L’étude de l’idéologie et des idéologies ne fait que commencer. Avec l’article d’Althusser « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat »1, une première pierre était posée : la délimitation d’un certain champ de recherche, l’analyse du fonctionnement de toute idéologie comme « interpellation » et du contenu comme de la forme concrète que se donne cette interpellation.
Déjà s’y dégageait un concept : le concept de sujet, mais encore pris dans un certain empirisme2 . La parution d’un livre, Le droit saisi par la photographie3 de Bernard Edelman nous permet d’avancer dans la théorie, et de voir se constituer le concept de sujet en catégorie idéologique/juridique ayant une « histoire » propre et structurant véritablement tout le discours de l’idéologie (à tous ses niveaux).
Ce que nous voudrions donc ici, c’est non seulement analyser et discuter un livre (en faire une « lecture »), mais surtout dégager les conséquences théoriques et par suites les voies de recherche ouvertes par la mise à jour de cette nouvelle « région » historique tellement ignorée et pourtant fondamentale : le droit.
Quel est le propos d’Edelman ? Tenir « le discours théorique de la pratique juridique », démasquer l’idéologie juridique dans sa pratique et la pratique comme effets pratiques d’une idéologie. Démonter par là même le fonctionnement et la fonction du droit, plus ambitieusement encore, montrer les rapports entre idéologie juridique et idéologie bourgeoise, montrer comment le droit assure l’efficace de cette idéologie, quelle est la spécificité de cette « efficacité ».
La duplicité de toute idéologie, plus précisément ici de l’idéologie juridique, ne se donne pas comme simple « conscience », mais elle se donne dans une pratique, qui la met en œuvre et la reproduit. C’est pourquoi Edelman ne dissocie jamais idéologie et fonctionnement pratique de cette idéologie. « La connaissance concrète de son fonctionnement est la connaissance théorique même de l’idéologie »4 . La pratique dévoile donc la duplicité de l’idéologie juridique, et, en la dévoilant, en montre les fondements, et, par là même, l’essence de sa nécessité et de ses limites naturelles. Sa nécessité, dirons-nous, comme production idéologique nécessaire d’un certain mode de production (en l’occurrence ici le mode de production capitaliste), qui ne peut se reproduire qu’en élaborant une idéologie « correspondante » ; ses limites, comme expression des limites historiques de tout mode de production.
La connaissance concrète du fonctionnement de l’idéologie juridique dans sa pratique permet donc de démontrer le pourquoi et le comment de sa nécessité, la nécessité des catégories reflétant le procès d’un certain mode de production et la nécessité de la cohérence de sa pratique qui le fait tomber dans toutes les incohérences : reflet des contradictions d’un mode de production qui en élargissant les forces productives rend en même temps caduques les catégories juridiques dans lesquelles il est pourtant obligé de se mouvoir pour survivre et permettre la reproduction des rapports de production.
Telle est dans un premier temps la démonstration que nous voudrions mener, démonstration qui nous amènera à formuler des thèses nouvelles en continuation (approfondissement) des thèses d’Edelman.
Ne pas séparer théorie et pratique, c’est donc surmonter la division du travail qui permet à l’idéologie d’un côté, à la pratique de l’autre, de fonctionner en toute impunité. D’un côté la logorrhée professorale, de l’autre la « défense des intérêts » des avocats et des magistrats. Car le droit a une pratique de son idéologie. Une pratique qui est en même temps une technicité de sa pratique : l’organisation de la réglementation de la liberté. Au nom de quoi ? Nous le verrons, au nom de la propriété privée, et c’est au nom de cette propriété que le droit est tenu d’organiser, donc, en même temps, de contraindre. Pasukanis écrivait : « L’idée de contrainte extérieure, et, non seulement cette idée mais aussi l’organisation de la contrainte extérieure, sont des aspects essentiels de la forme juridique. Lorsque le rapport juridique peut être construit de manière purement théorique comme l’envers du rapport d’échange, sa réalisation pratique exige alors la présence de modèles généraux plus ou moins fixés, une casuistique élaborée et finalement une organisation particulière qui applique ces modèles aux cas particuliers et qui garantit l’exécution contraignante des décisions »5 . L’idéologie juridique ne va donc pas sans sa pratique (contraignante) qui exige tout un appareil de répression6 .
La pratique donc est le lieu d’où le marxiste parle. La pratique débusque le formalisme, et en enracinant historiquement l’idéologie, dévoile son fonctionnement et sa fonction. Partir de la pratique, c’est se donner les moyens de suivre les articulations. Mais cette lecture de la pratique, n’est pas une lecture empiriste, immédiate. Elle ne fait pas de la pratique un point de départ absolu, mais un point d’arrivée. La lecture du réel doit être une lecture engagée. Le discours marxiste sur la pratique part d’une abstraction préalable de cette même pratique. Revenir à la pratique après un long détour par la pratique théorique permet d’éviter l’aveuglement et la stérilité de l’évidence. Il n’y a pas d’évidence. L’évidence est toujours éblouissement de la banalité. Elle n’explique rien. Il faut, disait Engels, établir l’évidence. Cela prend du temps, cela demande un long détour : celui-là même de l’abstraction. Hegel l’avait déjà dit admirablement : se détacher de l’immédiat pour y revenir. D’une autre manière. De l’évidence à l’évidence ce temps de la recherche qui approfondit les relations. Marx disait des économistes vulgaires qu’ils se sentent à l’aise dans l’apparence, le phénomène, et qu’ainsi les rapports leur paraissent évidents « d’autant plus évidents que leurs liens internes restent plus dissimulés ». C’est ainsi que tout est dans la pratique et que tout n’y est pas. Il faut savoir la lire, sinon la pratique est muette, elle paraît neutre alors même qu’elle fait des ravages.
