La politique de Straub-Huillet

Cinéastes, communistes révolutionnaires, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (décédée en 2006) combinent les paradoxes. Encensés par une critique exigeante, leurs films restent les moutons noirs d’un cinéma dit d’« auteur » et sont boudés par les circuits de distribution ; inscrit dans un héritage marxiste, leur travail a été plus volontiers discutée par Deleuze que par le « marxisme français ». Ces paradoxes sont le fruit d’un cinéma sans compromis, d’un militantisme explicite mais très loin des canons du « cinéma politique ». La politique de Straub-Huillet se joue dans une approche du cinéma, du travail sur les textes et les images, dans le refus de toute forme de « neutralité » artistique vis-à-vis du monde. Daniel Fairfax propose ici une introduction à leur œuvre, pour découvrir et redécouvrir un projet cinématographique combinant une poétique intransigeante avec une attention dialectique à l’espace et l’histoire.

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Samedi 10 mars 2007, 14h30 : une salle de cinéma située dans le sous-sol du Centre Georges Pompidou à Paris. On assiste à la projection de courts-métrages allemands des années 1960-1970, rarement projetés, dans le cadre de la 29e édition du Festival international du film documentaire, « Cinéma du réel ». Y était présenté l’essai cinématographique de 15 minutes, Einleitung zu Arnold Schönbergs ‘Begleitmusik zu einer Lichtspielscene’ (Introduction à « une musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schönberg, 1972) réalisé par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Alors que de nombreux spectateurs s’installent dans leurs sièges, une agitation se fait entendre depuis l’extérieur. Soudain, un groupe d’une cinquantaine de militants force le passage et fait irruption dans la salle. Tout en distribuant dans toute la salle des tracts de l’ère pré-Photoshop, le groupe, qui s’autodéfinit comme étant composé de jeunes chômeurs, réclame d’assister gratuitement à la projection, outré qu’un festival financé par de l’argent public puisse exiger que l’on paye sa place et plaidant globalement pour une séparation de l’art et du commerce1. Offensée par cette manifestation, la directrice du festival – après avoir ordonné au technicien de ne pas démarrer la projection et mobilisé le service de sécurité afin qu’il intervienne physiquement dans la salle pour intimider les manifestants – prend la parole et déclare à la foule (notons que les spectateurs ayant payé leurs places se sont rangés presque unanimement du côté des manifestants, en dépit du désagrément) qu’elle ne se laissera pas « terroriser » et forcée à poursuivre la projection, ce qui eût pour effet de prolonger l’occupation de la salle par les spectateurs. En fin de compte, le programme prévu ne sera pas maintenu.

La directrice du festival aurait sans doute dû faire preuve de prudence dans le choix de ses mots lorsqu’elle assimila les manifestants à des terroristes. Straub lui-même aurait très certainement apprécié l’ironie. Pas moins d’un an plus tôt, il avait expliqué son absence au festival du film de Venise de 2006, où leur dernier film Quei loro incontri (Ces rencontres avec eux, 2006) était mis à l’honneur, par la missive suivante :

Par ailleurs, je ne pourrais pas festoyer dans un festival où il y a tant de police publique et privée à la recherche d’un terroriste – le terroriste, c’est moi ; et j’ajoute, paraphrasant Franco Fortini : tant qu’existera le capitalisme impérialiste américain, nous ne serons jamais assez de terroristes dans le monde2

La déclaration choqua les festivaliers au point que Cameron Crowe, membre du jury, suggéra d’annuler l’attribution de la remise du prix d’« invention d’un langage cinématographique » pour l’ensemble de leur travail.

L’œuvre de Straub-Huillet a toujours eu un parfum de controverse. Leur collaboration prit fin avec le décès de Danièle Huillet, morte d’un cancer en octobre 2006 – événement qui provoqua une immense tristesse au sein de ce que Serge Daney appelait l’ « Internationale Straubienne »3.

Pour exemple, en 1976, la télévision ouest-allemande refusa de diffuser leur adaptation de l’opéra d’Arnold Schönberg Moses und Aron (Moïse et Aaron, 1974) s’ils n’amputaient pas leur film de la dédicace à Holger Meins (un opérateur-caméra membre de la Rote Armee Fraktion [Fraction armée rouge] alors incarcéré) qu’ils avaient mise en ouverture du film.

Leur approche singulière du marxisme, exposée dans des films tels que Les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir à son tour (plus communément connu sous le titre d’Othon, 1972), a suscité de fervents débats dans les cercles cinéphiles européens. Même avant cela, Straub-Huillet ont été impitoyablement attaqués pour avoir dédicacé leur film sur la vie de Johann Sebastian Bach aux Viêt-Congs, tandis que la projection inaugurale à la Berlinale de leur premier long-métrage, Nicht Versöhnt oder Es hilft nur Gewalt wo Gewalt herrscht (Non réconciliés ou seule la violence aide là où la violence règne, 1965), provoqua une telle opposition de la part du public composé d’intellectuels de gauche que Richard Roud déclara que « la réception de L’Avventura [Michaelangelo Antonioni, 1960] à Cannes ressemblait à un triomphe en comparaison4 ». Le film, dont le scénario repose sur une adaptation d’un roman de Heinrich Böll, dérouta ce dernier et ses éditeurs menacèrent de brûler le négatif du film5.

Ce rejet s’est vu compensé par la défense tout aussi passionnée de leur travail par d’autres franges du milieu culturel européen. Ils ont été les chouchous des critiques des Cahiers du cinéma du temps de leur tournant marxiste, ainsi que des revues telles que Screen et Filmkritik dans les années 1970 et occupent une place importante dans les différents tomes de Cinéma de Gilles Deleuze6. Encore aujourd’hui, des critiques comme Jonathan Rosenbaum ou Tag Gallagher peuvent écrire des plaidoyers passionnés pour la reconnaissance de leur contribution au septième art. Et pourtant leur production a peiné à trouver le même type de niche dont bénéficient Godard, Rainer Werner Fassbinder ou Pier Paolo Pasolini. Cependant, il est encourageant d’observer actuellement un regain d’intérêt pour leurs films. L’édition récente en DVD sur les marchés francophones, germanophones et anglophones a rendu leur travail plus accessible qu’il ne l’était quelques années auparavant. En France notamment, Straub-Huillet sont actuellement l’objet d’un intérêt universitaire sans précédent avec la publication de nombreuses monographies qui leur sont consacrées et cet intérêt est renforcé par la tenue de rétrospectives et les apparitions publiques de Straub7.

