1. Littérature : la fête cruelle et la fête intérieure.
Dans une page de La Letteratura della Nuova Italia1, Benedetto Croce rappelait son accès de colère en 1906 « au plus fort de l’éruption du Vésuve… quand les rues de Naples étaient encombrées de lourds tas de cendres jaunâtres… » en voyant, « comme si cette colère de Dieu fut rien », un fascicule du Marzocco avec un article d’Angelo Conti « au titre joyeux et admiratif : La fête du feu ». Conti écrivait à propos de l’éruption : « Il n’est pas possible d’imaginer une chose plus grandiose et terrible. La terre a célébré ici, dans le pays du soleil et des sirènes, sa fête du feu. L’homme a été exclu, renvoyé, rendu fou par l’horreur et la terreur » ; et il rappelait l’extrait de Germanie dans lequel Tacite montrait la fête avec « le char effroyable qui […] portait un simulacre d’Herta à travers un bois en rivage d’un lac » avec les « hommes consacrés à la mort qui accompagnaient la divinité sous les ombres sinistres… ». Mais pas seulement. Conti était en vérité écrasé par la nécessité d’enfermer dans la sphère de la « fête » le Vésuve, Naples, le « soleil et les sirènes », les saints. « Même saint Janvier – observait Croce – aux vieux aspects bien familiers des napolitains, parmi lesquels vivait alors Conti, était représenté comme un « saint dionysiaque ». Fidèle à une trinité, de Nietzsche, Ruskin à D’Annunzio, qui interprétait les simulacres ou du moins les effigies authentiques, Conti reconnaissait dans la « fête » – « fête du feu » – une singulière épiphanie de l’antique et donc du dionysiaque ; avec l’audace du comparatiste ou d’une combinaison « aphilologique2 » il se permettait alors de revêtir saint Janvier de quelques lambeaux de Die Geburt der Tragödie : « Il est né animé de l’esprit du feu comme si la montagne ardente et destructrice l’avait accouché. Et c’est tellement vrai que, du jour de sa mort sous Dioclésien à aujourd’hui, son sang bout encore comme s’il avait été matérialisé de la substance qui agite le cœur du volcan ».
« Continuons donc ainsi » conclut Croce. Cependant à l’instant où il évoque son irritation devant La fête du feu, il écrit, pour s’opposer aux « inventions allégoriques » de Conti, une page exquise de littérature évoquant la catastrophe de 1906 : page qui a le but explicite d’être un témoignage authentique des faits, contre son usage prétendu « esthétisant » : « … au plus fort de l’éruption du Vésuve du printemps 1906, les rues de Naples étaient alors encombrées de lourds tas de cendres jaunâtres, les passages salissants de cette poudre, les toits des maisons qu’on devait continuellement dégager de peur qu’ils ne s’écroulent sous le poids de ce qui tombait incessamment dessus, une énorme sphère de cendre noire se balançant sur le golfe menaçait de se répandre sur la ville, tout était sombre et sourd et le peuple commençait déjà de craintives processions psalmodiantes… ». Cette page de Croce, indubitablement plus raffinée que celle de Conti, quelque soit sont intention (montrer, par opposition, comme on doit « bien écrire » à propos de l’éruption, sans « étalage de combinaisons imaginaires ») et la spontanéité sans but immédiat – autonome – du style de Croce, laisse entrevoir, dans la « mémoire de l’histoire », la découverte et l’évocation d’une « fête ».
D’une « fête » cruelle, certes ; d’une « fête » absolument privée d’implications allégoriques ou de symbolisme métaphysique ; d’une « fête » qui, à la différence du tremblement de terre de Lisbonne dans le souvenir de Voltaire et à la différence de la peste d’Athènes dans le De rerum natura – si nous voulons user de comparaisons négatives et négliger la mesure et les enjeux artistiques – n’induisait aucune considérations quant aux conditions humaines et aux rapports entre l’homme et la nature. Évocation d’une « fête », toutefois, si au mot fête nous voulons lui attribuer le sens qu’elle possède dans le milieu des sciences humaines ou mieux qui procède d’une considération historique dans ce milieu3.
L’état de la fête dans notre culture contemporaine peut être d’abord décrit selon les mots de Kàroly Kerényi :
… de semblables actes s’accomplissent seulement dans la fête : et seulement à un niveau de l’existence humaine différente du quotidien. La tradition remplace cette nécessité intime seulement pour accéder à ce niveau. Mais si elle doit remplacer aussi la festivité, toute la fête acquiert quelque chose de mort, de grotesque même, comme les mouvements d’un danseur qui subitement perd l’audition et n’entend plus la musique. Et celui qui n’entend plus la musique ne danse plus : sans sens de la festivité, il n’y a pas de fête4.
Kerényi met ainsi l’accent sur les traits principaux de notre rapport à la fête : soit avec la fête que nous observons (donc la fête des autres, des différents), soit avec les mirages de notre fête dont nous cherchons quelques fois à adapter gestes et états d’âme, afin d’être protagoniste et pas seulement observateur d’une situation festive. En confrontant les fêtes des différents nous nous trouvons exactement dans la situation de celui qui, observant les mouvements du danseur, « perd l’audition et n’entend plus la musique ». Quant à nos tentatives d’adaptation aux mirages de notre fête – mirages difficiles à réaliser – ils ne peuvent conduire qu’à « quelque chose de mort, de grotesque même » comme le prouve celui qui insiste à danser en ayant perdu l’audition mais aussi en l’absence objective de musique. Nous ne disposons en fait d’aucun rapport historique – qui ne soit pas une simple observation partielle et précaire des différents – avec le « sens de la festivité », avec le « festif ». Nous sommes avant tout étranger à la qualité collective d’un « festif » tel que « au plus profond [de soi] il y a quelque chose qui est plus semblable à la joie qu’à la mélancolie »5. L’unique « fête » sui generis qui reste accessible est la « fête cruelle » dans laquelle apparaît une expérience collective mais uniquement une expérience collective de violence et de douleur. De ce point de vue, la peste d’Athènes dans le De rerum natura était déjà une « fête cruelle » et se présentait comme le sens exemplaire d’une expérience collective à un moment, ou plus précisément dans un contexte évocateur (celui de Lucrèce), qui excluait a priori la possibilité – caractéristique de la fête – de « prendre part en elle au libre jeu des dieux »6. Les « fêtes cruelles » liées entre elles par ce dénominateur commun – au-delà de l’immense diversité intrinsèque de leur contexte – sont le tremblement de terre de Lisbonne dans le souvenir de Voltaire, la peste de Milan (mais aussi l’insurrection du peuple milanais dans lequel on retrouve Renzo) dans I promessi sposi. L’indignation de Croce devant la Fête du feu de Conti et en même temps sa volonté d’esquisser une image artistique de l’éruption (soit a posteriori soit au moment de l’évocation) sont un informateur fortuit, mais non moins significatif, de la nécessité de refuser avec force, mais sans « sérieux », la tentative de transfigurer avec des mots « joyeux et admiratifs » une catastrophe en fête mystérieuse et inhumainement joyeuse, et la nécessité de s’opposer au cadre de la « fête cruelle ». C’est une fête cruelle sans implication métaphysique, une simple expérience humaine collective d’un moment angoissant et cependant « fête » : « fête » en négatif, forme en creux de ce qu’était la « fête ». Quand la fête n’est plus possible, puisqu’il n’y a plus de présupposés sociaux et culturels pour une expérience de la collectivité qui soit « au plus profond », « plus semblable à la joie qu’à la mélancolie », la mémoire de la fête antique et perdue assume dans le regret, cette l’attirance de la « fête » en négatif, de la forme en creux ; c’est-à-dire chaque expérience collective ou douloureuse, qui d’une certaine manière correspond – justement en négatif – aux caractéristiques de la vraie fête7.
Le titre même de cet essai « Connaissance de la fête » met en évidence notre mode de connaissance de la vraie fête. Nous avons déjà indiqué que cette connaissance est extrêmement problématique. Par conséquent dire que la situation présente implique dans la forme en creux de la vraie fête chaque expérience collective et douloureuse, correspond, d’une certaine manière aux caractéristiques – en négatif – de la vraie fête et signifie donc que nous nous référions à ces « caractéristiques » que nous connaissons – sous un mode problématique et précaire. Si pour obtenir une synthèse de ces caractéristiques nous nous tournons vers un penseur moderne comme Roger Caillois, qui a en particulier étudié le problème de vraie fête, nous trouvons la réponse suivante :
Cet entracte d’universelle confusion que constitue la fête apparaît… comme la durée de la suspension de l’ordre du monde. C’est pourquoi tous les excès sont alors permis. Il importe d’agir à l’encontre des règles. Tout doit être effectué à l’envers. À l’époque mythique le cours du temps était inversé : on naissait vieillards et on mourrait enfants… Ainsi toutes les prescriptions qui protègent la bonne ordonnance naturelle et sociale sont alors systématiquement violées8.