La division du travail théorie/pratique a donc son effet idéologique et pratique immédiat : celui de permettre la perpétuation de l’idéologie dans sa pratique. Ce que fait Edelman, c’est donc une lecture engagée. Décryptage et tracé d’une ligne de démarcation qui permet d’articuler le dit de l’idéologie sur son non-dit, de voir « derrière » le discours, ou plutôt dans le discours lui-même ce qui fait être ce discours, pourquoi et comment il le fait être. « Le rapport de ce qui est dit et de ce qui est occulté, c’est la pratique même qui le désigne »7 . Dévoilement/ occultation. Tel est le rapport entre le visible de l’idéologie (l’apparence), ce que l’idéologie laisse voir et semble régir : la liberté, l’égalité, et l’invisible de la réalité des rapports, cet ailleurs : la production, là où se donnent les rapports de production comme rapport entre ceux qui possèdent les moyens de production et ceux qui ne possèdent rien d’autre que leur force de travail. La démonstration pratique et théorique d’Edelman est d’une scientificité sans appel : les catégories juridiques de liberté, d’égalité, de propriété se lisent dans leur « envers » (la production) en esclavage, exploitation. Tel est le rapport qui établit et en même temps dévoile la duplicité du Droit : le rapport entre production/circulation. C’est par une réflexion sur ce rapport que lui a dévoilé la pratique même du droit qu’Edelman nous propose une théorie des idéologies.
Prendre les catégories juridiques au sérieux, c’est montrer leur articulation sur un rapport économique spécifique, leur « correspondance nécessaire », donc leur vérité objective en tant que produites, engendrées nécessairement par un mode de production. Aussi la pratique juridique ne se dissocie-t-elle pas « de certaines formes de raisonnement8 », qui doivent par leur cohérence permettre l’efficacité de la contrainte. La logique juridique est donc une logique qui doit pouvoir se matérialiser, s’exécuter. C’est en même temps montrer que le fonctionnement du droit et donc des catégories juridiques ne se définit que par leur fonction : la reproduction des rapports de production, ce qui nécessite en même temps un rôle de mystification (nous parlerons de la duplicité des catégories juridiques et du rôle du droit en général), et de contrainte.
Telle est donc la démonstration d’Edelman : à partir de la production capitaliste du cinéma et de la photographie, saisir le processus de constitution nécessaire d’une idéologie dans ses catégories, et la fonction qu’elle remplit.
Pour cela, il avance deux concepts : celui de « Forme sujet de droit », celui de « Sur-appropriation du réel ».
LA CATÉGORIE DE SUJET ET LA CONSTITUTION DU RÉEL DANS ET PAR LE DROIT
Prendre l’idéologie juridique au pied de la lettre, c’est la prendre au pied de ce qu’elle dit, de ce qu’elle désigne dans des catégories, ou plutôt de ce qu’elle « interpelle », cette interpellation constituant le fonctionnement même du droit. Ce qu’elle désigne, c’est la réalité qui la constitue et qu’en retour elle constitue : la propriété privée. Toute propriété juridiquement constituée renvoie à une propriété de fait qui se donne dans les rapports de production. Les rapports de production capitalistes, en séparant définitivement le travailleur d’avec ses moyens de production, c’est-à-dire en instituant le travailleur libre, a libéré le principe juridique/idéologique de cette liberté : la propriété privée. Le droit va donc « constituer » la réalité sociale et économique, en régissant l’échange des propriétaires sous la catégorie constitutive universelle du Sujet, le Sujet de droit par laquelle elle interpelle tout individu.
Si toute activité du sujet ne peut être que l’activité d’un propriétaire, le « réel juridique » va apparaître comme un réel toujours-déjà investi par la propriété, un réel toujours-déjà-approprié.
La propriété alors signifie l’homme, et l’homme ne peut se définir, ne peut exister pour le droit, qu’en tant que propriétaire. Son existence juridique passe nécessairement par la définition de ses « pouvoirs », de sa « capacité », qui sont les pouvoirs, la capacité d’un propriétaire : ceux de vendre et d’acheter, donc aussi bien de se vendre. Il n’y a pas d’ « âme » du sujet, nous dit Edelman, ou plutôt l’âme du sujet est la propriété, la liberté du sujet est celle d’un marchand qui n’a le choix que de se vendre au plus offrant.
Continuant ainsi le travail entrepris par Pasukanis et Althusser, s’appuyant sur Marx-Engels, aussi bien que sur l’expérience de Brecht, Edelman va démontrer, à partir du processus de constitution du réel par le droit dans le cinéma et la photographie, comment l’idéologie bourgeoise du droit, issue de la généralisation de la forme marchandise des produits par le mode de production capitaliste, nécessite pour la personne humaine de prendre la Forme Sujet de droit, c’est-à-dire la forme marchandise, et qu’ainsi l’idéologie, interpellant les individus en sujets, doit nécessairement définir toutes les activités matérielles et immatérielles (intellectuelles : ce que le droit nomme le « patrimoine moral ») du sujet comme les activités d’un propriétaire, c’est-à-dire comme des produits, des marchandises.
Le sujet se décomposant alors en sujets/attributs (sujet/produits du sujet), ne se définissant que par et dans ses éléments, va pouvoir se vendre, en portant ses attributs sur le marché, en l’occurrence ici, sa création. « En fait, le droit vous dit la chose suivante : le sujet n’existe qu’à titre de représentant de la marchandise qu’il possède, c’est-à-dire à titre de représentant de lui-même en tant que marchandise9 ».
