La dialectique de la dépendance

Le capitalisme ne s’est jamais développé de façon uniforme : on sait que l’économie mondiale a présenté une tendance à se diviser entre un « centre » et une « périphérie ». Ruy Mauro Marini, dans ce texte classique de 1972, présente les arguments du versant anticapitaliste de la théorie de la dépendance. Pour cet auteur, comprendre le sous-développement latino-américain implique de réaliser que l’intégration au capitalisme s’y est faite à partir d’un désavantage productif structurel. Pour compenser ce désavantage, les bourgeoisies subalternes ont surexploité les travailleurs locaux, structurant sur le très long terme leurs économies. Les conséquences du développement inégal à l’échelle mondiale sont ici périodisées, et rendent compte de la profonde polarisation des classes et du caractère explosif des contradictions de l’industrialisation dépendante.

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I

Forgée dans le feu de l’expansion commerciale déclenchée, au XVIe siècle, par le capitalisme naissant, l’Amérique latine s’est développée en liaison étroite avec la dynamique du capital international. Colonie productrice de métaux précieux, au début, elle contribua à l’augmentation du flux de marchandises et à l’expansion des moyens de paiement qui, en permettant le développement du capital bancaire et commercial en Europe, étayèrent le système manufacturier européen et ouvrirent la voie à la création de la grande industrie. La révolution industrielle correspond en Amérique latine à l’indépendance politique qui, conquise lors des premières décennies du XIXe siècle, fera apparaître, sur la base du tissu démographique et administratif mis en place pendant la période coloniale, un ensemble de pays qui graviteront autour de l’Angleterre.

Les flux de marchandises et, plus tard, de capitaux ont là leur point d’embranchement : s’ignorant les uns les autres, les nouveaux pays s’articuleront directement sur la métropole anglaise et, en fonction des demandes de celle-ci, commenceront à produire et à exporter des biens primaires en échange de produits de consommation manufacturés et – quand l’exportation dépasse les importations – de dettes1.

C’est à partir de ce moment que les relations de l’Amérique latine et des centres capitalistes européens s’insèrent dans une structure définie, la division internationale du travail, qui déterminera le développement ultérieur de la région. Autrement dit, c’est à partir de ce moment-là que la dépendance prend forme, au sens d’une relation de subordination entre des nations formellement indépendantes, relation dans le cadre de laquelle les rapports de production des nations subordonnées sont modifiés ou recrées pour assurer la reproduction amplifiée de la dépendance. Le fruit de la dépendance n’est donc rien d’autre que la dépendance, et sa liquidation suppose nécessairement la suppression des rapports de production qu’elle implique. En ce sens, la fameuse formule d’André Gunder Frank sur « le développement du sous-développement » est impeccable, comme sont impeccables les conclusions politique auxquelles elle conduit2). Les critiques qui lui ont été faites ne représentent souvent qu’un pas en arrière par rapport à cette formulation, au nom de précisions qui se veulent théoriques, mais qui restent au niveau de la sémantique.

Pourtant, et c’est là que réside la faiblesse réelle du travail de Frank, la situation coloniale n’est pas la situation de dépendance. Quoiqu’il y ait entre elles une continuité, elles ne sont pas homogènes ; comme le dit G. Canguilhem : « Le caractère progressif d’un événement n’exclut pas l’originalité de l’événement3. » La difficulté de l’analyse théorique, c’est précisément de saisir cette originalité, et surtout de discerner le moment à partir duquel cette originalité implique un changement qualitatif. En ce qui concerne les rapports internationaux de l’Amérique latine, si, comme nous l’avons signalé, celle-ci joue un rôle remarquable dans la formation de l’économie capitaliste mondiale (principalement avec sa production de métaux précieux au cours du XVIe et du XVIIe siècle, mais surtout au XVIIIe siècle grâce à la coïncidence entre la découverte de l’or brésilien et le développement de la manufacture anglaise4, ce n’est qu’au XIXe siècle, et surtout après 1840, que se réalise pleinement son articulation avec cette économie mondiale5. Cela s’explique si l’on considère que ce n’est qu’avec l’apparition de la grande industrie que la division internationale du travail s’établit sur des bases solides.

La création de la grande industrie moderne aurait été fortement entravée si elle avait dû, sans compter sur les pays dépendants, se réaliser sur une base strictement nationale. Le développement industriel suppose en effet une abondance de biens agricoles qui permette la spécialisation d’une partie de la société dans des activités spécifiquement industrielles. Dans le cas de l’industrialisation européenne, le simple recours à la production agricole interne aurait freiné l’extrême spécialisation de la production propre à la grande industrie. L’accroissement important de la classe ouvrière industrielle et, en générale de la population urbaine employée dans l’industrie et les services qui a eu lieu dans les pays industriels au siècle dernier n’aurait pas pu se produire si ces derniers n’avaient pu compter sur les moyens de subsistance procurés de façon importante par l’agriculture et l’élevage des pays d’Amérique latine. C’est ce qui a permis l’approfondissement de la division du travail et la spécialisation des pays industriels comme producteurs mondiaux de produits manufacturés.

Mais la fonction remplie par l’Amérique latine dans le développement du capitalisme ne se limite pas à cela : à sa capacité de créer une offre mondiale d’aliments, qui apparaît comme la condition de son insertion dans l’économie capitaliste internationale, s’ajoutera bientôt sa contribution à la formation d’un marché de matières premières industrielles, dont l’importance grandit en fonction même du développement industriel6. La croissance de la classe laborieuse dans les pays centraux et l’élévation encore plus sensible de sa productivité, résultats de l’avènement de la grande industrie, ont fait augmenter la masse de matières premières versées dans le processus de production dans des proportions supérieures7. Si cette fonction a atteint plus tardivement son plein développement, elle s’est aussi révélée être la plus durable pour l’Amérique latine, et a continué à garder toute son importance même après que la division internationale du travail eut atteint un nouveau niveau.

Ce qu’il faut voir ici, c’est comment les fonctions remplies par l’Amérique latine dans l’économie capitaliste mondiale ne se limitent pas à répondre simplement aux demandes concrètes induites par l’accumulation dans les pays industriels. Outre le fait qu’elle a facilité l’accroissement quantitatif de ces derniers, la participation de l’Amérique latine au marché mondial a contribué à faire se de l’accumulation, dans l’économie industrielle, de la plus-value absolue à la plus-value relative, c’est-à-dire que l’accumulation s’est mise à dépendre plus de l’augmentation de la capacité productive du travail que simplement de l’exploitation du travailleur. Mais le développement de la production latino-américaine, qui a permis à la région de collaborer à ce changement qualitatif dans les pays centraux, s’est fait essentiellement sur la base d’une plus grande exploitation du travailleur. C’est ce caractère contradictoire de la dépendance latino-américaine, qui contribue aux rapports de production dans l’ensemble du système capitaliste, qui doit retenir notre attention.

 

II

L’insertion de l’Amérique latine dans l’économie capitaliste répond aux exigences que pose, dans les pays industriels, le passage à la plus-value relative. Celle-ci se définit comme une forme d’exploitation du travail salarié qui, basée sur la transformation des conditions techniques de production, résulte de la dévalorisation réelle de la force de travail. Sans approfondir la question, il faut donner ici quelques précisions.

Pour l’essentiel, il s’agit de dissiper la confusion qui s’établit souvent entre le concept de plus-value relative et celui de productivité. En effet, tout en constituant la condition par excellence de la plus-value relative, une plus grande capacité productive du travail n’assure pas, en soi, une augmentation de la plus-value relative. Avec l’augmentation de la productivité, le travailleur crée seulement plus de produits dans le même temps, mais pas plus de valeur ; c’est justement ce fait qui pousse le capitaliste individuel à essayer d’augmenter la productivité, obtenant ainsi une plus-value supérieure à celle de ses concurrents – ou, disons, une plus-value extraordinaire. Or, cette plus-value extraordinaire change la répartition générale de la plus-value entre les divers capitalistes, en se traduisant en profit extraordinaire, mais ne modifie pas le degré d’exploitation du travail dans l’économie ou dans la branche considérée, c’est-à-dire n’a pas d’incidence sur le taux de plus-value. Si le procédé technique qui a permis l’augmentation de la productivité se généralise aux autres entreprises et, par conséquent, si le taux de productivité s’uniformise, cela ne provoquera pas l’augmentation du taux de la plus-value : la masse des produits se sera seulement accrue, sans faire changer la valeur, ou, ce qui est pareil, la valeur sociale de l’unité du produit aura diminué proportionnellement à l’augmentation de la productivité du travail. La conséquence serait donc non pas l’accroissement mais plutôt la diminution de la plus-value.

Cela est dû au fait que ce qui détermine le taux de plus-value, ce n’est pas la productivité du travail en soi, mais le degré d’exploitation du travail, soit le rapport entre le temps de surtravail (pendant lequel l’ouvrier produit de la plus-value) et le temps de travail nécessaire (pendant lequel l’ouvrier reproduit la valeur de sa force de travail, c’est-à-dire l’équivalent de son salaire8.) Seul le changement de cette proportion, dans un sens favorable au capitaliste, c’est-à-dire moyennant l’augmentation du surtravail sur le nécessaire, peut modifier le taux de plus-value. Pour cela, la réduction de la valeur sociale des marchandises doit affecter des biens nécessaires à la reproduction de la force de travail, c’est-à-dire des biens salaires. La plus-value relative est donc indissolublement liée à la dévalorisation des biens-salaires, mais pas forcément la productivité du travail9.

Cette digression était indispensable pour bien comprendre pourquoi l’insertion de l’Amérique latine dans le marché mondial a contribué à développer le mode de production spécifiquement capitaliste, basé sur la plus-value relative. Nous avons déjà signalé qu’une des fonctions qui lui fut assignée, dans le cadre de la division internationale du travail, consistait à pourvoir les pays industriels en aliments, aliments qu’exigeait la croissance de la classe ouvrière en particulier et de la population urbaine en général. L’offre mondiale d’aliments que l’Amérique latine aida à créer, et qui atteint son apogée pendant la seconde moitié du XIXe siècle, sera un élément décisif pour que les pays industriels demandent au commerce extérieur d’assumer leurs besoins en moyens de subsistance10. L’effet d’une telle offre (amplifiée par la dévaluation du prix des produits primaires sur le marché mondial, sujet sur lequel nous reviendrons plus loin) sera de réduire la valeur réelle de la force de travail dans les pays industriels, permettant ainsi que l’accroissement de la productivité se traduise là-bas en taux de plus-value toujours plus élevés. Autrement dit, par l’intermédiaire de son incorporation au marché mondial de biens-salaires, l’Amérique latine joue un rôle important dans l’augmentation de la plus-value relative dans les pays industriels.