Cette approche de la fête se conclut par une ambiguïté à mi-chemin entre l’observation ethnographique et l’interprétation d’une société différente mais pouvant légitimement fonctionner selon notre modèle cognitif. Si nous analysons les propositions de Caillois, nous découvrons qu’interviennent des données empruntées à l’histoire des religions, de la philosophie des religions, à la science du folklore, à l’ethnologie et à l’anthropologie culturelle, etc. – « universelle confusion », « suspension de l’ordre du monde » – qu’on trouve dans le milieu de l’histoire des religions : au-delà des mots il y a le matériau de la fête du renouveau périodique de la nature et de son ordre cosmique, jusqu’au renouveau des institutions sociales, que, non sans lien avec la philosophie des religions, Mircea Eliade a choisi comme fondement de son Mythe de l’éternel retour9. « Il importe d’agir à l’encontre des règles. Tout doit être effectué à l’envers » – nous sommes ici plutôt dans l’univers du folklore et des traditions médiévales qui, évoquant un « monde à l’envers » semblent se raccrocher au folklorique « pays de cocagne », à la « fête des fous », etc10. « On naissait vieillards et on mourrait enfants » – est une référence directe aux rites de l’initiation dans lequel les adolescents (« enfants ») mourraient rituellement pour [re-]naître adultes (« vieillards »)11.
Déjà pour Caillois, et encore plus pour Max Horkheimer et Theodor W. Adorno qui citent l’extrait de Caillois dans La dialectique de la raison12, ces fragments épars de connaissances scientifiques appliqués à la fête peuvent être rassemblés par le sociologue. « C’est dans le plaisir que les hommes se libèrent de toute pensée et s’évadent de la civilisation. Les sociétés anciennes prévoyaient une célébration commune de tels retours à la nature. Les orgies primitives sont l’origine collective de la jouissance13 ». L’expression « orgies primitives » sonne un peu faux ; ou mieux, prononcé par Horkheimer et Adorno elle se colore d’une Europe d’avant 1914 (de l’Europe d’avant la « fête mondiale de la mort14 ») et est une sorte de parole évocatrice des sauvages que Freud dans Totem und Tabu montrait en se promenant dans les rues de Vienne et devant lequel le Robert Musil de L’homme sans qualité aurait assumé le comportement de l’ethnographe positiviste qui détermine d’abord avec un baromètre et avec un thermomètre la situation in loco de son action :
On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique ; elle se déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance l’éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres phénomènes importants, étaient conforment aux prédictions qu’en avaient faites les annuaires astronomiques. La tension de vapeur dans l’air avait atteint son maximum, et l’humidité relative était faible. Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 191315.
Face aux propositions de Caillois, citées dans La dialectique de la raison, qui parlent d’« orgies primitives » et semblent dire en détail ce que fut une vraie fête, le roman de Musil offre un modèle de « fête impossible » : la fête pour le jubilé de François-Joseph, l’« Action Parallèle », le désir de danser à tout prix même si la musique objectivement n’existe plus (ou que nous ne sachions plus l’entendre).
Ce thème de la « fête impossible » – impossibilité dont Caillois semble au moins vouloir opposer la connaissance de la fête en termes scientifiques – se retrouve, avant Musil (même de façon plus superficielle), dans le roman de la fin du xixe siècle : « … on ne vit pas plus belles fêtes. Nous sommes trop laids, et tout est déjà vu » dit un personnage des Demi-vierges de Marcel Prévost16. Il est vrai que dans Le spleen de Paris Baudelaire avait déclaré l’actualité d’une autre fête authentique : « O nuit ! ô rafraîchissantes ténèbres ! vous êtes pour moi le signal d’une fête intérieure, vous êtes la délivrance d’une angoisse17 ! ». Mais la « fête » de Baudelaire était précisément une fête « intérieure », et donc quelque chose de très éloigné de la « vraie fête » étudiée par les ethnologues et les sociologues (« intérieur » dans le contexte baudelairien signifie « individuel » : et la vraie fête des « différents » est avant tout une expérience collective). La fête intérieure est l’unique alternative à la fête cruelle qui conserve une actualité dans le rapport entre l’homme moderne et le « festif ». Les très célèbres pages de Tonio Kröger montrent le point de convergence entre la fête intérieure et la fête cruelle, là où sont évoquées les fêtes cruelles pour l’individu, tandis qu’elles le tirent vers une dimension de « joie » collective qui lui est niée et qui se traduit en une pulsion mélancolique contre la joie emplie du pathos de la fête intérieure :
Mais c’est en lui-même qu’il regardait, en lui-même où il y avait tant de chagrin et de douloureuse aspiration. Pourquoi, pourquoi était-il ici ? Pourquoi n’était-il pas dans sa chambre, près de la fenêtre, à lire Immensee en regardant de temps à autre dans le jardin assombri par le soir, où grinçait lourdement le vieux noyer. Là il aurait été à sa place. Bon pour les autres de danser de tout le cœur et sans se tromper18…
Ici d’ailleurs notre discours semble glisser vers Proust, évocateur par excellence de la « fête » dans le roman moderne. Le passage de Tonio Kröger à Proust est moins arbitraire qu’il n’y paraît, si on considère que les « fêtes » font partie de ce que Edmund Wilson19 définissait comme une « fresque sociale » proustienne, et qu’en elles – point important – se dévoile plus qu’ailleurs la radicale intériorisation du narrateur de Proust, la véritable introjection des phénomènes circonscrits dans le temps historique (Elias Canetti aurait parlé de « mastiquer », « ingurgiter », « incorporer »20). Les fêtes répétées de la Recherche proustienne sont des fêtes cruelles, pas seulement parce qu’en elles et autour d’elles se manifeste la cruauté de l’époque mais aussi parce qu’en elles agit la cruauté du narrateur : elles sont des fêtes cruelles parce que Proust les a composées comme une préparation gastronomique offerte à un dévorateur cruel – le dieu du temps anhistorique et du temps de l’art, dont il est le vicaire – et la cruauté du dévoreur affecte le repas qui ne lui est plus appétissant. Fêtes cruelles donc et fêtes intérieures : cruelles parce destinées à être incorporées, ingurgitées. Aussi bien chez Marcel Proust que chez Thomas Mann la cruauté de la fête est le fruit d’une constatation et l’expérience de l’impossibilité de la vraie fête. Dans Tonio Kröger l’apparente opposition de la vitalité de la fête à la « mort » de ceux qui, comme Tonio, ne sont pas capables d’y participer sans angoisse, est ambiguë et reste entre vision tragique et vision ironique. Les fêtes sur le Zauberberg montreront explicitement la maladie qui se cachait dans la vitalité et accuseront une connotation nettement grotesque et démoniaque21. Ainsi chez Proust – sans vouloir trop s’attarder sur le parallélisme Marcel Proust / Thomas Mann, si souvent inexistant – l’opposition entre le temps historique des fêtes racontées et le temps anhistorique du narrateur, donc entre la situation de celui qui est mangé et celle de celui qui mange, est explicitement une déclaration de l’impossibilité de la fête collective et non cruelle. L’opposition proustienne révèle l’identité du narrateur et des protagonistes, non des fêtes de son temps, mais des fêtes du XVIIIe siècle qui sont le reflet tardif des fêtes contemporaines de Proust. Les fêtes du XVIIIe étaient déjà à la limite de la vraie fête. En les distinguant des fêtes de la Renaissance et de la période baroque, Jean Starobinski écrit : « Si le masque, l’inconnu et le travestissement sont encore admis, l’important n’est plus le jeu, mais se déplacer sans être vu, espionner, être reconnu en se cachant 22 ». Proust pousse cette caractéristique à l’extrême en traduisant son rapport aux fêtes de son temps en un pur « espionnage », « être reconnu en se cachant » qui est l’acte préparatoire de l’introjection, l’opération préliminaire à accomplir sur l’aliment qui aurait été avalé : « Nous savons tous que dès le début de sa carrière mondaine, il avait l’étrange manie d’obliger le prince Antoine Bibesco et son frère à lui rendre visite tard dans la nuit pour lui décrire les fêtes auxquelles il n’avait pas participé23 ». Les fêtes que Proust, dans le même temps, organisait et épiait (respectivement dans deux dimensions de son espace, la non-histoire et l’histoire alignées alors en deux phases d’une même opération : préparation et introjection) ont trouvé leur archétype dans l’inactuelle et joyeuse fête – mais d’une joie un peu fausse – de la nouvelle hoffmannienne Le cœur de pierre : « Tous les trois ans, le jour de la nativité de la Vierge, il célébrait dans sa propre villa la fête du bon temps antique ; il invitait tous ceux qui voulaient venir de la ville mais à la condition péremptoire que chaque invité endossât un costume de l’année 176024… » Les fêtes de Proust cependant présentent une plus explicite facies hippocratica, parce que Proust (à la différence de E. T. A. Hoffmann) après avoir organisé la « fête du bon temps antique », y pénètre comme un espion à la Kierkegaard, pour s’en emparer – il ne pourrait s’en emparer s’il ne s’agissait de quelque chose de faussement vivant, d’une danse en absence de musique.
2. L’espionnabilité des différents.
Nous avons observé une situation paradoxale. Persuadé de l’impossibilité actuelle d’une fête collective non cruelle, Proust organise des fêtes contemporaines à son contexte narratif, et pour s’y immerger comme un espion – pour s’en emparer, pour l’incorporer – il prend le rôle du protagoniste de la fête d’hier : de la fête du XVIIIe siècle qui, à la limite extrême de la crise, était pourtant encore quelque chose qui ressemblait à la vraie fête. Ne croyant pas à la possibilité de la fête actuelle, Proust croit cependant utile de s’identifier avec le participant à une fête plus ou moins vraie ; et de cette identification il obtient un avantage, au point de convergence entre le temps historique présent et l’actualité immobile anhistorique, qui est le lieu de son existence opérante.