La forme marchande du sujet implique donc la forme marchande de la création. La forme marchande des produits qui caractérise la généralisation de l’échange dans le mode de production capitaliste, produit la forme marchande du sujet et de sa création, elle nécessite pour le droit de définir et de sanctionner à chaque fois l’appartenance d’une chose et les pouvoirs du sujet sur cette chose. Une chose n’existe alors qu’en tant qu’elle se rattache à un individu comme étant sa propriété. La réalité d’une chose, d’un produit pour le droit n’est reconnu qu’en tant qu’ils sont légalement sanctionnés. Tel est le processus de constitution du réel par le droit : il n’y a de réel que de la propriété, il n’y a donc de réalité du sujet, d’existence (réelle/matérielle) du sujet, qu’en tant qu’elle peut être sanctionnée dans ses attributs matériels ou immatériels. La chose « signifie » le sujet. Il n’y a pas de sujet, d’ineffable du sujet, de liberté en soi du sujet tel que nous le fait croire l’idéologie bourgeoise. La pratique du droit nous le démontre : il n’y a qu’un « sujet », le Capital, qui ayant transformé le sujet en marchandise, soumet à son procès l’âme même du sujet. Tel est le procès sans sujet du Capital, dirons-nous. Tel est le procès du capital que mène Bernard Edelman en en montrant le fonctionnement dans l’analyse juridique qu’il fait de la propriété littéraire et artistique, la propriété telle qu’elle s’est constituée, ou plutôt telle que le droit la constitue dans le domaine du cinéma et de la photographie.
S’il n’y a de réalité que du sujet, c’est-à-dire de réalité que d’une réalité toujours-déjà-appropriée, toute nouvelle production du sujet devra être alors déclarée propriété de pour être reconnue, et étant passée dans la circulation des Marchandises, être « protégée » par la loi.
La naissance d’une nouvelle production du sujet : le cinéma et la photographie dont le mode d’appropriation du réel (la photo) se « superpose » à une propriété déjà établie (le réel), va poser au droit le problème de sa « reconnaissance », c’est-à-dire sa constitution en objet de droit en tant que production d’un sujet.
Bernard Edelman produit le concept de « sur-appropriation du réel » pour désigner ce mouvement spécifique d’appropriation privative qui se donne dans l’essence du cinéma et de la photographie comme appropriation superposée à une réalité déjà appropriée. Il s’agit donc pour le droit de « réduire » un « invisible » (la pensée de l’homme) à un « visible » : la propriété privée. « Tel est le contenu concret de ce concept. Il constitue le lieu où s’élabore « l’insu » du droit ; il désigne la création comme une propriété, il désigne le créateur comme un sujet de droit, il désigne la « société civile » comme un domaine d’échanges entre sujets propriétaires10 ». Il révèle la forme marchande de la création, qui en tant que propriété privée d’un sujet, se réduit à une marchandise. Car qu’est ce « visible » de la pensée dans le cinéma et la photographie, si ce n’est la pellicule, le son, l’image, qui vont devenir avec l’industrialisation des méthodes cinématographiques l’objet d’une commercialisation universelle ?
Nous ne rentrons pas dans le détail de la démonstration. Il faut simplement dire ceci : que le droit, toujours en retard sur l’évolution économique, se verra contraint de passer du concept d’ « homme-machine » à celui de « sujet créateur », et d’enregistrer par là-même le passage de l’artisanat où la machine était dite ne « reproduire » que le réel, au stade de l’industrialisation du cinéma et de la photographie qui nécessite un nouveau statut, celui de production d’un sujet, pour être contrôlé par la loi. La reconnaissance de la qualité d’auteur, de créateur, était devenue « une nécessité de l’industrie11 ». Ainsi le « renversement » juridique donne à l’industrie les moyens juridiques de sa production. « La marche des forces productives capitalistes se réalise concrètement dans ce lieu du sujet de droit. Et cette réalisation prend la forme même du sujet : toute production est production d’un sujet. Un sujet, c’est-à-dire, plus précisément, cette catégorie où le travail désigne toute production de l’homme en production de la propriété privée12 ».
Désormais le sujet est dit « investir » le réel, le marquer de sa personnalité, donc produire une création. Sa production reconnue comme production d’un sujet va alors pour le droit entrer dans la circulation en tant que marchandise, être désignée comme objet de droit, comme objet commercialisable. Désormais, le droit va s’adapter au facteur économique : « surgissent alors dans le langage des commentateurs les mots : investissement, rentabilité, compromis. ». (Lecourtier cité par Edelman, p. 55). Le sujet tout-puissant s’approprie le réel dans toutes ses manifestations : politique, historique. Déclaré propriété privée, le réel désormais perd toute son objectivité. Il devient dans sa totalité, production d’un sujet. S’il n’y a plus d’« âme » du sujet, il n’y a plus non plus d’en-soi du réel, d’essence du réel qui lui conférerait sa permanence en tant que réel. L’empirisme même des critères juridiques qui tentent de subtiles distinguos entre fond et forme, pour justifier la sur-appropriation du réel par la création cinématographique, dévoile, dans leurs conséquences pratiques et leur raisonnement, le véritable statut du réel : traversé de part en part par la propriété privée, il n’est que cette propriété privée : il n’y a ni fond ni forme, ni essence, ni existence distinctes, mais toute l’essence est passée dans la mouvance du sujet, dans la permanence de son pouvoir d’appropriation13 .
Si un juge peut dire que le « fond », c’est l’objectivité d’une réalité, par exemple un événement historique ou politique, un monument, et que la « forme », c’est l’appropriation photographique de cet événement ou de ce monument par un sujet, on n’a garde d’oublier que, pour le droit, il n’y a d’objectivité hors d’une appropriation privée. Tout ce qui est alors prétendu appartenir au Domaine public, c’est-à-dire à tout le monde en tant qu’« objectif », c’est-à-dire existant hors des sujets, appartient en fait à un sujet qui défend aussi ses droits à la propriété : l’État.