Alors que ceux qui critiquent leur travail sont prompts à le qualifier comme étant « incompréhensible, inaudible8 », ou tout simplement « ennuyeux »9, même les partisans « des Straub » admettent souvent que leurs films sont « intellectuels, secs, difficiles10». Les adjectifs tels qu’ « ascétique », « rigoureux » et même « janséniste » sont prépondérants dans les critiques et leur travail est invariablement considéré comme la combinaison du programme politique et esthétique brechtien et de l’austérité cinématographique de Robert Bresson et de Carl Th. Dreyer. Mais, bien que ces figures soient certainement des influences importantes pour Straub-Huillet, une telle conception réduit injustement la portée de leur travail. D. W. Griffith, Kenji Mizoguchi et – comme Gallagher s’efforce à le montrer en détail – John Ford sont des précurseurs tout aussi importants pour Straub-Huillet que Bresson ou Dreyer, tandis que Schönberg, Friedrich Hölderlin et Cesare Pavese occupent une place tout aussi centrale que celle tenue par Bertolt Brecht en tant que matériau de base. La seule focalisation sur la rigueur et le caractère antispectaculaire de leur travail surplombe l’intensité viscérale des performances de leurs « acteurs », d’ordinaire non-professionnels, et le rôle tout aussi sensible de l’environnement matériel dans leur travail : les bruits d’insectes, les montagnes en arrière-plan, les ruines de l’ancien monde, le bruissement d’un ruisseau, le soleil, le vent. Straub aime citer Griffith : « Ce qu’il manque aux films modernes est la beauté – la beauté du vent se déplaçant dans les arbres11», et Sztulman de rappeller :

La première fois que j’ai vu Antigone, je me suis dit : Comment se fait-il que je n’ai jamais vu un nuage qui passe au cinéma et qui change la lumière de l’image ? Parce que finalement, c’est ça le réel : quand un nuage passe, ça bouge, et les choses changent, varient, se teintent12.

Les critiques ont donc raison de souligner le « matérialisme » de l’œuvre de Straub-Huillet – moins au sens marxiste du terme qu’en ce sens où leurs films constituent des tentatives conscientes de montrer concrètement à l’écran des objets matériels. Leur refus des hiérarchies esthétiques implique qu’un acteur, un arbre, un rocher, un morceau de musique ou un texte littéraire ont une présence matérielle tout autant valables qui demande à être filmée avec zèle et respect13. Cela a engendré le développement d’une certaine méthodologie au cours de leur carrière. Straub-Huillet se détournent du doublage en faveur du son direct, dans la mesure où les bruits de fond et même le bruit statique provoqué par le vent bruissant sur un microphone sont conservés dans leur intégrité et le son d’origine de chaque image individuelle est préservé. Ceci, bien sûr, a un impact énorme sur le montage – les coupes ne peuvent pas être réalisées de manière arbitraire, mais doivent s’en remettre aux exigences du son : Straub-Huillet s’attarderont donc sur un espace vide afin de capturer les bruits de pas des personnages quittant la scène. De même, ils rejettent toute manipulation de l’image en post-production (correction et correspondance des couleurs, etc.). Les brusques transitions sonores et lumineuses abondent donc dans leurs films, souvent en produisant un grand effet esthétique, comme la coupe sur un ruisseau dans Geschichtsunterricht (Leçons d’histoire, 1972).

Le travail effectué sur la diction des textes est probablement ce qui déroute le plus les spectateurs de leurs films. Raillés par Kluge pour leur utilisation de la langue comme d’un « objet »14, Straub-Huillet refusent à la fois les normes théâtrales et les normes « naturelles » de la parole et ont exploré la diversité des approches sur cette question : que ce soit par l’utilisation de dialectes dans Machorka-Muff (1962), Nicht Versöhnt ou Sicilia ! (1998), par une approche bressonienne en travaillant sur la récitation « mécanique » du texte par des non-professionnels, ou par un discours rythmique basé sur des conceptions musicales du Sprechgesang. Ces variations peuvent apparaître dans le même film, comme c’est le cas avec Klassenverhältnisse (Amerika. Rapports de classes, 1983), où la sobriété expressive des acteurs non-professionnels contraste avec la performance ampoulée de Mario Adorf. Les possibilités offertes par la lecture de textes dans une langue étrangère par les acteurs sont d’un intérêt supplémentaire pour Straub-Huillet – une pratique qui a suscité de la colère notamment à la sortie d’Othon15. En outre, leur travail sur le rythme de la parole – marqué par des syncopes insérées dans les textes – est basé en grande partie sur les modes de respiration véritables de l’acteur en question16.

Tout aussi notoire, on peut évoquer ce que la critique française a fait connaître sous le nom de « plan straubien », qui peut être grossièrement défini comme un panoramique ou un travelling d’un paysage pouvant durer plusieurs minutes. Bien que ces plans aient grandement contribué à l’idée que les films straubiens sont ennuyeux et irregardables, ils sont essentiels dans le projet « pédagogique » de Straub-Huillet qui consiste à « apprendre aux gens à voir et à entendre ». Le spectateur est invité à regarder les images avec le même soin et la même attention que Paul Cézanne lorsqu’il peint La Montagne Sainte-Victoire17, à voir, dans les images, les choses qui ne pourraient être perçues par un regard fugace. Ces plans ont notamment été analysés par Deleuze dans Cinéma 2 dans lequel il évoque caractère « tectonique, archéologique » de plans de paysages « stratigraphiques, vides et lacunaires18», rapprochant dès lors les films de Straub-Huillet des tout premiers jours du cinéma, des films des Lumières ou même de ceux d’Étienne-Jules Marey.

Par ailleurs, ces paysages ont un sens politique très concret : le lieu filmé dans Dalla Nube alla Resistenza (De la nuée à la résistance, 1978), par exemple, a été le site d’un massacre de résistants italiens, tandis que le monticule du cimetière du Père Lachaise dans Toute révolution est un coup de dés (1977) est fait des corps des Communards abattus. Cette approche fondamentalement politisée du cinéma n’a jamais été abandonnée par Straub-Huillet, même dans les jours sombres qui ont suivi l’effondrement de l’Union soviétique, conduisant Straub à se considérer lui-même comme un « vieux stalinien » l’opprobre de ceux qui avaient abandonné le militantisme19. Deleuze reconnaît que « tout est politique » dans leur cinéma, mais en tire des conclusions contestables :

Resnais, les Straub, sont sans doute les plus grands cinéastes politiques d’Occident, dans le cinéma moderne. Mais, bizarrement, ce n’est pas par la présence du peuple, c’est au contraire parce qu’ils savent montrer comment le peuple, c’est ce qui manque, c’est ce qui n’est pas là20.

Bien que Deleuze appuie son propos sur des citations de Straub21, il s’agit d’une généralisation hâtive de l’œuvre de Straub-Huillet. Othon, selon eux, constituait effectivement un film sur l’absence du peuple, mais à l’inverse Moïse et Aron était pour eux « un film non seulement sur la relation de la dialectique au peuple, mais [aussi] un film sur le peuple. […] Ce sera ici un film sur le peuple et sa présence22. » La conclusion à laquelle arrive Deleuze et qui veut que « si le peuple manque, s’il n’y a plus conscience, évolution, révolution, c’est le schéma du renversement qui devient lui-même impossible23» contraste avec l’engagement tenace de Straub-Huillet pour un renversement révolutionnaire du capitalisme. Néanmoins, à en juger par leur film Trop tôt, trop tard (1981), dans lequel les paysages étrangement dépeuplés de la France contrastent avec la volatilité grouillante des lieux égyptiens, il semble que les peuples capables de rompre avec le capitalisme sont plus souvent ceux des pays du Tiers-monde24.