En accord avec la situation paradoxale de l’opération artistique, le comportement de Proust est très proche de celui d’une grande partie des ethnologues modernes devant les fêtes des différents : il ne se réjouit cependant pas de la perspective justifiante de l’« art » et prend donc continuellement le risque de tomber dans l’incohérence et dans l’arbitraire superficiel. Face à ces fêtes des différents ces ethnologues assument le masque, l’inconnu et le travestissement : de l’extérieur (vers les différents avec les lesquels ils sont en contact, en travaillant « sur le terrain ») ce sont des simulacres d’identité avec les « primitifs », tandis que de l’intérieur (vers le je et les autres de la communauté « civile ») ils sont conscients d’une humanité commune, d’une solidarité même dans la différence, et ignorants du je qui devient le protagoniste d’un bal masqué à l’instant où on accepte de devenir protagoniste d’une connaissance objective – qui ne court pas le risque de trahir ce masque, puisque ce masque, cette « connaissance objective » s’impose souveraine et coercitive pour qui l’assume : « … Nous ne devons pas craindre que quelqu’un parle ou se comportement faussement avec le costume qu’il porte ; le costume lui-même le rend impossible25 !… ».
« L’important n’est plus le jeu » : ici il ne s’agit pas de compter sur l’équivalence objective du masque de l’ethnologue déguisé en « primitif » avec le masque du « primitif » qui endosse l’apparence du bison ou de l’esprit de la forêt – et il ne s’agit pas plus d’une vraie confiance dans la possibilité pour l’ethnologue de s’accepter et de se faire accepter comme celui qui doit « jouer » la fête. L’important n’est pas le jeu mais à l’inverse le « se déplacer sans être vu, espionner, être reconnu en se cachant ». L’important pour l’ethnologue est de se déplacer sans être vu au milieu des différents, de les espionner, de devenir visible à leur yeux comme un « différent » qui feint d’être identique et qui peut être accepté dans sa fonction. Il est donc nécessaire pour un ethnologue qui travaille « sur le terrain » d’être invisible et visible. Il doit pouvoir être un observateur invisible, un espion invisible de la diversité des différents et en même temps un homme que les différents croient être différent d’eux mais ayant légitimement l’apparence de leur être identique : un étranger qui peut légitimement assumer son apparence intrinsèque.
Le modèle de cette facies, assumée par le travail « sur le terrain », n’est pas, d’ailleurs une pure conséquence des caractéristiques objectives de la situation des différents avec lesquels l’ethnologue entend avoir un rapport et spécialement au moment des fêtes. C’est plutôt le résultat de l’interaction paradoxale entre deux différences : celle caractéristique des « sauvages » et celle caractéristique de l’ethnologue « civil ». Étranger à la fête des différents l’ethnologue ne peut pas faire autrement que de les appréhender avec l’opérativité de la connaissance scientifique selon des modèles gnoséologiques qui interagissent justement avec la diversité des différents. C’est un espion, mais dans une sphère que lui-même compose et ordonne selon un modèle gnoséologique déterminé à l’instant où il y accède. C’est donc un espion dans une sphère qu’il a lui-même organisée : une sphère déterminée, organisée mais seulement à partir du moment où il y pénètre comme espion. Dans cette sphère l’unique matériau de l’organiser/espionner de l’ethnologue est la diversité des différents : le fait que les différents peuvent objectivement être espionnés. La diversité et l’espionnabilité des différents sont deux choses identiques. Il est bien sûr impossible d’épier autre chose que ce qui est différent. Il n’est pas possible de pénétrer incognito dans la sphère de l’identique sans être reconnu : ce qui signifie qu’il n’est pas possible d’épier en cachette son propre je et ce qui est identique à soi.
Mais il faut revenir aux traités sur les fêtes du XVIIIe siècle relevés par Jean Starobinski. Ici il est important non seulement d’« espionner » et « de se déplacer sans être vu » mais aussi « d’être reconnu en se cachant ». L’ethnologue moderne qui se confronte aux fêtes des différents se trouve dans une situation identique, même si nous voulons reconnaître en amont ou à proximité de son rapport avec les « sauvages », son propre rapport avec ses semblables. S’il y a à l’origine de la recherche ethnographique et ethnologique, à un niveau plus ou moins conscient, la nécessité d’affronter d’un point de vue gnoséologique le je en lui-même et le rapport de ce je avec ses semblables, les enquêtes autour des fêtes des « sauvages » sont satisfaisantes dans la mesure où elles permettent au je d’entrer en relation gnoséologique avec les autres, lesquels servent de doublures soit au je soit aux semblables qui disent « je ». Les « sauvages » sont dans la fête, différents, et c’est ici qu’ils atteignent la plus grande densité de leur propre différence. Mais, parce que la fête est justement l’acmé de leur particularité humaine, dans la fête ils possèdent et exhibent aussi la plus grande densité et concentration de leur humanité universelle. Ils sont en fait, exceptionnellement « homme comme tous les autres » dans le moment même où ils sont plus différents que jamais. L’humanité dans sa plus grande concentration coïncide paradoxalement avec l’acmé de la différence. Il s’agit de sortir incognito au milieu des différents dans la fête, comme à l’intérieur de son propre moi – et d’être un espion visible/invisible. Mais, comme nous l’avons vu, chaque sortie incognito dans son propre moi est destinée à être démasquée par le moi. Cette katàbasis particulière permet d’éviter un violent démasquage et de rester dans la situation d’un espion incognito même s’il est reconnu pendant qu’il se cache ; ainsi il ne cesse pas d’être incognito puisque les « sauvages » dans la fête sont aussi les doublures des égaux – non des égaux dans l’absolu mais des égaux à l’ethnologue moderne, lequel manquant d’expériences collectives non cruelles, ne contrôle pas vraiment les égaux mais seulement les ex-égaux devenus différents. Les différents (« sauvages ») dans la fête ont permis à l’homme moderne d’épier, à travers eux, leurs propres ex-égaux.
La fête épiée chez les « sauvages » sert donc à restaurer le rapport direct avec les ex-égaux ; chez les « sauvages » dans la fête, l’homme moderne « civil » s’est apprêté à retrouver les mêmes « civils » devenus différents. Dans l’expérience collective de la fête non cruelle des « sauvages », l’ethnologue a retrouvé la possibilité d’un rapport avec l’expérience collective qui lui manquait dans la confrontation avec ses propres semblables, ex-« égaux », non égaux. En même temps et selon un procédé inverse, dans la fête non cruelle des « sauvages » il a trouvé une occasion de prendre quelques distances quant à son propre je, d’épier son propre je, dans la mesure où l’identification de ce je avec les ex-égaux – par l’intermédiaire de la doublure des « sauvages » – lui a permis de déclarer « je est un autre » en se référant à une expérience concrète.
Cependant ce que nous avons dit de l’extranéité de l’ethnologue dans la confrontation avec la fête des différents et des « sauvages », peut aussi permettre de renverser les propositions précédentes. Depuis la sphère des différents, la fête ne serait une situation que dans la rencontre avec l’ethnologue qui lui permet de profiter des différents comme de doubler les ex-égaux et le je ; ce serait aussi la situation dans laquelle l’ethnologue immerge les différents pour pouvoir se servir d’eux afin d’y retrouver aussi bien la solidarité avec ses semblables que sa propre libération de la solidarité avec le je. Ces deux interprétations sont-elles dialectiquement représentables ? quel sens peut-il y avoir à les représenter dialectiquement (et trouver la limite de connaissance de la fête dans la tension entre les deux modèles opposés, sinon dans leur improbable synthèse) ?
Dans notre essai La fête et la machine mythologique nous avons cherché à répondre à ces interrogations en les formulant par des références spécifiques (et non arbitraires) à la problématique du mythe26 et en inscrivant les réponses qui découlaient mécaniquement du fait de poser ce problème dans ce cadre. Les réponses, par leurs caractéristiques, ont l’avantage de montrer leurs interrelations organiques pour composer le modèle gnoséologique de la « machine mythologique » dans lequel il est possible de retrouver le plus grand nombre de dénominateurs communs entre les multiples disciples des « sciences du mythe » ou « de la mythologie ».
Il reste alors à voir si, en ne limitant pas la formulation de nos interrogations autour de la fête à l’ensemble des références propres à la problématique du mythe, mais en les reproposant dans le cadre général – anthropologique au sens large – des sciences humaines, s’il y a la possibilité (et s’il est utile) de configurer la tension entre les deux modèles opposés dans le modèle de la « machine anthropologique » (et nous tenterons de voir si la « machine anthropologique » est une des acceptions de la « machine mythologique », ou bien si les deux sont les acceptions d’une unique « machine gnoséologique » ou enfin si les deux « machines » ne sont pas seulement et superficiellement similaires).
