Langage, culture et politique en Russie révolutionnaire : entretien avec Craig Brandist

Le bolchévisme a aussi été une politique culturelle. Celle-ci s’est avérée nécessaire du fait de la multiplicité de couches sociales, de nationalités opprimées et de populations semi-illettrées qu’il s’agissait d’unifier. Dans cet entretien fascinant, Craig Brandist développe l’ensemble des enjeux autour du lien entre hégémonie prolétarienne et politique de la culture et des langages. Du mouvement proletkult aux expérimentations de la jeune république soviétique avec le théâtre pour transformer la vie quotidienne, des impératifs éducatifs immédiats aux productions d’avant-garde, le bolchévisme a représenté le terrain fertile pour que puisse éclore une grande variété d’initiatives révolutionnaires sur le terrain de l’art et de la culture. Brandist nous initie également aux grandes questions polémiques d’hier et d’aujourd’hui, entre la réception soviétique du structuralisme et la dilution du concept gramscien d’hégémonie dans les élaborations postmodernes. Qu’il s’agisse de lutter contre le colonialisme linguistique ou de développer des contre-institutions de masse, la culture est bel et bien affaire de lutte des classes.

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Pourriez-vous revenir sur l’évolution de l’orientologie qui émergea à l’université de St Petersbourg à la fin des années 1890 et sur la manière dont « les idées [de ces orientalistes] sur l’empire tendaient à confluer autour d’une perspective libérale-impériale » (Dimensions of Hegemony, p. 56) ? Dans quelle mesure la linguistique est-elle devenue une « discipline autonome » avec la Révolution de 1917 ?

Ce sont deux questions différentes. Les études orientales, ou « orientologie » (terme utilisé pour éviter la connotation péjorative que celui d’« orientalisme » a acquis avec l’ouvrage de Saïd), que j’évoque dans le livre, font référence aux tenants des études orientales impériales tardives qui étaient, dans une certaine mesure et à des degrés divers, des compagnons de route du parti Cadet. C’était la minorité de l’aile libérale de la bourgeoisie qui reconnaissait que les politiques tsaristes sur les nationalités créaient plus de problèmes pour l’État impérial qu’elles n’en résolvaient. Alors que l’on ne peut pas mettre en doute leur intérêt profond et sincère pour l’« Orient » de l’Empire russe, ils défendaient l’Empire en tant qu’espace politique même s’ils défendaient les cultures des régions nationales. Il s’agissait d’intellectuels traditionnels, au sens gramscien, qui cherchaient à promouvoir l’hégémonie bourgeoise dans l’Empire russe, à la fois contre l’autocratie et contre le prolétariat. Cela impliquait la subordination intellectuelle des minorités nationales de l’État russe tout en leur donnant l’impression de jouer un rôle équivalent dans la vie russe. Leur identité sociale était par conséquent hybride, mais enfermée dans la totalité de l’État russe qui prédominait. La similarité de certaines de leurs formulations avec celles de la théorie postcoloniale contemporaine, particulièrement dans sa forme poststructuraliste, est frappante. En effet, ce qu’ils proposaient était le précurseur de ce que l’on nomme aujourd’hui les politiques du multiculturalisme, comme celles mises en œuvre aux États-Unis, par exemple, censées satisfaire les minorités opprimées tout en sous-estimant le défi radical que le mouvement des droits civiques représentait pour l’ordre social. Le problème pour les libéraux de l’Empire russe était que la bourgeoisie n’était pas enthousiaste à l’idée de tels projets, en particulier après la révolution de 1905, lorsqu’ils se tournèrent vers l’autocratie pour être protégés d’un mouvement de masse qui allait au-delà de ce qu’ils considéraient comme des changements acceptables. Il est important de noter que les orientologues concernés étaient résolument anti-orientalistes, au sens saïdien du terme, cherchant inlassablement à ébranler les stéréotypes eurocentriques et la dichotomie Orient/Occident typique des études orientales, britanniques et françaises en particulier. Cela ne les empêcha pas, cependant, de soutenir l’État impérial russe. Bien au contraire. Comme le grand historien de l’Asie centrale Vitalii Bartol’d l’a écrit au tout début du XXe siècle : « les peuples d’Orient croiront d’autant plus dans la supériorité de notre culture s’ils sont convaincus que nous les connaissons mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes ». En ce sens, les orientalistes russes pourraient contribuer à la « convergence pacifique des peuples d’Orient avec la Russie ».

