comme le terrain sur lequel toute question doit être formulée. Ainsi, rien n’empêche aujourd’hui de lire Gramsci, non seulement à côté de Croce ou Gentile, mais aussi de Weber, Schmitt, Heidegger, Bergson, etc., c’est-à-dire à côte de tous ces penseurs qui, à la même période, posaient les mêmes problèmes « fondamentaux », mais du point de vue de la classe dominante, là où Gramsci le faisait du point de vue des classes subalternes. Ce nouveau Gramsci peut rafraîchir et concrétiser celui qu’on lit le plus souvent aujourd’hui, le Gramsci à la mode dont on tend à faire une marionnette répétant inlassablement les mêmes trois ou quatre mots – hégémonie, culture, intellectuels, révolution passive – qui expliqueraient tout sans jamais rien expliquer.

C’est dans ce contexte que je me suis moi-même inscrit en contribuant aux différents séminaires (toujours en cours cours) de l’IGS-Italie ainsi qu’à la nouvelle éditions critique des Cahiers de prison. J’explore plus précisément d’explorer trois pistes de recherche : l’originalité absolue de l’élément « spécifiquement philosophique » de la pensée gramcsienne, sa position à l’intérieur du marxisme, et son analyse du monde contemporain, c’est-à-dire principalement du fascisme en tant que phénomène irréductible à l’Italie comme au « totalitarisme » et en tant que tentative de résolution, à l’échelle européenne, de la crise provoquée par la guerre mondiale.

 

 On s’accorde généralement à dire que, dans le marxisme, les Cahiers de prison se singularisent par leur statut de « work in progress ». Certains en ont fait l’occasion d’interprétations très éloignées du marxisme, d’autres y ont vu une limite intrinsèque, d’autres encore en ont tiré argument pour dénoncer le caractère aporétique de la pensée gramscienne. Diriez-vous que l’inachèvement des Cahiers explique leur succès ininterrompu comme leur appropriation par des courants intellectuels hétérogènes ? Verriez-vous en outre un lien entre le caractère ouvert de cet ouvrage, son ouverture à l’interprétation et aux développements qui n’y sont pas (encore) inscrits d’une part et, d’autre part, « l’actualité » récurrente de Gramsci ? On pourrait enfin se demander si l’ouverture du texte reflète celle de la pensée gramscienne dans la tradition marxiste. Qu’en pensez-vous ?

 Tout discours sur le corpus gramscien présuppose une définition de ce dernier. C’est en ce sens qu’il faut comprendre ma référence précédente aux débats suscités par l’Edizione Natzionale. Les critères ayant présidé à la distinction des sections de cette édition – « Écrits 1910-1926 », « Correspondance », « Cahiers de prison » – diffèrent sensiblement de ceux qu’avaient adopté les éditeurs précédents. Ces remarques ne visent qu’à poser les termes sous lesquels me semble devoir être posée la question du statut des Cahiers de prison. Publier les Cahiers selon un ordre thématique, comme l’ont fait Togliatti et Platone, ou chronologique, comme l’ont fait Gerratana puis Francioni, c’est non seulement entretenir un rapport différent à ce type de « textualité », mais c’est aussi, et surtout, promouvoir une idée différente de la signification et des caractéristiques de la pensée gramscienne. Par leur reconstruction, Togliatti et Platone cherchaient ainsi à mettre en évidence un système de connexion, que le lecteur de l’édition critique de 1975 est en revanche invité à trouver par lui-même. Togliatti et Platone ne pensaient certes pas que les Cahiers furent un système fermé, une œuvre « spéculative ». Ils savaient au contraire parfaitement bien, comme en témoigne leur préface au premier volume publié, Le matérialisme historique et la philosophie de Benedetto Croce, que Gramsci devait « dissiper le soupçon que les Cahiers soient des écrits politiques au service du Parti », ce qui était leur véritable fonction. Quant à l’idée selon laquelle les Cahiers constitueraient une vaste « fresque » de l’histoire et de la culture italienne, un « discours moral » nécessaire à l’élévation de « la nation » à la « conscience de soi » et dont l’origine matérielle (la prison où se trouve enfermé un dirigeant communiste) ne serait guère plus qu’un détail, cette idée, donc, vient d’une grande figure de la culture italienne : Eugenio Garin. La figure de Garin, une figure tourmentée, contenant sa part d’ombre comme de lumière, philosophiquement et politiquement complexe, mériterait de longs développements. Son rapport à Gramsci et au PCI, donc à Togliatti, était rien moins qu’ambiguë. D’un côté, il voyait en effet dans le PCI la seule force capable de relever l’Italie de la barbarie fasciste, mais, de l’autre, il subordonnait cette force au mythe de la culture libérale, demeurée pour lui la seule qui fût possible. Garin s’est ainsi subtilement employé à rendre Gramsci compatible avec Croce, recevant à cette occasion le soutien d’un Togliatti ayant rompu avec le « léninisme » des années 1950. S’est dès lors imposé une sorte de « crocio-gramscisme » (une expression utilisée de façon critique par Franco Fortini et Ferruccio Rossi-Landi, deux intellectuels importants de la gauche italienne, culturellement très éloignés l’un de l’autre, mais unis dans leur distance au crocianisme) qui a profondément influencé la lecture de Gramsci. C’est d’ailleurs lors de la même conférence de 1967 – significativement intitulée « Gramsci et la culture contemporaine » – que Garin a forgé de manière définitive cette « image » de Gramsci et que Norberto Bobbio a explicité sa critique de ce dernier. Togliatti était mort depuis quelques années, mais, dans ses derniers écrits, il avait encouragé les lectures « non partidaires » de ce type.

Le Gramsci de Garin et Bobbio – élève hétérodoxe de Croce, critique « libéral » du marxisme, idéaliste et historiciste – a ainsi gagné sa place dans le panthéon de la culture italienne. Une place modeste cependant, réservée aux galopins et aux hétérodoxes : la place du subalterne. Mais l’histoire, à son habitude, a balayé cette opération culturelle complexe comme le vent d’automne balaye les feuilles mortes. 1968 et ses conséquences ont complètement changé la donne et l’horizon d’attente de la culture de gauche, en particulier chez les jeunes. Lénine était redevenu d’actualité, et avec lui Mao. Gramsci en a fait les frais. Malgré l’intérêt que lui portait l’un des fondateurs de l’opéraisme, Raniero Panzieri (Panzieri est une figure clé pour comprendre la naissance de l’opéraisme), c’est la ligne de Negri, Tronti et Cacciari qui a prévalu (la position d’Asor Rosa est sensiblement différente) : la ligne de théoriciens résolument antidialectiques donc. Or, on ne peut comprendre Gramsci sans la dialectique (ce qui est au passage une des limites sérieuses du « retour à Gramsci » médiatisé par Lacan, Foucault, Derrida, etc., que j’évoquais plus haut). Parallèlement à l’opéraïsme, on a vu monter en puissance une approche que nous pourrions qualifier aujourd’hui de « néo-gramscienne », centrée sur les problèmes de l’État, de l’hégémonie et de la dimension stratégique de la culture (je pense ici en particulier à Giuseppe Vacca, Leonardo Paggi, Franco De Felice et Luisa Mangoni), au sein du PCI. Cette approche, qui est au principe de la conférence de 1977 significativement consacrée au thème « Politique et histoire chez Gramsci » peut être considérée comme la « réponse » aux nouvelles « questions » posées dans la culture de la « nouvelle gauche » et qui allaient bien au-delà de l’« historicisme » italien précédent.

C’est dans ce climat qu’a été élaboré la nouvelle édition des Cahiers. Pour des raisons à la fois politiques et personnelles, Gerratana s’était lancé dans ce projet dans les années 1970. Quand, en 1975, la nouvelle édition fut publiée, les spécialistes et le grand public découvrirent un objet surprenant, inconnu. Ils étaient confrontés à une pensée qui se présentait comme un commentaire continu des événements et des discussions italiennes et européennes des problèmes les plus brûlants de l’actualité politique, c’est-à-dire – pour résumer – de la « crise organique » que l’Europe traversait depuis la Grande guerre et que la crise de 1929 n’avais pas révélé, mais contribué à caractériser.