3. La machine anthropologique.
La machine anthropologique [nous renonçons ici aux guillemets pour les expressions machine mythologique, anthropologique, gnoséologique, etc. prenant en compte leur valeur de modèles] devrait être le mécanisme complexe qui produit les images des hommes, les modèles anthropologiques, référés au je et aux autres, avec toutes les variétés de diversité possibles (c’est-à-dire l’extranéité du je). Ces modèles sont rationnellement appréciables même si ce n’est pas ce qui devrait constituer le cœur de la machine, son moteur immobile : l’homme qui peut être je ou un autre et qui est un autre même quand il est un je. Tous les innombrables autres, dont les modèles gnoséologiques proviennent de la machine anthropologique et donc toutes les images de l’homme que l’homme peut connaître, peuvent être l’épiphanie de l’homme vrai (indépendamment du fait d’être connu : donc de l’homme réel en soi et pour soi, du symbole reposant en lui-même dans l’homme universel) qui se trouverait à l’intérieur de la machine et dont la présence la ferait fonctionner et produire le résultat de la production de la machine vide. L’incertitude quant au fait que la machine soit pleine ou vide, possède ou non un premier moteur interne immobile, vient de l’impénétrabilité des parois de la machine. Cette impénétrabilité est un postulat qui vaut comme conditio sine qua non de l’usage gnoséologique du modèle de la « machine anthropologique ». En fait si les parois de la machine étaient, d’une certaine manière, transparentes, on pourrait de la même manière établir avec exactitude si la machine est pleine ou vide. Mais la marge d’usage gnoséologique du modèle « machine anthropologique » est précisément déterminée par la fonction du modèle configuré par les deux hypothèses contrastantes (dont on ne veut perdre ni l’une ni l’autre) quant au plein ou au vide de la machine, quant à l’existence efficiente ou à la non existence efficiente du symbole reposant en soi dans l’homme universel. D’autre part, l’impénétrabilité gnoséologique des parois de la machine est un postulat, puisque, dans le cas contraire, l’objet lui-même, autour duquel s’établissent les deux hypothèses, ne serait pas configurable dans une logique à deux réponses. L’existence efficiente du symbole reposant en soi dans l’homme universel est un pur paradoxe dans une logique à deux réponses : un symbole reposant en soi, j’admets qu’il existe, est nécessairement inefficient dans une telle logique. Les deux hypothèses s’établissent autour de l’existence efficiente ou de la non existence efficiente de l’homme universel : l’existence inefficiente de l’homme universel comme pur symbole reposant en soi est au-delà des limites du problème. Mais, dans une logique à deux réponses, si l’homme universel existe vraiment comme symbole reposant en soi, il existe d’une manière inefficiente, et par conséquent le nœud est rompu : l’existence efficiente de l’homme universel, symbole reposant en soi, n’existe pas, donc la première hypothèse est fausse et sera éliminée.
La volonté de ne sacrifier ni l’une ni l’autre des deux hypothèses contrastantes – donc la volonté de se servir d’un modèle comme celui de machine anthropologique – naît, comme on l’a vu, du rapport entre l’ethnologue (anthropologue) et la fête : dans la phénoménologie de cette volonté nous pouvons principalement vérifier ce qu’est ce modèle et son possible usage. Répétons les deux hypothèses : 1) la fête est une situation qui, dans la sphère des différents, vient à l’ethnologue et lui permet d’utiliser les différents comme de doubler les ex-égaux et le je ; 2) la fête est la situation dans laquelle l’ethnologue immerge les différents pour pouvoir se servir d’eux, afin de retrouver en eux la solidarité avec ses semblables mais aussi sa propre libération de la solidarité avec son je. La volonté de ne sacrifier ni l’une ni l’autre hypothèse (donc de recourir à une logique à plus de deux réponses qui n’exclut pas subitement une des deux hypothèse : recourir au modèle « machine anthropologique ») naît de la nécessité de ne nier ni que la sphère des différents procède d’un venir vers l’observateur (un venir vers qui se cristallise dans la fête), ni que de la part de l’observateur s’accomplisse une opération d’exploitation des différents (au moyen de l’immersion dans l’état de fête).
La phénoménologie de cette volonté et de cette nécessité peut être étudiée selon deux acceptions de la fête particulièrement importantes, la fête pacifique et la fête guerrière, comme elles apparaissent à ceux qui croient légitimement subdiviser l’humanité en « sauvages » ou inférieurs et en « civils » ou supérieurs. Naturellement, cette volonté et cette nécessité ne sont pas entièrement déterminées par la situation de ceux qui croient légitiment en une telle subdivision – et qui se posent rarement notre problème. Leurs comportements sont liés à des acceptions triviales, racistes et colonialistes plutôt qu’aux comportements matures de la culture européenne liés, à un niveau très élevé de sérieux scientifique, de dignité éthique, bref de critique intellectuelle pour rendre évidentes cette volonté et cette nécessité. Mais, justement parce qu’elles sont triviales, grossières, les comportements racistes et colonialistes sont les plus révélateurs, mutatis mutandis, du mécanisme qui, transposé à un niveau différent, pousse l’ethnologue non raciste et non colonialiste à chercher un modèle gnoséologique qui n’exclut ni le venir vers, de la sphère des différents vers l’observateur, utilisable seulement par lui, ni l’opération d’exploitation des différents par l’observateur ni la force qui pousse la sphère des différents à être utilisable ni la force que l’observateur exerce sur cette sphère pour l’utiliser.
4. Fête pacifique et fête guerrière
Aux exordes de l’ethnographie – de Jean de Léry, à André Thevet, au Père Lafitau27 – la fête pacifique des « sauvages » a été décrite comme un moment dans lequel les meilleures qualités des « sauvages » se manifestaient pleinement et dans leur plus grande pureté. La fête pacifique (donc toutes les multiples fêtes non liées directement à une activité belliqueuse) est le moment dans lequel le « sauvage », parfois en contraste avec son comportement le plus habituel, se révèle doux, susceptible d’émotion joyeuse ou funeste, capable de chanter sur un mode étrange mais touchant, etc. Cependant, puisque le « sauvage » est une créature inférieure et primitive, ses meilleures qualités sont corrompues par la grossièreté des instincts non disciplinés : la joie tend à devenir un sentiment orgiaque, la douceur se traduit par un simple état de calme de l’animal satisfait (par le repas, la boisson enivrante, les pratiques sexuelles, etc.). La bonté fondamentale de l’homme à l’état de nature (un concept qui ne fut sans doute pas inventé par Rousseau) font que même les hommes aux instincts indisciplinés font preuve de vertu. Le Père Lafitau parvient à souligner la courtoisie, le respect de la délicatesse, de la bienséance, chez les « sauvages américains » en fête, « sauvages » qu’il déclare être, d’un certain point de vue, supérieurs aux français de son temps. (Il est vrai, d’ailleurs que pour le Père Lafitau les « sauvages américains » ne sont pas vraiment des hommes jamais sortis de leur état de nature, mais les derniers descendants des « Pélagiens » méditerranéens, arrivés en Amérique et retournés à l’état sauvage).
La fête pacifique des sauvages coïncide, dans ses aspects vertueux, avec les modèles de célébrations opportunes de la fête (ou même de « sanctifications ») élaborés par des concitoyens non « sauvages » – même si souvent « inférieurs » – soit par le Rousseau protestant, soit par un moraliste catholique comme le chanoine Capecelatro à Naples à la fin du XVIIIe siècle. Ces célébrations de fêtes pacifiques entre les « civilisés » se différencient naturellement de celles des « sauvages » mais seulement par l’élimination de cette grossièreté présumée, par un calcul plus équilibré, par un ordre paternaliste de l’autorité.
La fête pacifique des sauvages finira par se traduire, chez Rousseau, en une emblématique expérience collective (d’hommes encore insuffisamment corrompus) dans laquelle la paix et la joie, ou la paix et la tristesse, sont vraies parce que communes. Rousseau, du reste, à la différence de la plupart des ethnographes du XVIIe et du XVIIIe siècle, mettra spécialement l’accent sur la fête pacifique mais aussi sur la joie (la fête des morts, pacifique et funeste, qui fut un topos récurrent dans les observations des premiers ethnographes, passe ainsi au second plan)28. Pour Rousseau, la fête des « sauvages » commence déjà à être dans la suspension du travail : d’un côté ça illustre le refus du travail corrupteur, du mouvement d’avidité de la possession, du devoir forcé et destructeur de la dignité humaine ; d’un autre côté c’est la pause qui scande les phases du travail non corrupteur, nécessaire pour développer les potentialités humaines, et c’est la pause qui permet (ou plutôt est) l’accès à la réserve d’énergie latente, implicite dans l’état de joie pacifique et de libération cyclique du conditionnement du devoir être. La fête pacifique des « sauvages », qui dans l’imagination de Rousseau, dansent joyeusement autour d’un pieu orné de fleurs, est le moment dans lequel l’homme est sans devoir être. Les fêtes de la révolution française29, inspirées au moins en partie du modèle rousseauiste, le trahiront dans la mesure où elles deviendront des emblèmes du devoir être collectif. Les fêtes de la Déesse Raison et de l’Être Suprême seront les moments dans lesquels la structure de la société exemplaire, donc de l’exemple du devoir être, sera représentée à tous et devant tous.
