Fin 1938, l’historien et théoricien marxiste caribéen C.L.R. James foule pour la première fois le sol des Etats-Unis1. Né en 1901 à Trinidad, colonie de la Couronne britannique, il vient de passer les six années précédentes en Angleterre. Auteur avant son départ de son île natale de plusieurs nouvelles et d’un roman, Minty Alley2, il s’était rendu sur le Vieux Continent dans l’espoir de réaliser ses ambitions littéraires. Mais très vite il s’était détourné de cette voie pour embrasser un destin politique. En à peine quelques années, il s’était imposé à la fois comme une étoile montante du trotskysme britannique et comme une figure incontournable du mouvement panafricain londonien. En 1937, il avait signé World Revolution. The Rise and Fall of the Third International3, chronique de la ruine des mouvements révolutionnaires (Allemagne, Chine, Espagne, etc.) sous les coups de la contre-révolution stalinienne. L’année suivante, avait paru son œuvre maîtresse, Les Jacobins noirs4, une histoire de la révolution haïtienne d’un point de vue marxiste, ainsi qu’une esquisse d’histoire transnationale des luttes noires, A History of Negro Revolt (réédité en 1969 sous le titre A History of Pan-African Revolt5), des essais dont le but avoué était de stimuler et de guider les luttes de décolonisation à venir sur le continent africain.
C’est à l’invitation du Socialist Workers Party (SWP), dont il avait rencontré les leaders, James P. Cannon et Max Shachtman à l’occasion de la fondation de la Quatrième Internationale à Perigny, en banlieue parisienne, en septembre 1938, que James fait la traversée de l’Atlantique. Il est prévu qu’il reste quelques mois aux États-Unis ; il va y rester quinze ans, sans interruption, pendant la majeure partie de son séjour en situation d’illégalité. Après un long périple à travers le pays pour une tournée de conférences, il rend visite à Trotski en avril 1939 au Mexique, où les deux hommes s’entretiennent de la « question noire » aux États-Unis, dont James s’attache par la suite à montrer l’importance capitale dans la perspective d’une « révolution américaine », ce qui fait de lui l’une des figures majeures de ce que Cedric J. Robinson allait plus tard appeler le marxisme noir6. En lien étroit avec ses activités politiques, il poursuit ses recherches sur l’histoire des luttes noires, et s’intéresse tout particulièrement à la Guerre de sécession, en s’attachant à révéler le rôle fondamental joué par les Noirs américains non seulement pour leur propre émancipation, l’abolition ne devant pas être conçue comme un don des Blancs, mais plus généralement dans la victoire de l’Union contre les armées du Sud, et par suite, James y insiste, dans l’ « histoire du monde ».
Dès 1940, au lendemain de l’assassinat de Trotsky, James entame un processus de rupture avec l’héritage du père de la Quatrième Internationale et crée avec Raya Dunayevskaya la Johnson-Forest Tendency – Johnson est le pseudonyme de James, Forest celui de Dunayevskaya – au sein du Workers Party, lui-même issu d’une scission avec le SWP. Ils sont bientôt rejoints par Grace Lee Boggs. La composition cosmopolite de ce triumvirat, composé d’outsiders, d’origines caribéenne (James), russe (Dunayevskaya) et chinoise (Boggs), est constitutive de son hétérodoxie politique. La tendance défend une double idée : premièrement, que règne en URSS un capitalisme d’État, et donc que la thèse trotskienne de l’ « État ouvrier dégénéré », tout comme celle du « collectivisme bureaucratique », doivent être écartées ; deuxièmement que le modèle (bolchevik) du parti d’avant-garde est en contradiction avec le développement des mouvements révolutionnaires depuis 1917 et doit céder la place au principe de l’auto-émancipation des masses ouvrières et populaires. Cette conception « autonomiste » de l’émancipation, James et ses collaboratrices en localisent l’origine dans les Manuscrits de 1844 de Marx et, en deçà, dans la philosophie hégélienne à laquelle ils consacrent un vaste effort de réinterprétation, synthétisé par James dans ses Notes on Dialectics: Hegel, Marx, Lenin7.