Il ne s’agit cependant pas ici de dépeindre Straub-Huillet en doctrinaires. Dans un entretien, Straub a déclaré :

Je ne sais pas si je suis un marxiste. Je ne sais pas, parce qu’il y a plein de façons d’être marxiste. Je n’ai pas lu tout Marx. Le marxisme est une méthode, ce n’est pas une idéologie.

Plus tard, il a manifesté son opposition aux perspectives productivistes de Marx25et le couple s’est identifié plus étroitement à Benjamin et à sa fusion du marxisme et du mysticisme exposée dans ses « Thèses sur l’histoire » dont ils aiment citer « la révolution est le saut du tigre dans le passé26». Si le communisme est bien présent dans leurs films, c’est plutôt sous la forme du « rêve communiste » de Hölderlin27 plutôt que sous celle d’un programme politique spécifique établi par des marxistes, et encore moins sous les traits des désastreux « socialismes réellement existants » du 20e siècle. Les thèmes qui prédominent dans leurs œuvres sont des notions éternelles de la résistance et de l’éthique, et Alain Badiou les considèrent comme des « marxistes intemporels » pour lesquels « la question du pouvoir, les rapports de classe, est beaucoup plus ancienne [et] beaucoup plus puissamment structuré que l’agitation [des militants de gauche] ne l’a cru28. »

Contexte biographique

Straub et Huillet ont été très réticents à l’idée de fournir des informations sur leurs vies personnelles, comme l’affirme Straub : « J’essaie d’ébruiter ma vie le moins possible […] Les artistes se dessinant dans leurs propres œuvres, c’est le 19e siècle29. » La confusion existe encore quant à leur statut marital30. Comme le montre le documentaire Où gît votre sourire enfoui ? (2001) de Pedro Costa, il existait une division du travail entre eux, Straub prenant la responsabilité de la mise en scène [en français dans le texte] et Huillet s’occupant du son, des costumes et du montage. Mais la nature intense de leur collaboration était telle qu’il serait insensé de tenter de repérer dans un film ce qui est « de Straub » et ce qui est « de Huillet ». En effet, leur travail en commun qui s’étale sur un demi-siècle peut être considéré comme l’une des grandes histoires d’amour de l’histoire du cinéma. Bien que la conception classique du « réalisateur » puisse être attribuée à Straub – en tant que metteur en scène – minimisant ainsi le rôle du montage ou de la conception de costumes, Straub-Huillet se sont toujours fermement opposés à une telle hiérarchisation dans la mesure où les techniciens du son et de l’image (ils ont longtemps collaboré avec Louis Hochet, Willy Lubtchansky et Renato Berta) et même les acteurs étaient considérés comme ayant également droit au statut d’auteur. Straub-Huillet n’étaient pas réticents à prendre part aux tâches « subalternes » d’un tournage de film, aidant souvent au nettoyage ou à la préparation des repas31.

De plus, leur position d’auteur est atténuée par le fait que leurs films sont presque exclusivement conçus à partir de textes préexistants – qu’ils soient littéraires, dramatiques, musicaux ou tirés d’essais. En effet, dans toute leur œuvre, seules quelques lignes de dialogues sont de leur fait32. Toutefois, comme le souligne Youssef Ishaghpour, leurs films sont plutôt considérés non pas comme des adaptations, mais comme des « documentaires d’un type particulier : sur les œuvres33». Leur matériau de base provient essentiellement d’auteurs canoniques de la culture européenne – Bach, Schönberg, Hölderlin, Brecht, Sophocle, Franz Kafka, Pierre Corneille – mais il est intéressant de noter que certains de leurs films reposent sur des œuvres originales marginalisées (Othon, l’Antigone de Brecht) ou inachevées (Moses und Aron, Amerika de Kafka, Der Tod des Empedokles de Hölderlin).

Quand on les interroge sur des points spécifiques de leurs vies, leurs réponses s’avèrent éclairantes34. Straub raconte l’occupation de sa ville natale, Metz, par l’Allemagne lorsqu’il était écolier, une expérience qui devait être mentionnée plus tard dans le court-métrage Löthringen (1994). L’imposition de l’allemand comme langue officielle de la région signifiait qu’elle était enseignée selon la méthode directe – en cela, il faut comprendre que les enfants n’avaient pas le droit de parler français dans les lieux publics. Quant à Huillet, elle a souligné qu’elle avait appris l’anglais et l’espagnol à l’école, mais que leur pratique du cinéma a fini par la conduire de la France en Allemagne (parce que Straub fuyait le service militaire français), puis vers l’Italie, ce qui, notait-elle, était « assez dialectique ». Ce contact avec différentes langues a eu un impact notable sur leur travail, non seulement parce qu’ils ont fait des films en allemand, en français et en italien, mais aussi, et ce malgré leur maîtrise de ces langues, parce que tous leurs films étaient, en un sens, fait dans une langue étrangère ; ainsi, les qualités sonores des mots prononcés sont tout aussi importantes que le sens véhiculé par les textes. Leur travail bouleverse également de nombreuses notions académiques traditionnelles sur le « cinéma national ». Quel peut être le statut national d’un film comme Antigone, réalisé en Italie par un couple français à partir d’une traduction allemande d’une pièce grecque ?

L’œuvre

Pendant longtemps, Straub-Huillet ont été considérés comme appartenant au Nouveau cinéma allemand des années 1970 et, jusque dans les années 1990, la majeure partie de leur travail s’est fait en langue allemande quand bien même les films avaient été réalisés en dehors de l’Allemagne. Bien qu’ils aient œuvré en marge de ce mouvement, leurs quatre premiers films – Machorka-Muff, Nicht Versöhnt, Chronik der Anna Magdalena Bach (Chronique d’Anna Magdalena Bach, 1967) et Der Bräutigam, die Komödiantin und der Zuhälter (Le Fiancé, la comédienne et le maquereau, 1968) – sont d’une importance fondamentale dans sa constitution, et Fassbinder et Wenders ont tous deux rendu hommage à ce travail35. Ces quatre films possèdent une unité stylistique frappante – tourné en noir et blanc granuleux, avec un éclairage intérieur hautement contrasté, un décor réduit au strict minimum, des angles et des mouvements de caméra précis s’appuyant souvent sur une présentation en diagonale des espaces architecturaux – qui dément leur gamme thématique. Les courts-métrages Machorka-Muff et Nicht Versöhnt sont tous deux basés sur des histoires de Heinrich Böll, et ils se focalisent tous deux sur la Vergangenheitsbewältigung (confrontation avec le passé) de l’après-guerre en Allemagne. Il semble aujourd’hui incontestable qu’ils furent les premiers films allemands à se confronter véritablement à ces questions – mais on se souvient moins de l’état moribond de l’industrie cinématographique allemande avant la signature du manifeste d’Oberhausen, contemporain de la distribution de Machorka-Muff, et que Straub-Huillet n’ont pas signé.