Aux yeux de l’observateur « civil », les fêtes des « sauvages » dans lesquelles apparaît le devoir être, ont toujours été les fêtes guerrières. Pour l’homme « civil », l’activité guerrière ne peut pas ne pas être un devoir, ou plutôt est un des exemples les plus saillants du devoir par excellence. Il doit combattre pour le souverain, pour la patrie, pour l’idéal, pour la classe, etc. Par conséquent, pour le « sauvage » aussi, la fête guerrière ne peut pas être ce moment de déconditionnement, d’être un moment sans devoir être ; la fête guerrière sera plutôt le moment dans lequel le devoir [de combattre] trouve rituellement sa confirmation et sa représentation. Pour des raisons identiques, une fête pacifique mais funeste (une fête des morts) n’est pas un exemple de déconditionnement : une fête funeste, même quand elle n’a rien à voir avec une guerre contre des adversaires humains (qui ont été, par exemple, les meurtriers d’hommes regrettés) est toujours une fête de la lutte dans la guerre de l’existence contre la mort. Elle a donc pour fondement – et pour immédiat objet de représentation – un devoir être précis : qui peut aussi être décrit comme un devoir non mourir.
Dans la fête le « sauvage » révèle la pire part de ses instincts – sa « méchanceté », sa « cruauté », son « appétit féroce du sang », etc. – (face aux fêtes guerrières les premiers ethnographes sont revenus généralement horrifiés) ; d’autre part dans la fête guerrière, le « sauvage » trahit l’idéal de la fête comme déconditionnement, comme pause du travail, comme être sans devoir être (devant cela Rousseau prend une attitude de refus et de silence).
Le « sauvage » est digne d’un quelconque respect tant qu’il est doux (quoique sa douceur soit contrebalancée par les excès de ses instincts indisciplinés – pour les premiers ethnographes) ; et quand il se révèle cruel, le « sauvage » est abominable (quoique les premiers ethnographes ne manquèrent pas de faire allusion à sa fierté, à son courage, etc.). Le « sauvage » dans la fête pacifique vient à la rencontre de l’observateur « civilisé » : il s’offre comme un modèle humain imparfait et cependant non privé de vertu, au point de servir d’exemple édifiant et critique au « civilisé » corrompu. Le « sauvage » dans la fête guerrière refuse d’être connu par l’observateur « civilisé » comme si le mysterium iniquitatis échappait à la connaissance ; dans la fête guerrière le « sauvage », très exalté, porte en lui tous les vices qui correspondent à la vertu belliqueuse du « civilisé » quand il se débarrasse des motifs de la justice, de l’honneur, etc.
Revenons maintenant aux deux hypothèses contrastantes qui peuvent être acceptées paradoxalement ensemble si on se sert du modèle « machine anthropologique » : 1) la fête est une situation qui, dans la sphère des différents, vient à l’ethnologue et lui permet d’utiliser les différents comme de doubler les ex-égaux et le je ; 2) la fête est la situation dans laquelle l’ethnologue immerge les différents pour pouvoir se servir d’eux, afin de retrouver en eux la solidarité avec ses semblables mais aussi sa propre libération de la solidarité avec son je. La phénoménologie de l’approche de la fête pacifique (des « sauvages ») semble actualiser l’hypothèse n° 1. La fête pacifique est appréhendée comme la suspension périodique du devoir être et de sa représentation ; c’est l’instant où, de la sphère de l’universellement humain, apparaît à l’ethnologue les images de l’homme dans une virtuose expérience collective. L’hypothèse n° 2 s’actualise, symétriquement, dans la phénoménologie de l’approche de la guerre. La fête guerrière est une répétition périodique de l’instant dans lequel le devoir être et sa représentation atteignent la plus grande intensité. C’est l’instant où l’ethnologue immerge les différents dans la sphère (créée par lui) de leur diversité, pour pouvoir reconnaître en eux une humanité en état de faute, d’incivilité, de cruauté « instinctive », etc. et aussi pour retrouver dans cette sphère les situations (éthiquement négatives) où tous les hommes forment une collectivité solidaire par leurs vices. Cette collectivité, en état de fête guerrière « sauvage », permet en outre à l’ethnologue de dédoubler son propre je : « je » est un autre puisqu’il est entièrement assimilé dans l’universellement humain, dans la solidaire masse humaine cultivée à l’acmé de sa propre férocité – et donc dans un état de radicale diversité quant à l’être « civilisé » de l’ethnologue. Dans le je de l’ethnologue il y a le je du « sauvage » : l’ethnologue peut l’observer avec détachement, peut le séparer puisque l’ethnologue est « civilisé ». « Civilisé » est le regard de l’observateur, « sauvage » est le je de l’observateur. La différence entre le je et le regard est plus profonde quand le je montre son être « sauvage » et sert de pierre de touche à la civilisation : avec le devoir être et sa représentation. Dans la sphère qui appartient au regard de l’ethnologue, les acceptions les plus énergiquement agressives du devoir être et de sa représentation – la guerre, l’élimination de l’adversaire, etc. – sont extrêmement « civilisées » : la guerre « juste », « héroïque », la « nécessaire » élimination de l’individu anormal, dangereux. La guerre « sauvage » (par guerre nous entendons tout acte agressif organisé par un groupe contre un autre groupe) s’oppose à la guerre « civilisée » : dans cette opposition nous pouvons saisir les termes d’un contraste entre le je et le regard de l’ethnologue. L’usage des différents, leur immersion dans l’état de fête guerrière sert précisément à créer le cadre d’un référent gnoséologique pour cette opposition.
5. Action festive, temps festif.
La connaissance de la fête présente aussi une autre alternative étrangère à ce moment marqué entre le je et le regard de l’observateur. C’est l’opposition entre action festive et temps, l’un et l’autre comme points de départ des éléments caractéristiques des deux différents modèles gnoséologiques.
Dans The Theory of the Leisure Class Thorstein Veblen observe que « Les dons et les fêtes ne tirent probablement pas leur origine d’une ostentation naïve, mais bien au contraire d’une fonction utilitaire qu’ils ont conservé jusqu’à aujourd’hui… Des festivités coûteuses comme le potlach ou les bals sont spécialement appropriées à cette fonction »30. L’attention de Veblen n’est pas dirigée vers le temps de la fête, à la fête comme instant périodique ou aux rapports entre fête et temps, mais plutôt à l’action festive. La fête est, dans le contexte de Veblen, un comportement déterminé qui rentre dans les catégories de l’« ostentation ingénue » et d’un « voyant gaspillage ». Le festif c’est se comporter de façon ostentatoirement ingénue ou gaspiller visiblement, indépendamment de la place dans le temps, ou même contre le temps de cet agir. Veblen, d’autre part, ne se détourne pas, accidentellement ou superficiellement, de la dimension temporelle de la fête même s’il se préoccupe, délibérément, de considérer l’agir festif par rapport à ses conséquences « profanes » (dans une perspective différente, sacrée ou respectant un élément d’importance quant aux conséquences d’un prestige social, Veblen admettait que : « Les dons et les fêtes ne tirent probablement pas leur origine d’une ostentation naïve… »). Comme l’observe Joseph Kenneth Galbraith, « en réalité, l’anthropologie et la sociologie de Veblen sont des armes et des cuirasses plus qu’une science. Il a recours au comportement de la classe puissante – de la classe toute puissante – de son temps31 » pour l’éclairer (en la rendant ridicule). À ses yeux le comportement festif des « classes toutes puissantes de son temps » n’avait de liens avec la temporalité que dans la mesure où il reflétait la conviction (des classes dominantes) que cette temporalité aboutisse, entre des limites resserrées, à un éclat d’éternité qui était l’éternité et dans lequel une seule brève séquence dynamique correspondait au chemin vers le succès. La fête des « classes de loisir », qui se trouve à l’intérieur de cet éclat présupposé d’éternité est une fête qui participe à une modeste dynamique temporelle. Fête immobile comme doit être immobile le saeculum des « classes de loisir », elle est étudiée comme un ensemble rigide d’action, achevant une fois pour toutes ces efficaces promoteurs de réputation, de « good fame ».
À la page de Veblen nous en confrontons une de Walter Benjamin :
Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. La Grande Révolution introduisit un nouveau calendrier. Le jour qui inaugure un calendrier nouveau fonctionne comme un accélérateur historique. Et c’est au fond le même jour qui revient sans cesse sous la forme de jours de fête, qui sont des jours de commémoration. Les calendriers ne mesurent donc pas le temps comme le font les horloges. Ils sont les moments d’une conscience historique dont toute trace semble avoir disparu en Europe depuis cent ans […]32.