Avant d’examiner le revers de la médaille, c’est-à-dire les conditions internes de production qui permettront à l’Amérique latine de remplir sa fonction, il faut indiquer que ce n’est pas seulement au niveau de sa propre économie que la dépendance latino-américaine se révèle contradictoire : sa participation au progrès du mode de production capitaliste dans les pays industriels est elle-même contradictoire. Cela tient à ce que, comme nous l’avons signalé, l’augmentation de la capacité productive du travail provoque une consommation proportionnellement plus importante de matières premières. Dans la mesure où cette plus grande productivité s’accompagne effectivement d’une plus grande plus-value relative, cela signifie que la valeur du capital variable en rapport avec celle du capital constant (qui comprend les matières premières) baisse, soit que la composition valeur du capital s’élève. Or, ce que s’approprie le capitaliste ce n’est pas directement la plus-value produite, mais la part de celle-ci qui lui correspond sous forme de profit. Comme le taux de profit ne peut être fixé uniquement en rapport avec le capital variable, mais avec le total du capital avancé dans le processus de production – c’est-à-dire salaires, installations, outillage, matières premières, etc. –, le résultat de l’augmentation de la plus-value – qui implique toujours, même en termes relatifs, une élévation simultanée de la valeur du capital constant employé pour la produire – tend à être une baisse du taux de profit.

On pallie à cette contradiction cruciale pour l’accumulation capitaliste, au moyen de divers procédés qui, du point de vue strictement productif, s’orientent soit dans le sens d’une augmentation de la plus-value, destinée à compenser la chute du taux de profit, soit vers une baisse parallèle de la valeur du capital constant, ce qui empêche cette chute de se produire. Dans la seconde catégorie de procédés, ce qui nous intéresse concerne l’offre mondiale de matières premières industrielles, laquelle apparaît comme la contrepartie – du point de vue de la composition valeur du capital – de l’offre mondiale d’aliments. Comme ce qui se passe pour cette dernière, c’est à travers l’augmentation d’une masse de produits toujours de moins en moins chers sur le marché international que l’Amérique latine non seulement alimente l’expansion quantitative de la production capitaliste des pays industriels, mais aussi aide à franchir les écueils que le caractère contradictoire de l’accumulation du capital met à son expansion11.

Il existe un autre aspect du problème à considérer. Il s’agit d’un fait bien connu : l’augmentation de l’offre mondiale d’aliments et de matières premières a été accompagnée de la baisse du prix de ces produits, par rapport aux prix atteints par les biens manufacturés12. Comme le prix des produits industriels reste relativement stable, ou du moins baisse lentement, la détérioration des termes de l’échange reflète en fait la dévalorisation des biens primaires. Il est évident qu’une telle dévalorisation ne peut correspondre à une dévalorisation réelle qui serait due à une augmentation de la productivité dans les pays non industriels, puisque c’est précisément là que la productivité s’élève le plus lentement. Il faut donc rechercher les causes de ce phénomène, ainsi que les raisons pour lesquelles il ne s’est pas traduit par un échec de l’incorporation de l’Amérique latine à l’économie internationale.

Pour répondre à ces questions, il faut commencer par rejeter l’explication simpliste qui ne voit là que le résultat de la loi de l’offre et de la demande. S’il est certain que la concurrence joue un rôle décisif dans la fixation des prix, elle n’explique pas pourquoi, du côté de l’offre, une expansion accélérée a lieu même quand les rapports d’échange se détériorent. On ne pourrait pas non plus expliquer le phénomène si l’on se bornait à constater que les lois du marché ont été faussées sur le plan international par la pression diplomatique et militaire des nations industrielles. Bien que s’appuyant sur des faits réels, ce raisonnement intervertit l’ordre des facteurs et ne voit pas que le recours à des moyens extra-économiques vient précisément de ce qu’il y a derrière une base économique qui le rend possible. Les deux explications ne font par conséquent qu’occulter la nature des phénomènes étudiés et donnent une image illusoire de ce qu’est réellement l’exploitation capitaliste internationale.

Ce n’est pas parce que l’on a commis des abus contre les nations non industrielles qu’elles sont devenues économiquement faibles, c’est parce qu’elles étaient faibles qu’on en a abusé. Ce n’est pas non plus parce qu’elles ont produit plus qu’il ne fallait que leur position commerciale s’est détériorée, c’est la dévalorisation commerciale qui les a forcées à produire à plus grande échelle. Refuser cette manière de voir les choses, c’est mystifier l’économie capitaliste internationale, c’est faire croire que cette économie pourrait être différente de ce qu’elle est réellement. Finalement, on en vient à revendiquer des relations commerciales équitables entre les nations, alors qu’il s’agit de supprimer les rapports économiques basés sur la valeur d’échange.

En effet, à mesure que le marché mondial atteint des formes plus développées, l’utilisation de la violence politique militaire pour exploiter les nations faibles devient superflue, et l’exploitation internationale peut progressivement reposer sur la reproduction de ces rapports économiques qui perpétuent et amplifient le retard et la faiblesse de ces nations. Le phénomène est le même que celui qui a lieu au sein des économies industrielles : l’utilisation de la force pour soumettre la masse laborieuse à l’empire du capital diminue au fur et à mesure qu’entrent en jeu les mécanismes économiques qui consacrent cette subordination. L’expansion du marché mondial est la base sur laquelle opère la division internationale du travail entre nations industrielles et non industrielles, mais la contre-partie de cette division, c’est l’élargissement du marché mondial. Le développement des rapports marchands pose les bases qui permettront à une meilleure application de la loi de la valeur d’avoir lieu, mais simultanément crée toutes les conditions pour que les divers ressorts à travers lesquels le capital essaie de la contourner puissent jouer.

Théoriquement, une transaction commerciale exprime un échange d’équivalents, dont la valeur est déterminée par la quantité de travail socialement nécessaire incorporée dans les marchandises. Dans la pratique, on observe différents mécanismes qui permettent de réaliser des transferts de valeur, en passant par-dessus les lois de l’échange, et qui se manifestent dans la manière dont sont fixés les prix des marchandises. Il faut distinguer les mécanismes qui agissent à l’intérieur d’une même sphère de production (qu’il s’agisse de produits manufacturés ou de matières premières) de ceux qui opèrent dans le cadre de sphères distinctes qui communiquent. Dans le premier cas, les transferts correspondent à des applications particulières des lois de l’échange ; dans le second, ils les transgressent plus ouvertement.

C’est ainsi que, du fait d’une plus grande productivité du travail, une nation peut présenter des prix de production inférieurs à ceux de ses concurrents, sans que cela fasse baisser sensiblement les prix de vente que leur production contribue à fixer. Cela se traduit pour la nation favorisée par un profit extraordinaire, semblable à celui que l’on constate quand on examine comment les capitaux individuels s’approprient le fruit de la productivité du travail. Il est normal que le phénomène apparaisse plus clairement au niveau de la concurrence entre nations industrielles, et moins avec celles qui produisent des biens primaires, puisque c’est entre les premières que les lois capitalistes d’échanges s’exercent pleinement ; cela ne signifie pas qu’il n’ait pas lieu entre les autres, surtout quand des rapports capitalistes de production s’y développent.

Dans le deuxième cas – transactions entre des nations qui échangent des catégories distinctes de marchandises, comme des produits manufacturés et des matières premières –, le simple fait que certaines produisent des biens que les autres ne produisent pas, ou ne peuvent produire avec la même facilité, permet aux premières de neutraliser la loi de la valeur, c’est-à-dire de vendre leurs produits à des prix supérieurs à leur valeur, effectuant ainsi un échange inégal. Cela implique que les nations défavorisées cèdent une partie de la valeur qu’elles produisent, et que ce transfert s’accentue en faveur du pays qui lui vend des marchandises dont la production lui revient moins cher grâce à sa plus grande productivité. Dans ce dernier cas, le transfert de valeur est double, bien que cela n’apparaisse pas nécessairement à la nation qui transfère de la valeur, car ses divers fournisseurs peuvent tous vendre à un même prix, sans préjuger la répartition entre eux, des profits réalisés, qui peut être inégale. De toute manière, la majeure partie de la valeur cédée se concentre entre les mains du pays qui a la productivité la plus élevée.

En face de ces mécanismes de transfert de valeur, basés soit sur la productivité, soit sur le monopole de production, il y a – toujours au niveau des relations internationales – un mécanisme de compensation. Il s’agit du recours à l’augmentation de la valeur échangée, de la part de la nation défavorisée : sans empêcher le transfert opéré selon les mécanismes déjà décrits, il permet de le neutraliser totalement ou partiellement en augmentant la valeur réalisée. Mécanisme de compensation qui peut avoir lieu aussi bien pour l’échange de produits similaires que pour des produits provenant de diverses sphères de production. Nous ne nous attachons ici qu’au deuxième cas.

Il faut signaler que, pour augmenter la masse de valeur produite, le capitaliste doit nécessairement assurer une plus grande exploitation du travail, soit en en augmentant l’intensité, soit en prolongeant la journée de travail, soit enfin en combinant les deux. Seule la première solution – l’augmentation de l’intensité de travail – contrecarre réellement les désavantages résultant d’une productivité inférieure du travail, car il permet de créer plus de valeur dans le même temps. Dans les faits, toutes contribuent à augmenter la masse de valeur réalisée, et, par conséquent, la quantité d’argent obtenue lors de l’échange. C’est ce qui explique, à ce niveau d’analyse, que l’offre mondiale de matières premières et d’aliments augmente à mesure que s’accentue la marge entre ses prix de vente et la valeur réelle de la production13.