Dès lors que l’on comprend que la réalité pour le non-dit du droit n’a pas un « fond » qui lui permettrait de se distinguer dans sa permanence de la « forme », de la création/production d’un sujet, on peut écrire que la « sur-appropriation du réel se constitue par le simple enregistrement du réel14 ». Dès lors aussi, « le droit du photographe sur sa photo produit le droit du photographié sur son image », et l’homme ne rencontre plus « qu’une essence privative qui le renvoie à lui-même15 ».
Régissant les droits des sujets entre eux, régissant la circulation de la propriété privée, le droit, pris dans les exigences économiques, les exigences du commerce, qui ne sont, nous l’avons déjà indiqué, que les exigences du capital, va se trouver dans la nécessité de résoudre cette contradiction, qui avec l’évolution des forces productives, devient de plus en plus aiguë : comment concilier les droits des sujets avec le droit de ce « sujet »16 , le Capital, qui, par essence, nie les droits de ses sujets et les réduit, jusque dans leurs productions immatérielles, à de simples marchandises ?
Cette contradiction, si elle se « lit » en creux dans la démonstration pratique d’Edelman, ne s’y trouve pas posée en tant que telle, c’est-à-dire théorisée. C’est ce que nous tenterons de faire ici, et nous la pousserons jusqu’au bout de sa logique. Pour cela nous avons étudié d’une part l’analyse que fait Brecht de son procès17 d’autre part nous nous sommes référés à un article récent ou plutôt un commentaire récent d’Edelman sur l’arrêt Luntz18 .
LA CONTRADICTION SUJET/CAPITAL. LES ANALYSES DE BRECHT
La reconnaissance, par le droit, de l’auteur comme sujet créateur, et de la création/production comme propriété privée, donc comme marchandise échangeable, commercialisable, non seulement sanctionne l’irruption du capital dans la production cinématographique, mais lui permet un nouveau développement. Désormais le capital « prend le masque du sujet », il s’anime, parle et passe des contrats19 », en un mot, il défend ses droits devant les tribunaux, et ses droits sont en fait sans limites. La production artistique industrialisée, se trouvant traversée de part en part par le procès du capital, « le procès du capital devient le procès même de la création intellectuelle20 . » . Le capital se faisant créateur, transforme l’artiste en prolétaire, le soumet à son procès en le réduisant à vendre sa force de travail.
Le conflit devient ouvert. Si la revendication de l’auteur comme sujet créateur détrône le producteur/capital de sa toute-puissance en tant qu’auteur, le producteur reste pourtant « l’auteur par excellence du film marchandise21 ».
C’est à cette contradiction, qui est la contradiction même du capital entre son procès économique qui est un procès sans sujet et son idéologie bourgeoise (idéologie du sujet), que le droit se trouve confronté. Contradiction qui est un conflit d’intérêts, et que le droit se doit de résoudre pour la bonne marche de la société, qui va se révéler être la marche du capital.
Désormais le cinéma comme toutes les œuvres artistiques qui nécessitent de plus en plus une base technique, un « instrument » (Brecht) de création, d’inscription, de montage, ne se définit plus dans son acte même de création, sans ses « moyens de production », et ses moyens de production comme l’écrit Brecht, sont entièrement capitalisés. « L’auteur est entraîné dans le processus de la technique, considéré comme un processus de production de marchandises22 ». La monopolisation de ces moyens de production met alors en jeu une nouvelle forme juridique du sujet : le sujet collectif, lui-même soumis au procès du capital. Ainsi sonne le glas de la mort du sujet, avec l’impérialisme du capital. Brecht en donne une analyse étonnante. « L’œuvre d’art, qui dans l’idéologie bourgeoise est l’expression d’une personnalité, doit subir, avant de parvenir sur le marché une opération très précise au cours de laquelle tous ses éléments se trouvent dissociés ; ces éléments arrivent en quelque sorte un par un sur le marché23 ». Ce processus, Brecht l’illustre par le terme même de « démontage » : « C’est le schéma de la destruction de la production littéraire, destruction de l’unité du créateur et de son œuvre, de l’histoire et de sa signification, etc. Ainsi l’œuvre peut avoir un ou plusieurs auteurs, l’auteur lui-même peut être utilisé avec son nom en dehors de l’œuvre, on peut dépouiller son texte, lui donner un autre sens, déformer ses thèses » … « Ce démontage des œuvres d’art semble obéir aux mêmes lois du marché que celui des voitures devenues inutilisables et qui ne peuvent plus rouler ; on les décompose en unités plus petites et on les vend24 ». Telle est la fin de l’œuvre individuelle, de l’unité de l’œuvre. Ceci, nous dit Brecht, est une révolution. Dès lors que le mode de production artistique change, l’essence artistique de la création change, et par-là même sa fonction. « L’art est une forme de relation humaine et, de ce fait, il dépend des facteurs qui déterminent les relations humaines en général25 ». D’introspection comme forme de création petite-bourgeoise, elle acquiert en tant que marchandise, une fonction sociale, une fonction proprement de communication ». Elle livre tous les hommes à tous les hommes, et ce processus même du capital est un « processus révolutionnaire26 ».
Tel est le statut paradoxal du sujet. En même temps qu’il acquiert ses pleins pouvoirs dans la production littéraire et artistique, qu’il est reconnu tout-puissant sur la chose, dans un même mouvement il se voit totalement aliéné dans cette chose : sa production. L’apogée juridique/idéologique du sujet marque la mort du sujet. La contradiction idéologie/production se montre ici (surtout dans la production cinématographique qui est la production industrialisée et industrialisable par excellence), en pleine clarté, en plein mouvement.