Concernant la question de la linguistique, j’y reviendrai plus tard, lorsque j’aborderai le travail de Saussure. Je me contenterai simplement de dire ici que les distinctions intellectuelles et disciplinaires et les développements sociopolitiques ne peuvent être saisis isolément, surtout dans une période de transformation radicale comme celle dont nous parlons.

Dans votre livre Dimensions of Hegemony, vous écrivez que la défaite de la Révolution de 1905 fut suivie par un « tournant culturel » (cultural turn). Pourriez-vous expliquer de quelle manière ce tournant est devenu partie intégrante d’un projet plus large d’hégémonie du prolétariat, en particulier via un groupe de Bolcheviks (la faction Vperedist) menée par Aleksandr Bogdanov et le fameux théoricien du théâtre Anatoli Lounacharski ? Quel rôle a joué la « culture prolétarienne » dans la lutte pour l’hégémonie prolétarienne avant 1917 ?

Les années de réaction qui suivirent la défaite de la révolution de 1905 éliminèrent l’espoir de transformation sociale immédiate. Parmi les intellectuels traditionnels de Russie, il y avait un retrait général de la politique, puisque non seulement l’autocratie restait en place mais le mouvement révolutionnaire qui avait fait son apparition sur la scène historique était allée plus loin que ce que la plupart étaient prêts à accepter. Nikolai Bakhtine, frère du célèbre philosophe et théoricien de la littérature Mikhaïl Bakhtine, nota que la défaite de 1905 mena à une « effervescence étonnante de mysticisme » dans l’intelligentsia littéraire traditionnelle, avec une transformation différée transposée au monde littéraire et artistique, aboutissant à l’émergence d’un « énorme Bloomsbury ». Pour les révolutionnaires, la combinaison entre une répression accrue et l’expérience de la défaite venait confirmer le fait que le renversement de l’autocratie serait un processus plus long que prévu et certains arguaient que cela impliquait d’aller au-delà des tâches d’une organisation politique au sens stricte. Le mouvement ouvrier allemand s’était engagé dans la mise en place de nombreuses organisations d’éducation ouvrière en réponse aux sérieux obstacles de l’organisation politique, alors que le mouvement syndical britannique avait également développé un appareil éducatif destiné à ses membres. En Russie, cela prit une forme plus élaborée théoriquement dans le travail de Bogdanov, Lounacharski, Gorky et d’autres, inspirés, à certains égards, des exemples du syndicalisme français et italien, qui donnait au mouvement ouvrier une dimension mythique. Bogdanov était moins attiré par cet aspect que les deux autres, mais en s’appuyant sur les idées de Joseph Diezgen et de Ludwig Noiré, il développa l’idée que des manières différentes de penser découlaient directement de formes spécifiques de travail, menant à l’émergence de visions du monde de classe (class-specific). Seuls la bourgeoisie et le prolétariat avaient la possibilité de développer des visions du monde holistiques pouvant réaliser « l’hégémonie culturelle générale », mais le pouvoir relatif de chacun des deux dépendait fondamentalement du niveau de systématicité et d’organisation de leur culture. Ainsi, le parti devait faciliter l’émergence d’une culture systématique, prolétarienne, favorisant la progression de ce que Gramsci allait appeler les « intellectuels organiques » afin d’être capable de rallier les « classes subalternes ».

C’était une tendance importante durant les années de réaction, même si cet usage des ressources est devenu moins attrayant au fur et à mesure que le mouvement révolutionnaire s’est rétabli et que le militantisme ouvrier s’est développé durant les années précédant la Première Guerre mondiale. Néanmoins, l’appel à l’engagement dans la littérature restait fort parmi les ouvriers nouvellement lettrés, et était reconnu au sein du parti révolutionnaire. Cela était en grande partie dû à l’importance sociale et politique de la littérature en Russie au XIXe siècle, où les discussions critiques sur la littérature étaient devenues un substitut à l’affrontement critique avec la société qui y était représentée. Des critiques littéraires comme Vissarion Belinskii et des intellectuels plus radicaux comme Nikolai Chernyshevskii et beaucoup d’écrivains, demandèrent à ce que la littérature devînt une tribune pour le peuple là où les publications socialement critiques et l’activité politique étaient restreintes. Pour ces raisons, la question de la culture prolétarienne et l’accent mis sur l’importance sociale de la littérature demeurèrent, jouant un rôle significatif dans la révolution elle-même et dans les débats qui suivirent.