Il fallut donc attendre les années 1970 pour qu’intervienne, grâce à la nouvelle édition des Cahiers et à l’émergence de nouvelles lectures, un saut qualitatif dans l’interprétation de Gramsci. Ce saut qualitatif s’exprime dans l’idée selon laquelle les Cahiers ne sont pas un « livre » ou une « œuvre » achevée, mais un « paradigme » culturel irréductible aux taxinomies traditionnelles. C’est ce qu’a montré avec une grande lucidité le critique littéraire Raul Mordenti, dans un colloque de 1987 d’abord, puis dans un très bel essai publié en 1996 dans une grande histoire de la littérature italienne dirigée par Alberto Asor Rosa. C’est aussi ce qui explique la comparaison entre Gramsci et Benjamin, c’est-à-dire entre les Cahiers et le Passagenwerk, introduite pour la première fois par Gorgio Baratta dans un colloque réunissant en 2003 à Naples des spécialistes des deux auteurs.

            Si j’ai reconstruit ces étapes, de manière sans doute un peu pédante, c’est que je voudrais faire ressortir une conjoncture décisive. La structure absolument originale des Cahiers apparaît en effet au moment où le « gramscisme » n’est plus nécessaire au PCI et où celui-ci s’avance vers une crise d’identité qui va aboutir à sa dissolution. Dire que les Cahiers sont un texte fragmentaire, ouvert, difficile, contradictoire, n’est donc pas innocent. Cette « perspective » est en effet rendue possible par une crise politique qui, dans les années 1970 annonce la crise du modèle de développement d’après-guerre, et conduit à son tour à la séparation tendancielle du texte gramscien d’avec sa fonction politique (les « écrits pour le parti » dont parlaient Togliatti et Platone). C’est ici que la comparaison avec Benjamin, quoique suggestive, rencontre ses limites, puisque Benjamin lui-même, comme la tradition critique née de l’interprétation de son œuvre, n’ont jamais dû affronter de tels problèmes. En outre, la théorie benjaminienne du « fragment » s’origine dans des sources totalement étrangères à Gramsci. Si les points de contacts existent entre les deux auteurs, ils sont donc circonstanciels, ponctuels, particuliers. Comment la culture communiste, qui prétend « changer le monde » pourrait-elle cultiver le « fragmentisme » ? Le fait même que les communistes se préoccupent de « fragments » est le symptôme d’une crise profonde. Exemplaire est à cet égard l’article l’article de Gerratana, « La Heller, Althusser e la sfida del frammento » (« Heller, Althusser et le défi du fragment »), publié dans Rinascita en mai 1980 (notez l’année, qui marque un véritable « tournant » en Italie). Gerratana y pose la question rhétorique : « La fragmentation de la subjectivité n’est-elle pas l’ultime défense des forces sociales qui s’opposent à tout projet de renouvellement ? » Or, quelque années plus tard, le même Gerratana publie dans Critica Marxista un essai intitulé « Unità della persona e dissoluzione del soggetto » (Unité de la personne et dissolution du sujet), réédité en 1997 sous le titre : « Contro la dissoluzione del soggetto » (Contre la dissolution du sujet). Si je rappelle tout cela, sans pouvoir entrer dans le détail de l’argumentation de Gerratana, c’est simplement pour souligner que, pour celles et ceux qui s’inscrivent dans le monde du « communisme », le thème du fragment comme ceux de la partialité (vs la totalité), de l’inachevé, de l’a-systématicité, etc. sont autant de chapitres d’un livre délicat, difficile à ouvrir. En effet, qui mieux que Gramsci a réfléchi de manière critique au besoin d’ « accomplissement » inhérent au marxisme ? Un besoin inscrit dans la nature très particulière de cette tradition née de la confrontation avec les courants les plus sophistiquées de la pensée contemporaine mais s’adressant à un public complètement différent, proposant un scénario radicalement distinct et appelant à la transformation du monde via la fusion inouïe entre « masses » et « pensée ». Pour Gramsci, c’est là que réside non seulement la tentation d’enfermer cette pensée dans un système clos, achevé, parfait, susceptible d’épouser le mouvement fanatique de la praxis, mais aussi, et à l’opposé, la tentation de séparer théorie et pratique, comme en témoignent les innombrables versions du marxisme (académiques ou pas) et leurs querelles de chapelles qui ne font que singer l’éternel refrain de la pensée bourgeoise.

Il me semble donc que le statut textuel très particulier des Gramsci s’origine dans la tension inhérente au projet de « réaliser » une « philosophie », tension dont Antonio Labriola, un marxiste « académique » italien (professeur de philosophie morale et de philosophie de l’histoire à l’Université de Rome) avait pris toute la mesure. Comment Gramsci se saisit-il de cette mission ? Il suffit, pour répondre à cette question, de garder à l’esprit ce qu’il écrit, non seulement dans les Cahiers, mais aussi au cours de ses années d’engagement politique. Dans un article de 1922 intitulé Romanticismo, classicismo, Baratono…(Romantisme, Classicisme, Baratono …), Gramsci recodifie les catégories de « romantisme » et de « classicisme » pour leur faire respectivement désigner la lutte impétueuse pour la révolution et la systématisation achevée, c’est-à-dire le blocage de la révolution en une solution conservatrice. On retrouve ces deux catégories dans les Cahiers, où elles sont articulées de manière quelque peu différente, puisque le « classique » y joue également une fonction révolutionnaire. L’important est cependant qu’à travers un lien catégoriel traversé d’une tension irréductible (qui ne peut donc jamais être résolue ni réduite à une question « théorique »), Gramsci « fixe » une fois pour toute le fait qu’une pensée qui entend se réaliser doit commencer par reconnaître son propre caractère pratique. Disons donc pour conclure que le caractère « ouvert », inachevé, des Cahiers ne révèle pas plus une aporie qu’il ne relève d’un éclectisme : cette « ouverture » est bien plutôt le défi le plus puissant que les classes subalternes, dont Gramsci affirme être le « représentant », aient lancé à la prétendue éternité et exclusivité de la culture des classes dominantes. Dans cette perspective, l’appropriation de « morceaux » de la pensée gramscienne dans les courants culturels les plus divers apparaît comme une « incorporation » révisionniste, analogue à ce Gramsci décrivait lui-même lorsqu’il soulignait que « la haute culture moderne idéaliste a essayé d’intégrer ce qui, dans la philosophie de la praxis, était nécessaire pour trouver quelque nouvel élixir. » Une grande partie des modes gramsciennes des trente dernières années me semble répondre au même procédé.

 

 Parmi les nombreux concepts gramsciens, c’est sans doute celui d’hégémonie qui se trouve le plus mobilisé. Dans les sciences sociales, on se contente cependant souvent d’utiliser ce concept pour mettre en avant le rôle de la culture, au sens large, dans les systèmes de domination. Or, la théorie gramscienne de l’hégémonie comme la production et l’évolution de ce concept dans les Cahiers présentent une complexité interne et externe redoutable. La complexité interne de la notion tient à ce qu’elle embrasse, en tant que théorie générale du pouvoir, « l’ensemble des rapports sociaux », c’est-à-dire non seulement la sphère de la culture, mais aussi celles de l’économie et de la politique. Sa complexité externe tient quant à elle au fait qu’on ne peut la comprendre qu’en la reliant à tout un réseau de concepts essentiels chez Gramsci : le subalterne, la révolution active et passive, le moléculaire, l’organisation politique, le Prince nouveau, la discipline, la transformation éthico-politique, etc. Pourriez-vous donc revenir sur la complexité et l’élaboration du concept d’hégémonie ?