Last but not least, tout au long de ce premier séjour aux États-Unis, James se livre à une étude passionnée de ce qu’il n’hésite pas à appeler la « civilisation américaine ». Il consigne ses observations et réflexions dans un long manuscrit, « Notes on American Civilization », rédigé à l’hiver 1949-1950 – et publié en 1993 sous le titre American Civilization8. Il s’intéresse aux œuvres des grands écrivains américains du XIXe siècle, au premier rang desquels Walt Whitman et plus encore Herman Melville. Arrêté en 1952 en plein maccarthysme par les Services d’Immigration et de Naturalisation et incarcéré à Ellis Island, il y rédige un essai sur Melville, centré sur Moby Dick : Marins, renégats & autres parias9. Au cours de ses années américaines, James accorde également la plus grande attention à ce qu’il nomme l’ « art populaire » américain du XXe siècle : le comic strip (bande dessinée), le roman de détective, le soap opera (feuilleton radiophonique), le jazz, et surtout le cinéma hollywoodien autour desquelles gravitent ses analyses, qu’il poursuit à son retour à Londres après son expulsion des États-Unis en 1953.
Autrement moins connues que les réflexions de James sur les luttes panafricaines et prolétariennes, ces investigations n’en constituent pas moins une contribution profondément originale, hétérodoxe, aux théories marxistes de la culture de masse, en rupture avec les thèses, aujourd’hui encore dominantes, de l’École de Francfort sur l’ « industrie culturelle ». Elles dessinent indissociablement les linéaments d’une philosophie matérialiste du cinéma qui restent toute entière à étudier. Afin d’en saisir le sens et la portée, il faut d’abord ressaisir ce qui fait la fondamentale unité du projet intellectuel et politique de James aux États-Unis, en tant qu’il est marqué par un puissant désir de décentrement de l’Europe et de « retraçage » des géographies de l’émancipation.
Préambule : James et l’Amérique ou la provincialisation de l’Europe
Si James est on ne peut plus conscient qu’après la Première Guerre mondiale le centre du capitalisme « européen » s’est déplacé vers l’ouest, les États-Unis, « l’Amérique » dans ses termes, demeure à ses yeux irréductible à l’Europe et constitue encore à bien des égards un Nouveau Monde. Cette différence, James la ressent subjectivement, dans une expérience singulière de l’espace, dès ses premiers pas sur le continent : « Je me souviens de mon premier voyage en train, de Chicago à Los Angeles : les miles apparemment sans fin, heure après heure, toute la journée, toute la nuit, et le matin suivant encore, jusqu’au soir. J’avais alors ressenti une sensation d’expansion qui a définitivement modifié mon attitude envers le monde10. » Capitale dans sa découverte de l’Amérique est la relation qu’il entretient avec l’actrice et modèle Constance Webb, qu’il ne tarde pas à ériger en symbole de la culture américaine : « Nulle part dans le monde entier une chose comme vous ne pouvait apparaître, sinon dans l’Amérique de l’après-guerre11». Pour James, qui insiste sur la « ruine » du « vieil ordre » européen12, sur son irrémédiable déclin, l’Amérique, dans tout ce qu’elle a de « non-européen »13, représente l’espoir vivant d’un renouveau de la « civilisation occidentale ».