À quel point le Proletkult était-il influent après la Révolution d’octobre 1917 ? Quels étaient les rapports entre le Proletkult et le Commissariat du Peuple à l’Éducation (CPE) ? Pourquoi la section théâtrale du CPE, menée par Lounacharski et Meyerhold, était-elle si influente ?

Pendant la guerre civile, le Proletkult devint une assez grande organisation avec de multiples branches dans les zones urbaines en Russie. En son sein, on trouvait un vaste éventail d’opinions allant d’idées iconoclastes aux opinions plus prudentes. Ses rapports avec le Commissariat du Peuple à l’Éducation (Narkompros) étaient complexes et mouvants. Une des raisons en était que le Proletkult avait été formé une semaine avant la révolution d’Octobre et que sa constitution lui assurait son indépendance vis-à-vis des vestiges de l’État impérial contesté. Après que les soviétiques eurent déposé le gouvernement provisoire et commencé à bâtir un type d’État différent, la question de son indépendance apparut sous un jour différent. Cette question ne fut pas posée systématiquement avant la guerre civile et, dans tous les cas, le Commissaire à l’Éducation du Peuple Lounacharski était l’un des fondateurs du Proletkult et sa politique culturelle était un mélange de tendances léninistes et bogdanoviennes. Une fois la guerre civile terminée et une politique éducative et culturelle cohérente mise en place, l’utopisme du Proletkult rencontra les tâches économiques et politiques immédiates de la reconstruction – des besoins basiques comme une éducation de base pour la majorité qui était soit illettrée soit quasi illettrée et la création de formes standards de langues non russes, ainsi que la création d’un programme éducatif dans ces langues, étaient réclamés par la grande majorité qui n’avait que de faibles ressources. Pourtant, les résultats ont été impressionnants étant donné les limites qui existaient. C’est dans ce contexte, et dans le contexte de peur que la NEP ne mène à l’émergence de mouvements politiques sapant les objectifs socialistes du régime, que le Proletkult a été subordonné au Narkompros. Les idées de culture prolétarienne persistaient et émergèrent, de manière répétitive dans des groupes de belligérants et des groupes autoproclamés de défense de la culture prolétarienne qui avaient un rapport bien plus faible aux mouvements de masse et qui insistaient pour que le parti reconnaisse leur leadership dans la lutte pour l’hégémonie culturelle. La peur que la NEP ne dissolve le programme culturel de la révolution entraîna un attrait considérable pour celui-ci parmi certains au sein du parti, mais la culture prolétarienne n’était pas officiellement entérinée comme une tâche pour le présent avant que Boukharine ne rédige et ne soutienne une déclaration sur le rôle du parti en rapport avec la littérature artistique, en juin 1925.

L’histoire du CPE est intéressante en elle-même. La place du théâtre dans une société révolutionnaire ayant un taux d’analphabétisme massif était particulièrement saillante, et cela dépassait largement les frontières du théâtre tel qu’on l’entend généralement. Les fêtes populaires et le théâtre de rue ne représentaient que l’embryon de cette expansion ; ce qui émergeait était un intérêt pour la performance plus généralement. Il est frappant de constater le nombre et la variété d’artistes et d’intellectuels qui s’engagèrent, allant des symbolistes menés par Viacheslav Ivanov, qui était motivé par l’idée de Nietzsche sur le rôle du théâtre dans l’Athènes antique, aux défenseurs de la culture prolétarienne qui s’employaient à dresser des liens directs avec les masses urbaines. Au-delà de ça, cependant, il y avait un intérêt pour les aspects performatifs de la communication de masse plus généralement, et cela s’est surtout manifesté à travers la formation de l’institution du CPE du « mot vivant » (zhivoe slovo en Russe, slovo étant proche du grec logos, qui signifie à la fois « mot » et « logique »), qui cherchait à enseigner aux masses à parler publiquement et ainsi à participer directement à la vie sociale. Certaines des recherches les plus intéressantes sur la stratification sociale du langage, les actes de langage, les modes de persuasion et les autres aspects de ce que l’on appelle désormais la linguistique appliquée trouvent leurs origines ici. Encore faut-il se rappeler que c’était l’époque du développement de la radio (le système national de radio a été établi en 1924) et de l’enregistrement audio, dont l’importance a été reconnue très rapidement.