Alors que Machorka-Muff est resté relativement fidèle à la satire de Böll à propos d’un général allemand de l’après Seconde guerre mondiale (y compris dans une séquence onirique très anti-straubienne), Nicht Versöhnt est non seulement un condensé en 50 minutes des 300 pages du roman original mais constitue également une représentation d’une densité et d’une structure remarquables. Le film suit trois générations d’une famille d’architectes (les Fähmel) qui ont vu leurs vies et leurs carrières marquées par les trois grandes manifestations du militarisme allemand (l’empire Wilhelmien, le Troisième Reich et la République fédérale), et se termine sur l’assassinat d’un politicien « respectable » par la matriarche de la famille, mentalement dérangée. Cependant, le spectateur ne peut probablement percevoir les subtilités de l’intrigue qu’après plusieurs projections – ce que Straub souligne :

Et au lieu de m’appliquer comme Böll, comme l’auteur de Citizen Kane ou comme Alain Resnais, à un puzzle, j’ai risqué un film lacunaire (“Corps lacunaire, corps composé de cristaux agglomérés qui laissent entre eux des intervalles”, Émile Littré)36.

La principale motivation de ces films inspirés des livres de Böll consistait à parvenir à la concrétisation d’un projet qui avait occupé Straub-Huillet pendant plus d’une décennie : Chronik der Anna Magdalena Bach. La relation de leurs films à la musique avait déjà été remarquée par Karl-Heinz Stockhausen, qui admirait la composition du temps cinématographique de Machorka-Muff37, mais pour Straub le point de départ du film sur Bach résidait dans « l’idée de tenter un film où la musique serait utilisée, non pas comme accompagnement, ni comme commentaire, mais comme matériau esthétique38». Les scènes de la vie de Bach, commentées par sa femme, Anna Magdalena, à partir d’extraits d’un journal fictif, ont ainsi été entrecoupées de séquences musicales, généralement enregistrées en une seule prise, dans lesquelles les acteurs du film (y compris Gustav Leonhardt, qui a endossé le rôle de Bach malgré l’absence de ressemblance physique) ont joué avec les instruments d’époque. Straub décrit le film comme une « histoire d’amour » mais, en plus de la relation familiale, le film met également l’accent sur les difficultés matérielles et les confrontations de Bach avec le pouvoir, montrant ainsi comment elles ont déteint sur une grande partie de sa musique.

Après Der Bräutigam, que Straub qualifie du « plus aléatoire de [ses] films » et dans lequel l’Action-Theater de Fassbinder joue un rôle notable39, le film suivant de Straub-Huillet, Les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer, ou Peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir a son tour (Othon), a marqué une rupture dans leur travail à plusieurs égards. Il s’agit de leur premier film réalisé après leur déménagement en Italie, mais aussi de leur premier film en couleur et de leur premier film sur le monde antique, qui allait devenir une orientation commune de leur travail. Mais plus que cela : tandis que les quatre précédents films avaient des affinités perceptibles avec le Nouveau cinéma allemand naissant, Othon constituait à bien des égards, un OVNI cinématographique. Les difficultés à suivre l’intrigue labyrinthique de Corneille (basée sur une intrigue politique romaine écrite par Tacite) sont accentuées par le fait que les alexandrins français sont, pour la plupart, récités par des locuteurs dont ce n’est pas la langue maternelle, qui récitent leurs lignes si rapidement et de manière si troublante que la compréhension en devient impossible. Le tournage a eu lieu au milieu des ruines du mont Palatin à Rome mais, tandis que les acteurs sont vêtus de costumes classiques, la Rome contemporaine reste visible et – en particulier – audible en bruit de fond, créant ainsi une oscillation permanente entre passé et présent. Le film « aphasique » de Straub-Huillet suscite à l’époque une « guéguerre » de critiques entre Positif et Les Cahiers du Cinéma – la répulsion des critiques de Positif affrontait le plaidoyer virulent de Jean Narboni. Celui-ci a vu dans « le caractère radical, risqué » d’Othon un moyen de faire « apparaître comme déclinant, vieillissant, la presque totalité de ce qui s’avance aujourd’hui sous le nom de cinéma40». Les acteurs non-professionnels ont répétés de longs mois pour effacer toute expressivité, toute nuance émotionnelle, toute intériorisation et toute trace de psychologie perceptible dans la parole ; c’est la matière, la densité et le rythme de la parole qui sont privilégiés. Narboni invoque la formulation de Derrida d’une « puissance d’inscription non plus seulement verbale, mais phonique. Polyphonique41», et son collègue des Cahiers, Jean-Louis Comolli, soutient que l’étrangeté du film relève d’un cinéma véritablement politique, qui remet en question son propre schéma : « Production / écriture / diffusion / lecture » plutôt que de simplement rendre visible « l’illusion d’un discours politique42».

Cette oscillation entre les mondes modernes et archaïques a été prolongée dans Geschichtsunterricht, d’après les fragments d’un roman de Brecht, écrit à la fin des années 1930, qui soulignait le rôle de la traite des esclaves dans l’ascension de César au pouvoir et traçait des parallèles évidents avec l’ascension au pouvoir d’Adolf Hitler. Dans le film, un jeune homme, vêtu d’une tenue moderne, procède à toute une série d’entretiens avec des citoyens romains qui donnent chacun un point de vue sur l’ascension de César. Ces séquences sont construites sur une succession de plans qui respectent la géométrie de l’espace filmique43, mais cet aspect a été éclipsé par la réception du film toute obnubilée par les interruptions de trois à dix minutes de plans dans lesquels on voit le jeune homme circuler en voiture dans la Rome contemporaine. Aucune action identifiable n’a lieu dans ces plans, et leur intransigeance a provoqué l’indignation parmi de larges franges de la critique cinématographique contemporaine. Il y a eu quelques tentatives notables pour fournir une lecture contextuelle de ces plans44, mais en définitive c’est leur qualité documentaire qui fait la valeur de ces séquences : le peuple italien vaquant à ses occupations quotidiennes est présenté avec une rare authenticité. Pour Straub, il représente « un monde de la sensation et de la couleur [où] l’on entend les scies mécaniques, le bruit des forgerons, le bruit du martelage des cordonniers45. »