Brecht, écrivait : « Le mode de production capitaliste détruit entièrement l’idéologie bourgeoise27 ». C’est dire que l’idéologie du sujet qui forme la base même de l’idéologie et de la pratique juridiques se trouve à chaque fois et de plus en plus souvent remise en question par ce « sujet » qui détruit tous les sujets : le capital.
Telles sont les incohérences où tombe le droit, victime de l’impérialisme du capital, impérialisme par ailleurs révolutionnaire dans la mesure où il démystifie le discours humaniste du droit : affirmer en idéologie la toute puissance du sujet, alors que dans les faits, il se trouve contraint (par le capital) de juger pour la bonne marche de l’économie qui est la bonne marche du capital.
L’affaire Luntz
L’affaire Luntz en juge, comme le démontre Edelman dans une note parue au Dalloz28 . Quels sont les faits ? Luntz assigne la Société productrice Fox-Europa en paiement de dommages-intérêts pour avoir modifié son film sans son accord : « Le grabuge ». En tant que tel, il défend son « droit moral », c’est-à-dire « son » droit de propriété sur l’œuvre. La Cour embarrassée, prise entre son discours idéologique/humaniste qui voudrait qu’au nom du sujet elle donne raison au sujet, c’est-à-dire oblige le producteur à exploiter le film selon la version du réalisateur, et les réalités économiques qui nécessitent de tenir compte des exigences du producteur, qui sont les exigences d’un marchand, après avoir déduit que la clause du contrat autorisant le producteur à passer outre au défaut d’accord du réalisateur est atteinte de nullité d’ordre public, dans la pratique, ne prend pas partie, et renvoie face à face les plaignants, les engageant à trouver un accord.
Première remarque : le silence de la Cour est un silence, comme le dit Edelman, qui « fige la contradiction » entre intérêt du sujet et intérêt du capital. Nous disons quant à nous qu’une contradiction ne se fige jamais. Celui qui se tait, tout le monde le sait, prend parti. Le laisser-faire est un laisser faire qui laisse en fait la pratique décider en dernière instance. Cette pratique ici, est la pratique du procès du capital. Engager les plaignants à se mettre d’accord, c’est avouer implicitement que le créateur doit en passer par le capital, et faire contre mauvaise fortune bon cœur, ceci dans le sens fort du terme ! L’auteur aura donc à composer avec le capital, c’est-à-dire à composer avec les exigences commerciales du capital, qui sont les exigences de la consommation, de la rentabilité. Ici encore Brecht intervient : on ne saurait comprendre le cinéma sans s’interroger sur sa fonction, et sa fonction est une fonction sociale déterminée par les lois sociales qui sont celles de la production capitaliste.
Deuxième remarque : Edelman interroge à la fin : « Et si les parties ne voulaient pas du commun accord ? ». En fait, on peut imaginer : La Cour ressaisie de l’affaire aurait à choisir entre deux solutions : 1) Elle accorde des dommages-intérêts au créateur et permet la sortie du film tel quel, c’est-à-dire modifié par ce nouvel auteur, le capital/producteur. 2) Elle interdit l’exploitation du film jusqu’à ce que les parties se mettent d’accord. Dans les deux cas, le créateur se trouve soumis au capital : ou son film sort modifié (notons au passage la réduction du droit moral à un droit « achetable » c’est-à-dire réduit à un capital pécuniaire), ou il ne sort pas, et sa création n’existe plus, dans la mesure où elle n’est pas exploitée.
Telle est l’essence capitaliste de la liberté de création. Le contrat entre « sujets », en dernière instance, ne résout rien. Si en paroles ou dans l’écriture, les deux parties sont tenues à un certain nombre de droits et de devoirs sanctionnés juridiquement, le procès économique fait en réalité pencher la balance : du côté du capital. Brecht peut alors écrire à propos de son procès : « La spéculation si vite dépassée eût consisté à user de notre droit pour mettre la main sur les moyens de production du film. Nous en avions également le droit, nous détenions des contrats. Mais le temps des contrats était révolu. Ils avaient été sacrés à l’époque de la barbarie. Il faudrait avoir dormi pendant des siècles pour ignorer que cette époque est révolue. La machine sociale était suffisamment rodée pour que les réglages se fassent tout seuls. Est-ce qu’il y a des contrats dans la nature ? La nature a-t-elle besoin de contrats ? C’est avec la violence des événements naturels que se manifestent les grands intérêts économiques, et la validité des contrats, quand on en en trouve encore — c’est-à-dire quand il s’agit de partager les bénéfices, — ne doit être jugée qu’en fonction de considérations économiques29 ». Clôturons la démonstration de notre thèse : la mort du sujet marque en même temps la fin de l’efficacité des contrats (cette base juridique de la démocratie bourgeoise).
Pour une théorie de l’idéologie
(A) Idéologie bourgeoise – Idéologie juridique
Tel est le « processus révolutionnaire » du capital : par la socialisation des forces productives créatrices et la monopolisation de leurs moyens de production, la transformation générale du mode de production artistique, la nécessité d’une redéfinition de sa fonction et par-là même la mort des idéologies petites-bourgeoises sur l’art, qui permettra le passage à un état où « la technique, qui triomphe ici et semble condamnée à assurer les profits d’un petit nombre de dinosaures et donc la permanence de la barbarie, pourra, une fois parvenue entre des mains justes, réaliser des choses totalement différentes ». (Brecht 30 ).