 C’est un défi de reprendre un des concepts gramsciens dont on a le plus usé. Je ne dis pas « abusé », comme je serais tenté de le faire de façon polémique, car la distinction entre user et abuser n’a guère de pertinence en soi. Elle dépend du contexte dans lequel le travail de « réutilisation », qui est toujours un « abus », intervient et des résultats qu’il produit. J’en profite d’ailleurs pour préciser que les « incorporations » révisionnistes dont je parlais à l’instant ne sont elles-mêmes pas des « abus », car, même lorsque leur lien avec le texte gramscien est faible, voire évanescant, ce n’est pas leur degré de « déviation » par rapport à l’original qu’il faut interroger, mais la signification de cette « déviation », de ce déplacement, voire de cette « trahison » indissociable de toute lecture. Voilà qui permet de rentrer dans le vif du sujet, car, comme vous le rappelez, hégémonie se dit « de multiples façons ». Il faut dès lors étudier chaque modalité d’usage de ce concept, les reconstruire dans leurs formes et processus génétiques, développements et conséquences. Tel est au demeurant le sens du séminaire « Hégémonie après Gramsci » que nous menons depuis 2014.

Cela dit, il est clair que l’équation entre « hégémonie » et « importance de la culture » recouvre une bonne partie des usages en question. « Hégémonie » est devenu une manière de dire « primat du symbolique », une façon d’engager une explication qui ne reconduit pas l’histoire à l’économie, au sens marxiste du terme, mais se concentre sur les modalités de fonctionnement du pouvoir. Ce geste comporte un déplacement significatif par rapport au marxisme, sur lequel je voudrais m’arrêter.

On sait que lorsque Gramsci se penche sur la question de l’hégémonie, il s’inscrit dans un débat entamé dans les années 1920 par le groupe dirigeant bolchévik après la révolution. « Hégémonie » est alors le nom d’une question ouverte : la question du gouvernement, du rôle de « direction » que doit assumer la classe ouvrière et qui diffère sensiblement du rôle qu’elle joue en tant que classe « révolutionnaire ». Dans ce contexte, l’hégémonie désigne la capacité à « équilibrer » et à « concilier » les intérêts de la classe ouvrière avec ceux de ses alliés, notamment les paysans, afin d’obtenir leur soutien politique. Or, ce soutien ne saurait se réduire à la politique stricto sensu, ou, pour prendre les choses à l’envers : la politique « implique » toujours de nombreux autres éléments, qu’on peut qualifier de « culturels ». C’est déjà le cas en URSS : il suffit de lire les derniers textes de Lénine pour se faire une idée de la « lutte culturelle », mieux, de la lutte sur le terrain de la culture (et pour la culture) qui accompagne la nouvelle « guerre de siège » (l’expression est de Lénine) entamée à partir de 1921. La question sera développée après la mort de Lénine, mais de manière embryonnaire, ce qui n’est guère étonnant vu la période de convulsion constante et de pénurie que traverse alors une URSS encerclée de toute part, marquée par la lutte entre Staline et Trotsky et frappée par la pénurie et le retard économique de vastes territoires de l’Union. Pourtant, même dans ce contexte, la question de l’hégémonie ne saurait être isolée d’un combat sur le terrain social, culturel au sens large.

Le développement que Gramsci imprime à cette question se compose de deux grands chapitres : l’analyse des différentes formes prises par l’hégémonie bourgeoise à travers l’histoire moderne et celle de ses formes actuelles. Si l’on rencontre dans le premier cas la grande alternative entre le jacobinisme et un modèle qu’on peut reconduire à la Restauration, l’espace est occupé dans le second par l’État totalitaire que projette le fascisme et qui « donne le ton » à toute l’Europe, même dans les pays qui connaissent un régime pluri-partidaire. Dans les deux cas, l’analyse des modes de fonctionnement du pouvoir s’identifie avec une analyse plus complète de la constitution de la bourgeoisie en classe dirigeante, ce qui implique d’une certaine manière une analyse de la culture moderne dans son ensemble. Non pas une analyse auto-suffisante, mais une analyse menée du point de vue de la construction, de la justification, de la légitimation, bref, de l’institution (au sens de l’institutio) de la bourgeoisie en nouvelle classe dirigeante.

On voit donc que Gramsci fait remonter plus haut dans le temps la question de l’hégémonie : il enquête sur sa formation graduelle et sur la manière dont s’est imposée dans le sens commun l’idée selon laquelle la bourgeoisie est la classe dirigeante. À rigoureusement parler, il faudrait aller jusqu’à dire que la bourgeoisie n’existe pas comme classe sociale, c’est-à-dire comme « partie », mais s’identifie au « complexe de tous ceux qui, ayant le bien public à coeur, en éprouvent la passion, forment leurs concepts en conséquence et agissent comme il le faut ». J’ai extrait cette citation d’un essai de Benedetto Croce publié en 1928 au titre éloquent : Di un equivoco concetto storico: la borghesia (Sur un concept historique équivoque : la bourgeoisie). Il s’agit d’un essai très intelligent, subtil, comme toujours avec Croce, qui vise à établir rigoureusement le caractère inévitable de la domination de la classe bourgeoise. Il convient ici de rappeler que cet essai est une réaction polémique à l’ouvrage publié l’année précédente par Bernard Groethuysen : Origines de l’esprit bourgeois en France, tome I : L’Eglise et la bourgeoisie. Cet ouvrage avait en effet attiré l’attention de Gramsci, qui l’avait lu à l’époque de son incarcération à la prison de Milan San Vittore (de février 1927 à mai 1928) et le cite à plusieurs reprises dans les Cahiers et dans une lettre écrite à San Vittore. Dans cette lettre adressée au camarade de parti Giuseppe Berti, Gramsci remarque que Groethuysen « a eu la patience de produire l’analyse moléculaire des recueils de sermons et des livres de dévotion publiés avant 1789, pour reconstruire les points de vue, les croyances et les attitudes de la nouvelle classe dirigeante en formation ». Plus tard, dans les Cahiers (à la fin de l’année 1930, c’est-à-dire à une période où la notion d’hégémonie a déjà connu des développements décisifs) Gramsci écrit : « on pourrait mener une recherche ‘‘moléculaire’’ dans les écrits du Moyen Âge italien pour saisir le processus de formation intellectuelle de la bourgeoisie, dont le développement historique culminera dans les cités-États pour subir ensuite une désintégration et une dissolution. On pourrait faire la même recherche pour la période 1750-1850, où se développe là nouvelle formation bourgeoise qui culmine dans le Risorgimento. Ici aussi, le modèle de Groethuysen (Origines de l’esprit bourgeois en France: 1° L’Église et la Bourgeoisie) pourrait servir, évidemment intégrés aux motifs propres à l’histoire sociale italienne ».

Pardonnez-moi d’être entré à ce point dans les détails. Il le fallait néanmoins, pour rendre sensible le lien très étroit établi par Gramsci entre la formation de la bourgeoisie à l’époque des cités-États, le Risorgimento et le rapport Lumières/Révolution française : autant de « versions » d’un processus qui s’est déroulé sur plusieurs siècles, de manière différente selon les nations, mais qui participe dans tous les cas de la « construction » de la figure du bourgeois. De Groethuysen, Gramsci retient donc l’idée selon laquelle, pour saisir ce que l’on pourrait appeler l’ « infrastructure » (ou la structure profonde) de cette construction d’une figure sociale absolument spécifique (en opposition directe à la thèse de Croce, donc), il est nécessaire d’analyser les documents qui enregistrent le travail quotidiennement mené sur les « âmes » plutôt que les grandes synthèses théoriques comme les traités politiques ou juridiques. Certes, l’opposition entre littérature anonyme et triviale, d’une part, et grande synthèse théorique, de l’autre, n’est pas aussi tranchée chez Groethuysen et Gramsci. Mais il faut prendre en compte cette attention originale à la formation volatile et presque insensible des « preuves historiques », preuves infimes dont la somme ne sera autre, à un certain moment, que l’hégémonie bourgeoise. De même qu’il faut prendre en compte l’importance reconnue par Gramsci à la centralité et au caractère décisif de la dimension religieuse de ce processus « d’institution » de la bourgeoisie. Cette centralité du religieux ne signifie évidemment pas qu’aucun rôle ne revient à l’économie. Pour Gramsci, qui est à cet égard très proche de Machiavel, la religion est au contraire la forme la plus puissante (en profondeur) et la plus diffuse (en extension) « d’éducation » ou de production d’une « seconde nature » qu’ait connu l’humanité. À ce titre, elle intervient toujours pour organiser, sur le plan individuel, le lien entre « la vie » et « la pratique », et, sur le plan collectif, les rapports entre classes sociales (c’est dans cette perspective qu’on peut comprendre l’intérêt de Gramsci pour L’Éthique protestante de Weber).