Les trois films suivants du couple – Einleitung, Moses und Aron et Fortini/Cani (1976) – sont désignés comme composant leur « trilogie juive ». Alors que Einleitung et Fortini/Cani ressemblent tous deux à des essais cinématographiques qui examinent l’évolution du peuple juif au cours du 20e siècle à partir de leur position d’opprimés (par l’Allemagne nazie) jusqu’à leur position d’oppresseurs (des Palestiniens), Moses und Aron est une version filmée de l’opéra éponyme de Schönberg et prend comme sujet le monde antique. L’opéra est mis en scène en extérieur, filmé à la fois dans l’amphithéâtre Alba Fucense et en Égypte. Schönberg souhaite avec cet opéra comparer le message de Moïse, livré en Sprechstimme [voix parlée] et sa déformation opportuniste de la parole de Dieu chantée par Aaron. Bien que Straub-Huillet reconnaissent que Schönberg était « antimarxiste », ils ont vu la possibilité d’utiliser son travail comme un « objet de réflexion marxiste46», et leur expérience de la Sprechgesang sera déterminante dans leurs films suivants. Mais ils ont surtout inclus le troisième acte incomplet de Schönberg (qui ne contient pas de musique et qui est fréquemment retiré des représentations), dans lequel Moïse, après avoir été défait à la fin du deuxième acte, revient punir Aaron pour sa perfidie. Le film devait être la production la plus chère et celle à la logistique la plus complexe de l’œuvre de Straub-Huillet, exigeant, par exemple, la fabrication d’un veau d’or ; et il contient, par ailleurs, des scènes d’une nature spectaculaire rare dans le corpus de Straub-Huillet – le sacrifice des vierges étant l’exemple le plus flagrant.

Jacques Rancière considère Dalla Nube alla resistenza comme le tournant le plus important dans le travail de Straub-Huillet : celui du passage d’un dispositif dialectique à un dispositif lyrique, d’une conception ouvriériste du communisme à celle d’une écologie paysanne, d’un communisme qui existe « toujours-déjà » dans la relation des paysans à leur terre et à leur environnement naturel47. Le film, en deux parties, est basé sur des extraits issus de deux ouvrages de l’auteur italien Cesare Pavese : Dialoghi con Leuco (s’appuyant sur la mythologie romaine) et La Luna ei Falò (dont l’histoire se situe dans l’Italie du 20e siècle), et préfigure la préoccupation future de Straub-Huillet pour Pavese et Elio Vittorini qui donnera naissance à Sicilia !, Operai, Contadini (Ouvriers, paysans, 2000), Umiliati (Humiliés, 2002) et Quei loro incontri (2005). Ces films sont les plus méconnus de l’œuvre de Straub-Huillet, particulièrement dans le monde anglophone et germanophone – en partie dû au fait qu’ils n’ y ont pas été distribués –, mais ils offrent un riche filon de matière dont on ne peut qu’espérer qu’ils sauront trouver l’attention qu’ils méritent dans les années à venir. Il suffit de penser à la performance frappante d’Angela Nugara dans Sicilia !, qui incarne « la noblesse des pauvres, une noblesse du mot, une capacité de se lever et de parler en apportant la plus grande attention à la langue elle-même48.

Trop tôt, trop tard donne à voir l’usage le plus frappante du « plan straubien », et à certains égards incarne un « pur Straub-Huillet ». Alors que la bande sonore est composée de lectures en voix-off de textes de Friedrich Engels et du marxiste égyptien Mahmoud Hussein49, le film s’ouvre sur un plan circulaire autour de la place de la Bastille, et se poursuit avec de longs plans de la campagne française, suivi d’un certain nombre d’images, tournées en Égypte, de paysans, de personnes circulant dans les rues et, dans un clin d’œil aux Lumières, de travailleurs quittant une usine. Le film est devenu un totem de l’œuvre de Straub-Huillet, et même le titre – qui se réfère plus directement au moment révolutionnaire comme venant trop tard pour le premier monde et trop tôt pour le troisième – a généré un large éventail critique et théorique.

Réalisé en 1983, Klassenverhältnisse (Rapports de classes) constitue une sorte de retour : il s’agit de leur premier film tourné en Allemagne depuis 1969 ; il s’agit également d’un retour à l’esthétique noir et blanc des films précédents. Le film est souvent considéré comme l’une des plus étranges adaptations des écrits de Kafka, mais leur approche de son roman Amerika rejette précisément la mystique commune, la vision onirique de l’écrivain. Straub-Huillet préfèrent considérer Kafka comme « le seul poète de la civilisation industrielle50». Nous y suivons le protagoniste, Karl Rossman, dans une spirale infernale qui le conduit à traverser les différentes classes sociales du début du capitalisme américain. Les effets physiques et émotionnels catastrophiques de l’exploitation industrielle sont patents dans le film, comme le dit Straub : « De quoi parle Amerika ? Des gens qui ont peur de perdre leur emploi. C’est beaucoup plus important que la bureaucratie. Avec Kafka, c’est encore décisif […]51».

Klassenverhältnisse a été chaleureusement accueilli en Allemagne, mais ceux qui espéraient un prolongement de ce type de travail seront déçus par la trilogie Hölderlin qui a suivie. Der Tod des Empedokles, oder Wenn der dann Erde Grün von neuem euch erglänzt (La Mort d’Empédocle, 1986), Schwarze Sünde (Noir pêché, 1988) et Antigone étaient tous basés sur des pièces du poète romantique (les deux premières étant des traitements incomplets de l’histoire d’Empédocle, la troisième une traduction de la pièce de Sophocle retravaillée plus tard par Brecht). Toutes les trois ont été filmées de manière similaire : les acteurs en robes déclament leurs textes dans les venteux amphithéâtres antiques et sont, pour la plupart, fidèles aux textes originaux. Le discours syncopé de Klassenverhältnisse a été accentué et combiné avec les traductions radicales de Hölderlin, dans un style parataxique, comme Benjamin l’a noté, qui tombent « d’abîme en abîme [Abgrund zu Abgrund], jusqu’à risquer de se perdre dans les gouffres sans fond de la langue52. » Une fois de plus, la construction joue un rôle crucial dans les films, et Antigone est unique en cela que tous les plans qui se trouvent dans ce long métrage de 99 minutes sont pris à partir d’une position unique de caméra, seuls l’axe et l’objectif varient. Caroline Champetier, l’une des opératrices du film à partir de Kafka, envisage cela comme le moyen de « respecter le plus intelligemment l’espace existant, pour rendre compte de ses lignes de force53», tandis qu’Alain Philippon considère que l’espace est traité de manière « sacrée » dans les films sur Empédocle54. Tag Gallagher pointe l’ironie selon laquelle le film le plus spécifiquement politique de Straub-Huillet est une tragédie grecque du 5e siècle avant JC55 mais, alors que la réécriture de Brecht cherchait une corrélation entre Créon et Hitler (par un prologue se déroulant à Berlin – retiré du film – qui explicitait cela), pour Straub-Huillet ce qui est central réside dans l’éternelle question de la résistance d’Antigone au pouvoir et l’opportunisme d’Ismène. Comme Straub le dit succinctement : « J’aime le terrorisme de cette jeune femme, sa révolte56. »