Telle est en même temps la contradiction du mode de production capitaliste, contradiction qui marque les limites mêmes contre lesquelles il se heurte, et qui constituent ses propres limites internes : produire nécessairement une idéologie du sujet, maintenir cette idéologie, alors même que l’évolution des forces productives la fait éclater. Cette double non-correspondance entre idéologie juridique/pratique juridique d’une part, et idéologie juridique/économie d’autre part, marque la phase impérialiste, l’évolution de plus en plus contradictoire du mode de production capitaliste, entrant dans sa pratique, en conflit avec sa propre idéologie. Elle démasque par là-même le fonctionnement et la fonction du droit : affirmer en théorie les droits du sujet alors que sa pratique dément ces mêmes droits au nom du capital. « La machinerie juridique fonctionne comme une partie de la machinerie générale de la production » (Brecht31 ).
Cette fonction mystificatrice de l’idéologie juridique est nécessaire à la reproduction du mode de production capitaliste : elle maintient les individus dans une représentation isolée, escamotant le procès d’ensemble du capital. En faisant appel au sujet, elle escamote la classe ; en parlant propriété, liberté, égalité, elle escamote l’exploitation et l’inégalité. S’étayant ainsi sur toute une analyse de la pratique juridique, Edelman peut écrire dans la troisième partie de son livre que le droit 1) « fixe et assure la réalisation de la sphère de la circulation comme donné naturel », 2) qu’en assurant et en fixant la sphère de la circulation comme donné naturel, (le droit) « rend possible la production ».
Car d’où viennent toutes les notions que le droit fait fonctionner et que nous venons d’énumérer (sujet, propriété, égalité, liberté) sinon de la circulation entendue comme procès de sujets, c’est-à-dire procès de propriétaires de marchandises égaux en droits, et libres d’échanger ces marchandises, de les vendre et de les acheter ? « Cette sphère, continue-t-il, prise en soi comme absolue, n’est rien d’autre que la notion idéologique qui porte le nom hobbesien, rousseauiste, kantien ou hégélien, de société civile; et que le Droit, en fixant la circulation, ne fait que promulguer les décrets des droits de l’homme et du citoyen ; qu’il écrit sur le front de la valeur d’échange les signes de la propriété, de la liberté et de l’égalité, mais (que) ces signes dans le secret, « ailleurs », se lisent en exploitation, esclavage, inégalité, égoïsme sacré32 ». Ce secret ailleurs, nous le savons, c’est la production, là où se donnent les rapports de production entre ceux qui possèdent les moyens de production et ceux qui ne possèdent que leur force de travail. Par contre, « La circulation abolit les différences : tout sujet de droit est égal à tout sujet de droit. Si l’un contracte, c’est que l’autre a voulu contracter. La cause ultime du contrat, c’est la volonté même de contracter33 ». Cette volonté affirmée dans l’idéologie étant dans la pratique balayée par la nécessité du procès du capital.
La théorie de l’idéologie juridique comme idéologie fixant les données de la sphère de la circulation et permettant ainsi, en escamotant les rapports de production, la reproduction des rapports de production, est une contribution fondamentale et révolutionnaire à/de la théorie des idéologies.
Elle permet à Edelman de mettre en rapport idéologie juridique et idéologie bourgeoise et de définir dans ce rapport ce qui fait la spécificité de l’idéologie juridique.
Dire en effet que l’idéologie juridique fixe les données de la circulation, c’est dire qu’elle fixe la circulation de la valeur d’échange, circulation qui n’est en effet rien d’autre que « la circulation de la liberté, de l’égalité, en tant que détermination de la propriété34 … » Or, il faut bien constater que toute l’idéologie bourgeoise repose sur ces mêmes données : le concept bourgeois de démocratie (bourgeoise) en est l’universalisation en même temps que le résumé. Nous le savons, la démocratie bourgeoise n’est que la liberté pour quelques-uns d’exploiter tous les autres, elle s’oppose dans son concept même à la démocratie véritable. « On peut dire alors que la fonction ultime de l’idéologie bourgeoise consiste à idéaliser les déterminations de la propriété (liberté/égalité), i.e les déterminations objectives de la valeur d’échange. La base concrète de toute idéologie est la valeur d’échange35 . » Plus loin Edelman continue. « Je peux alors répondre à la question ouverte par Althusser : s’il est vrai que toute idéologie interpelle les individus en sujet, le contenu concret idéologique de l’interpellation bourgeoise est le suivant : l’individu est interpellé comme incarnation des déterminations de la valeur d’échange. Et je peux ajouter que le droit constitue la forme privilégiée de cette interpellation dans la mesure même où le Droit assure et assume l’efficacité de la circulation36 ». Ceci est capital. C’est dire en effet 1) que le terrain de rencontre entre idéologie juridique et idéologie bourgeoise « n’est rien d’autre que la circulation, c’est-à-dire le terrain de la réalisation de la valeur d’échange et de ses déterminations37 » ; 2) que si donc l’un et l’autre reproduisent la nécessaire illusion de la démocratie de sujets libres et propriétaires, ne fût-ce que de leur seule force de travail, le Droit lui, assure par la contrainte de l’appareil d’État le fonctionnement même de cette démocratie. Il en est le garant et le gendarme. Telle est parmi tous les appareils idéologiques, la spécificité propre à l’idéologie juridique, celle, comme le dit Althusser, non seulement de fonctionner à l’idéologie (c’est-à-dire selon les déterminations du concept bourgeois de démocratie, dont nous venons d’analyser le contenu), mais aussi à la violence.