Pour conclure, les trois axes de recherches sur l’hégémonie qui se dégagent des Cahiers – jacobinisme, Restauration (et Risorgimento), fascisme – se définissent progressivement (de 1928 à 1930 et au-delà…) par rapport à la « culture » envisagée comme terrain sur lequel les rapports de classe opèrent concrètement et sur lequel se rejoue continuellement la lutte pour la « saturation » de l’espace culturel. La thèse de Croce constitue la formulation la plus claire de cette saturation, puisqu’à le suivre, la bourgeoisie a disparu en tant que classe sociale circonscrite. S’installant dans ce champ de recherche, Gramsci va définir les différentes variantes de cette saturation, qui correspondent comme je l’ai dit aux situations nationales et au contexte historique. À une version que je qualifierais de « standard » de l’hégémonie – la version jacobine de la production démocratique du peuple-nation, de l’implication des masses dans la lutte pour renverser le pouvoir de la noblesse – s’ajoute ainsi celle du libéralisme du XIXe siècle – fondée selon Gramsci sur le type d’État théorisé par Hegel dans la Philosophie du droit – et enfin l’hégémonie post-libérale, à savoir le corporatisme fasciste. L’hégémonie se retrouve dans ces trois variantes, et à chaque fois, elle passe par une intervention sur le « sens commun », mais sous des modalités différentes. Pour le dire rapidement, l’hégémonie oscille entre la « mobilisation » et le « contrôle » selon que prédomine l’aspect de poussée et de radicalisation démocratique des masses (ou « guerre de mouvement ») ou celui de modération et de « canalisation » des forces populaires, c’est-à-dire la tentative constante de les priver d’initiative et d’agentivité (ou « guerre de position »).

Revenons alors un instant et pour conclure cette fois pour de bon, à l’usage contemporain du concept d’hégémonie comme « hégémonie culturelle », et comparons-le, non pas avec une des nombreuses vulgates gramsciennes, mais avec une enquête historico-critique rigoureuse. Atttention : quand je parle de vulgate, je me réfère à un objet spécifique, à ne pas confondre avec l’usage de Gramsci. L’usage – que j’ai proposé de ne pas distinguer, en principe, de l’abus – est une intervention interprétative sur un corpus, qui est donc trahi, déformé, manipulé, bref : innové. La vulgate – qui provient toujours d’un usage déterminé qui se trouve ainsi diffusé et popularisé – est la prétention à revenir à ce corpus en y imprimant le sceau d’une lecture authentique. De toute évidence, entre usage et vulgate, il peut y avoir, et il y a souvent, un lien fonctionnel très étroit, qu’on retrouve parfois dans un même ouvrage, chez un même auteur. Le livre de Laclau et Mouffe sur l’hégémonie en est un cas exemplaire. On y assiste à un usage de Gramsci rendu possible par une lecture qui se veut authentique, c’est-à-dire par une certaine vulgate. L’usage est extrêmement intéressant, la vulgate beaucoup moins. On peut restituer le squelette de leur argument comme suit : dans la mesure où l’attention portée par Gramsci à l’hégémonie (envisagée comme articulation politique des « demands » sociales, le politique étant posé comme transcendant le social) est enfermée dans des barrières essentialistes (un résidu d’économicisme), il faut faire sauter cette barrière. Comment ? En détachant la culture de tout lien nécessaire avec les classes sociales. C’est là le résultat des travaux antérieurs de Mouffe (le livre avec Laclau est publié en 1985). Dès la reconstruction de la théorie gramscienne de l’idéologie qu’elle propose en 1979, Mouffe soutient en effet que certains éléments idéologiques sont indépendants des classes sociales et ne peuvent à ce titre être déterminés que par une articulation discurcive. Je suis convaincu que la plupart des vulgates ultérieures – qui ont permis, par exemple, les Cultural Studies – viennent de ce passage-clé (de fait, beaucoup de choses chez Hall ne s’expliquent pas autrement).

Voilà pourquoi l’hégémonie est aujourd’hui lue comme hégémonie culturelle, en un sens profondément différent de celui qu’accordait Gramsci à la « culture » ou même à « l’hégémonie ». Pour ce dernier, il est absurde de soutenir que certains éléments de l’idéologie sont irréductibles aux classes sociales, puisque le lien entre n’importe quel élément idéologique et n’importe quelle classe sociale dépend toujours de la « situation » concrète dans laquelle la question est posée. Ainsi, ce qui peut être « progressif » dans une situation peut être « régressif » dans une autre. La séparation nette entre le plan « théorique » et le plan « historique » empêche Laclau et Mouffe de comprendre ce type de lien nécessaire, ou pour mieux le dire, le type de « nécessité » qui est au fondement de ce lien : une nécessité que j’appellerais « hypothétique » et non pas « métaphysique ».

 

Un des points centraux de la pensée gramscienne, sur lequel vous avez travaillé, est la conception particulière que Gramsci a de la philosophie. Dans les Cahiers il introduit la notion de « philosophie de la praxis » qui a donné du fil à retordre à beaucoup d’interprètes du penseur sarde. En quoi la « philosophie » est-elle pour Gramsci une activité particulière ? En quoi la « philosophie de la praxis » rompt-elle, si c’est le cas, avec le marxisme antérieur, avec le matérialisme historique de son époque ?Et en quoi cette notion apporte-t-elle quelque chose de nouveau à la tradition marxiste ?

Je voudrais tout d’abord répondre à cette question par une provocation : si le marxisme est une tentative – à ce jour la seule, dans l’histoire que nous connaissons – de transformer le monde, le marxisme de Gramsci est le seul marxisme possible et Gramsci l’un des rares marxistes qu’on connaisse. J’ai conscience que la thèse est forte et qu’une explication est nécessaire. Quand je dis « transformer le monde », je me réfère à quelque chose de bien différent de la transformation du monde qui est quotidiennement à l’oeuvre et se « précipite » lors des grandes crises et des révolutions. Je me réfère au passage, ou au saut dont parlait Marx, de la préhistoire à l’histoire de l’humanité, c’est-à-dire à la fin de la société divisée en classe. Gramsci prend toute la mesure de l’importance de ce passage, il y réflechit et s’efforce de le libérer, autant qu’il est possible, de tout accent téléologique (et a fortiori millénariste et théologique), mais il n’y renonce pas. Pourquoi ? parce qu’y renoncer – et cela il l’avait parfaitement compris – équivaut à diluer le marxisme dans une théorie subalterne au libéralisme. Le « conflictualisme » de Lefort représenterait un exemple de ce type de dilution, mais il n’est à vrai dire pas nécessaire d’aller jusque là. Le révisionnisme de Croce et de sa « philosophie de l’esprit » indiquent déjà ce chemin, en séparant nettement le conflit de la vérité : les groupes sociaux peuvent lutter les uns contre les autres, mais en restant toujours dans le champ étroit de « l’utile », qui n’a rien à voir avec la vérité. Le socialisme peut donc exister, mais il ne saurait prétendre faire l’histoire. Bien plutôt doit-il inscrire son « élan » dans l’ensemble plus vaste de l’histoire, dont la logique est pluraliste, c’est-à-dire libérale. Face à cette proposition – que Gramsci considère comme le plus grand projet d’« absorption » du marxisme que la culture contemporaine ait produit – la seule réponse possible est non seulement d’affirmer l’autonomie philosophique du marxisme, mais aussi d’identifier cette autonomie avec « le mouvement réel qui abolit l’état de chose existant ».