Comment Lénine définissait-il le concept d’« hégémonie » avant la Révolution de 1917 ? En quoi ce concept était-il lié à une stratégie politique plus vaste ?

Dans une société où la grande partie de la population était constituée de non prolétaires et où il y avait un conflit concernant le leadership de cette masse principalement rurale, dans cette lutte pour renverser l’autocratie, entre le prolétariat grandissant et très concentré et une bourgeoisie relativement faible et peureuse, ce projet était fondamental. Zinoviev avait, selon moi, raison d’insister sur l’importance de l’idée d’hégémonie prolétarienne dans le développement du bolchévisme et sur le rôle central de Lénine dans son développement. C’est aussi un aspect dont Gramsci a clairement hérité et qu’il a développé. Puisque le prolétariat était trop modeste pour renverser l’État par lui-même, il devait mener la « démocratie paysanne » et les nationalités opprimées et ce, même si, comme on s’y attendait, cela débouchait d’abord sur une république démocratique bourgeoise. Plus le leadership du prolétariat dans cette lutte serait fort et plus les libertés politiques seraient fortes. Le décor pour une révolution socialiste serait alors posé. C’était le cœur de la lutte pour l’hégémonie dans des conditions prérévolutionnaires. Cela signifiait que le prolétariat devait développer une stratégie pour gagner le leadership dans la lutte au sens plus large, et c’est seulement ainsi qu’il pourrait passer d’un ensemble de corporations ou d’intérêts sectoriels à une classe au sens entier du mot. Après la révolution de 1905, il y eut d’importants débats sur la mesure dans laquelle le prolétariat devrait faire pression sur la bourgeoisie concernant des revendications qu’il était incapable de porter, ainsi que sur la question de savoir à quel point les aspects culturels et plus strictement politiques devraient être mis en avant. Pourtant, bien que Lénine ait clairement argué pour la primeur de la politique, cela ne signifiait aucunement que les aspects culturels, et notamment linguistiques, n’avaient aucune importance. Ceux-ci devaient être considérés comme des dimensions d’une lutte plus large.

Dans quelle mesure le fameux conflit entre Bogdanov et Lénine était-il lié à la question de savoir « de quelle manière poursuivre un projet hégémonique » (p. 19).

À cela, il faut répondre : dans une large mesure. En faisant s’écrouler la distinction entre être social et conscience sociale, Bogdanov voyait la préparation idéologique globale du prolétariat comme une précondition à la révolution. C’est pourquoi il opposait la formation des soviets en 1905 – les ouvriers n’étaient pas, selon lui, prêts à exercer le pouvoir politique et devaient encore être entraînés par l’intelligentsia révolutionnaire. C’est seulement par la suite que ce groupe, qu’il pensait compromis par ses origines non prolétariennes, prendrait le leadership de l’intelligentsia prolétarienne. Il est intéressant que la principale attaque de Lénine contre Bogdanov se retrouve dans l’ouvrage encore imparfait Matérialisme et empiriocriticisme, mais c’est parce que les erreurs politique étaient ancrées dans certaines hypothèses philosophiques de Bogdanov. Il y avait une continuité entre la doctrine kantienne selon laquelle on devait se familiariser avec un instrument (la raison) avant de l’utiliser et l’insistance de Bogdanov sur le fait que le prolétariat devait développer sa vision du monde de manière entière avant d’exercer le pouvoir. C’est le même problème que Hegel a reconnu chez Kant : étant donné que l’examen du savoir est un acte de savoir, l’idée selon laquelle on doit « chercher à savoir avant de savoir » ressemble à la mise en garde scolastique de ne pas s’aventurer dans l’eau avant de savoir nager.