Allons plus loin encore : si le droit assure le fonctionnement et l’efficacité matérielle de l’idéologie, on peut dire qu’en dernière instance les catégories du droit constituent le fondement de l’idéologie bourgeoise, que l’idéologie juridique structure l’idéologie bourgeoise, lui assure sa permanence, qui est la permanence même de l’État bourgeois. Elle maintient la légalité des fonctions et des droits par la même légalité des rapports de production entendus comme rapports naturels, éternels, légalité qui n’est rien d’autre que la légalité politique du pouvoir politique de la classe dominante. La démocratie bourgeoise interpelle l’individu en sujet (de droit), en sujet qui a des droits, les droits d’un propriétaire égal à tous les autres. C’est ainsi que le Droit délimite matériellement la place de chacun dans la société, en lui accordant des droits. La production apparaît alors comme production d’un sujet, par-là même les rapports de production se trouvent escamotés derrière la circulation, derrière l’idéologie de la circulation, qui est l’idéologie de la démocratie bourgeoise, l’idéologie de la liberté et de l’égalité bourgeoise, l’idéologie de la circulation marchande. La légalité, nous le voyons, assure la bonne marche de la société qui est la marche du capital. Si l’idéologie religieuse a assuré la reproduction des rapports de production féodaux, c’est le droit qui, aujourd’hui, ayant conquis peu à peu tout l’espace économique/social/ politique, parce que l’État s’est emparé de toutes les sphères de la production et de la reproduction, règle l’inconscient et le conscient de la production marchande capitaliste, ou plutôt, qui, en réglant le procès du capital, règle le conscient et l’inconscient des sujets de ce grand Sujet : le Capital.
(B) Le Sujet dans la psychanalyse
Dès lors, lorsqu’Althusser écrit : « L’idéologie a toujours déjà interpellé les individus en sujets, ce qui revient à préciser que les individus sont toujours-déjà interpellés par l’idéologie en sujets, ce qui nous conduit nécessairement à une dernière proposition : les individus sont toujours-déjà des sujets38 », nous pouvons dire que ce toujours-déjà-sujet est le sujet juridique par excellence, puisque c’est le droit qui constitue les individus en sujets en leur accordant des droits et cela dès leur conception intra-utérine. Le « paradoxe » althussérien paraît donc levé : les individus sont toujours-déjà sujets parce qu’ils sont toujours-déjà sujets de droit. Le « Nom du Père » évoqué par Althusser comme exemple privilégié de l’interpellation familiale de l’enfant avant sa naissance prend toute sa signification.
Le nom du Père deviendra le nom de l’enfant, ou plutôt est déjà le nom de l’enfant dans le ventre de sa Mère, en vertu même de la loi. La filiation est une filiation juridique, elle assigne au Père et aux enfants des droits et des devoirs et marque ainsi leur place. Elle définit en même temps la fonction familiale. En effet, lorsqu’Althusser confirme plus loin :
Avant de naître, l’enfant est donc toujours-déjà sujet, assigné à l’être dans et par la configuration idéologique familiale spécifique dans laquelle il est « attendu » après avoir été conçu. Inutile de dire que cette configuration idéologique familiale est, dans son unicité, fortement structurée, et que c’est dans cette structure implacable plus ou moins « pathologique » (à supposer que ce terme ait un sens assignable), que l’ancien futur-sujet doit « trouver » « sa » place, c’est-à-dire « devenir » le sujet sexuel (garçon ou fille) qu’il est déjà par avance39 .
On doit s’interroger : l’enfant (garçon ou fille) à naître n’est-il pas appelé à ne devenir qu’un « sujet sexuel », n’est-il pas plutôt appelé, en tant que sujet, à tenir un certain rôle social ? ou plus précisément et plus largement, de quel rôle social se trouve chargé la sexualité ainsi juridicisée, c’est-à-dire, rattachée au Nom du Père ? quel est le contenu du discours idéologique familial qui la rend ainsi « implacable » ?
Nous n’avons pas ici pour prétention d’analyser la structure et le fonctionnement de l’inconscient ou de faire la théorie de son articulation sur la structure économique et sociale. Simplement, nous tentons d’indiquer de quel côté un discours marxiste sur l’inconscient peut se tenir.
Il apparaît, à la lumière des analyses de statut et du fonctionnement juridique de la famille et des données sociologiques, économiques fournies par des études sur le terrain, que la famille a pour rôle principal et essentiel de garantir la continuité du patrimoine (moral et matériel), l’héritage du patrimoine familial de Père et Fils (Fille). Il faut alors exhumer le concept engelsien fondamental d’« unité économique40 ». Unité économique veut dire que la famille, dans le mode de production capitaliste, par exemple, a pour fonction de protéger la propriété privée. On comprend mieux alors le sens du « rituel idéologique » entourant la naissance d’un enfant, et dont parle Althusser. Le discours structuré de l’inconscient familial a donc quelque chose à voir avec le rôle économique et idéologique qu’elle remplit : comme institution permettant la reproduction des rapports de production. Le Nom du Père peut alors déployer toute sa signification sociale : n’est-il pas comparable à ce Sujet tout-puissant qu’est le Capital enfantant ses sujets pour le continuer ? Ne prend-il pas non plus cet autre masque idéologique : celui de Dieu ? Il est frappant de voir d’ailleurs comment l’analyse althussérienne de l’idéologie religieuse met en lumière un fonctionnement identique à celui de la famille. L’interpellation familiale de l’enfant et l’interpellation religieuse du chrétien est la même. Toutes deux se rattachent au Nom du Père, toutes deux appellent leurs sujets.
Allons encore plus loin. Nous rejoignons alors les analyses de Lénine sur la religion. La religion ne saurait se comprendre, s’analyser, sans l’insérer dans les rapports de classes. Si la religion a tant servi les pouvoirs, c’est qu’elle permet à l’idéologie dominante de fonctionner, c’est-à-dire de reproduire les rapports de production. Elle remplace la relation exploitant/exploités par la relation Père/Fils, Dieu le Père/Sujets. S’il est alors un interdit paternel qu’on ne saurait transgresser, c’est bien celui de le connaître, et par là même, le démystifiant, de le renverser, (qu’on se souvienne du « péché » d’Adam et Ève), de prendre sa place.