Le saut n’est ainsi pas un postulat éthique, un principe à affirmer : il s’identifie à un mouvement dont l’autonomie n’est pas un fait purement théorique – comme si on pouvait saisir théoriquement l’autonomie d’un mouvement pour l’ « appliquer » ensuite dans la pratique – mais indissociablement théorique et pratique, philosophique et politique. Philosophie de la praxis est une manière de nommer ce mouvement de transformation de la structure du monde. Je dis « nommer » pour indiquer qu’il ne s’agit que d’une étiquette, qui présente à ce titre des limites d’extériorité relative à ce qu’il s’agit de nommer. Mieux vaut pratiquer l’approximation que de faire confiance aux définitions claires et distinctes. Je commencerai donc pas dire que la praxis n’est pas l’objet de la philosophie, contrairement à la « théorie de la praxis », qui se propose de « spéculer » sur cet objet « observable » que serait la praxis. Mais la praxis n’est pas non plus le sujet de la philosophie, comme si celle-ci devait parvenir à « exprimer » quelque chose qui se serait développé par ses propres moyens. Tout l’effort de Gramsci consiste précisément à mettre en échec la distinction classique du sujet et de l’objet, comme l’avait fait avant lui Labriola, à qui il emprunte l’expression dont nous discutons. C’est même chez Labriola qu’on trouve la meilleure définition de cette expression. Dans Discorrendo di socialismo e di filosofia, il remarque en effet que le marxisme est philosophie de la praxis parce qu’il « est la philosophie immanente aux choses sur lesquelles on philosophe ». À suivre Gentile, cette expression est absurde, puisqu’il est impossible d’observer de l’intérieur ce sur quoi s’exerce la « spéculation ». Mais le marxisme ne se conçoit justement pas lui-même comme spéculation. Avec Gramsci, il redéfinit en outre toute connaissance comme non spéculative, de sorte que ce qui est absurde, c’est la séparation et non l’immanence de la philosophie à son objet. En d’autres termes, l’expression de Labriola n’est absurde que si l’on reste enfermé dans une conception traditionnelle de la philosophie, pour laquelle la division entre travail manuel et intellectuel est aveuglément acceptée comme un prius hermétique à toute discussion critique.

« Philosophie de la praxis » n’est donc rien d’autre que le nom de la spécificité absolue du marxisme, l’unique philosophie qui se situe dans la perspective de la suppression des conditions mêmes qui ont rendu possible la philosophie, à savoir la division du travail manuel et intellectuel, la séparation de la théorie et de la pratique, et la division de la société en classes. La question qui se pose alors est de savoir pourquoi Gramsci s’obstine à parler de « philosophie » plutôt que de « théorie » ou même de « science ». C’est là ce que ses détracteurs – Althusser compris – ont considéré comme une limite absolue du marxisme de Gramsci, un symptôme de son provincialisme et de son arriération affectant le coeur de sa proposition. Mais si le problème de la praxis – au sens ici esquissé – est réel, alors des formulations telles que « science de la praxis » ou « théorie de la praxis » indiquent d’elles-mêmes que sans philosophie, on ne saurait échapper à la dichotomie du sujet et de l’objet. Et si l’on ne se libère pas de cette dichotomie, on ne se libère de rien de tout. L’accent porté sur le caractèe théorique (Luporini) ou scientifique (Althusser) du marxisme était le revers de sa réduction à une vague idéologie humaniste du changement historique. À l’inverse, seule l’insistance sur le caractère philosophique du marxisme, mais aussi la transformation complète (« de fond en comble », écrit Gramsci) du concept, du statut et de « la façon de concevoir la philosophie », permettent de remettre en question la dichotomie sujet/objet et tout ce qu’elle implique.

En quoi consiste alors cette transformation complète? Soulignons immédiatement qu’elle ne concerne pas seulement le marxisme, mais la philosophie tout court. Je m’explique. Le marxisme « réduit » la philosophie à une idéologie. Mais pour Gramsci, cela ne signifie pas que la philosophie doit être dénoncée comme une simple fiction ou comme le masque d’intérêts inavouables. Cette « réduction » implique bien plutôt la redécouverte de la manière dont une configuration particulière du problème philosophique résout la question de « l’unité de la théorie et de la pratique », ou, si l’on veut, de la manière dont une philosophie reflète l’exigence universelle de cohérence entre l’agir et le penser, entre le moment technique, « productif » et « pratique » de la vie, entre les valeurs, les idées, les représentations générales qui accompagnent toujours ces activités. Ce reflet philosophique est, selon Gramsci, ce qui fait d’une théorie individuelle une véritable conception du monde, c’est-à-dire un ensemble systématique de concepts et de valeurs qui ont une fonction et une signification non seulement pour le philosophe, mais aussi pour de larges strates de la population. D’un mot, la philosophie est nécessaire a) parce que nous n’y avons pas affaire à des idées théoriques, mais pratiques (politiques), qui b) n’intéressent pas seulement certains individus, mais potentiellement toute l’humanité.

J’espère ainsi avoir fait comprendre la différence entre la philosophie de la praxis et n’importe quelle autre philosophie. Cette différence réside dans l’autoréflexion du caractère pratique de la philosophie (ou si l’on veut, dans le caractère philosophique de la pratique) ; toute autre philosophie, même quand elle s’adresse à tout le monde (le philosophe – c’est un lieu commun – à la différence de tout autre spécialiste du travail intellectuel, est le seul qui s’adresse à l’humanité) ne s’adresse en fait qu’à un groupe social déterminé. S’il en est ainsi, c’est que l’expérience philosophique reflète effectivement les préoccupations d’une classe déterminée, et non de l’humanité comme telle. Elle vise à rendre « cohérente » la « conception du monde » d’une classe déterminée, ou d’une alliance de classe, et non celle de l’humanité. J’ai bien conscience du caractère inactuel de ces considérations. Ce qui m’importe, c’est de n’être pas confondu avec ces soi-disant marxistes ou penseurs radicaux qui, pensant parler de la réalité, ne discutent de questions qui n’intéressent qu’un minuscule cercle de savants. Je le répète : si c’est cela le marxisme, alors Gramsci n’est pas marxiste. Inversement, si le marxisme est une tentative de réponse à la question de savoir comment transformer le monde, alors Gramsci est l’un des rares marxistes que nous connaissions.

 

Gramsci a connu une fortune extraordinaire à l’extérieur de la tradition marxiste italienne. Il est l’un des auteurs les plus cité et lu au monde et sa pensée a influencé des auteurs et des intellectuels bien au-delà du cercle du marxisme. Mais une des parties du monde où Gramsci a connu un succès fulgurant et très constant, est sans doute l’Amérique latine, en Argentine, au Brésil et au Mexique notamment. Comment expliquez-vous cette effervescence intellectuelle autour de Gramsci en cette partie du monde, et quels sont leurs apports originaux dont on pourrait s’inspirer ?