Le travail de Straub-Huillet qui suit la trilogie Empédocle a emprunté différents chemins. Les adaptations de Pavese et de Vittorini ont déjà été mentionnées, et à celles-ci peuvent être ajoutés Lothringen ! (adaptation de Colette Baudoche de Maurice Barrès mettant l’accent sur l’occupation allemande post-1870 de la région [la Lorraine]), Von heute auf morgen (Du Jour au lendemain, 1996) – un tournage de la comédie musicale moderniste éponyme de Schönberg – et le court-métrage vidéo, Europa 2005 27 octobre (Cinétracts) (2006). En outre, deux films, Cézanne (1989) et Une Visite au Louvre (2004), donnent à voir une série de peintures minutieusement filmées avec un commentaire off extrait des conversations du peintre avec Joachim Gasquet. En dépit de quatre décennies de travail et d’un statut dominant dans le cinéma européen moderne, Straub-Huillet se heurtent encore à l’intransigeante opposition institutionnelle à leur travail, laquelle se manifeste de manière exemplaire dans la façon mesquine dont Arte a rejeté leur demande de financement pour ce dernier film – attitude qui peut être qualifiée de philistinisme57.

La mort de Danièle Huillet, au moment de la sortie en salle de Quei loro incontri, a suscité la crainte que « morte, Danièle Huillet nous tue deux fois puisque, Huillet mourant, c’est aussi Straub qui, probablement, ne filmera plus58. » Heureusement, cela s’est avéré faux. Straub a par la suite réalisé trois courts métrages – Il Ginocchio di Artemide (Le Genou d’Artémide, 2007), Itinéraire de Jean Bricard (2007) et Le Streghe, Femmes entre elles (2008)59 – qui ont perpétué la trajectoire esthétique du couple. Le moment le plus émouvant des films réside, peut-être, dans une absence : l’absence au générique de « et Danièle Huillet » après la phrase « Un film de Jean-Marie Straub ».

Voir un film de Straub-Huillet

Pour clore ce tour d’horizon de leur travail, je voudrais profiter de cette occasion pour donner un bref compte rendu de l’expérience subjective de ce que signifie regarder un film de Straub-Huillet. Leurs films sont souvent considérés comme une transgression des limites de ce qui est cinématographiquement acceptable, et même les défenseurs de leur travail émettent certaines réserves. Jean-Michel Frodon raconte la peur panique qui l’a accompagné lorsqu’il a osé la stupide transgression de quitter le cinéma en plein milieu de son premier visionnement d’Othon60, tandis que Meaghan Morris donne le compte-rendu passionné suivant d’un plan de Trop tôt, trop tard :

La caméra est placée en face d’une usine. Elle reste fixe pour ce qui devient bientôt une longueur insupportable de temps. […] Mais mon corps est intensément dans le cinéma, présent : mes yeux me font mal, des figures brouillent en lignes et en impulsions aléatoires de mouvements fluides, la trame se remplit et se vide. Je suis fascinée par cette image, et pourtant, je regarde sans cesse ma montre61.

Cependant, les Straub n’imposent rien à la perception humaine contrairement à certains cinéastes expérimentaux : leur travail n’est pas fait d’images clignotantes, de bruits insupportables ou de mouvements trépidants de caméra. Leurs « plan straubien » durent plus – beaucoup plus – longtemps que ceux auxquels un spectateur contemporain est habitué, et souvent avec un manque commensurable d’action dramatique ou cinétique, mais ces plans n’auraient pas été exclus des films de voyage fin de siècle qui ne rencontraient pas de difficultés pour attirer un large public. Que ceux-ci soient considérés comme inacceptables aujourd’hui signifie que nous, le public, avons été acculturés : seule ne vaut que la distraction de plus en plus frénétique et impatiente.

Combiné au défi, récurrent dans leurs films, de rendre compréhensibles les paroles prononcées, le spectateur doit adopter de nouvelles méthodes de visualisation. Certes, il  doit s’attendre à une certaine résistance, en particulier lors des premières projections (et certains de leurs films me résistent encore), mais la récompense ne tarde pas – la frustration cède la place à des moments sublimes rarement rencontrés au cinéma, l’incompréhension cède la place à la révélation. Comme les traductions de Hölderlin, selon Walter Benjamin, les films de Straub-Huillet nous touchent de la même manière qu’« une harpe éolienne est touchée par le vent62 ». Ces moments de clarté viendront de là où on les attend le moins : du passage d’un nuage, de l’interruption momentanée du discours d’un acteur causée par une feuille volant sur ses genoux, d’un mouvement imprévu de coupe ou d’un mouvement de caméra, d’un avion survolant les citoyens romains complotant (en vers français !) sur la colline du Palatin. Ce sont ces moments, bien plus que la signification des textes mobilisés, qui donnent leur valeur aux films de Straub-Huillet – comme le note Gallagher : « Il est possible de s’asseoir enchanté par leur Hölderlin sans avoir la moindre idée de ce que les mots signifient. Je l’ai fait63. »

En ce sens, la récente parution de leurs films en DVD présente un risque : la tentation d’appuyer sur le bouton d’avance rapide doit être combattue, et la texture ainsi que la sensualité de leurs films exigent encore qu’ils soient vus sur un véritable support cinématographique, dans un cinéma réel. Benjamin écrivait que le théâtre épique de Brecht, « avant toutes choses, […] souhaite un public détendu, qui suit l’action avec relâchement64 », et il est préférable d’aborder les films de Straub-Huillet de cette manière. Leurs « plans straubiens » me rappellent rien tant que l’expérience de m’asseoir sur le banc d’un parc dans une ville étrangère, pour me reposer pendant quelques minutes avant de poursuivre ma déambulation.

Parce que leur projet non seulement rejette les codes cinématographiques dominants, mais parce qu’il se dresse aussi contre l’inflation, la tendance « pornographique » de la plus récente production cinématographique, les Straub se sont perpétuellement confrontés au problème de la distribution – la conjoncture politique actuelle implique qu’une large audience n’existe pas (encore) pour leurs films, mais ils maintiennent la croyance que dans une « société normale » leur travail pourrait être largement apprécié. Rejetant la position confortable que Straub nomme de manière désobligeante la classe moyenne « Filmkunstghetto65», ils ont même affirmé de manière provocative que leurs films sont principalement faits pour « les hommes des cavernes et les enfants66 ». Jean-André Fieschi, quant à lui, considère que leurs films sont « adressés, aujourd’hui, au citoyen de demain (à celui qui, aujourd’hui, deviendra, ou qui existe déjà comme, le citoyen de demain)67. » Le travail de Straub-Huillet est emblématique de cet art qui, selon les mots d’Adorno, « respecte les masses en se présentant à elles comme ce qu’elles pourraient être au lieu de s’adapter à elles dans sa forme dégradée68 ».