Il apparaît donc clairement que les nations défavorisées par l’échange inégal ne cherchent pas tant à corriger le déséquilibre entre les prix et la valeur de leurs marchandises exportées (ce qui impliquerait un effort redoublé pour augmenter la capacité productive du travail), qu’à compenser la perte de revenu engendrée par le commerce international en recourant à une plus grande exploitation du travailleur. Nous arrivons ici à un point où il ne nous suffit plus d’utiliser simplement la notion d’échange entre nations, et où il faut voir que, dans le cadre de cet échange, l’appropriation de la valeur réalisée masque l’appropriation, à l’intérieur de chaque nation, d’une plus-value engendrée par l’exploitation du travail. Sous cet angle, le transfert de valeur est un transfert de plus-value qui se présente, du point de vue du capitaliste qui opère dans la nation défavorisée, comme une baisse du taux de plus-value et, par conséquent, du taux de profit. Ainsi la contre-partie du processus à travers lequel l’Amérique latine contribua à augmenter le taux de plus-value et le taux de profit dans les pays industriels, impliqua pour elle des effets rigoureusement opposés. Et ce qui apparaissait comme un mécanisme de compensation au niveau du marché est en fait un mécanisme qui agit au niveau interne de la production, sur lequel nous devons par conséquent diriger notre analyse.

 

III

Nous avons vu que, face au problème de l’échange inégal, l’Amérique latine ne cherche pas tant à contrecarrer le transfert de valeur qu’il implique, mais plutôt à compenser une perte de plus-value, et que incapable d’empêcher cette perte au niveau du marché, l’économie dépendante réagit par une compensation au niveau de la production interne. L’augmentation de l’intensité de travail apparaît dans cette perspective comme une augmentation de plus-value atteinte grâce à une plus grande exploitation du travailleur, et non à une augmentation de sa capacité productive. On pourrait dire la même chose de la prolongation de la journée de travail, c’est-à-dire de l’augmentation de la plus-value absolue sous sa forme classique ; à la différence du cas précédent, il s’agit là d’augmenter simplement le temps de surtravail, pendant lequel l’ouvrier continue à produire après avoir créé une valeur équivalente à celle des moyens de subsistance nécessaires à sa consommation. Il faut enfin signaler un troisième procédé qui consiste à réduire la consommation de l’ouvrier en dessous de la normale, moyen par lequel « le fonds de consommation nécessaire de l’ouvrier est converti […], dans une certaine mesure, en fonds d’accumulation de capital14 », ce qui est une façon spécifique d’augmenter le temps de surtravail.

Précisons ici que l’emploi de catégories qui se réfèrent à l’appropriation du surtravail dans le cadre de rapports de production capitalistes, ne présuppose pas que l’économie exportatrice latino-américaine se fasse déjà sur la base de la production capitaliste. Nous utilisons ces catégories dans l’esprit des considérations méthodologiques avancées au début de ce travail, parce qu’elles nous permettent de mieux caractériser les phénomènes que nous essayons d’étudier et aussi parce qu’elles indiquent vers quoi ils tendent. D’autre part, l’existence de l’échange inégal n’est pas nécessaire pour qu’entrent en jeu les mécanismes d’extraction de la plus-value que nous avons mentionnés ; le simple fait de s’introduire sur le marché mondial – et la transformation de valeur d’usage en valeur d’échange que cela entraîne – conduit immédiatement à une recherche effrénée de profit, d’autant plus déchaînée que le mode de production existant est arriéré. Comme le signale Marx :

Dès que des peuples, dont la production se meut encore dans les formes inférieures de l’esclavage et du servage, sont entraînés sur un marché international dominé par le mode de production capitaliste, et qu’à cause de ce fait la vente de leurs produits à l’étranger devient leur principal intérêt, dès ce moment les horreurs du surtravail, ce produit de la civilisation, viennent se greffer sur la barbarie de l’esclavage et du servage15.

 

L’échange inégal aboutit – dans la mesure où l’on met des obstacles à sa pleine satisfaction – à exacerber cette soif de profit, et par conséquent à aiguiser les méthodes d’extraction du surtravail.

Or les trois mécanismes – l’intensification du travail, la prolongation de la journée de travail, et l’expropriation de la part de travail nécessaire à l’ouvrier pour remplacer sa force de travail – représentent un mode de production fondé exclusivement sur une plus grande exploitation du travailleur, et non sur le développement de sa force productive. Cela coïncide avec le bas niveau de développement des forces productives dans l’économie latino-américaine, mais aussi avec le type d’activités qui y ont lieu. En effet, plus que dans l’industrie de manufacture, où un accroissement du travail entraîne au moins une dépense plus grande en matières premières, dans l’industrie extractive et dans l’agriculture les effets de l’augmentation du travail sur les éléments du capital constant sont beaucoup moins sensibles puisqu’il est possible, par la simple action de l’homme sur la nature, d’augmenter la richesse produite sans capital supplémentaire. On comprend que, dans ces conditions, l’activité se base surtout sur l’utilisation extensive et intensive de la force de travail : cela permet de baisser la composition-valeur du capital, ce qui, ajouté à l’intensification du degré d’exploitation du travail, fait s’élever simultanément le taux de plus-value et de profit.

Il faut signaler en outre que, dans les trois mécanismes considérés, la caractéristique essentielle tient au fait que l’on refuse au travailleur les conditions nécessaires au remplacement de sa force de travail : dans les deux premiers cas, parce qu’on l’oblige à une dépense de force de travail supérieure à celle qu’il devrait fournir normalement, provoquant ainsi son épuisement prématuré ; dans le dernier, parce qu’on lui retire même la possibilité de consommer le minimum nécessaire pour conserver sa force de travail en état normal. En termes capitalistes, ces mécanismes (qui peuvent également exister, et existent normalement en combinaison) signifient que le travail est rémunéré en dessous de sa valeur16 : cela correspond donc à une surexploitation du travail.

Cela explique que ce soit précisément dans les zones consacrées à la production pour l’exportation que le régime de travail salarié se soit imposé en premier, amorçant le processus de transformation des rapports de production en Amérique latine. Il faut se rappeler que la production capitaliste suppose l’appropriation directe de la force de travail, et pas seulement des produits du travail ; en ce sens, l’esclavage est un mode de travail qui s’accorde mieux au capital que le servage, et ce n’est pas un hasard si les entreprises coloniales directement liées aux centres capitalistes européens – comme les mines d’or et d’argent du Mexique et du Pérou, ou les plantations de canne à sucre du Brésil – reposeront sur l’esclavagisme17. Mais, sauf dans l’hypothèse d’une offre de travail totalement élastique (ce qui n’est pas le cas avec la main-d’œuvre esclave en Amérique latine, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle), le régime esclavagiste constitue un obstacle à la baisse illimitée de la rémunération du travailleur :

Dans le cas de l’esclave, le salaire le plus petit apparaît comme une grandeur constante, indépendante de son travail. Dans le cas du travailleur libre, la valeur de sa capacité de travail et le salaire moyen qui lui correspond ne sont pas fixés de la même façon entre des limites prédestinées, indépendantes de son propre travail, déterminées par ses besoins purement physiques. La moyenne est ici plus ou moins constante pour la classe, comme la valeur de toutes les marchandises, mais elle n’existe pas dans cette réalité immédiate pour l’ouvrier individuel, dont le salaire peut être au-dessus ou en dessous de ce minimum18.

Autrement dit, le régime esclavagiste , sauf conditions exceptionnelles du marché de la main-d’œuvre, est incompatible avec la surexploitation du travail – ce qui n’est pas le cas du travail salarié, ni, dans une mesure moindre, du servage.

Insistons sur ce point. La supériorité du capitalisme sur les autres formes de production marchande, et ce qui l’en différencie, réside dans le fait que ce qu’il transforme en marchandises, ce n’est pas le travailleur – ou le temps total de l’existence du travailleur, avec tous les temps morts que cela implique du point de vue de la production – mais sa force de travail, c’est-à-dire le temps de son existence utilisable pour la production, lui laissant le soin de se charger du temps non productif du point de vue capitaliste. C’est la raison pour laquelle, avec la subordination d’une économie marchande au marché capitaliste mondial, l’exploitation de l’esclave s’aggrave, car ce qui intéresse alors son propriétaire, c’est de réduire ses temps morts pour la production et de faire coïncider le temps productif avec le temps d’existence du travailleur.

Mais, comme le signale Marx, « le propriétaire d’esclaves achète son travailleur comme il achète son bœuf. En perdant l’esclave, il perd un capital qu’il ne peut rétablir que par un nouveau débours sur le marché19 ». La surexploitation de l’esclave, qui prolonge sa journée de travail au delà des limites physiologiques admissibles et se solde nécessairement par son épuisement prématuré, mort ou incapacité, ne peut donc exister que s’il est possible de remplacer facilement la main-d’œuvre usée.

Si fatale et si destructive que soit l’influence des champs de riz de la Géorgie et des marais de Mississippi sur la constitution de l’homme, et la destruction qui s’y fait de la vie humaine n’y est jamais assez grande pour qu’elle ne puisse être réparée par le trop-plein des réservoirs de la Virginie et du Kentucky. Les considérations économiques qui pourraient jusqu’à un certain point garantir à l’esclave un traitement humain, si sa conservation et l’intérêt de son maître étaient identiques, se changent en autant de raisons de ruine absolue pour lui quand le commerce d’esclaves est permis. Dès lors, en effet, qu’il peut être remplacé facilement par des nègres étrangers, la durée de sa vie deviens moins importante que sa productivité20.