Les derniers mots de cette citation (« … d’une conscience historique dont toute trace semble avoir disparu en Europe depuis cent ans »), sauf la référence spécifique à l’Europe, semblent confirmer le choix de Veblen quant à l’opportunité d’étudier la fête des « classes de loisir » comme une action festive plutôt que comme un temps festif. Les « classes de loisir » ne possèdent plus ni horloges ni calendriers, et utilisent comme calendrier les horloges du temps parcouru dans le passé. En se tournant vers celui qui reste maître de ses forces « pour faire éclater le continuum de l’histoire », Benjamin se trouve avant tout devant la fête comme temps festif. L’action festive, à ses yeux, n’est autre que cette action où se réalise la conscience de « faire éclater le continuum de l’histoire ». Si dans la perspective de Veblen une fête est nécessairement un « gaspillage voyant », dans la pensée de Benjamin elle est festive autant que dans un épisode de la Révolution de Juillet :
Au soir du premier jour de combat, on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges. Un témoin oculaire, qui devait peut-être sa clairvoyance au hasard de la rime, écrivit alors :
« Qui le croirait ! On dit qu’irrités contre l’heure,
De nouveau Josués, au pied de chaque tour,
Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour33. »
Cette opposition entre connaissance de la fête comme action et comme temps, est en fait liée au parallélisme de l’opposition entre le je et le regard de l’observateur, de l’ethnologue. La fête comme action festive est, chez Veblen, un modèle gnoséologique qui nie toute qualité collective aux fêtes (ce sont des initiatives égoïstes et singulières, appropriées à une communauté restreinte qui les subit au lieu d’y participer comme protagoniste dans la mesure où on y accorde son consentement). La fête comme temps festif est chez Benjamin, un modèle gnoséologique qui implique comme conditions sine qua non la collectivité et l’auto-affirmation de cette expérience festive. La fête pensée par Veblen est celle des « sauvages » : celle des sauvages Papous (pratiquée par « ostentation ingénue ») ou celle des Vanderbilt ou des Astor (« gaspillage voyant »). La fête pensée par Benjamin est celle des « civilisés » qui se servent de calendriers – de leurs nouveaux calendriers – et non de montres. Du point de vue de Benjamin, les Vanderbilt ou les Astor sont des sauvages avec des réveils au cou et qui s’en servent pour connaître le temps (« What time is it ? » = « What is the time ?34 ») alors que les « civilisés » sont ceux qui regardent le temps sur le calendrier. Nous avons suffisamment renversé cette relation pour retrouver l’opposition frontale entre le je et le regard de l’ethnologue. Le « sauvage » est celui qui célèbre la fête pour savoir en fait l’heure qu’il est sur le cadran calendaire du temps sacré – et pour lui, comme pour le je de l’ethnologue, ça signifie s’unir à un moment du temps comme à un point de l’espace. Le « civilisé », dont le regard est celui de l’ethnologue, se sert de la fête pour pouvoir observer et, si l’optique n’est pas une opinion, pour pouvoir être observé ; pour être l’objet des regards qui fabrique la « good fame ».
Un lien entre les deux modèles gnoséologiques de la fête comme action festive et comme temps festif et entre les modèles (parallèles aux précédents) du je et du regard de l’ethnologue, se trouve dans ce que nommerons l’anthropologie symbolique de Elias Canetti. Dans la partie de Masse und Macht dédiée aux « masses festives », Canetti souligne la concentration et le relâchement de l’expérience festive :
Il y a beaucoup de gens dans un espace limité, et tous ceux qui se déplacent dans cette zone peuvent y participer. On offre au plus grand nombre le rendement de la culture et de l’élevage. […] Il y a plus qu’ils ne pourraient tous consommer, c’est pourquoi il en arrive toujours plus. […] Rien ni personne ne les menace, rien ne les met en fuite ; vie et plaisir sont assurés pendant la fête. Beaucoup d’interdits et de séparations sont abolis, l’adhésion à tout ce qui est inhabituel devient habituel et favorable. L’atmosphère est au relâchement et non au défoulement. Ce n’est pas un but commun qu’ils doivent tous ensemble atteindre. La fête est le but et il a été atteint35.
Canetti, comme il apparaît clairement dans la citation, étudie ici la masse festive uniquement dans son rapport à la fête pacifique. Il aborde en même temps l’action festive et le temps festif (« On vit dans la perspective du moment et on le détermine consciemment. […] … on a la sensation de garantir de nombreuses fêtes futures en participant au plaisir commun de la fête de tous. […] Les fêtes s’appellent l’une l’autre, et à travers la concentration de choses et de personnes la vie se multiplie36 ») puisqu’il dispose d’un dénominateur commun pour l’une et l’autre, c’est-à-dire le symbole de la concentration évoqué dans un contexte de participation au « plaisir commun » qui est « relâchement » et non « défoulement ». Ce dénominateur commun permet de circonscrire l’expérience festive dans des termes morphologiques de biologie sociale : la fête (fête pacifique) est pour le corps social la phase précise du processus de l’existence dans laquelle la consommation des biens de consommation sert de garantie et d’accélérateur de survie. Il existe pour le corps social une substance nutritive privilégiée (les biens de consommation concentrés) et un moment d’ingestion privilégié (le moment de la concentration comme réjouissance dans le relâchement) qui garantissent et accélèrent la survie. Substance et moment privilégiés se rencontrent dans la fête (pacifique). La beauté est d’ailleurs, comme le disait Wöllflin, dans l’œil de celui qui regarde. Substance et moment peuvent se rencontrer dans la beauté de la fête, puisque dans l’œil de l’observateur (de Canetti, ethnologue, sociologue, anthropologue) ils sont, ou tout au moins, ils sont d’opérants cristaux symboliques comme les fragments du miroir du diable dans l’œil et dans le cœur du petit Kai de la Reine des neiges de Andersen. La concentration, le cumul, est le premier cristal symbolique opérant : un symbole « reposant en soi » mais dans l’organisme du corps social de la même manière que dans l’œil de l’observateur. Ou du moins que l’observateur croit opérant dans l’organisme du corps social à partir du moment où il le voit opérant dans l’organisme du corps individuel : microcosme par rapport au macrocosme du groupe, microanthropie par rapport à la macroanthropie que Canetti observe dans l’évocation de la masse. En observant la macroanthropie Canetti déclare que le fonctionnement des cristaux symboliques est pathologique : ils ne permettent pas la survie ou, s’ils la permettent, c’est cruellement aux dépens des individus singuliers qui font partie de l’organisme social. La fête guerrière est un phénomène pathologique mais différemment de la fête pacifique. La fête guerrière clôt le temps dans un instant qui meurt ; la fête pacifique ouvre le temps au rappel des fêtes qui « s’appellent l’une l’autre ». L’appel est la norme instinctive de survie de l’organisme individuel et social ; la survie est donc ouverture du temps à la durée collective alors que le survivre du singulier devant ses victimes est fermeture du temps dans la durée individuelle, et, la durée individuelle n’est rien d’autre que la caricature macabre de la survie : ce n’est rien d’autre que la promenade entre les tombes d’un solitaire qui se plaint d’être en vie alors que les autres sont morts. Les tombes, selon une image antique, ont développé pour chacun de nous une fonction d’engloutissement37 qui devrait être réservée à l’organisme social : les autres sont mangés comme dans la fête les biens accumulés sont mangés par la collectivité. Le singulier survivant est privilégié parce que survivant – mais il est resté à jeun. Ce n’est pas lui mais les tombes qui ont mangé les autres ; ce n’est pas lui mais les tombes qui ont tiré une subsistance de ce banquet. La fête des tombes, la fête du survivant singulier est le noyau de la fête cruelle dont nous avons parlé.
Dans les pages de Canetti l’action festive (de la fête pacifique) est étroitement solidaire du temps festif. Comme nous l’avons vu, l’action festive de la fête est le temps de la fête : « Les fêtes qui s’appellent l’une l’autre… ». La solidarité entre action et fête implique aussi la solidarité entre le je et le regard de l’observateur ; ou, si on veut, la solidarité entre le je et le regard de l’observateur détermine la solidarité entre action et temps festif. Mais la solidarité entre le je et le regard de l’observateur qui procède du fait de l’observateur – dans le cas de Canetti – n’est effective que dans la mesure où il se regarde lui-même, un lui-même qui est un organisme biologique fonctionnant en vue de sa propre survie dans le temps de la collectivité : le temps dans lequel la macroanthropie fonctionne en vue de sa propre survie.
6. Fêtes « populaires »
Alors que les résultats provisoires de cette étude analyse le fonctionnement de la machine anthropologique dans un cadre strictement ethnologique, dans lequel apparaissent les « sauvages », il reste à considérer le fonctionnement de cette machine dans le cadre du folklore. Ici ce ne sont pas vraiment des « sauvages » mais des « civilisés » aux marges de la civilisation : dans leur sphère de comportement, la civilité qui semble particulièrement, et inégalement, raréfiée, oppose – avec une faible résistance – une modeste limite parfois perméable à la « non-civilisation ». C’est parfaitement évident, durant ces deux derniers siècles, dans le cadre du développement du folklore comme discipline scientifique.
La fête « populaire » étudiée par les folkloristes est liée à la perspective de notre recherche sur la « fête des fous » médiévale38. Nous soulignons dans la perspective de notre recherche, c’est-à-dire du point de vue d’une étude comme la nôtre, sur la connaissabilité de la fête, donc de ses mécanismes et sur le fonctionnement des modèles gnoséologiques appliqués à la fête. Nous n’affirmons pas que la « fête des fous » est en soi pour soi, indépendamment de la fonction qui se développe dans le phénomène de la connaissabilité de la fête, c’est-à-dire le point de départ fondamental de la genèse historique des fêtes folkloriques. La « fête des fous » constitue le miroir dans lequel se reflète directement la situation intermédiaire entre les deux hypothèses désormais plusieurs fois démontrées dans la phénoménologie de l’approche scientifique de la fête. Les protagonistes de la fête folklorique – dans la plupart des cas : populations agricole dans des zones « civilisées » modernes – sont, aux yeux du folkloriste, à un stade intermédiaire entre le « sauvage » et le « civilisé ». Leurs fêtes sont presque toujours des fêtes pacifiques39 – parce qu’ils sont, en vivant dans un état de « civilisation » raréfiée, toujours non-ouverts à la sphère de la civilisation et qu’ils ne subissent pas d’ordres vertueux. Il s’agit cependant de fêtes pacifiques pour lesquelles l’hypothèse n° 1 de la page 19 ne s’applique pas entièrement. Dans cette fête on ne peut pas contrôler l’affleurement de la sphère de l’universellement homme – vers le savant – d’une image de l’homme qui fait une expérience collective vertueuse (comme il arrive inversement dans la fête pacifique des « sauvages »). Et ceci parce que la fête folklorique est connue comme une suspension périodique du devoir être, à laquelle participent des personnes – le « peuple », la population agricole, etc. – qui n’ont pas l’entière possibilité de suspendre périodiquement leur devoir être : à partir du moment où ils participent, imparfaitement, à la « civilisation » ils ne sont plus « sauvages ».