Publié initialement dans Senses of Cinema, numéro 52, septembre 2009

Traduit de l’anglais par Thomas Voltzenlogel

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  1. http://www.cip-idf.org/IMG/rtf/tractreel.rtf []
  2. Olivier Séguret, « Straub a mangé du Lion », Libération, 13 septembre 2006 []
  3. Serge Daney, Ciné Journal 1981-1986, Paris, Cahiers du Cinéma, 1986 []
  4. Richard Roud, Straub, London, Martin Secker & Warburg, 1971, p. 44. []
  5. Plus tard, Huillet commentera cette situation en rappelant que la maison d’édition exigea que le film soit brûlé : « Enfin, il y avait quand même eu des protestations quand l’éditeur a dit qu’il fallait brûler le négatif. Il y a quand même des gens qui ont dit : “Cela rappelle quelque chose.” Alors il s’est repris : “J’ai pas dit brûler, j’ai dit détruire.” » Marie Frering, Bruno Tackels, « Entretien avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet », Strasbourg 1993, Rencontres avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Paris, Beaux Arts de Paris, 2008, p. 59. []
  6. Voir en particulier les deux derniers chapitres de Cinéma 2, « Cinéma, corps et cerveau, pensée » et « Les composantes de l’image », Gilles Deleuze, Cinéma 2: L’image-temps, Paris: Minuit, 1985, pp. 246-341. []
  7. Le cinéma Reflet-Médicis à Paris, par exemple, a accueilli une rétrospective de leur filmographie de novembre 2007 à mars 2008, durant laquelle Straub apparu fréquemment pour débattre, de manière souvent violente, avec le public. Cette rétrospective se clôtura avec la première projection à la Cinémathèque française de Il Ginocchio di Artemide (Le Genou d’Artemide), le premier film de Straub depuis la mort de Danièle Huillet. []
  8. Voir Robert Benayoun, « Les Enfants du Paradigme », Positif, n° 122, 1970, pp. 7-26. []
  9. C’était la position du Conseil d’évaluation des films de l’Allemagne de l’Ouest (Filmbewertungsstelle), qui déclarait que la « monotonie [de Leçons d’histoire] produit de l’ennui ». Voir Hartmut Bitomsky, « Geschichtsunterricht seit seiner Herstellung: ein Film und seine kommerzielle Zensur », Filmkritik, Vol. 18, n° 5, 1974, pp. 210-23. []
  10. Maureen Turim, « Textuality and Theatricality in Brecht and Straub/Huillet’s History Lessons », in Eric Rentschler, German Film and Literature: Adaptations and Transformations, New York, Methuen, 1986, p. 234. []
  11. Jonathon Rosenbaum, Film: The Front Line 1983, Denver, Arden, 1983, p. 197. []
  12. Philippe Lafosse (Ed.), L’Étrange cas de Madame Huillet et Monsieur Straub, Toulouse – Ivry sur Seine, Ombres – À Propos, 2007, p. 59. []
  13. Leur approche véritablement non-hiérarchique au cinéma peut ainsi être résumée par leur affinité avec Rosa Luxembourg qui disait que « le sort d’un insecte qui lutte entre la vie et la mort, quelque part dans un coin à l’insu de l’humanité, c’est aussi important que le sort et l’avenir de la révolution ». Voir Jean-Louis Raymond, « Rencontre avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet », Rencontres avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, op. cit., p. 17. []
  14. Voir Richard Roud, op. cit., p. 54. []
  15. Straub relate par exemple la réaction des universitaires français lors d’une projection du film à Rome qui s’écrièrent « M. Straub, nous sommes français, nous sommes des universitaires ici à l’Institut culturel français… et DANS VOTRE FILM, IL N’Y A PAS UN MOT DE FRANÇAIS, CORNEILLE C’EST LA FRANCE ! » Klaus Nothnagel, « Gespräch mit Straub/Huillet », epd Film, n° 9, 1984, p. 25. []
  16. Comme l’explique Huillet : « Si on ne trouve pas une structure, le texte ne passe pas l’écran. Il faut trouver une structure qui dépend de la capacité à respirer de chaque acteur. On fait comme les chefs d’orchestre avec les musiciens : on leur dit d’apprendre d’abord à respirer. » Philippe Lafosse, op. cit., p. 81. []
  17. Encore une autre citation appréciée par Straub-Huillet attribuée à Cézanne : « Regardez cette montagne, auparavant c’était du feu. » Dominique Paini « Straub, Hölderlin, Cézanne », in Anne-Marie Faux (Ed.), Conversations en archipel, Milan, Mazotta – Cinémathèque Française, 1999, p. 98. []
  18. Gilles Deleuze, op. cit., pp. 317-318. []
  19. L’article de Peter Handke, « Kinonacht, Kinotiernacht », qui attaque « la politique archaïque de la lutte de classe » de Straub-Huillet et « l’esprit mesquin de la pensée explicite », au milieu d’un soutien général de leur Antigone, est l’un des exemples les plus flagrants. In Eric Pleskow (Ed.), Die Früchte des Zorns und der Zärtlichkeit: Werkschau Danièle Huillet/Jean-Marie Straub, Vienna, Viennale ’04 Programme, 2004, p. 115. []
  20. Gilles Deleuze, Cinéma 2, op. cit., p. 281. []
  21. Le passage suivant de Deleuze : « Et le peuple allemand dans Non réconciliés des Straub, y a-t-il jamais eu un peuple allemand, dans ce pays qui a raté ses révolutions, et s’est constitué sous Bismark et Hitler, pour être à nouveau séparé ? » (Ibid.) est une allusion directe à la déclaration de Straub : « Non réconciliés est l’histoire d’une frustration […] d’un peuple qui a raté sa révolution de 1849 et qui ne s’est pas libéré lui-même du fascisme. » Jean-Marie Straub, « Frustration de la violence », Cahiers du Cinéma, n° 177, 1966, p. 64. []
  22. Sebastian Schadhauser et al., « Entretien avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet », Cahiers du Cinéma, n° 223, 1970, p. 57. []
  23. Gilles Deleuze, op. cit., p. 286. []
  24. Voir Helge Heberle et Monikaa Funke Stern, « Das Feuer im Innern des Berges: Gespräch mit Danièle Huillet », Frauen und Film, n° 32, 1982, p. 10. []
  25. « Aujourd’hui je pense que Marx avait tort et que les tisserands de Lyon avaient raison quand ils détruisaient leurs machines. » Entretien avec Eduard Waintrop, « Antigone », Libération, 1er septembre 1992. []