Ce n’est donc pas en référence à la Caraïbe, ni même à l’Afrique, mais aux États-Unis, que James entrevoit pour la première fois la nécessité, pour reprendre la formule désormais consacrée de Dipesh Chakrabarty, de « provincialiser l’Europe ». Il n’en reste pas moins que cette expérience de décentrement semble avoir eu pour condition de possibilité une expérience plus originaire, la longue expérience que le jeune James avait fait à Trinidad en tant que sujet de l’Empire britannique : « Depuis le premier jour de mon séjour aux États-Unis jusqu’au dernier, je n’ai jamais fait l’erreur que de nombreux Européens […] ont faite en essayant de faire correspondre ce pays aux standards européens. Pour une raison peut-être – à cause de mon expérience coloniale – je l’ai toujours vu pour ce qu’il était et non pour ce que je pensais qu’il devait être14. »
La singularité du regard porté par James sur la « civilisation américaine » provient du fait que de manière très précoce, et bien qu’il ne l’exprime pas en ces termes, il conçoit la société états-unienne comme une société postcoloniale, profondément marquée par une rupture « originelle » avec la tutelle britannique, indépendance paradoxale au sens où elle avait été conquise par les colons eux-mêmes et avait été la source d’une expansion-colonisation vers l’ouest et d’un renforcement des mécanismes d’assujettissement des populations amérindiennes. Société postcoloniale également au sens où, à l’instar des territoires caribéens, les États-Unis étaient devenus à l’issue de la guerre de Sécession un État post-esclavagiste, au sein duquel les divisions raciales restaient prégnantes. Pour James, comprendre l’émergence de l’impérialisme américain, et lutter contre celui-ci, implique, paradoxalement, de décoloniser le regard européen sur les États-Unis.
Outre une société postcoloniale, les États-Unis forment pour James une société-monde, non pas tant une nation qu’une non-nation où le statut de minorité, dominée ou dominante, n’est pas l’exception, mais la règle. Dans Marin, renégats & autres parias, il cite en épigraphe les paroles suivantes de Melville dans son roman Redburn :
Il y a quelque chose de grand, à contempler la manière dont s’est formée l’Amérique qui, dans sa noble aspiration, devrait éteindre à jamais le mal des aversions nationales. Son peuple est fait de toutes les nationalités, et toutes les nations peuvent la réclamer comme sienne. […] Notre sang, tel le flot de l’Amazone, est fait de mille courants purs se déversant en un seul15.
Il y aurait ici tout un dialogue à établir entre l’interprétation jamesienne de la littérature et plus généralement de la culture américaines et celle de Deleuze, qui citera ces mêmes lignes de Melville dans son article de 1989 sur Bartleby16et qui retiendra des Études sur la littérature classique américaine de D.H. Lawrence, auteur que James considère comme le seul écrivain anglais majeur du XXe siècle, l’idée que la pensée américaine procède d’une coupure franche avec le système de valeurs de l’Europe17.
Mais c’est dans le champ de la théorie et de la pratique marxistes que l’exigence jamesienne de décentrement est la plus manifeste. En 1944, James exprime le mot d’ordre suivant : « Pour bolcheviser l’Amérique, il est nécessaire d’américaniser le bolchevisme. » Il faut rompre avec une perspective eurocentrique, aveugle au fait que les « classiques du marxisme » sont essentiellement « européens dans leur origine et leur contenu ». Comme d’autres avant et après lui, James soulève le problème de la nationalisation du marxisme, dont l’exemple par excellence est l’œuvre de celui qui fut aussi « le plus grand internationaliste de son temps », Lénine. Le geste fondamental de Lénine, selon James, aura été de « traduire le marxisme dans les termes russes et pour le peuple russe ». C’est ce qui doit être accompli aux États-Unis : « Chaque principe et pratique du bolchevisme [doit] être traduit dans des termes américains. Le matérialisme historique, l’analyse économique marxienne, […], tout cela doit être enseigné, développé, démontré à partir du développement économique, social et politique américain18. »
Ces positions, fondées sur la croyance en la possibilité, voire en l’imminence, d’une « révolution américaine », sont intimement liées à la critique qu’émet James de l’idée, alors largement partagée, de l’ « arriération conjoncturelle des masses », autrement dit de « la thèse de la rétrogression » selon laquelle, avec l’essor du fascisme et le choc de la Seconde Guerre mondiale, le prolétariat serait retourné aux conditions de son enfance et ne serait guère plus capable de lutter que pour lesdits « droits démocratiques ». Quant à la classe ouvrière américaine, elle serait d’autant plus « arriérée » que son dévéloppement a longtemps été freiné par « le culte des dirigeants » qui a gouverné la vie politique aux États-Unis et engendré « une tradition de passivité et d’inertie des masses ». Force est néanmoins de constater, dit James, qu’au cours des décennies précédentes, le prolétariat américain a rompu avec cette apathie en sachant combiner « la tradition du leadership individuel avec sa propre activité créatrice de masse dans ce qui est l’un des plus étonnants mouvements prolétariens des temps modernes19». Or, cette effervescence politique a également été une effervescence artistique. Mais cette dernière n’a pas eu lieu dans le champ des « beaux-arts », de la littérature ou encore de la « grande musique », mais, assure James, on verra pourquoi, dans le domaine de la culture de masse.