D’autre part, dans la mesure où la fête folklorique est une fête moderne et supposée non cruelle, elle résulte d’un fait privé authentiquement festif. Une fête moderne n’est pas une fête collective car il n’y a pas collectivité de la fête heureuse (la fête cruelle n’est pas collective : non parce que [dans la vraie collectivité] « l’homme est bon », mais parce que tautologiquement le sens festif est configuré comme une sorte d’expansion collectivo-heureuse vers la durée de la collectivité) dans les cadres socio-politiques d’une culture qui isole les protagonistes du folklore entre les sauvages et les civilisés. Celui qui n’est pas parfaitement civilisé, n’est pas civilisé et est substantiellement sauvage. Il y a donc un singulier paternalisme des enquêtes sur le folklore ; soit parce que chez les protagonistes du folklore on reconnaît des inférieurs, soit parce qu’on y reconnaît les « compagnons » des étranges et estimées prérogatives culturelles. Dans ce dernier cas on parlera même de paternalisme entaché d’enthousiasme et d’admiration ou de pathos sympathique envers les modalités du comportement des opprimés. En corrompant la qualité gnoséologique de ces approches, survient perpétuellement le quotidien, donc le non-festif par excellence, matrice a priori d’une contradiction qui se résume dans la perception de l’histoire comme continuum.
7. Conclusion
Le quotidien, ce qui entoure de façon continue l’homme, n’est pas un cadre immobile ou changeant seulement dans la mesure où il s’effondre et se renouvelle par des lois biologiques, physiques, chimiques ; il est plutôt la paradoxale substance d’un rythme épiphanique : il est une « force-substance » rythmique (pour utiliser les mots de Raffaele Pettazzoni40) qui, dans le milieu des sciences, se traduit en rythme gnoséologique. La différence entre l’homme « antique » ou l’homme « primitif » qui vit la fête et le chercheur moderne qui se préoccupe de connaître la fête, vient de la différence entre épiphanie et gnosie. Le rythme gnoséologique, perceptible chez le chercheur, est le rythme même du fonctionnement de la machine anthropologique. Puisque nous sommes justement dans la situation du chercheur et non pas de celui qui vit la fête, nous ne pouvons pas avancer de sérieuses hypothèses sur ce qui, peut-être, se cache derrière les murs translucides de la machine anthropologique. La machine fonctionne selon un rythme – particulier – de dévoilement et d’occultation du quotidien comme expérience gnoséologique (et non comme expérience épiphanique). Le quotidien à l’instant où il se dévoile est le différent – l’homme à l’instant où il apparaît dans son état festif est le différent. Le quotidien dans la phase d’occultation et l’homme dans son état non festif sont le connu et l’égal. Ce qui vaut aussi pour le je de l’observateur et de l’ethnologue. Mais l’ethnologue moderne ne dispose pas de la faculté de se dévoiler à lui-même, de s’apparaître dans un état festif : il lui est donc interdit d’accéder à son propre je, dans la mesure où cet accès présuppose une distance préliminaire, une diversité entre celui qui observe et son je (ou autrement dit entre le je et le soi – et dans cette phrase je indique objectivement l’observateur et non l’observé, le soi). Pour se connaître il faut avant tout se séparer et se mettre devant son propre je (soi) comme devant un différent. On se trouvera alors devant quelque chose de difficile à connaître (justement un différent) ; mais l’expérience festive permettra d’actualiser le paradoxe de la connaissance d’un différent à l’instant surtout où il sera différent. Tout ceci est interdit à l’ethnologue moderne. En l’absence d’expériences épiphaniques, privé d’images révélatrices, l’ethnologue ne peut avoir à faire qu’aux machines, les modèles gnoséologiques fonctionnant – la machine mythologique, la machine anthropologique – qui laissent entendre que sont contenues en leurs centres, comme noyau inaccessible, le premier moteur immobile, les images épiphaniques.
Est-il permis, dans une recherche scientifique, de donner crédit à tout ce que les machines disent ou laissent entendre tacitement autour de leur présumé moteur immobile et invisible ? Rien ne permet de l’affirmer et indubitablement il est nécessaire de vaincre une certaine répugnance à accepter de substituer – comme objet d’étude – la machine mythologique au mythe, la machine anthropologique à l’homme. Il y a d’ailleurs le soupçon que cette conclusion soit l’objectif caché et camouflé de la machine, donc le point auquel visent les forces sociales qui dominent les situations culturelles et dans lesquelles les machines sont vraies et fonctionnelles. Les machines semblent laisser entendre qu’elles contiennent une réalité inaccessible. Mais nous ne pouvons pas exclure que ce soit une de leurs astuces (c’est-à-dire la force de conservation des dominantes sociales qui permettent l’existence de la machine) : faire allusion à un premier moteur immobile, justement pour ne pas y croire, et faire croire uniquement, dans les machines, en leurs limites vides et constituées de mécanismes de production qui isolent de ce qui ne produit pas pour parvenir à le rendre apparemment inexistant.
Mais pour découvrir l’existence de la ruse de la machine et découvrir si au-delà d’elle existe ce quelque chose qui ne produit pas, il faut détruire, non pas la machine qui se reformerait comme les têtes de l’Hydre, mais la situation qui rend les machines vraies et productives. La possibilité de cette destruction est exclusivement politique ; son risque, d’un point de vue gnoséologique, est que les machines soient vraiment vides et qu’elles montrent donc leur infinie vacuité et qu’elles s’imposent comme une paradoxale machine négative qui produit le rien de rien. Toutefois, il ne s’agit pas d’un vrai risque, à partir du moment où il est impossible, avant la destruction, d’avancer des hypothèses dignes de foi sur l’après (la même expression « machine négative qui produit le rien de rien » est liée à l’aujourd’hui, c’est le prévisible aujourd’hui, donc le plus improbable demain). Détruire la situation qui rend la machine vraie et productive – la « machine anthropologique », la « machine mythologique » – signifie, par ailleurs, s’avancer au-delà des limites de la culture bourgeoise, mais aussi chercher à déformer un peu les limites aux confins. L’impossibilité de la fête comme instant vraiment collectif, aujourd’hui, vient des caractéristiques mêmes, particulières, de la société bourgeoise ; la non-connaissabilité de la fête, aujourd’hui, vient des caractéristiques de cette culture que cette société a mûries et exprimées (et ce n’est justement pas un hasard si la société et la culture ont conservé avec soin la tradition). Le discours que nous avons développé visait jusqu’ici à tracer précisément le cadre de ce phénomène. Une fois le développement de ce phénomène examiné, notre attitude n’est pas de regretter les fêtes collectives du passé ou dans des cultures différentes de la nôtre : nous ne connaissons pas les éventuelles qualités positives ou négatives de ces fêtes ; le fait qu’elles aient été probablement des expériences collectives, n’attribut pas, de fait, à ces fêtes un caractère positif (il y eut et il y a des expériences néfastes pour les hommes : soit pour ceux qui n’étaient pas protagonistes, soit pour ceux qui l’on subit). Notre attitude n’a pas non plus prouvé avec certitude l’hypothèse que dans une société différente de la société bourgeoise, dans une société née d’une révolution socialiste, le degré de collectivité atteint dans les expériences de l’existence et de la culture, soit directement proportionnel à une qualité festive retrouvée et à une meilleure connaissabilité de la fête. Les murs de la machine anthropologique restent impénétrables et empêchent des prévisions exactes. Dans le même temps notre non-connaissance actuelle de la fête empêche la possibilité d’évaluer, d’un point de vue politique et social, si c’est un bien ou un mal. Quant à une éventuelle meilleure connaissance de la fête qui viendrait d’une augmentation de la possibilité de l’expérience festive, il n’y a pas d’intérêt aujourd’hui à se demander si elle pourrait être pour soi un bien ou un mal. Le problème gnoséologique ne peut être isolé, rendu autonome, séparé du problème politique et social : un plus grand degré de connaissance de la fête peut être, dans ce cadre (et non : dans cette mesure), un bien ou un mal où s’expérimentent concrètement le bien ou le mal d’une augmentation de la possibilité d’expériences festives dans le contexte d’une société différente.
Texte initialement paru dans l’ouvrage La fête et la machine mythologique aux éditions Mix (2008). Il est ici publié avec l’aimable autorisation de l’éditeur, Fabien Vallos, qui a également traduit le texte de l’italien. Nous l’en remercions chaleureusement.