Une situation contraire prouve la même chose : au Brésil, pendant la seconde moitié du siècle dernier, aux premiers temps de la prospérité du café, le fait que le trafic d’esclaves ait été supprimé en 1850 rendit la main-d’œuvre esclave si peu intéressante pour les propriétaires fonciers du Sud qu’ils préférèrent recourir au régime salarié, à travers l’immigration européenne, en même temps qu’ils favorisaient une politique tendant à supprimer l’esclavage. Rappelons qu’une partie importante de la population esclave se trouvait dans la zone sucrière décadente du Nordeste et que le développement du capitalisme agraire dans le Sud imposait sa libération pour constituer un marché libre du travail. La création de ce marché, avec la loi d’abolition de l’esclavage en 1888, aboutissement d’une série de mesures graduelles dans cette direction (l’affranchissement accordé aux fils d’esclaves, etc.), constitue un phénomène des plus intéressants : d’une part, cette mesure était présentée comme une mesure extrêmement radicale qui liquidait les bases de la société impériale (la monarchie ne survivra qu’un peu plus d’un an à la loi de 1888), allant jusqu’à refuser toute forme d’indemnisation aux anciens propriétaires d’esclaves ; d’autre part, on cherchait à compenser l’impact de son effet par des mesures destinées à attacher le travailleur à la terre (l’inclusion, dans le Code civil, d’un article qui attachait la personne aux dettes contractées ; le système du barracao, véritable monopole du commerce des biens de consommation exercé par le latifundiste à l’intérieur de l’hacienda, etc.), et par l’octroi de crédits généreux aux propriétaires touchés.

Le système mixte de servage et de travail salarié qui s’est établi au Brésil, avec le développement de l’économie d’exportation vers le marché mondial, est une des voies par laquelle l’Amérique latine est arrivée au capitalisme. Nous observons que la forme qu’adoptent des ce cas les rapports de production ne se différencie pas beaucoup du régime de travail qui s’établit par exemple dans les mines de salpêtre chiliennes, où le « système de fiche » revient au barracao. Dans d’autres situations, et surtout lorsqu’il y a subordination de l’intérieur aux zones d’exportation, les rapports d’exploitation peuvent être, de façon beaucoup plus limpide, des rapports de servage, sans que cela empêche le travailleur d’être pris, sous la pression du capital commercial ou usurier qui lui extorque du surproduit, dans une exploitation directe du capital, qui tend même à assumer un caractère de surexploitation21. Cependant, le servage présente, pour le capitaliste, un inconvénient : il l’empêche de diriger directement la production et, de plus, laisse toujours ouverte la possibilité, même théorique, au producteur immédiat de s’émanciper de la dépendance dans laquelle le place le capitaliste.

Mais notre propos n’est pas d’étudier ici les formes économiques particulières qui préexistaient en Amérique latine avant qu’elle ne passe effectivement à la phase de production capitaliste, ni les voies par lesquelles cette transition a eu lieu. Ce que nous voulons, c’est seulement fixer le modèle à travers lequel il faut mener cette étude, modèle qui correspond au mouvement réel de la formation du capitalisme dépendant : de la circulation à la production, de l’insertion dans le marché mondial à l’impact que cela provoque sur l’organisation interne du travail, pour reposer enfin le problème de la circulation. Car il est dans la nature du capital de créer son propre mode de circulation, mode dont dépend la reproduction élargie à l’échelle mondiale du mode de production capitaliste.

Une fois convertie en centre producteur de capital, l’Amérique latine devra donc créer son propre mode de circulation, mode qui ne peut être le même que celui qui a été engendré par le capitalisme industriel et qui a donné lieu à la dépendance. Pour élaborer une totalité complexe, il faut recourir à des éléments simples combinables entre eux, mais non égaux. Comprendre la spécificité du cycle du capital dans l’économie dépendante d’Amérique latine, c’est par conséquent mettre en lumière le fondement même de sa dépendance en rapport avec l’économie capitaliste mondiale.

 

IV

En développant son économie marchande en fonction du marché mondial, l’Amérique latine est portée à reproduire en son sein les rapports de production que l’on trouvait à l’origine de la formation de ce marché et qui déterminaient son caractère et son expansion22. Mais ce processus est marqué par une contradiction profonde : appelés à collaborer à l’accumulation du capital sur la base de la capacité productive dans les pays centraux, l’Amérique latine a dû recourir, pour le faire, à une accumulation fondée sur la surexploitation du travailleur. C’est dans cette contradiction que s’enracine la dépendance latino-américaine.

La base réelle de son développement, ce sont les liens qui rattachent l’Amérique latine à l’économie capitaliste mondiale. Née pour répondre aux exigences de la circulation capitaliste, dont l’axe d’articulation est constitué par les pays industriels, et qui est donc centrée sur le marché mondial, la production latino-américaine se réalise indépendamment de la capacité interne de consommation. C’est ainsi que s’opère, du point de vue du pays dépendant, la séparation des deux moments fondamentaux du cycle du capital – la production et la circulation des marchandises – qui a pour effet de faire apparaître d’une manière spécifique à l’économie latino-américaine la contradiction inhérente à la production capitaliste en général, c’est-à-dire celle qui oppose le capital au travailleur en tant que vendeur et acheteur de marchandises.

Il s’agit là d’un point clef pour comprendre le caractère de l’économie latino-américaine. Il faut d’abord voir que, dans les pays industriels, où l’accumulation du capital est basée sur la productivité du travail, l’opposition qu’entraîne le caractère double du travailleur – producteur et consommateur – tout en étant effective, est dans une certaine mesure neutralisée par la forme que prend le cycle du capital. Bien que le capital encourage la consommation productive du travailleur (soit la consommation des moyens de production qu’exige le procès du travail), et bien qu’il ait tendance à sous-estimer sa consommation individuelle (celle que le travailleur emploie à remplacer sa force de travail), consommation qui apparaît comme improductive23, cela concerne uniquement le moment de la production. Quand s’ouvre la phase de réalisation, cette contradiction apparente entre consommation individuelle des travailleurs et reproduction du capital disparaît, dès l’instant où cette consommation (ajoutée à celle des capitalistes et des couches improductives en général) rétablit le capital sous la forme qui lui est nécessaire pour commencer un nouveau cycle, c’est-à-dire sous forme d’argent. La consommation individuelle des travailleurs représente donc un élément décisif dans la création de la demande de marchandises produites, puisque c’est une des conditions pour que le flux de la production se résolve convenablement dans le flux de la circulation. À travers la médiation qu’établit la lutte entre ouvriers et patrons pour la fixation du niveau des salaires, les deux étapes de consommation de l’ouvrier tendent ainsi à se compléter, dans le cycle du capital, dépassant l’opposition initiale. C’est là, en outre, une des raisons pour lesquelles la dynamique du système tend à se diriger vers la plus-value relative, qui implique, finalement, la baisse du prix des marchandises qui entrent dans la composition de la consommation individuelle du travailleur.

Dans l’économie exportatrice d’Amérique latine, les choses se passent autrement. Comme la circulation se sépare de la production et suit essentiellement le circuit du marché extérieur, la consommation individuelle du travailleur n’intervient pas dans la réalisation du produit, même si elle détermine le taux de plus-value. Par conséquent, la tendance naturelle du système sera d’exploiter au maximum la force de travail de l’ouvrier, sans se préoccuper de créer les conditions pour qu’il la renouvelle, pourvu qu’on puisse le remplacer en intégrant de nouveaux bras dans le processus de production. Le plus dramatique pour la population laborieuse d’Amérique latine, c’est que cette hypothèse s’est amplement vérifiée : l’existence de réserves de main-d’œuvre indigène (comme au Mexique) ou les flux de migration provenant des déplacements de main-d’œuvre européenne, provoqués par le progrès technologique (comme dans le sud des États-Unis), ont permis d’augmenter constamment la masse laborieuse jusqu’au début de ce siècle. Cela a eu pour résultat d’amorcer une compression de la consommation individuelle de l’ouvrier et, par conséquent, la surexploitation du travail.

L’économie exportatrice n’est donc pas simplement le produit d’une économie internationale fondée sur la spécialisation productive : c’est une formation sociale basée sur le mode de production capitaliste, qui accentue à l’extrême les contradictions qui le caractérisent. Et ce faisant, elle donne une forme spécifique aux rapports d’exploitation qui la fondent et crée un cycle de capital qui tend à reproduire, en l’accentuant, la dépendance qu’elle connaît vis-à-vis de l’économie internationale.

C’est ainsi qu’en sacrifiant la consommation individuelle des travailleurs à l’exportation sur le marché mondial, on abaisse les niveaux de demande interne et on érige le marché mondial en unique débouché pour la production. Parallèlement, l’augmentation des profits qui en découle aboutit à développer chez le capitaliste une demande de consommation à laquelle la production interne (orientée vers le marché mondial) ne peut répondre et qui doit être satisfaite au moyen d’importations. La coupure entre la consommation individuelle basée sur le salaire et la consommation individuelle engendrée par la plus-value non accumulée donne lieu à une stratification du marché intérieur, qui est aussi une différence entre deux sphères de circulation : alors que la sphère « basse », à laquelle appartiennent les travailleurs – que le système s’efforce de restreindre –, est basée sur la production intérieure, la sphère « haute » de la circulation, propre aux non-travailleurs – que le système a tendance à étendre – s’embranche sur la production extérieure à travers le commerce d’importation.

L’harmonie qui s’établit, au niveau du marché mondial, entre l’exportation de matières premières et d’aliments de la part de l’Amérique latine et l’importation de biens de consommation manufacturés européens masque la déchirure de l’économie latino-américaine que révèle la scission de la consommation individuelle totale en deux sphères opposées. Quand l’Amérique latine, une fois que le système capitaliste mondial aura atteint un certain degré de son développement, passera à la phase d’industrialisation, elle devra le faire à partir des bases créées par l’économie d’exportation. La profonde contradiction qui caractérise le cycle du capital dans cette économie et ses effets sur l’exploitation du travailleur auront une incidence décisive sur l’orientation que prendra l’économie industrielle d’Amérique latine, expliquant une grande partie des problèmes et des courants qu’on y trouve actuellement.

 

V

Nous ne pouvons ici commencer l’analyse du processus d’industrialisation de l’Amérique latine, et encore moins prendre parti dans la controverse théorique sur le rôle joué, dans ce processus, par la substitution des importations24. Pour ce qui est ici notre propos, il suffit de noter que, si important qu’ait été le développement industriel de l’économie exportatrice (et par conséquent l’extension du marché intérieur) dans des pays comme l’Argentine, le Mexique, le Brésil et d’autres, il n’a pas abouti à donner naissance à une véritable économie industrielle qui, définissant le caractère et le sens de l’accumulation du capital, aurait amené un changement qualitatif dans le développement économique de ces pays. Bien au contraire, l’industrie là-bas a continué à être subordonnée à la production et à l’exportation de biens primaires qui constituaient le centre vital du processus d’accumulation25. C’est seulement quand la crise de l’économie capitaliste internationale, correspondant à la période de l’entre-deux-guerres, a ralenti l’accumulation fondée sur la production pour le marché extérieur, que l’axe d’accumulation s’est déplacé vers l’industrie, donnant naissance à l’économie industrielle moderne qui prévaut dans la région.