L’engouement pour Gramsci en Amérique latine s’explique sans doute par l’attention dont il fait preuve à l’égard de l’enchevêtrement entre arriération et développement, c’est-à-dire par sa conception non-unitaire ou fluviale du temps historique et du lien entre économie et société, – conception qu’il élabore avec quelques incertitudes dans la période turinoise, qu’il précise après son séjour à Moscou et qui devient dans les Cahiers de prison le coeur de sa théorie de la temporalité. Dans le livre de Juan Carlos Portantiero, Los usos de Gramsci, publié en 1981, on trouve ainsi une justification de l’appropriation argentine du point de vue de la théorie de la dépendance, c’est-à-dire de l’imbrication nécessaire entre des zones de très fort développement capitaliste et des zones de développement relativement périphériques. On pourrait formuler des analogies entre l’Italie de Gramsci et l’Argentine – ou d’autres pays sud-américains – des années 1960-1970, analogies justifiant l’ « usage » de catégories gramsciennes pour produire l’analyse critique de la situation. Cette idée, qui résonne partiellement avec la théorie du développement inégal et combiné (je pense au livre de Michael Löwy, The Politics of Combined and Uneven Development, également publié en 1981) me semble pouvoir expliquer la fortune de Gramsci dans différents pays d’Amérique latine. Sans prétendre à l’exclusivité (le prestique du marxisme italien et l’existence d’un grand parti communiste de masse en Italie a par exemple joué un énorme rôle pour beaucoup d’intellectuels latino-américains), c’est ainsi qu’on peut comprendre une certaine diffusion continentale du « gramscisme ».

Mais ces arguments nous placent sur un terrain encore bien trop général, si ce n’est générique. Il faudrait spécifier et articuler le propos pour chaque pays, chaque moment, pour les traditions intellectuelles de la gauche, les relations entre politique et culture propres à chaque contexte et pour les évènements qui ont marqué l’histoire de l’Amérique latine depuis les années cinquante. C’est un travail que je ne pourrais, ni ne saurais, engager ici avec la précision nécessaire. Un travail pourtant indispensable, car la présence de Gramsci en Amérique latine précède, et de beaucoup, le tournant des années 1980 auquel j’ai fait référence. Ce tourant est au demeurant lui-même très complexe, intriqué et intéressant. Je voudrais donc m’y arrêter un moment, revenir sur les éléments généraux que j’ai indiqué afin d’en renouveller l’étude.

Je pense notamment ici à José Carlos Mariátegui et à la manière dont il a théorisé, suite à son expérience dans le Turin de « L’Ordine Nuovo », l’imbrication entre questions nationale, religieuse et coloniale. On trouve chez Mariátegui une anticipation latino-américaine décisive de certaines idées que développera Gramsci dans les Cahiers : un mixte de sorelisme, de léninisme et de sensibilité au « peuple-nation » dans sa forme spécifiquement péruvienne.

Pour apprécier et évaluer ces avancées théoriques (les « usages » dont je parlais plus haut), il est nécessaire d’en produire une analyse fine, historiquement et géographiquement différenciée, et attentive aux personnalités singulières. Il est par exemple significatif que dans son introduction de 1978 à un recueil de textes de Mariátegui (Mariátegui y los orígenes del marxismo latinoamericano), José Aricó souligne précisément ces aspects innovants, en tirant de la référence aux questions argentines (en premier lieu le nationalisme et le péronisme) une série d’impulsions théoriques pour enrichir davantage cette approche. Dans ce texte Arico élabore un modèle de marxisme structurellement lié aux situations particulières et singulières dont il ne peut être dissocié, si ce n’est sur un plan méthodologique et à titre provisoire uniquement. Or, s’inspirant de l’intervention de Robert Paris au colloque Mariátegui y revolución latinoamericana tenu en 1983 à Sinaloa au Mexique, Aricó utilise plus tard, dans son ouvrage La cola del diablo (1988), le concept de traductibilité pour définir cette caractéristique d’un marxisme qui ne peut exister que dans des formes nationales bien définies. Il faut évidemment lier à ces thèmes la critique de la conception unilinéaire du temps formulée par Aricó au profit d’un marxisme de « l’asynchronie » (ces thèmes sont très finement abordés dans l’ouvrage consacré à Aricó par Martín Cortés, Un nuevo marxismo para América latina, qui avec le livre de Raúl Burgos, Los gramscianos argentinos, permet de mieux comprendre ces contextes complexes).

Le recueil d’essais de Mariátegui dirigé par Aricó est paru en 1978. Aricó y soutient que cette conception complexe, articulée et plurielle de la temporalité naît du défi que l’Amérique latine lance au marxisme. Un an après, en 1979, un autre théoricien argentin, Portantiero, ami et collègue de Aricó, comme lui exilé au Mexique pendant ces années, publie un article exceptionnel : Gramsci y el análisis de coyuntura. Il y définit le concept gramscien de « situation » comme « un faisceau de rapports contradictoires (‘‘rapports de force’’), dans la combinaison particulière de laquelle, un niveau – l’‘‘économique’’ – opère comme limite de variation ». La conjoncture est dès lors conçue par Portantiero comme une « rencontre de temporalités différentes qui conduisent à un ‘‘évènement’’  ». Il en découle qu’il faut faire l’analyse différentielle de ces temporalités – ce que Gramsci définit comme le rapport national-international – pour pouvoir remonter au caractère spécifique de la « détermination » auquel correspond l’événement. Cette « détermination » n’a rien de mécanique ; elle est au contraire une articulation qui se manifeste sur le terrain politique de l’hégémonie.

À la fin des années 1970, Aricó et Portantiero sont au Mexique. Plus précisément à Morelia, dans l’État du Michoacán, où se déroule en 1980 un séminaire sur Hegemonía y alternativas políticas en América latina, auxquels ils participent aux côtés de nombreux autres théoriciens, tels qu’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Les sujets qu’ils y abordent donnent un aperçu des thèmes qui seront développés au cours des années suivantes, de sorte que le séminaire de Morelia apparaît comme un tournant fondamental pour la reconstruction du gramscisme d’Amérique latine et en particulier pour l’histoire du concept d’hégémonie : une sorte de carrefour où les chemins se rencontrent, entrent en collision et se séparent à nouveau.

Nous sommes partis de Mariátegui et de « L’Ordino Nuovo » pour arriver au Mexique en passant par le Pérou et l’Argentine, et nous nous sommes projetés vers l’Europe. Ce chemin labyrinthique permet de prendre la mesure de l’intrication de l’histoire du gramscisme latino-américain, mais aussi de l’importance de cette histoire pour la compréhension des innovations conceptuelles dont elle fut l’occasion. Il ne s’agit cependant là que d’une partie de l’histoire en question. Il faudrait également mentionner la Bolivie, René Zavaleta et la ligne qui, du nationalisme au national-populaire, mène à une reformulation profonde des concepts d’État et de société. De quelque côté qu’on porte le regard, on est donc amené à relativiser l’image dont je suis parti : celle de l’articulation entre la théorie de la dépendance et celle du développement inégal et combiné. J’irais jusqu’à dire – même si c’est hasardeux – que cette idée générale est une sorte de « surface » à matrice eurocentrique qui tend à dissimuler sans pouvoir l’étouffer une réalité beaucoup plus articulée, une réalité qui, loin d’être une dispersion, s’avère nécessaire à un marxisme qui soit de bout en bout « latino-américain ». Le marxisme de Gramsci s’accorde parfaitement à cette réalité, mieux que toute autre « théorie », y compris la théorie du « développement inégal et combiné ».

Je dirais cependant pour conclure que mes propos participent d’un combat d’arrière-garde car la question s’est aujourd’hui déplacée. Les modes ont fait émerger de nouveaux thèmes – je pense notamment à la « post-hégémonie » – qui ne relèvent même plus, comme c’était auparavant le cas, de la projection d’une pensée critique eurocentrique sur le monde latino-américain, mais d’une négation purement abstraite de la pensée néo-conservatrice aujourd’hui dominante (en théorie et en pratique). Ces thèmes sont des exemples de la « philosophie » dont parle Gramsci, qui ne concerne qu’un petit nombre d’intellectuels : des discours qui multiplient les métaphores pour dissimuler l’absence de pensée et dont les masses populaires ne savent vraiment pas quoi faire. Heureusement, face à ces tentatives de « colonisation », on trouve en Amérique latine de nombreuses tentatives pour articuler un autre type de discours, pour construire un autre type de culture.