Pour Lénine, les ouvriers développaient leur potentiel hégémonique dans et par l’action politique, alors que pour Bogdanov le développement du premier précédait le second.

La dimension linguistique de l’hégémonie politique est un élément clé de votre livre. Pourriez-vous revenir sur la place du langage dans l’analyse de la question nationale par Lénine ? Vous insistez notamment sur le fait que, selon Lénine, « l’égalité des langages n’encouragerait aucunement une fragmentation de la communauté de langues, mais son unification » (p. 42). La question du langage semble avoir été un aspect important dans la pensée politique de Lénine sur la démocratie et l’hégémonie prolétarienne ?

Oui, en effet. L’empire russe avait environ 150 langues différentes, moins de la moitié de la population parlait russe et sur cette moitié, la majorité parlait un russe approximatif et une grande partie était illettrée. Inévitablement, la question de la langue joua un rôle essentiel et était étroitement liée à la question nationale, surtout dans des endroits comme la Pologne, la Finlande et l’Ukraine, où une langue nationale standard et une conscience nationale existaient. La situation était très différente dans ce qui allait devenir les États du sud de l’URSS, où il n’y avait pas de langue standardisée dans la plupart des endroits et, donc, un nombre élevé d’illettrés. Tout ceci était donc très complexe, mais le principe sur lequel Lénine insistait était que l’obligation d’apprendre et d’utiliser le russe dans la vie publique pouvait uniquement être vécue comme une imposition coloniale pour les non-Russes et allait inévitablement exacerber les frictions entre groupes ethniques, ce qui ferait barrage à la réalisation de l’hégémonie par le prolétariat russophone qui prédominait. De la même manière, de même que l’engagement en faveur du droit à l’autodétermination était fondamental pour préserver l’unité parmi les exploités et les opprimés à travers l’Empire, l’égalité des langues était cruciale pour l’unité par-delà les frontières linguistiques. De plus, comme le défend Lénine dans un article de 1914, une fois la contrainte supprimée, le prestige régional de la langue russe, qui provient des progrès économiques et culturels réalisés dans cette langue, ne serait pas seulement résiduel mais en sortirait renforcé.

Nous avons ici la même convergence de l’hégémonie linguistique et politique que nous retrouvons dans les Cahiers de prison de Gramsci, bien qu’ici cela soit élaboré de façon plus théorique.

De quelle manière le concept d’« hégémonie » a-t-il été redéfini pendant la période de la NEP ?

Peut-être la principale redéfinition était qu’en plus d’être un projet politique, linguistique et culturel, l’hégémonie se caractérisait par un aspect développemental. Il fallait résoudre le degré significativement bas de développement économique et éducatif et encourager les institutions à soutenir le développement culturel, comme celui de la presse par exemple, dans nombre de populations non russes, si ces populations voulaient voir leurs intérêts servis au mieux par une alliance avec le prolétariat russe. Même au sein de l’aire russophone, les conditions dans les campagnes devaient être améliorées et des moyens efficaces de communication entre la ville et la campagne tout comme entre le centre métropolitain et les aires périphériques devaient être établis et maintenus. Ainsi, les modèles d’investissement, de taxation et le développement d’un cadre local occupèrent une place centrale dans le maintien de la smychka (union ou alliance entre le prolétariat et la paysannerie) et du rôle majeur du parti, comme manifestation politique du prolétariat en tant que classe, dans cette alliance. Bien sûr, cette caractérisation du parti prit de plus en plus ses distances avec la réalité au fur et à mesure que la décennie avançait, mais cela constituait néanmoins le terrain sur lequel les débats sur l’hégémonie eurent lieu.

Pourquoi la presse a-t-elle été restructurée durant le 11e congrès du parti (1922) ? Au-delà de l’aspect propagandiste, quelle fonction avait la presse pour les Bolcheviks ? Comment la presse s’est-elle adaptée à la « fragmentation linguistique » (p. 114) de la Russie ?