- Benedetto Croce, La leteratura della nuova Italia. Saggi critici (Scritti di storia letteraria e politica xxxiii), vol. vi, Bari Latterza, 1957, p. 190 sq. Toutes les citations et Croce et de Conti sont tirées de cet ouvrage. [↩]
- C’est l’adjectif utilisé par Croce pour critiquer Johann Jakob Bachofen : cf. B. Croce « Bachofen e la storiografia afilologica », in Atti della R. Academia di scienze morali e politiche di Napoli, 51 (1928). [↩]
- Nous aurons besoin de tenir compte des principales contributions à l’étude de la fête de la période classique : E. Samter, Familienfeste der Griechen und Römer, Berlin, Reimer, 1901 ; M. P. Nilsson, Griechiste Feste, Leipsig, Teubner, 1906 ; L. Deubner, Attische griechischen Kalenders, Lund, 1962 ; G. Piccaluga, Elementi spettacolari nei rituali festivi romani, Rome, 1965 (avec W. W. Fowler, The Roman Festivals, Londres, Macmillan, 1925). Dans ce texte, bien que le problème de la fête grecque et romaine ne soit pas entrevu, nous avons souvent puisé dans cette littérature scientifique. Pour d’autres éléments sur la notion de « fête », nous avons par ailleurs utilisé des œuvres essentiellement descriptives et documentaires, comme : H. Pfannenschmind, Germanische Erntfeste in heidn. u. christl. Cultus, mit bes. Beziehung a Niedersachsen, in « Beitr. z. german. Altertumskunde u. kirchl. Archäologie », 1878 ; A. De Gubernatis, Storia comparata delli usi natalizi in italia e presso gli altri popoli indoeuropei, Milan, Treves, 1878 (réédition anastatique, Bologne, Forni, 1969), et Storia comparata degli nuziali in Italia e presso gli altri popoli indoeuropei, Milan, Treves, 1878, (réédition anastatique, Bologne, Forni, 1969) avec lequel il est utile de confronter le travail de H. Usener, Das Weihnachtsfeste (1889) et Christliche Festbräuche (1889) ; V. Forcella, Tornei e giostre, ingressi trionfali e feste carnevalesche in Roma sotto Paolo iii, Rome, T. Artigianelli, 1885 ; et plus récemment les études rassemblées par J. Jacquot dans les deux volumes de Les fêtes de la Renaissance et Fêtes et cérémonies au temps de Charles Quint, Paris, cnrs, 1959-1960 ; F. Sieber, Volk und volkstümliche Motivik im Festwerk des Barocks, Berlin, Akademie-Verlag, 1960 ; P. Toschi, Invito al folklore italiano. Le regioni e le feste, Rome, Studium, 1963. [↩]
- Karoly Kerényi, La religione antica nelle sue linee fondamentali, Rome, Astrolabio, 1950, p. 48. [↩]
- Ibidem. [↩]
- Ibid. 1. p. 60. [↩]
- Cf. Furio Jesi, « Cesare Pavese, dal mito della festa al mito del sacrificio », in Letteratura e mito, Turin, Einaudi, 2002, p. 161-176. [↩]
- Roger Caillois, « Théorie de la fête » in Nouvelle Revue française, janvier 1940, p. 49 (cit. in M. Horkheimer et Th. W. Adorno, Dialectique de la raison, Gallimard, 1974, p. 114). [↩]
- Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour. Archétype et répétition, Paris, Gallimard, 1949. [↩]
- G. Cocchiara, Il paese de Cuccagna e altri studi di folklore, Turin, Einaudi, 1956, p. 159-187, et La fête des fous et des sous-diacres, de Jacques-Antoine Dulaure. [↩]
- Cf. Initiation, Contribution to the Theme on the Study-Conference of the International Association for the History of Religions, Held at Strasburd, September 17th to 22nd 1964, edited by C. J Bleeker, « Studies in the History of Religions » (Supplements to Numen) x, Leiden, Brill, 1965. [↩]
- Voir note 7. [↩]
- M. Horkheimer et Th. W. Adorno, Dialectique de la raison, op. cit., p. 114. [↩]
- C’est l’expression utilisée par Thomas Mann dans la dernière phrase de Der Zauberberg (1924) : « Wird auch aus diesem Weltfest des Todes, auch aus der schlimmen Fieberbrunstn die rings den regnerischen Abendhimmel entzündet, einmal die Liebe steigen ? ». [↩]
- Robert Musil, L’Homme sans qualité, trad. Philippe Jaccottet, Seuil 1956, p. 11. [↩]
- Marcel Prévost, Les Demi-Vierges, [1893], Mémoire du Livre, 2001, p. 134. [↩]
- Charles Baudelaire, Œuvres, texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, Paris, Bibliothèque de la Pléïade, 1956, p. 315 (« Le crépuscule du soir »). [↩]
- Thomas Mann, Tonio Kröger, Stock, 1923, p. 32. [↩]
- Edmund Wilson, Il castello di Axel. Studio sugli sviluppi del simbolismo tra il 1870 e il 1930, Milan, Il Saggiatore, 1965, p. 130. [↩]
- Elias Canetti, Massa e potere, traduit par Furio Jesi, Milan, Rizzoli, 1972, p. 219-228. [↩]
- Nous pensons en particulier au paragraphe « Walpurgisnacht » au chap. v ou à la « fête » désirée par Mynheer Peeperkorn au paragraphe « Vingt et un » du chap. vii. [↩]
- Jean Starobinski, L’Invention de la liberté 1700-1789, Gallimard, 2006, p. 85. [↩]
- Edmund Wilson, Il castello di Axel, op. cit. p. 153. [↩]
- E. T. A. Hoffmann, Le cœur de pierre [1817], in Contes, Gallimard, 1998. [↩]
- Ibidem. [↩]
- Furio Jesi, Il mito, Milan, isedi, 1973. [↩]
- Cf. W. Strachey, The History of Travel into Virginia Britania [1612], Londres, 1953 ; R. Beverley, The History and Present State of Virginia [1705], N.C. University of North Carolyne Press, 1947. Voir aussi : A. C. Taylor, Le Président de Brosses et l’Australie, Paris, Boivin, 1937. [↩]
- Voir Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, et La lettre à d’Alembert ainsi que la page de ce présent ouvrage. [↩]
- Le musée Carnavalet à Paris conserve quelques estampes et aquarelles qui représentent la fête de la Raison et celle de l’Être suprême. Sur les fêtes révolutionnaires voir : Boissy d’Anglas, Essais sur les fêtes nationales, Paris, an ii (1793) ; Français de Nantes, Esprit des fêtes sans-culottides, Paris, an ii (1793) ; Lequinio, Des fêtes nationales, Paris, an iii (1794) ; et en général les ouvrages trouvés dans la bibliographie de E. Soreau, Les cultes révolutionnaires. Leurs origines et La religion et la révolution française in Histoire générale des religions (sous la direction des de M. Gorce et R. Mortier) Paris, Bloud et Gay, t. iv, 1952. [↩]
- Th. Veblen, La théorie de la classe de loisir, Gallimard, épuisé. [↩]
- J. K. Galbraith, « Thorstein Veblen et la théorie de la classe de loisir », in Communità, n° 171, janvier 1974, p. 57. [↩]
- Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, in Œuvres, vol. iii, p. 440, Gallimard 2000. [↩]
- Ibid. p. 440. [↩]
- Ibid. p. 441. [↩]
- Elias Canetti, Massa e potere, op. cit., p. 63-64. [↩]
- Ibid. p. 64. [↩]
- Cf. W. Deonna, « Éros jouant avec un masque de Silène », in Revue Archéologique, 5° série (1916), 1, p. 74-97 ; Furio Jesi, « Bes e Sileno », in Ægyptus, juillet-décembre 1962, p. 267-275. [↩]
- Son caractère de « folie » c’est-à-dire son périodique antinomisme entre sacrilège et licence, a été interprété comme la survivance tardive de la fête et comme la suspension du temps historique et de ses propres normes de validité : retour périodique (et régénérant ?) à une situation primordiale ; cf. C. G. Jung « Contributo allo studio psicologico della figura del Briccone », in P. Radin, C. G. Jung, K. Kerényi, Il briccone divino, Milan, Bompiani, 1965, p. 179-183 ; H. Cox, La festa dei folli. Saggio teologico sulla festività e la fantasia, Milan, Bompiani, 1971. Documents in Du Tilliot, Mémoires pour servir à l’histoire de la fête des fous, qui se faisoit autrefois dans plusieurs Églises, Losanne et Genève, Bousquet, 1741 ; F. Neri, Le abbazie degli stolti in Piemonte nei secoli xv e xvi, Turin, Loescher, 1902. Voir aussi La fête des fous et des sous-diacres de Jacques-Antoine Dulaure, parce que l’attitude de Dulaure est significative du discours historique sur la connaissabilité de la fête. Il s’agit, en fait, de la position polémique d’un membre de la Convention envers une fête, qui à ses yeux, résume la corruption de la religion chrétienne. En face des très morales fêtes révolutionnaires, la fête chrétienne des Fous servait à illustrer l’immoralité de la religion traditionnelle et du clergé. Dans ce texte Dulaure relie la description de la Fête des Fous à d’autres formes de « licences » et de « débauche » dans les milieux religieux chrétiens : fustigations, processions de nus, etc. Sur Dulaure voir Mémoires de Dulaure, avec une introduction de M. L. de la Sicotière, Paris, 1862. [↩]
- Cf. V. Lanternari, La grande festa. Storia del Capodanno nelle civiltà primitive, Milan, Il Saggiatore, 1959. [↩]
- R. Pettazzoni, La confessione dei peccati, Bologne, Zanichelli, 1929, vol. i, p. 53. [↩]