De notre point de vue, cela signifie que la sphère haute de la circulation, qui s’articulait sur l’offre extérieure de biens de consommation manufacturés, déplace son centre de gravité vers la production interne, faisant grosso modo coïncider sa courbe avec celle que décrit la sphère basse, propre aux masses laborieuses. Il semblait ainsi que le mouvement excentrique que présentait l’économie exportatrice commençait à se corriger et que le capitalisme dépendant s’acheminait vers une structure du même type que celle des pays industriels classiques. C’est sur cette base qu’ont prospéré, dans les années 1950, les divers courants développementistes où l’on pensait que les problèmes économiques et sociaux qui assombrissaient l’Amérique latine étaient dus à une insuffisance de son développement capitaliste et que l’accélération de celui-ci suffirait à les faire disparaître.

En fait, les ressemblances apparentes entre l’économie industrielle dépendante et l’économie industrielle classique masquent de profondes différences, que le développement capitaliste devait accentuer au lieu d’atténuer. La réorientation vers l’intérieur de la demande engendrée par la plus-value non accumulée impliquait déjà un mécanisme spécifique de création du marché intérieur radicalement différent de celui qui aurait agi dans une économie classique, et qui allait avoir de graves répercussions sur la forme prise par l’économie industrielle dépendante.

Dans l’économie capitaliste classique, la formation du marché interne représente la contrepartie de l’accumulation du capital : en séparant le producteur des moyens de production, le capital ne crée pas seulement le salarié, c’est-à-dire le travailleur qui ne dispose que de sa force de travail, mais aussi le consommateur. En effet, les moyens de subsistance de l’ouvrier, d’abord produits directement par lui, s’incorporent au capital comme élément matériel du capital variable et ne lui sont restitués qu’une fois qu’il en achète la valeur sous forme de salaire. Il y a donc une correspondance étroite entre le rythme d’accumulation et celui de l’expansion du marché. La possibilité qu’a le capitaliste industriel d’obtenir, à l’extérieur et à bas prix, les aliments nécessaires au travailleur resserre les liens de l’accumulation et du marché dès l’instant où la partie de la consommation individuelle de l’ouvrier consacrée à l’absorption de produits manufacturés augmente. C’est pour cela que la production industrielle, dans ce type d’économie, est fondamentalement centrée sur les biens de consommation populaire et essaie d’en faire baisser le prix, à partir du moment où ils ont une incidence directe sur la valeur de la force de travail et, par conséquent, sur le taux de plus-value – dans la mesure où la lutte entre ouvriers et patrons tend à faire approcher les salaires de cette valeur. Nous avons déjà vu que c’est là la raison fondamentale pour laquelle l’économie capitaliste classique doit s’orienter vers l’augmentation de la productivité du travail.

Le développement de l’accumulation basée sur la productivité du travail a pour résultat l’augmentation de la plus-value, donc de la demande créée par la partie non accumulée de celle-ci. Autrement dit, la consommation individuelle des classes improductives croît, et la sphère de circulation qui y correspond s’élargit. Cela provoque non seulement l’accroissement de la production de biens de consommation manufacturés en général, mais aussi celui de la production de biens de luxe. La circulation tend donc à se scinder en deux sphères, de manière similaire à celle que nous avons constatée dans l’économie latino-américaine d’exportation, mais avec une différence importante : l’expansion de la sphère supérieure résulte des transformations des conditions de production, et elle est possible dans la mesure où, en augmentant la productivité du travail, la partie de la consommation totale qui correspond à l’ouvrier diminue en termes réels. Le lien existant entre les deux sphères de consommation se détend, mais ne se rompt pas.

Un autre facteur empêche aussi cette rupture d’avoir lieu, c’est la forme prise par la croissance du marché mondial. La demande supplémentaire de produits de luxe que crée le marché extérieur est nécessairement limitée, d’abord parce que, quand le commerce a lieu entre des nations qui produisent ces biens, l’avance d’une nation entraîne le recul de l’autre, ce qui suscite de la part de cette dernière des mécanismes de défense ; ensuite, parce que dans le cas de l’échange avec les pays dépendants, cette demande se limite aux classes supérieures et voit ainsi son champ limité par la forte concentration de revenu qu’implique la surexploitation du travail. Pour que la production des biens de luxe puisse croître, ces biens doivent changer de caractère, c’est-à-dire se convertir en produits de consommation populaire à l’intérieur même de l’économie industrielle. Les circonstances qui, à partir de la seconde moitié du siècle dernier, ont permis de faire monter les salaires réels, circonstances auxquelles la dévalorisation des aliments n’est pas étrangère, de même que la possibilité de redistribuer à l’intérieur une partie de l’excédent extorqué aux nations dépendantes, contribuent, dans la mesure où elles accroissent la consommation individuelle du travailleur, à contrecarrer les tendances perturbatrices qui se font jour au niveau de la circulation.

L’industrialisation latino-américaine se fait sur d’autres bases26. La pression permanente qu’exerçait l’économie exportatrice sur la consommation individuelle du travailleur a seulement permis la création d’une industrie faible, qui ne se renforçait que lorsque les facteurs externes (comme les crises commerciales et la résorption des excédents de la balance des paiements, pour des raisons déjà signalées) fermaient partiellement l’accès de la sphère « haute » au commerce d’importation27. C’est nous l’avons vu, lorsque ces facteurs influent plus fortement que la croissance s’accélère, à partir d’un certain moment, ce qui provoque le changement qualitatif du capitalisme dépendant. L’industrialisation latino-américaine ne crée donc pas, comme dans les économies classiques, sa propre demande, mais apparaît pour répondre à une demande déjà formée et se structure en fonction de celles qui proviennent des pays avancés.

Au début de l’industrialisation, la participation des travailleurs à la création de la demande ne joue donc pas un rôle important en Amérique latine. Opérant dans le cadre d’une structure de marché fixée dès le départ, avec un niveau des prix tel qu’il empêchait la consommation populaire, l’industrie n’avait aucune raison d’aspirer à une situation différente. La demande était à ce moment-là supérieure à l’offre, ce qui ne posait pas au capitaliste le problème de créer un marché pour ses marchandises – tout au plus le problème inverse. D’autre part, même quand l’offre s’équilibrera avec la demande – ce qui se produira plus tard –, cela n’obligera pas immédiatement le capitaliste à agrandir son marché, mais le poussera d’abord à jouer sur la marge qui existe entre le prix de vente et le prix de production, soit sur l’augmentation de la masse de profit en fonction du prix unitaire du produit. Pour cela, d’une part le capitaliste industriel, profitant de la situation monopoliste créée par la crise du commerce mondial et renforcée par les barrières douanières, provoquera une hausse des prix. D’autre part, étant donné qu’avec un bas niveau technologique le prix de la production est fondamentalement déterminé par les salaires, le capitaliste individuel profitera de l’excédent de main-d’œuvre créé par la même économie exportatrice et aggravée par la crise qu’elle connaît (crise qui oblige le secteur exportateur à libérer de la main-d’œuvre) pour faire pression sur les salaires et les faire baisser. Cela lui permet d’absorber de grandes masses de travail, ce qui, accentué par l’intensification du travail et la prolongation de la journée, accélérera la concentration du capital dans le secteur industriel.

Provenant donc du mode de circulation qui caractérise l’économie exportatrice, l’économie industrielle dépendante reproduit de façon spécifique l’accumulation du capital basée sur la surexploitation du travailleur. Par conséquent, elle reproduit aussi le mode de circulation qui correspond à ce type d’accumulation, avec toutefois une modification : ce n’est plus la dissociation entre la production et la circulation de marchandises en fonction du marché mondial qui joue, mais la séparation entre la sphère « haute » et la sphère « basse » de la circulation au sein même de l’économieséparation qui, n’étant pas gênée par les facteurs qui agissent dans l’économie capitaliste classique, prend un caractère beaucoup plus radical.

Destinée à la production de biens qui n’entrent pas, ou très rarement, dans la composition de la consommation populaire, la production industrielle latino-américaine se réalise indépendamment des conditions de salaires propres aux travailleurs, et cela de deux façons. En premier lieu, parce que les produits manufacturés ne sont pas un élément essentiel de la consommation individuelle de l’ouvrier, leur valeur ne détermine pas la valeur de la force de travail ; leur dévalorisation n’influera donc pas sur le taux de plus-value. L’industriel n’a donc pas à se préoccuper d’augmenter la productivité du travail – en faisant baisser la valeur de l’unité de production – pour dévaloriser la force de travail ; il est au contraire poussé à chercher une augmentation de la plus-value au moyen d’une plus grande exploitation – intensive et extensive – du travailleur, ainsi qu’au moyen d’une baisse des salaires au-delà des limites normales. En second lieu, parce que l’évolution inverse de l’offre de marchandises et du pouvoir d’achat de l’ouvrier qui en découle – c’est-à-dire que l’augmentation de l’une se fait aux dépens du second – ne crée pas au capitaliste de problème dans la sphère de la circulation, dès l’instant où, nous l’avons noté, les produits manufacturés ne sont pas des éléments essentiels de la consommation individuelle de l’ouvrier.

Nous avons déjà dit que, à un degré déterminé du processus qui varie selon les pays28, l’offre industrielle coïncide en gros avec la demande existante, constituée par la sphère « haute » de la circulation. La nécessité apparaît alors de généraliser la consommation de biens manufacturés, ce qui correspond au moment où, dans l’économie classique, les biens de luxe doivent se convertir en biens de consommation populaire. Cela donne lieu, dans l’économie industrielle dépendante, à deux types d’adaptation : l’accroissement de la consommation des couches moyennes, qui est issue de la plus-value non accumulée ; l’effort pour augmenter la productivité du travail, condition sine qua non pour faire baisser le prix des marchandises.