 

 À propos de Laclau justement, vous êtes l’un des spécialistes italiens de Gramsci qui considère qu’on rejette souvent trop facilement l’apport de l’interprétation de la pensée gramscienne proposée par le penseur argentin. Là où on tend, dans la tradition marxiste et au-delà, à reléguer les travaux de Laclau et Mouffe dans les limbes d’un post-marxiste indéterminé, vous avez écrits des articles dans lesquels vous prenez au sérieux leur inteprétation de Gramsci, en cherchant à en identifier les limites comme les apports originaux et productifs. Pourriez-vous donc revenir sur ce rapport Laclau-Gramsci, qui, soit dit en passant, résonne avec l’actualité politique et les débats sur un « populisme de gauche » en Europe ?

J’ai déjà dit quelques mots de Laclau. Pour reprendre la distinction esquissée plus haut, je me contenterais donc de souligner qu’en ce qui le concerne, c’est l’usage et non la vulgate qui est intéressant. Je rappellerais en outre que l’usage de Gramsci proposé par Laclau a eu d’incalculables effets sur le plan politico-culturel (du reste, en 1985, il s’adressait précisément avec Mouffe aux « nouveaux mouvements sociaux »). Mais cet usage a également une importance extraordinaire sur un plan strictement théorique. Je ne me réfère pas tant ici à la manière dont la formulation laclausienne du concept d’hégémonie investit le corpus gramscien, mais à la manière dont elle révèle, de façon à mon sens définitive, un point aveugle à l’intérieur du marxisme. Par la construction même de leur ouvrage de 1985, Laclau et Mouffe mettent au jour l’aporie du marxisme et montrent que cette aporie pousse à la recherche d’un objet qui ne peut être trouvé, mais transparaît sous d’autres discours. Cette aporie consiste dans le fait que le marxisme se propose comme théorie révolutionnaire qui, en conçevant le rapport entre société et politique sous la forme d’une détermination expressive, s’empêche de penser l’ « autonomie » de la politique.

Lorsque dans la préface à la nouvelle édition (2001) de Hegemony and Socialist Strategy, Laclau et Mouffe soutiennent que la politique est une ontologie du social (« an ontology of the social »), ils accomplissent selon moi un pas décisif en direction d’une théorie révolutionnaire de la politique. Qualifier la politique d’ontologie du social, c’est en effet accomplir au moins trois choses, étroitement reliées. C’est tout d’abord soutenir que l’être spécifique de la politique ne peut être « dérivé » d’un autre élément, censément plus « profond », de la réalité sociale. C’est ensuite affirmer que cet « être » n’existe qu’à travers la manière dont il traverse le social et le remet continuellement en question. Et c’est enfin souligner que cette « existence » met nécessairement en échec toute tentative d’enfermer la société dans une représentation achevée (scientifique, objective). Il en résulte que toute théorie qui prétendrait accéder à cette représentation achevée et parfaitement close sur elle-même est nécessairement fausse. La théorie de la société est fausse si elle aborde cette dernière comme un objet fermé.

Laclau n’a eu de cesse de répéter que son recours au post-structuralisme et à la déconstruction s’origine dans le besoin de trouver une explication convaincante de la dynamique de luttes auxquelles il prit part dans l’Argentine des années 1960, lorsqu’il militait dans un parti populiste et nationaliste de gauche, au sein de mouvements dans lesquels l’axe national, l’axe de classe et l’axe populiste s’entrelaçaient de manière aussi imprévue qu’imprévisible. Ces entrelacs, comme leur imprévisibilité, sont au fondement de l’idée d’une ouverture politique constitutive du sociale. Ils marquent la distance prise à l’égard des tentatives qui, dans l’Amérique latine des années 1920 (Mariátegui en savait quelque chose), visaient à faire rentrer de force la réalité dans la catégorie de classe élaborée en Europe. J’en profite pour revenir à ce que je disais de la présence de Gramsci en Amérique latine. L’usage laclausien de Gramsci, – élaboré, je le rappelle, au séminaire de Morelia en 1980 – est une « réponse » aux « questions » alors posées par la réalité. Et sa réponse, c’est qu’on ne peut saisir l’ouverture politique constitutive du social que si l’on dispose d’une théorie fondée sur l’idée même « d’ouverture ». C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le recours de Laclau à Lacan, Derrida et Foucault, c’est-à-dire à des approches pour lesquelles toute signification positive est l’effet précaire de glissements infinis, de sorte que la théorie ne « figure » jamais ses propres « objets » que de manière indirecte et allusive.

Tout le problème est alors de savoir si cette solution en est une, ou si elle rend au contraire la question encore plus embrouillée, si elle s’approche de quelque manière de l’élaboration d’une « théorie révolutionnaire ». Il n’est cependant pas certain que l’intention de Laclau soit d’élaborer une théorie révolutionnaire. C’est ce qui le sépare de Negri et Žižek. La substance de la critique que leur adresse Laclau est évidemment juste, mais il a tort de réduire l’alternative à leur révolutionnarisme bavard à une variante de libéralisme de gauche. Et, de fait, le statut qu’il assigne à la théorie me semble parfaitement cohérent avec son libéralisme de fond. Il la conçoit en effet de manière néokantienne, comme une analytique des conditions de possibilité de l’agir et du connaître, qui jamais ne se mêle à la pratique. Laclau a conscience du problème, puique dans New Reflections on the Revolution of Our Time, il introduit le concept de « mythe » pour tenter de nommer le discours politique. Il se demande alors si la reconnaissance théorique du caractère mythique (contingent, non-objectif) des représentations de la réalité contenues dans le discours politico-pratique (je dirais quant à moi : idéologique) n’implique pas l’extériorité de la théorie au mythe, et, partant, à tout discours pratique. Pour le dire autrement : ou bien la théorie est critique, et elle ne peut alors prendre parti ; ou elle bien elle prend parti, et elle se transforme alors en mythe. Cette coupure entre théorie et mythe, entre epistémè et doxa représente un élément constant de sa pensée, qui remonte à Politics and Ideology in Marxist Theory (1977), où Laclau renvoie à Della Volpe et Althusser.

Je n’entends pas ici rentrer dans la question de savoir si le choix du post-structuralisme et de la déconstruction comme « outils » épistémologiques doit être attribué au Zeitgeist. Il est vrai qu’à cette époque, le marxisme en général et le marxisme en particulier connaissaient des développements d’une grande radicalité, qui n’abandonnaient pas la dialectique. D’un autre côté, quiconque se réfère à Della Volpe ou Althusser a des rapports pour le moins compliqués à la dialectique. On pourrait multiplier les hypothèses. J’aimerais insister sur le fait que l’élément dialectique est essentiel à la sortie hors des impasses dans lesquelles Laclau a contribué à enfermer la pensée de la gauche. Je me contenterai à cet égard de souligner que, d’un point de vue gramscien, l’ouverture de la théorie n’est pas imputable à une quelconque dynamique de la signification fondée sur la « coupure » préliminaire entre théorie et pratique, mais au contraire à l’impossibilité d’une telle « coupure », car la théorie est toujours « entâchée » par la pratique. Concevoir correctement l’ouverture politique du social, c’est concevoir la théorie dans la pratique, comme moment d’un conflit en cours. Voilà la dialectique : comprendre théorie et pratique comme des aspects d’une même réalité, réciproquement « immanents » l’un à l’autre.