La presse joua un rôle crucial dans l’émergence d’un nouveau discours public et elle devait jouer plusieurs rôles simultanément. Elle devait établir une communication entre les villes et la campagne dans des conditions de lutte contre l’illettrisme et cela nécessitait l’émergence d’une sorte de langage standardisé. Les journalistes ouvriers et paysans jouaient un rôle important dans ce projet, ce sont eux qui restaient proches du langage vernaculaire tout en étant également en relation avec une rédaction plus instruite. Ils devinrent de véritables canaux entre différentes strates sociales et devaient d’une part faire passer les doléances des localités au centre et, d’autre part, faire passer l’information du centre vers les localités. Ils devaient faciliter l’émergence d’une structure linguistique pouvant servir de support au développement éducatif et social. En dehors de l’ère russophone, le développement d’une presse était essentiel à l’émergence d’une sphère publique et de formes autonomes d’administration qui permirent aux anciennes colonies de réaliser l’égalité formelle avec la Russie. Le développement d’une culture écrite dans une large partie de l’URSS date de cette époque, la presse avait donc de manière analogue une importance à plusieurs niveaux.

La théorie du langage de Saussure était-elle discutée par les linguistes soviétiques des années 1920 ?

La plupart des linguistes lurent immédiatement le Cours de Saussure en version originale française au moment de sa publication et une traduction non publiée circula assez largement dans les années 1920. Finalement, la traduction russe fut publiée à la fin des années 1930, mais à cette époque le texte était déjà assez connu. Il était largement discuté dans les diverses institutions de recherche et exerça une influence formative sur de nombreux aspects de la linguistique soviétique et de la pensée littéraire. Les réactions étaient mitigées, certains, comme les structuralistes naissant Roman Jakobson et Grigorii Vinokur étaient très enthousiastes, et d’autres, comme Valent Volochinov et Lev Iakubinskii y étaient assez hostiles. Un autre groupe, comprenant Evgueni Polivanov, considérèrent la contribution de Saussure comme bien moins essentielle que ce que beaucoup prétendaient, notant que les innovations de Jan Baudouin de Courtenay avaient anticipé la plupart des propositions de Saussure. Dans chacun de ces cas, il y avait souvent une mécompréhension de la distinction que faisait Saussure entre les approches synchroniques et diachroniques. Souvent, les distinctions entre les points de vue sur le langage étaient confondues avec des allégations ontologiques sur le langage, alors que Polivanov a échoué à reconnaître les conclusions radicales esquissées par Saussure à partir de cette distinction, qui avait échappée à Baudouin.

Cependant, si on laisse tout ceci de côté, le nouveau paradigme coïncidait avec un tournant plus général vers les approches sociologiques du langage et avec un vaste éventail de problèmes pratiques en linguistique appliquée, qui furent abordés après la révolution. Les perspectives saussurienne se sont ainsi combinées aux impératifs sociologiques lorsque les nouveaux standards de langue furent codifiés, de nouvelles écritures développées et l’utilisation de modèles soumis à l’analyse.

De quelle manière le lancement du plan quinquennal a-t-il mené au déclin de la notion d’hégémonie « en tant que ressource critique traitant de la politique interne et de la culture de l’URSS » (p. 176) ?

Le premier plan quinquennal représentait le stade auquel la bureaucratisation quantitative de l’URSS s’est transformée qualitativement. Sous la pression de l’encerclement militaire et de la crise économique, la bureaucratie a été transformée en un groupe social structurellement différencié poursuivant l’accumulation du capital pour lui-même, et, pour ce faire, exploitant le travail salarié. La paysannerie fut contrainte à la collectivisation, alors que les ouvriers étaient assujettis au contrôle d’un seul homme et faisaient l’expérience de la baisse précipitée des salaires. Dans ces circonstances, l’alliance entre la paysannerie et le prolétariat, qui impliquait des concessions de ce dernier pour maintenir le leadership sur la paysannerie, cessa d’être une considération principale, et contredisait même la politique en vigueur. De la même manière, un tournant décisif vers la centralisation du pouvoir, et des exigences envers les républiques nationales pour contribuer davantage au budget central, renforcés par une coercition accrue, changea fondamentalement le rapport entre les autorités centrales et les minorités nationales. Une forte baisse des débats politiques comme académiques accompagna ces mouvements, et tout cela sapa les méthodes productives par lesquelles l’hégémonie avait été théorisée au cours des années 1920. La fréquence de l’usage du terme « hégémonie » diminua précipitamment durant cette période à deux exceptions près : il continua à être utilisé en lien avec les luttes à l’étranger, notamment en rapport avec l’engagement des Partis communistes dans les luttes anticoloniales, et dans les travaux sur la lutte pour l’hégémonie prolétarienne dans la culture. Cette dernière résultait du fait que des défenseurs belliqueux de la culture prolétarienne s’étaient vus donner carte blanche pour intimider les compagnons de route et les artistes d’avant-garde et pour consolider leur propre position dans ce qui entra dans la postérité sous le nom de « révolution culturelle ». De tels travaux n’avaient rien de la sophistication des premiers débats du Proletkult et encore moins des travaux théoriques de Bogdanov.