Le second mouvement aurait normalement tendance à provoquer un changement qualitatif sur la base de l’accumulation du capital, permettant à la consommation individuelle de l’ouvrier de modifier sa composition et d’inclure des biens manufacturés. S’il agissait seul, il provoquerait le déplacement de l’axe d’accumulation de l’exploitation du travailleur à l’augmentation de la capacité productive du travail. Cependant, il est partiellement neutralisé par l’accroissement de la consommation de secteurs moyens : cela suppose en effet l’augmentation des recettes que perçoivent ces secteurs, augmentations qui, nous le savons découlent de la plus-value, par conséquent de la baisse du niveau salarial des travailleurs. La transition d’un mode d’accumulation à un autre est donc difficile et se fait très lentement, mais elle se fait déjà suffisamment pour déclencher un mécanisme qui à la longue empêchera la transition d’avoir lieu, repoussant une nouvelle fois la solution des problèmes de réalisation qui se posent à l’économie industrielle.

Ce mécanisme, c’est le recours à la technologie étrangère, destinée à élever la capacité productive du travail.

 

VI

Il est bien connu que, à mesure qu’avance l’industrialisation latino-américaine, la composition de ses importations change, avec la réduction du quota des biens de consommation et leur remplacement par des matières premières, des produits semi-finis et de l’outillage destinés à l’industrie. Cependant, la crise permanente du secteur exportateur des pays de la région aurait empêché que les besoins croissants en capital constant puissent être satisfaits exclusivement à travers l’échange commercial. C’est pourquoi l’importation de capital étranger a pris une singulière importance, sous forme de financements et d’investissements directs dans l’industrie.

Les facilités rencontrées par l’Amérique latine à l’extérieur pour importer du capital ne sont pas accidentelles. Elles sont dues à la configuration nouvelle de l’économie capitaliste internationale en période d’après-guerre. Vers 1950, cette dernière avait surmonté la crise qui depuis les années dix, l’affectait et était déjà réorganisée sous l’égide américaine. Le progrès de la concentration du capital à l’échelle mondiale a mis entre les mains de grandes corporations impérialistes une abondance de moyens qui cherchent à s’investir à l’extérieur. Ce qui caractérise cette période, c’est que le flux de capitaux vers la périphérie s’oriente plus particulièrement vers le secteur industriel.

Pour cela, il a fallu que, pendant que la désorganisation de l’économie mondiale persistait, des bases industrielles périphériques se soient développées, qui offraient – grâce à la surexploitation du travail – des occasions de profit intéressantes. Mais ce fait ne sera ni le seul, ni peut-être le plus décisif. Au cours de la même période, le secteur des biens de production s’est développé rapidement dans les économies centrales, ce qui a eu pour première conséquence le fait que les équipements produits là-bas durent s’appliquer au secteur secondaire des pays périphériques ; le désir apparaît donc, de la part des économies centrales, de stimuler le processus d’industrialisation, afin de créer des marchés pour l’industrie lourde. D’autre part, le rythme du progrès technique dans les pays centraux avait pratiquement réduit de moitié le délai de remplacement du capital fixe29 ; cela impliquait pour ceux-ci la nécessité d’exporter à la périphérie des équipements et de l’outillage mis hors d’usage avant d’avoir été totalement amortis.

L’industrialisation latino-américaine correspond ainsi à une division internationale du travail dans le cadre de laquelle les phases inférieures de la production industrielle se sont transférées dans les pays dépendants (notons que la sidérurgie, qui était un signe distinctif de l’économie industrielle classique, s’est généralisée au point que le Brésil exporte déjà de l’acier), les centres impérialistes se réservant les phases les plus avancées (comme la production d’ordinateurs et l’industrie électronique lourde en général, l’exploitation de nouvelles sources d’énergie comme celles d’origine nucléaire, etc.) et le monopole de la technologie correspondante. En allant plus loin, on peut distinguer dans l’économie internationale des degrés de concurrence non seulement entre les nouveaux pays industriels, mais aussi entre les plus anciens. C’est ainsi que, pour la production d’acier comme pour celle de véhicules automobiles, le Japon et l’Europe occidentale le disputent avantageusement aux États-Unis, mais ne peuvent rivaliser avec eux en ce qui concerne l’industrie de machines-outils, surtout automatiques30. On a ainsi une nouvelle hiérarchisation de l’économie capitaliste mondiale, basée sur une redéfinition de la division internationale du travail qui a eu lieu au cours des cinquante dernières années.

C’est au moment où les économies industrielles dépendantes vont chercher à l’extérieur les instruments technologiques qui leur permettent, en augmentant la productivité du travail, d’accélérer leur croissance, que prennent naissance d’importants flux de capitaux qui viennent des pays centraux vers elles, flux qui leur apportent la technologie demandée. Nous n’examinerons pas ici les effets correspondant aux diverses formes que revêt l’absorption technologique, et qui vont du don à l’investissement direct de capital étranger, car cela n’a pas une très grande importance pour notre analyse. Nous nous occuperons seulement du caractère de cette technologie et de son impact sur l’extension du marché.

Le progrès technologique est caractérisé par l’épargne, soit en termes de temps, soit en termes d’effort, de la force de travail que l’ouvrier doit consacrer à la production d’une certaine masse de biens. Il est donc naturel que globalement, son résultat soit la réduction du temps de travail productif par rapport au temps total disponible pour la production, ce qui, dans la société capitaliste, se manifeste par une diminution de la population ouvrière, accompagnée d’un accroissement de la population consacrée à des activités improductives : les services, ainsi que de celui des couches parasites qui s’exemptent de toute participation à la production sociale de biens et de services. Si c’est là la forme spécifique du développement technologique dans une société basée sur l’exploitation du travail, ce n’est pourtant pas la forme générale du développement technologique. C’est pourquoi les recommandations faites aux pays dépendants, où il y a une grande disponibilité de main-d’œuvre, pour qu’ils adoptent des techniques faisant appel au maximum de force de travail afin de défendre les niveaux de l’emploi, ne sont qu’un double mensonge : elles conduisent à opter en faveur d’un moins grand développement technologique et elles confondent les effets sociaux spécifiquement capitalistes de la technique avec la technique elle-même.

En outre, ces recommandations ignorent les conditions concrètes dans lesquelles a lieu l’introduction du progrès technique dans les pays dépendants. Introduction qui n’est pas tant le fait de leurs préférences que de la dynamique objective de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale. C’est elle qui est à l’origine de la nouvelle configuration de la division internationale du travail, qui a ouvert de nouvelles voies à la diffusion du progrès technique et en a accéléré le rythme. Les effets qui en découlent pour la situation des travailleurs dans les pays dépendants ne pouvaient différer fondamentalement de ceux qui sont le propre d’une société capitaliste : réduction de la population productive et croissance des couches sociales improductives. Mais ces effets doivent être modifiés par les conditions de production propres au capitalisme dépendant.

C’est ainsi que, agissant sur une structure basée sur une plus grande exploitation des travailleurs, le progrès technique a permis au capitalisme d’intensifier le rythme de travail de l’ouvrier, d’élever sa productivité, et simultanément de continuer à le rémunérer en dessous de sa valeur réelle. La contribution décisive à cette évolution a été l’application des nouvelles techniques de production à des branches de l’industrie orientées vers des types de consommation qui, s’ils ont tendance à se transformer en consommation populaire dans les pays avancés, ne peuvent absolument pas le faire dans les sociétés dépendantes. L’abîme qui existe entre le niveau de vie des travailleurs et celui des secteurs qui alimentent la sphère haute de la circulation fait que des produits comme les automobiles, les appareils électro-ménagers, etc., sont immanquablement destinés à cette dernière. Dans cette mesure et dès l’instant où elle n’influe pas sur des biens qui interviennent dans la consommation des travailleurs l’augmentation de la productivité provoquée par la technique de ces branches de la production n’a pas pu se traduire en plus grands profits par l’intermédiaire du taux de plus-value, mais seulement à travers l’augmentation de la masse de valeur réalisée. La diffusion du progrès technique dans l’économie dépendante s’accompagnera donc d’une plus grande exploitation du travailleur, parce que précisément l’accumulation continue à dépendre plus, pour l’essentiel, de la masse de valeur – et, par conséquent, de la plus-value – que du taux de plus-value.

Or, en se concentrant de façon importante dans les branches productrices de biens de luxe, le développement technologique doit finir par poser de graves problèmes de réalisation. On a recours, pour les résoudre, à une intervention de l’État (agrandissement de l’appareil bureaucratique, subventions aux producteurs, financement de la consommation de biens de luxe), ainsi qu’à l’inflation, afin de faire passer le pouvoir d’achat de la sphère « basse » à la sphère « haute » de circulation – ce qui impliquait de faire encore baisser les salaires réels, afin de disposer de fonds excédentaires pour effectuer le transfert de recette. Mais, dans la mesure où l’on réduit ainsi la capacité de consommation des travailleurs, on enlève tout stimulant à l’investissement technologique dans le secteur de la production destiné à répondre à la consommation populaire. Il ne faut donc pas s’étonner si, alors que les industries de biens de luxe croissent dans des proportions importantes, les industries orientées vers la consommation de masse (celles appelées « industries traditionnelles ») tendent à stagner et même à régresser.

La tendance au rapprochement entre les deux sphères de circulation, rapprochement que l’on observait à partir d’un certain moment, ne peut donc continuer à se développer. Au contraire, c’est un nouvel accroissement de l’écart entre les deux sphères qui a lieu, dès l’instant où la baisse de niveau de vie des masses laborieuses devient la condition nécessaire de l’expansion de la demande créée par les couches qui vivent de la plus-value. La production basée sur la surexploitation du travail a ainsi engendré le mode de circulation qui lui correspond, tout en séparant l’appareil productif des besoins de consommation des masses. La division de cet appareil en ce qu’on a appelé des « industries dynamiques » (branches productives de biens de luxe et de biens de capital) et en « industries traditionnelles » reflète l’adéquation de la structure de production à la structure de circulation propre au capitalisme dépendant.