C’est seulement par des opérations de ce type que la théorie pourra rendre compte de la particularité des « situations ». Il ne s’agit évidemment pas d’ « enfermer » la réalité sociale dans un système fermé, d’isoler des « lois de l’histoire ». Il s’agit au contraire de saisir comment s’institue, dans chaque « situation », une sorte de « légalité » spécifique, laquelle n’est rien d’autre qu’une « régularité », c’est-à-dire une constante qui résulte de l’énumération théorique de rapports pratiques relativement stables, imbriqués de manière déterminée pour des raisons aussi bien temporelles que spatiales. Mais cette régularité spécifique et provisoire ne peut plus être identifiée à « l’histoire » comme telle (laquelle serait dès lors « prévisible »). Elle ne concerne que des régions de la réalité sociale isolées scientifiquement (par exemple, les lois de l’économie politique dans un pays et à une époque déterminés). L’ « histoire », c’est-à-dire « l’évènement », résulte (comme l’avait parfaitement vu Portantiero dont j’ai parlé plus haut), de l’imbrication de temporalités diverses, d’une multiplicité de régularités spécifiques (de poids et d’extensions différents). Elle ne peut donc être prévue, à moins qu’on ne contribue à la faire, qu’une force organisée s’inscrive dans cette imbrication et la « déplace » vers une direction déterminée.

Force est de constater que sur ce terrain – celui des analyses – l’approche de Laclau est totalement stérile, puisqu’il se contente de dire (de manière néokantienne) qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre positions politiques et conditions objectives, sans jamais préciser la nature de ce lien qui n’est ni nécessaire, ni arbitraire. À plusieurs occasions, et même dans son livre sur le populisme, Laclau insiste sur la nécessité d’approfondir les questions d’analyse de la conjoncture. Il élabore une typologie des situations et des mouvements, mais laisse la question en suspens (je dirais même qu’il ne pouvait que la laisser en suspens). C’est sur ce terrain des analyses de la situation que se joue en grande partie le destin des mouvements néo-populistes de gauche. L’opposition au sein de Podemos entre Iglesias et Errejón est à cet égard éclairante. Sans trop entrer dans les détails, on peut dire que pour Errejón – qui a intégré le pire du laclausisme – la réalité se réduit à une série d’articulations discurcives, également capables (ou incapables..) d’avoir prise sur une situation déterminée. Et, comme chez Laclau, on ne comprend alors pas plus pourquoi un discours va « prendre » plus qu’un autre. Il me semble qu’Iglesias a pris conscience de ce risque, de cette limite analytique de l’approche populiste de Laclau et qu’il a trouvé la force de revenir à Gramsci, renouant ainsi avec la capacité d’identifier, sous différentes articulations discurives, le caractère irréductible d’une série de dénivellements réels et le lien entre les rapports de force économiques, politiques et culturels.

Il y aurait beaucoup à dire sur Podemos, mais cette alternative dit l’essentiel. Elle n’est du reste pas aussi nette que ne le laisse penser l’opposition entre les deux leaders de Podemos. Si l’on prend la politique du PCI des années 1930, on voit qu’une analyse du pouvoir sur une base de classe n’empêche pas de saisir la capacité formidable du régime fasciste à « produire un peuple » en reléguant les différences de classe grâce à un discours nationaliste (colonialiste) et national-populaire (le corporatisme et la nouvelle politique agraire). On ne peut comprendre autrement l’ « Appel aux frères en chemise noire » de 1936, dans lequel la dichotomie entre le haut et le bas, les « requins » et le « peuple » sert à désarticuler le bloc social formé par le fascisme. Je crois cependant que chaque situation requière une analyse spécifique, et que ce qui pouvait fonctionner dans l’Italie de 1936 ne fonctionne pas forcément pour l’Espagne ou l’Europe de 2017. Par exemple, le discours de la « caste » peut être (et a été) articulé d’un point de vue de gauche comme de droite selon la situation, et il y a des cas où il est pratiquement inefficace ; on peut dire la même chose de la perte de la souveraineté nationale et de la lutte pour son recouvrement, et ainsi de suite. Le tout est de ne pas cristalliser les formules en explications : les formules expriment une stratégie, elles n’expliquent rien par elles-mêmes.

Reste donc la question du populisme « de gauche ». Une des limites de l’approche de Laclau, c’est qu’elle ne permet pas de distinguer entre populisme de droite et de gauche, parce qu’elle identifie populisme et politique démocratique tout en reconnaissant l’existence d’un populisme régressif qu’elle ne permet pas d’analyser, puisqu’elle conçoit toujours le populisme de manière progressiste. Pour sortir de cette impasse, il me semble qu’il faut à la fois accepter l’identification populisme-démocratie et la distinguer du populisme de gauche. En soi, la démocratie peut être réactionnaire, puisqu’elle n’est rien d’autre (ce qui n’est certes pas rien) que la participation du peuple à l’exercice du pouvoir. Le cas du Labour australien des années 1920 est à cet égard instructif : il conjuguait une politique de conciliation de classe avec un fort nationalisme blanc aussi bien à l’intérieur (envers les autochtones) qu’à l’extérieur (à travers des politiques d’immigration restrictives). Dans une certaine mesure, Trump pourrait entrer dans cette typologie, avec cette différence de poids que la « détermination internationale » de la « situation nationale » a profondément changé depuis le siècle dernier et que ce type de politique ne sera sans doute plus possible, ou en partie seulement, ou se résoudra enfin en une combinaison de mesures contradictoires, néanmoins susceptible de trouver un équilibre précaire. Il n’en reste pas moins que sa victoire repose sur une base populaire formée en opposition à la délocalisation et, partant, à la destruction des protections sociales.

Nous connaissons une situation en partie similaire en Europe, vu que la délocalisation de la production s’y superspose à un transfert de souverainté des États vers l’Union, qui produit la requalification des équilibres politiques atteints au niveau national en simples « infractions » à une loi qu’aucune majorité n’a voté. Tous les partis populistes des pays européens se référent à ces deux axes : la délocalisation de la production et la dissolution de fait des accords constitutionnels nationaux. Deux facteurs s’aditionnent ainsi : la prévalence de la finance mondiale à tous les niveaux des mécanismes de production, et l’absence de démocratie au niveau européen, où par « démocratie » j’entends précisément ce mécanisme, possiblement réactionnaire, d’implication du peuple dans l’exercice du pouvoir. L’idée des élites européennes, c’est que cette implication peut aujourd’hui se produire de façon individuelle par l’acceptation pleine et entière de l’idéologie du marché ou plus précisément, par la marchandisation de tous les aspects de la vie, constitutions politiques inclues. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que la réponse soit une négation complète de l’Europe et la tentative de faire retour à une patrie fermée, régulée à l’intérieur par des mécanismes plus ou moins « marchands » ou « sociaux ». Ce qui compte, c’est que cette idée d’intégration non démocratique risque de détruire l’Union, un risque très réel étant donné que les dirigeants politiques européens semblent incapables ne seraient-ce que de comprendre la nécessité d’identifier ces mécanismes. Ils ne sont en d’autres termes pas en mesure de construire une « hégémonie ».

Je me risquerai pour conclure à une thèse: il n’y a pas, à proprement parler, de populisme de gauche. Ce qui existe (et a toujours existé), c’est une politique de gauche capable (ou pas) d’ « injecter » dans la dynamique populiste (c’est-à-dire démocratique) des contenus d’émancipation universelle. Une politique de gauche, c’est précisément une politique d’émancipation universelle ou encore d’élimination de la subalternité à tous les niveaux et dans tous les aspects de la vie sociale, jusqu’à la suppression des classes sociales. Une telle politique s’exerce évidemment toujours en un temps et un espace déterminés, de sorte qu’elle est, d’une part, toujours « nationale » mais que, de l’autre, elle ne peut utiliser toujours les mêmes moyens. On peut cependant dire que, par son caractère « national » uni à l’irruption des masses dans la politique, elle est toujours contrainte de produire un peuple. En paraphrasant Kant, on dira enfin que le secret d’une politique de gauche est sa capacité à produire un peuple non comme fin, mais comme moyen.

Entretien réalisé par Gianfranco Rebucini

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Fabio Frosini