Telle est aussi la « puissance mystérieuse » du Capital dont parle Marx. Telle est aussi la puissance du Père familial sur son fils. Cette puissance lui est donnée par ce qu’il détient : le « capital », et cette puissance du capital se trouve réglée par les droits que lui confère le Droit.
Se confier au Capital, se confier à Dieu, se confier au Père, c’est s’assurer « la garantie absolue que tout est bien ainsi, et qu’à la condition que les sujets reconnaissent ce qu’ils sont et se conduisent en conséquence, tout ira bien : « Ainsi soit-il » » (Althusser, op. cit., p. 35). Pour l’idéologie, être adulte veut dire alors : être un sujet qui sait marcher « tout seul », « c’est-à-dire à l’idéologie ».
Qu’il se croit libre, d’autant plus libre, qu’il est plus assujetti. Telle est la torsion formidable que l’idéologie fait subir à la conscience des individus, et cette torsion, ne peut se maintenir que par la mise en place à tous les niveaux (d’âge et de hiérarchie sociale), d’un système d’institutions qui permette ainsi la reproduction des rapports de production.
Juillet 1973.
Article initialement paru dans La Pensée n° 173, février 1974.
- Louis Althusser : « Idéologie et appareils idéologiques d’État », La Pensée, n° 51, juin 1970. Disponible dans Louis Althusser, Sur la reproduction, Paris, PUF, 2011. [↩]
- Empirisme inévitable dans la mesure où précisément y manque encore la théorisation du lieu privilégié de la production de l’idéologie du sujet: le droit. (Il est frappant de voir d’ailleurs comment Althusser dans cet article assimile l’A.I.E. juridique à n’importe quel autre A.I.E. alors qu’aujourd’hui, il nous apparaît au contraire comme constitutif de toute l’idéologie, donc des autres A.I.E. Simple remarque que nous ne pouvons ici développer). [↩]
- B. Edelman, Le droit saisi par la photographie, Maspero. [↩]
- Ibidem, p. 3 [↩]
- Pasukanis, La théorie générale du droit et le marxisme, Ed. E.D.I., 1949 [↩]
- Ceci justifie la différence que fait Althusser entre Appareils ne fonctionnant qu’à l’idéologie et appareil fonctionnant à l’idéologie et à la violence (contrainte matérielle). [↩]
- Edelman, op. cit., p. 25. [↩]
- Ibid., p. 15. [↩]
- Ibid., p. 66. [↩]
- Ibid, p. 30. [↩]
- Ibid, p. 42. [↩]
- Ibid, p.45. [↩]
- Nous renvoyons à l’analyse d’Edelman sur Kant et Hegel quant au problème du passage de la philosophie de l’en-soi kantien à celle du « sujet » hégélien correspondant précisément à l’évolution de la catégorie de propriété privée. (Voir « La transition de la doctrine du droit de Kant », La Pensée, n° 167 fév. 1973 » et « Le sujet de droit chez Hegel », La Pensée, n° 170 août 1973). [↩]
- Edelman, op. cit., p. 61. [↩]
- Ibid., p. 63. [↩]
- Lorsque nous parlons du capital en tant que « sujet », c’est d’un sujet idéologique dont nous parlons, et non du procès sans sujet du capital en tant que procès économique [↩]
- Il s’agit du procès de l’Opéra de quat’sous que Brecht a exposé et analysé, dans un livre édité au Editions de l’Arche sous le titre « Sur le cinéma ». [↩]
- Recueil Dalloz, 1973. Jurisprudence, p. 363 (22° cahier). [↩]
- Edelman, op. cit., p. 52. [↩]
- Ibid., p. 46. [↩]
- Ibid., p. 56. [↩]
- Brecht, Sur le Cinéma, Ed. l’Arche, p. 105. [↩]
- Idem, p. 190. [↩]
- Idem, p. 191. [↩]
- Ibidem. [↩]
- Idem, p. 177. [↩]
- Idem, p. 215. [↩]
- Op. cit. [↩]
- Idem, p. 159-160. [↩]
- Idem, p. 215. [↩]
- Idem, p. 209. [↩]
- Edelman, op. cit., p. 89. [↩]
- Idem, p. 102. [↩]
- Idem, p. 92. [↩]
- Ibidem. [↩]
- Ibidem. [↩]
- Idem, p. 95. [↩]
- Althusser, « Idéologie et Appareils idéologiques d’État », La Pensée, juin 1970, n° 151, p. 32. Il nous semble que cette proposition recèle une ambiguïté. Elle peut en effet nous amener à croire qu’en tout temps et tout lieu. la catégorie de « sujet » a été la catégorie dominante de l’idéologie. Or si l’idéologie n’a pas d’histoire en tant qu’elle est idéologie (effet nécessaire d’illusion d’un mode de production) la catégorie de sujet a une histoire. Elle n’a pas toujours existé en tant que telle. Elle naît avec la production marchande, et ne devient dominante, c’est-à-dire n’intervient comme interpellation idéologique privilégiée, qu’avec la production capitaliste, c’est-à-dire la naissance et la reproduction du travailleur libre. Si donc nous sommes d’accord avec l’analyse althussérienne du fonctionnement de l’idéologie, et de son interpellation, le contenu historique de cette interpellation reste à chaque fois à définir. [↩]
- Idem, p. 32. [↩]
- L’analyse du statut économique/juridique de la famille a été faite par Edelman au cours des séminaire et qu’il a donnés en 1972-1973 à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. [↩]