Mais cela ne donne pas le passage de l’économie exportatrice au modèle industriel dépendant. L’absorption du progrès technique dans des conditions de surexploitation du travail amène inévitablement la restriction du marché interne, à laquelle s’oppose la nécessité de réaliser des masses de valeur toujours croissantes (puisque l’accumulation dépend plus de la masse que du taux de plus-value). Cette contradiction ne peut être résolue par l’agrandissement de la sphère « haute » de consommation, au-delà des limites établies par la surexploitation elle-même au sein de l’économie. Autrement dit, la demande de biens de luxe ne pouvait s’étendre aux travailleurs et aboutissant d’abord à la compression des salaires, qui exclut de fait ce type de consommation, l’économie industrielle dépendante a dû non seulement compter sur une immense armée de réserve, mais a été obligée de restreindre la production des marchandises de luxe. Cela aboutit, à un certain moment (qui se dessine clairement vers le milieu des années 1960), à la nécessité de se tourner vers l’extérieur, c’est-à-dire de redoubler à nouveau – même si c’est maintenant sur une base industrielle – le cycle du capital pour centrer partiellement la circulation sur le marché mondial. L’exportation de produits manufacturés – biens essentiels et produits de luxe – devient alors la planche de salut d’une économie incapable de surmonter les facteurs perturbateurs qui la travaillent. Depuis les projets d’intégration économique régionale, et supra-régionale, au dessein des politiques agressives de concurrence internationale, on assiste dans toute l’Amérique latine à la résurrection du modèle de la vieille économie exportatrice.

L’accentuation de ces tendances au Brésil, au cours des dernières années, nous a fait parler de subimpérialisme31. Nous ne prétendons pas ici reprendre ce sujet, car la caractérisation du subimpérialisme déborde le cadre de l’économie strictement dite et ne peut être élaborée sans faire aussi intervenir la sociologie et la politique. Nous nous bornerons à indiquer que, pris au sens large, le subimpérialisme n’est pas un phénomène spécifiquement brésilien et ne correspond pas à une anomalie dans l’évolution du capitalisme dépendant. Il est certain que ce sont des conditions particulières à l’économie brésilienne qui lui ont permis de pousser plus avant son industrialisation et même de créer une industrie lourde, de même que ce sont les caractéristiques de sa société politique, dont les contradictions ont donné naissance à un État militariste de type prussien, qui ont permis au subimpérialisme d’avoir lieu au Brésil, mais il n’en est pas moins certain que celui-ci n’est qu’une forme particulière de l’économie industrielle qui se développe dans le cadre du capitalisme dépendant. En Argentine ou au Salvador, au Mexique, au Chili, au Pérou, la dialectique du développement capitaliste dépendant n’est pas fondamentalement différente de celle que nous essayons d’analyser ici, dans ses traits les plus généraux.

Utiliser ce type d’analyse pour étudier les formations sociales concrètes en Amérique latine, orienter cette étude pour essayer de définir les déterminations qui sont la base de la lutte de classe qui s’y déroule, et ouvrir ainsi des perspectives plus claires aux forces sociales résolues à détruire cette formation monstrueuse qu’est le capitalisme, tel est le défi théorique aujourd’hui posé aux marxistes d’Amérique latine. La réponse que nous y apporterons influera sans doute de manière non négligeable sur le résultat auquel finiront par aboutir les processus politiques que nous sommes en train de vivre.

Santiago du Chili, 1972.

Traduit de lʼespagnol par Dominique Lemann, retranscrit par Samer T. Publié originellement dans la revue Critiques de l’économie politique n° 13-14 et republié avec l’aimable autorisation de Pierre Salama.