Compte tenu de que ce qui était supposément à l’œuvre dans le plan, à savoir l’établissement du socialisme dans un seul pays, la lutte pour l’hégémonie au sein de l’URSS était considérée comme achevée. Ainsi, tous les débats critiques utilisant cette idée ne s’appliquaient qu’à d’autres parties du monde, et cela concernait même les débats sur la formation des langues nationales. De telles discussions sociolinguistiques devaient se développer en rapport avec des périodes historiques ou des États étrangers.

Pourriez-vous expliquer les différences principales existant entre le concept d’hégémonie dans les années suivant la Révolution de 1917 – même si, comme vous l’écrivez « il n’y avait pas de théorie explicite de l’hégémonie exposée dans des textes précis » (p. 18) – et la manière dont il a été utilisé par des intellectuels néogramsciens par la suite ? Comment percevez-vous l’usage contemporain de Gramsci par les études culturelles et postcoloniales ?

La réponse la plus simple à cette question est sans doute que, dans chaque cas, l’hégémonie était coupée de l’agentivité (agency) du prolétariat. Une fois que cela s’est produit, et que l’idée d’hégémonie a été séparée de la dialectique du capital et du travail se livrant concurrence pour prendre la direction des classes subalternes, ne restait que l’instabilité de la conscience populaire assujettie mais résistant au pouvoir. Dans le même temps, l’idée post-humboldienne du langage comme vision du monde, centrale dans la théorisation de l’hégémonie par Gramsci, a été remplacée par une théorie poststructuraliste du langage qui dissolvait l’agentivité dans le jeu de la signification. Un certain nombre de reformulations eurent lieu. Dans les études culturelles de Stuart Hall, par exemple, la catégorie de culture populaire déplaçait la classe ouvrière, de manière à ce que les discours dominants soient masqués sous la forme de production populaire et que la question de la réception passe au premier plan. Cela donna un certain nombre d’études importantes, mais, en étant extraite de la lutte des classes, la mise en place d’une formation contre-hégémonique disparut et nous sommes souvent restés dans l’ambiguïté et les négociations comme les alliances politiques ainsi que l’action ont été remplacées par les différences culturelles. Dans nombre de théories postcoloniales, les réalités de l’impérialisme, qui restaient présentes dans les travaux d’Edward Saïd, ont été dissoutes dans une métaphysique foucaldienne de formes instables de pouvoir. L’éclectisme de Saïd encouragea la combinaison de l’idée d’hégémonie aux notions foucaldiennes de pouvoir/savoir et de discours, qui ont finalement vidé les capacités politique de l’hégémonie en tant que concept critique. Saïd l’a lui-même reconnu dans ses travaux postérieurs à L’orientalisme, mais il était trop tard pour empêcher la chute dans le relativisme encouragée par les théories à la mode du postmodernisme.

Désormais, nombre de ces problèmes sont reconnus et une réévaluation de l’histoire des concepts critiques que nous utilisons est nécessaire à la production d’un appareil critique à même de renseigner notre pratique politique. J’espère y apporter ma contribution.

Entretien réalisé par Selim Nadi et traduit de l’anglais par Sophie Coudray et Selim Nadi.

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Craig Brandist