Dans une lettre de 1953 au sociologue Daniel Bell, James fustige les intellectuels américains qui s’érigent en défenseurs « de la culture européenne contre les masses américaines ». Prenant pour cible la littérature américaine, il déclare que celle-ci est désormais privée de tout pouvoir de « regénérer le monde ». À l’instar de leur alter ego européens, des écrivains aussi illustres que Faulkner, Hemingway ou T.S. Eliot « n’ont plus rien à dire », car ils sont étrangers aux plus puissants courants de la vie moderne20. James fait remonter l’origine de l’aliénation des artistes américains à l’égard des masses au XIXe siècle. Mais là où des auteurs comme Whitman ou Melville étaient confrontés à « l’absence d’une masse puissante », à un peuple manquant, et en étaient douloureusement conscients, les romanciers du XXe siècle manquent un peuple bel et bien présent. Et James d’aller jusqu’à déclarer que l’œuvre des écrivains américains du XIXe siècle trouve, au XXe siècle, son prolongement dans les arts populaires, et non dans la littérature : « Moby Dick, dit-il, est par essence un scénario de film » ; quant à l’oeuvre d’Edgar Allan Poe, elle préfigure « tous les développements majeurs dans l’art populaire21».
Se dévoile dans les écrits de James du tournant des années 1950 un inlassable effort de minoration de la culture et de l’art européens, participant d’une critique plus générale, et pour le moins acerbe, des intellectuels. Mais James, dont l’esthétique restera toujours marquée par un certain classicisme, ne cherche pas à opérer une telle minoration de l’intérieur, à travers une réflexion sur les expérimentations et stratégies de subversion des formes artistiques, sur le surréalisme par exemple, mais en exposant les traditions artistiques européennes à leur « dehors », en un sens spatial-géographique, à ce qu’il conçoit comme une radicale extériorité ; une différence incarnée à ses yeux par les arts populaires américains.
Thèses 1 : L’art des masses, « notre poésie moderne »
La longue et riche correspondance de James avec Constance Webb révèle la genèse de ces thèses. Dès 1939, il lui confie : « Je viens d’écouter un drame radiophonique [radio drama]. Absolument précieux, ma chère C.. Absolument précieux22». Puis en 1943, à une période où il souffre terriblement d’un ulcère diagnostiqué quelques années plus tôt, il lui écrit : « La maladie et d’autres difficultés m’ont amené à passer un certain temps à voir des films. Je les méprisais plutôt – je veux dire Hollywood – ce n’est plus le cas23. » James, qui avouera être allé jusqu’à trois fois par semaine au cinéma pendant plusieurs années, n’hésitant pas à voir à plusieurs reprises les mêmes films, ne se contente pas d’un rôle de spectateur, d’amateur : « J’ai analysé les films jusqu’au dernier degré possible. […] J’ai élaboré une foule de théories et d’idées. J’ai beaucoup appris sur les États-Unis et sur le reste du monde24. » Dans sa correspondance, il trace déjà l’esquisse, à partir de l’exemple du genre du Western, de ce qui deviendra sa théorie de l’art populaire :
Les films, même les films hollywoodiens les plus absurdes, sont une expression de la vie, et étant faits pour des gens qui paient pour les voir, ils expriment ce dont les gens ont besoin, c’est-à-dire ce dont les gens manquent dans leur propre vie. […] Pourquoi la popularité du Western ? Parce que les jeunes gens qui s’entassent dans les bus et sont cloués à la chaîne de production voudraient terriblement être ailleurs. […] C’est le principe fondamental25.