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  1. Jusquʼà la moitié du XIXe siècle, les exportations latino-américaines stagnaient et la balance commerciale était déficitaire : les prêts étrangers visaient à soutenir la capacité dʼimportation. Avec lʼaugmentation des exportations, et surtout à partir du moment où le commerce extérieur commence à donner des soldes positifs, le rôle de la dette extérieure consiste alors à transférer vers la métropole une partie de lʼexcédent obtenu en Amérique latine. Le cas du Brésil est très éloquent : à partir de 1860, alors que les soldes de la balance commerciale deviennent de plus en plus importants, le service de la dette extérieure augmente : alors quʼil représentait 50 % de ces soldes dans les années soixante, il passe à 99 % pendant la décennie suivante (Nelson Werneck Sodré, Formacao historica do Brasil, Sao Paulo, Brasiliense, 1964). Entre 1902 et 1913, alors que la valeur des exportations augmente et passe à 79,6 %, la dette extérieure passe à 144,6 % et représente, en 1913, 60 % du total de la dépense publique (J. A. Barboza-Caneiro, Situation économique et financière du Brésil, Mémorandum présenté à la Conférence financière internationale, Bruxelles, septembre-octobre 1920). []
  2. Voir, par exemple, son article « Quien es el enemigo inmediato ? », (Qui est lʼennemi immédiat ?), Pensamiento Critico, La Havane, n° 13, 1968. (En français : Le Développement du sous-développement : lʼAmérique latine, Maspero, Paris, 1972, nouvelle édition augmentée. []
  3. Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, P.U.F., Paris. Sur les concepts dʼhomogénéité et de continuité, cf. Le chapitre III de ce livre. []
  4. Cf. Celso Furtado, Formacion economica del Brasil, Mexico, Fondo de Cultura Economica, 1962, p. 90-91. []
  5. Dans un travail qui minimise énormément lʼimportance du marché mondial dans le développement du capitalisme, Paul Bairoch note que cʼest seulement « à partir de 1840-1850 que commença la véritable expansion du commerce extérieur [de lʼAngleterre] ; à partir de 1860, les exportations représentaient 14 % du revenu national, et cʼest donc là le début dʼune évolution nationale qui atteindra son apogée dans les années qui précèdent la guerre de 1914-1918, où les exportations atteindront 40% du revenu national. Le début de cette expansion marque une modification dans la structure des activités anglaises, comme nous lʼavons vu pour lʼagriculture : à partir de 1840-1850, lʼAngleterre va commencer à dépendre de plus en plus de lʼétranger pour sa subsistance ». (Revolucion industrial y subdesarrollo, Mexico, Siglo XXI, 1967, p. 285.) Quand il sʼagit de lʼinsertion de lʼAmérique latine dans lʼéconomie capitaliste mondiale, cʼest à lʼAngleterre quʼil faut se révérer, même dans les cas où (comme pour lʼexportation de céréales chiliennes aux États-Unis) le rapport nʼest pas direct. Les statistiques expliquent la constatation dʼun historien, en ce ses que, « dans presque toutes les parties [dʼAmérique latine], les niveaux du commerce international de 1850 ne dépassent pas tellement ceux de 1825 » (Tulio Halperin Donghi, Historia Contemporanea de America Latina, Madrid, Alianza, 1970, p. 158). []
  6. Il est intéressant dʼobserver que, à un certain point, les mêmes nations industrielles exporteront leurs capitaux en Amérique latine pour les investir dans la production de matières premières et dʼaliments pour lʼexportation. Cela devient surtout visible quand la présence des États-Unis en Amérique latine sʼaccentue et quʼils commencent à remplacer lʼAngleterre. Si lʼon observe la composition fonctionnelle du capital étranger existant dans la région, on verra que celui dʼorigine britannique se concentre essentiellement dans des investissements de portefeuille, principalement valeurs publiques et ferroviaires, lesquelles représentent normalement les trois quarts du total, alors que les États-Unis ne consacrent à ce type dʼopérations quʼun tiers de leur investissement, réservant leurs fonds aux mines, au pétrole, et à lʼagriculture. Cf. Paul R. Olson et C. Addison Hickman, Economia Internacional Latinoamericana, Mexico, Fondo de Cultura Economica, 1945, chap. V. []
  7. « … Lʼagrandissement de la partie variable du capital nécessite celui de sa partie constante, des avances en outils, instruments, etc., et surtout en matières premières dont la quantité requise croît bien plus vite que le nombre des ouvriers employés. » (Le Capital, I, XIV, p. 265-266 de lʼédition Garnier-Flammarion. Sauf indications contraires, les extraits du Capital cités dans cet article sont tirés de cette édition.) En outre, quelle que soit la variation subie par le capital variable et par lʼélément fixe du capital constant, la dépense de matières premières est toujours plus grande, quand augmente le degré dʼexploitation et la productivité du travail ; cf. Le Capital, I, XXII. []
  8. « Le travail doit […] donc posséder un certain degré de productivité avant quʼil puisse être prolongé au-delà du temps nécessaire au producteur pour se procurer son entretien ; mais ce nʼest jamais cette productivité, quel quʼen soit le degré, qui est la cause de la plus-value. Cette cause, cʼest toujours le surtravail, quel que soit le mode de lʼarracher. » (Le Capital, I, XVI, p. 369 ; p. 1008-1009 des œuvres de Marx publiées à La Pléiade). []
  9. Cf. Le Capital, I, sections IV et V ; un chapitre inédit du Capital, 10/18. []
  10. Vers 1880, en Angleterre, la part des exportations dans la consommation dʼaliments était de 45 % pour le blé, 53 % pour le beurre et le fromage, 94 % pour les pommes de terre et 70 % pour la viande. (Chiffres de M. G. Mulhall, cités par Paul Bairoch, op. cit., p. 248-249). []
  11. Marx résume cela de la manière suivante : « Quand le commerce extérieur fait baisser les éléments du capital constant ou les moyens de subsistance de première nécessité dans lesquels sʼinvestit le capital variable, il contribue à faire monter le taux de profit, à élever le taux de plus-value et à séduire la valeur du capital constant. » (Le Capital, III, XIV.) Il faut se souvenir que Marx ne se limite pas à cette constatation, et montre aussi le mode contradictoire à travers lequel le commerce extérieur contribue à la baisse du taux de profit. Nous ne le suivrons pas dans cette direction, ni dans ses efforts pour voir comment les profits obtenus par les capitalistes qui opèrent dans la sphère du commerce extérieur peuvent faire monter le taux de profit (procédé que lʼon pourrait classer dans un troisième type de mesures destinées à contrecarrer la baisse tendancielle du taux de profit, en faisant se déplacer le capital vers des sphères non productives). Notre propos n’est pas d’approfondir ici lʼanalyse des contradictions que pose la production capitaliste en général, mais seulement d’éclairer les déterminantes fondamentales de la dépendance latino-américaine. []
  12. Paolo Santi, en sʼappuyant sur des statistiques du Département économique des Nations Unies, note sur le rapport entre les prix des produits primaires et des produits manufacturés : « Si lʼon considère que la période 1876-1880 = 100, lʼindice descend de 96,3 pendant la période 1886-1890, à 87,1 pendant les années 1896-1900, se stabilise à 85,8 pendant la période qui va de 1906 à 1913, et commence à descendre, de plus en plus vite, après la fin de la guerre. » (« El debate sobre el imperialismo en los clasicos del marxismo », Teoria marxista del imperialismo, Cordoba, Argentine, Cuadernos de Pasado y Presente, 1969, p. 49). []
  13. Celso Furtado a constaté le phénomène, sans arriver à en tirer toutes les conséquences : « La baisse du prix des exportations brésiliennes, entre 1821-1830 et 1841-1851, fut dʼenviron 40 %. En ce qui concerne les importations, lʼindice des prix des exportations anglaises entre les deux décennies sʼest maintenu parfaitement stable. On peut donc affirmer que la chute de lʼindice des termes dʼéchange fut dʼenviron 40 %, cʼest-à-dire que la recette réelle engendrée par les exportations a augmenté de 40 % de moins que le volume concret de celles-ci. Comme la valeur moyenne annuelle des exportations est passée de 3 900 000 livres à 5 470 000, soit une augmentation de 40 %, il résulte de cela que la recette produite par le secteur dʼexportation a augmenté dans la même proportion, alors que lʼeffort productif réalisé fut à peu près doublé. » (Op. cit., p. 115). []
  14. Le Capital, I, XXIV, 4, p. 433. []
  15. Le Capital, I, X, 2, p. 181. Marx ajoute : « Tant que la production dans les Etats du Sud de lʼUnion américaine était dirigée principalement vers la satisfaction des besoins immédiats, le travail des nègres présentait un caractère modéré et patriarcal. Mais, à mesure que lʼexportation du coton devint lʼintérêt vital de ces Etats, le nègre fut surmené et la consommation de sa vie en sept années de travail devint partie intégrante dʼun système froidement calculé. Il ne sʼagissait plus dʼobtenir de lui une certaine masse de produits utiles. Il sʼagissait de la production de la plus-value quand même. Il en a été de même pour le serf, par exemple dans les principautés danubiennes. » []
  16. « Toute variation dans la grandeur, extensive ou intensive, du travail affecte au contraire la valeur de la force ouvrière, dès quʼelle en accélère lʼusure. » (Le Capital, I, XVII, 2, p. 376 ; p. 1017 dans La Pléiade). []
  17. On observe un phénomène similaire en Europe, à lʼaube de la production capitaliste. Il suffit dʼanalyser de plus près comment sʼy est réalisé le passage du féodalisme au capitalisme pour se rendre compte que la condition du travailleur, au moment où il quittait le servage, ressemblait plus à celle de lʼesclave quʼà celle de lʼouvrier salarié moderne. []
  18. Marx, Un chapitre inédit du « Capital », op. cit. []
  19. Le Capital, I, X, p. 201. []
  20. Cairnes, cité dans Le Capital, I, X, 2, p. 201. []
  21. Cʼest ainsi que Marx se réfère à des pays « où le travail nʼa pas encore été absorbé formellement par le capital, bien que lʼouvrier y soit en réalité exploité par le capitaliste », en donnant pour exemple le cas de lʼInde « où le ryot travaille comme paysan indépendant, où sa production nʼest donc pas absorbée par le capital, bien que lʼusurier puisse lui prendre, sous forme dʼintérêts, non seulement son surtravail, mais même, en termes capitalistes, une partie de son salaire ». []
  22. Nous avons déjà signalé que cela a dʼabord eu lieu dans les points de contact immédiat avec le marché mondial : ce nʼest que progressivement et, même aujourdʼhui, de manière inégale que le mode de production capitaliste subordonnera lʼensemble de lʼéconomie. []
  23. De fait, comme le démontre Marx, les types de consommation correspondent tous deux, du point de vue du capital, à une consommation productive. Bien plus, « la consommation individuelle du travailleur est improductive pour lui-même ; car elle ne reproduit que lʼindividu nécessiteux ; elle est productive pour le capitaliste et pour l’État, car elle produit la force créative de leur richesse » (Le Capital, XXIII, p. 414 ; p. 1705 de La Pléiade). []
  24. La thèse de lʼindustrialisation substitutive des importations a été un élément fondamental de lʼidéologie développementiste, avec ses épigones de la commission économique des Nations Unies pour lʼAmérique latine (C.E.P.A.L.) ; le travail classique dans ce sens est celui de Maria da Concelcao Tavares sur lʼindustrialisation brésilienne, dʼabord publié par les Nations Unies, « The Growth and decline of imput Substitution in Brazil », Economic Bulletin for latin America, vol. IX, n° 1, mars 1964. Au cours des dernières années, cette thèse a été lʼobjet de discussions qui, bien que nʼarrivant pas à lui retirer toute validité, tendent à nuancer le rôle joué par la substitution des importations dans le processus dʼindustrialisation de lʼAmérique latine. Lʼarticle de Don L. Huddle en est un bon exemple : « Reflexoes sobre a industrializacao brasileira : fontes de cresciemiento e da muncada estrutural. 1947-1963 », Revista Brasileira de Economia, vol.23, n°2, juin 1969. Dʼautre part, certains auteurs ont cherché à étudier la situation de lʼindustrie dans lʼéconomie latino-américaine avant que la substitution des importations ne sʼaccélère ; pour ce type de recherches, lʼessai de Vania Bambirra est important : Hacia una tipologia de la dependencia. Industrializacion y estrutura socio-economica, CESO, Universidad de Chile, Document de travail, 1971. []
  25. Il est intéressant de remarquer que lʼindustrie complémentaire des exportations a représenté le secteur le plus actif des activités industrielles dans lʼéconomie exportatrice. Ainsi, pour lʼArgentine, les chiffres montrent que, en 1895, le capital investi dans lʼindustrie qui produisait pour le marché interne était dʼenviron 175 millions de pesos, contre plus de 280 millions investis dans lʼindustrie liée à lʼexportation ; dans la première, le capital moyen par entreprise était seulement de 10 000 pesos, alors que dans la seconde il sʼélevait à 100 000 pesos. (Cf. Roberto Cortes Conde, « Problemas del crecimiento industrial », Argentina, sociedad de massas, Buenos Aires, Eudeba, 1965). []
  26. Nous employons le terme « industrialisation » pour désigner le processus à travers lequel lʼindustrie, sʼattaquant au changement qualitatif global de la vieille société, fonctionne dans le sens de sa transformation en axe dʼaccumulation de capital. Cʼest pourquoi nous considérons que le processus dʼindustrialisation nʼa pas lieu dans lʼéconomie exportatrice, même si on y observe lʼexistence dʼactivités industrielles. []
  27. Un historien brésilien, se référant à la campagne déclenchée par les industriels brésiliens en 1928 pour faire monter les tarifs douaniers, isole clairement le processus dʼexpansion du secteur industriel en économie exportatrice : « Sous la pression dʼune baisse de la demande des toiles de mauvaise qualité dans les régions rurales – conséquence de la chute des prix du café, le prix moyen dʼun sac de 60 kg était descendu de 215,109 dollars à 170,719 dollars entre 1925 et 1926 –, divers industriels se spécialisèrent dans la production de tissus moyens et fins vers le milieu des années vingt. En pénétrant sur cette zone de marché, ils eurent à affronter la concurrence anglaise, qui fut accusée de réaliser un dumping pour liquider la production nationale. Les centres industriels sʼaffrontèrent au cours dʼune campagne visant à augmenter les tarifs des toiles de coton et à restreindre lʼimportation dʼoutillage, prétextant que le marché ne pouvait assumer lʼaugmentation de la capacité productive existante. » (Boris Fausto « Revolucao de 1930 ». Historiografia et Historia. Sao Paulo, Brasiliense, 1970, p. 33-34.) Lʼépisode est exemplaire : la chute des prix du café restreint le pouvoir dʼachat des travailleurs, mais aussi la capacité dʼimportation pour répondre à la sphère « haute » de circulation, provoquant un déplacement de lʼindustrie vers elle pour profiter des meilleurs prix quʼelle offre. Comme nous le verrons, ce tropisme de lʼindustrie latino-américaine nʼest pas particulier à la vieille économie exportatrice. []
  28. Pour lʼArgentine et le Brésil, par exemple, cela a déjà lieu dans le passage de la décennie de 1940 à celle de 1950 – plus tôt pour lʼArgentine que pour le Brésil. []
  29. Cf. Ernest Mandel, Traité dʼéconomie marxiste, Paris, Julliard, 1962. []
  30. La production nord-américaine de machines-outils a doublé entre 1960 et 1966, alors quʼelle augmentait seulement de 60 % en Europe occidentale et de 70 % au Japon. Dʼautre part, la fabrication dʼensembles automatiques sʼest développée rapidement aux États-Unis, et leur valeur a atteint 247 millions de dollars en 1966, contre 43,5 millions en Europe occidentale et à peine 2,7 millions de dollars au Japon. Chiffres donnés par Ernest Mandel, Europa, versus America ? Contradictions of Imperialism, Londres N.L.B., 1970, p. 80, note. (La réponse socialiste au défi américain, Cahiers libres, n° 153, 1969). []
  31. Les travaux se référant à ce sujet ont été réunis dans mon livre, Subdesarrollo y revolucion, Mexico, siglo XXI, 1969. Le premier dʼentre eux a dʼabord été publié sous le titre « Brazilian Interdependance and Imperialist Integration », Monthly Review, New York, vol. 17, n° 7, décembre 1965 (publié aux éditions Maspero en 1972 sous le titre : Sous-développement et révolution en Amérique latine, Cahiers libres 217-218). []
Ruy Mauro Marini