  26. Walter Benjamin, “Geschichtsphilosophische Thesen”, Illuminationen, Frankfurt: Suhrkamp Verlag, 1961, p. 276. []
  27. Jean-Marie Straub, « Jean-Marie Straub », Cahiers du Cinéma, n° 400, 1988, p. 48. []
  28. Alain Badiou, “Penser le surgissement de l’événement”, Cahiers du Cinéma (hors-série): Cinéma 68,1998, p. 14. []
  29. Manfred Blank, « Wie will ich lustig lachen, wenn alles durcheinandergeht », Filmkritik, Vol. 28, n° 9-10, 1984, p. 269. []
  30. À la mort de Danièle Huillet, Jonathan Rosenbaum a commenté : « Je n’ai jamais connu quelqu’un qui les connaissait suffisamment, elle et Jean-Marie, pour savoir si oui ou non ils étaient littéralement mariés ». « The Place(s) of Danièle », Undercurrent, n° 3, 2006. []
  31. Voir Dietrich Kuhlbrodt, « Klassenverhältnisse: bei den Dreharbeiten », in Wolfram Schütte (Ed.), Klassenverhältnisse: von Danièle Huillet und Jean-Marie Straub nach dem Amerika-Roman “Der Verschollene” von Franz Kafka, Frankfurt, Fischer, 1984, pp. 24, 27, 29. []
  32. Pour expliquer cette réticence, Straub a déclaré qu’il ne se « trouve pas assez riche pour répondre à la demande de personnes qui passent des heures au cinéma, aux prises avec une chose, disons un film, que nous avons fait. Je pense qu’il y a plus que les pensées mequines que nous pourrions avoir. » Peter Jansen et Wolfram Schütte, Herzog / Kluge / Straub, Munich, Carl Hanser, 1976, p. 211. []
  33. Youssef Ishaghpour, D’une image à l’autre : la nouvelle modernité du cinéma, Paris, Denoël-Gonthier, 1982, p. 121. []
  34. Voir Jansen and Schütte, Herzog/Kluge/Straub, op. cit., pp. 241-242. []
  35. Fassbinder inclut un travelling du quartier rouge de Munich de Der Bräutigam au début de son film Die Liebe ist kälter als der Tod (1969), tandis que Wenders montrait une télévision diffusant le Bach-film dans Falsche Bewegung (1975). []
  36. Jean-Marie Straub, « Frustration de la violence », op. cit., p. 64. []
  37. Karl-Heinz Stockhausen, « Brief an Jean-Marie Straub (1963) », Pleskow (ed.), Die Früchte des Zorns und der Zärtlichkeit, p. 54. []
  38. Jean-Marie Straub, « Der Bachfilm », Filmkritik, Vol. 10, n°11, 1966, p. 61. []
  39. Dans un texte retrospectif sur le film, Philippe Garrel se souvient que revoir « le fantôme de Fassbinder là sur un écran noir et blanc, ça m’a flanqué un coup dans l’estomac. » Voir « Le fiancé, la comédienne et le maquereau », in Faux (Ed.), Conversations en archipel, op. cit., p. 29. []
  40. Jean Narboni, « La vicariance du pouvoir », Cahiers du cinéma, n° 224, octobre 1970, p. 43. []
  41. Ibid., p. 44. []
  42. Jean-Louis Comolli, « Film/Politique (2): L’Aveu : 15 Propositions », Cahiers du Cinéma, n° 224, octobre 1970, p. 49. []
  43. Voir Martin Walsh, The Brechtian Aspect of Radical Cinema, London, BFI, 1981. []
  44. Ibid., p. 62 ; Turim, « Textuality and theatricality », pp. 237-238 ; Gilberto Perez, The Material Ghost: Films and their Medium, Baltimore, John Hopkins University Press, 1998, p. 283. []
  45. Albert Cervoni, “Entretien avec Jean-Marie Straub”, Cinéma 75, n° 203, 1975, p. 50. []
  46. Joel Rogers, « Jean-Marie Straub and Danièle Huillet interviewed: Moses and Aaron as an Object of Marxist Reflection », Jump Cut, n° 12-13, 1976 []
  47. Philippe Lafosse, L’Étrange cas…, op. cit., p. 143. []
  48. Ibid, p. 144. []
  49. Il s’agit en réalité du pseudonyme qu’ont emprunté pendant plusieurs décennies deux intellectuels égyptiens exilés en France dans les années 60 après avoir connu les prisons de leur pays, Baghgat Elnadi et Adel Rifaat. NdT []
  50. Manfred Blank, « Wie will ich lustig lachen », op. cit., p. 271. []
  51. Schütte, « Gespräch mit Danièle Huillet und Jean-Marie Straub », in Schütte, Klassenverhältnisse, p. 39. []
  52. Walter Benjamin, « La tâche du traducteur » (1923), Œuvres I, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitzet P. Rusch, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000, p. 261 []
  53. Alain Bergala, « La plus petite planète du monde », Cahiers du Cinéma, n° 364, 1984, p. 28. []
  54. Alain Philippon, « Le secret derrière les arbres », Cahiers du Cinéma, n° 400, 1987, p. 41. []
  55. Tag Gallagher, “Lacrimae Rerum Materialized”, Senses of Cinema, n° 37, 2005. []
  56. Edouard Waintrop, « Antigone », Libération, 1er septembre 1992. []
  57. www.cineastes.net/textes/straub-cezanne1.html []
  58. Olivier Seguret, « Straub sans Huillet », Libération, 11 octobre 2006. []
  59. [On peut également ajouter Corneille-Brecht ou Rome l’unique objet de mon ressentiment ; Joachim Gatti, variation de lumière (2009) ; O somma luce (2010) ; Un héritier (2011) ; Schakale und Araber (2011) ; L’inconsolable (2011) ; La madre (2012) ; Un conte de Michel de Montaigne (2013) ; Dialogue d’ombres ; À propos de Venise ; Kommunisten (2014) et il prépare actuellement La guerre d’Algérie !.] Ndt. []
  60. Voir Jean-Michel Frodon, « Qu’est-ce qu’on voit ? », in Faux (Ed.), Conversations en archipel, op. cit., p. 109. []
  61. Meaghan Morris, Too Soon, Too Late: History in Popular Culture, Bloomington, Indiana University Press, 1998, p. xxiii. []
  62. Walter Benjamin, « La tâche du traducteur » (1923), op. cit. []
  63. Tag Gallagher, “Lacrimae Rerum Materialized”, Senses of Cinema, n° 37, 2005. []
  64. Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? (2) », Ecrits sur Brecht, Paris, La Fabrique, 2003, p. 38. []
  65. Le « ghetto du film d’art » dans Michel Delahaye, « Entretien », Cahiers du Cinéma, n° 180, 1966, p. 52. []
  66. Andi Engel, « Andi Engel talks to Jean-Marie Straub and Danièle Huillet is there too », Enthusiasm, n° 1, 1975, p. 10. []
  67. Jean-André Fieschi, « Jean-Marie Straub », Ça cinéma, n° 9, 1976, p. 21. []
  68. Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1982, p. 317. []
Daniel Fairfax