Le paysage du Western est cet ailleurs radical ; les possiblités d’action qu’il ouvre sont celles qui, quotidiennement, sont refusées aux ouvriers des industries capitalistes26.
Ces analyses sont approfondies et couchées sur le papier dans le cinquième chapitre d’American Civilization, « Popular Arts and Modern Society », dans lequel James introduit ce que Patrick Ignatius Gomes a désigné comme un « populisme marxien révolutionnaire », auquel il restera attaché27. Dans cette culture de masse, désignée non sans mépris comme un « divertissement », James identifie une profonde reconfiguration de « la relation entre art et société », dont l’analyse doit permetttre de pénétrer en profondeur la « psychologie politique moderne ». Il faut absolument se défaire de l’idée que les arts populaires ne sont rien d’autre que des instruments de propagande et d’assujetissement, d’abrutissement, des masses : « Croire que les grandes masses du peuple ne sont que des récipendiaires passifs de ce que les fournisseurs d’arts populaires leur donnent signifie en réalité les considérer comme de stupides esclaves. C’est une conception totalement anhistorique. » Les producteurs de la culture de masse ne sont pas des démiurges tout-puissants. Il sont eux-mêmes « dépendants » de « l’humeur de la population », qu’ils peuvent certes s’efforcer de tromper, mais à condition de lui plaire. « La masse, écrit James, n’est pas simplement passive », elle peut parler, « elle se fait entendre et s’exprime distinctement dans son art28». Suggérant que les masses agissent, tandis que les magnats de l’industrie de l’art populaire ne font que réagir, James anticipe la thèse selon laquelle l’histoire du capitalisme a pour une large part été l’histoire de ses réponses, réactions et adaptations, aux mobilisations et luttes politiques, « par le bas », du prolétariat .
La culture de masse est réellement et littéralement pour James une culture populaire, une culture qui vient du peuple. Les arts populaires manifestent « les émotions et sentiments les plus profonds du peuple américain » ; leur prouesse est d’avoir mis les masses sur le devant de la scène artistique au moment où celles-ci entraient définitivement « sur la scène de l’histoire29». Cette influence ne s’arrête pas aux frontières des États-Unis, car ces arts sont plébiscités par les « masses du monde entier » : « le cinéma américain est le plus populaire dans tous les pays modernes ». Les arts populaires ont concrétisé ce que Tolstoï, dans Qu’est-ce que l’art ?, prophétisait, à savoir, dans les termes de James, que « dans le monde moderne, la division entre l’art sérieux pour quelques-uns et les déchets pour la masse ne pouvait perdurer30». Les arts populaires, au premier rangs desquels le cinéma, sont le pur produit de « notre époque », dont le « sens véritable » réside dans le fait que « tous les aspects de la vie », le personnel et le politique en particulier, « sont étroitement liés les uns aux autres31». Ces arts sont l’expression des « relations entre les arts et la vie dans une société aussi « collectivisée » que la nôtre32» ; ils sont « notre poésie moderne33». Et James n’hésite pas à affirmer qu’ « une esthétique moderne – une esthétique du XXe siècle – doit se fonder sur l’art populaire moderne et, avant tout, sur le film moderne34. »
La posture de James n’a cependant rien d’apologétique, ainsi qu’en témoignent les réflexions qu’il consacre au couple paradigmatique du gangster et du détective – évoquant le plus célèbre d’entre eux, le Dick Tracy de Chester Gould – qui partagent « un même mépris pour la police en tant que représentante de la société officielle ». Ces deux figures, véritable tête de Janus, représentent la « réponse individualiste à ce qui est essentiellement un problème social ». Ce sont, dira bientôt James à Bell, des « exemples de l’immense frustration » née au sein des masses du déni quotidien d’une « liberté individuelle » qui consitue pourtant l’une des valeurs fondamentales de la société américaine. Ils sont la personnification d’un désir de vengeance contre une société de plus en plus « mécanisée » où « la vie est ordonnée et limitée à tout moment ». L’omniprésence du crime, même s’il « ne paie pas », dans les films de gangster et les romans de détective, révèle, par « compensation esthétique », « l’amertume, la violence, la brutalité couvant dans la population ». C’est une libération violente des passions, une catharsis, fût-ce encore en un sens purement négatif, synonyme de décharge « en pure perte » des affects menaçant l’ordre social. Porteur d’authentiques promesses d’émancipation, l’art populaire est devenu après la crise de 1929 et avec la Grande Dépression un « art du sang, de la destruction, de la torture et du sadisme », qui n’est rien d’autre que le fruit de la « perversion des instincts et désirs de haute civilisation qui caractérisent l’homme moderne35».
L’art populaire a d’autre part pâti de sa progressive domination par le star system. Dans sa correspondance avec Webb, James, qui a toujours été attentif aux rapports entre « personnalité et société », porte un vif intérêt à la carrière des acteurs et actrices de cinéma les plus célèbres (Clark Gable, Humphrey Bogart, Jean Gabin, Rita Hayworth, Marlene Dietrich, Ingrid Bergman, et d’autres) et aux types sociaux et/ou nationaux qu’ils incarnent. Indépendamment de leurs qualités intrinsèques, écrit-il dans American Civilization, les stars post-1929 forment une « véritable aristocratie », composée de « personnalités synthétiques », « symboliques », chargées de réaliser, individuellement, les aspirations refoulées des masses, et annihilant par là même toute « créativité » authentique. Le star system est « le symptôme d’une société où les désirs les plus profonds de la masse ne peuvent pas trouver d’expression ». Mais là encore, cela n’empêche pas un personnage comme Rita Hayworth d’être un pur « produit de l’époque » et non « une création d’industriels prédateurs pour des masses stupides36» : « Les grandes stars sont toutes des individus caractéristiques sélectionnés par les masses, qui donnent leurs sous, parce qu’elles représentent quelque chose que les gens veulent37. »
L’échec des arts populaires, devenus vecteur de purge des pulsions agressives et désormais réduits aux « relations entre une masse totalement mécanisée et quelques individus », révèle aux yeux de James l’omniprésence de la menace du totalitarisme. Leur déclin est « le signe d’une intense dislocation de la société, […] une dislocation des processus vitaux les plus profonds, les plus intimes, les plus instinctifs de l’être humain moderne ». Dans le développement des arts populaires se réfracte le processus de « préparation psychologique, sur une vaste échelle sociale, à la réalité sociale et politique la plus impressionante de notre temps : l’émergence de l’État totalitaire38».
Pour identifier les potentialités réprimées, et retournées contre elles-mêmes, dont restent malgré tout porteurs les arts populaires, il faut en revenir à leur histoire avant la crise de 1929. Aux critiques qui soutiennent qu’ayant dès leur origine reposé sur un « abaissement des standards » de la production artistique, les arts populaires n’ont engendré et ne sauraient engendrer aucune œuvre digne de ce nom, James rétorque que la « simplification du médium » esthétique, sa popularisation, est un phénomène multiséculaire qui non seulement n’a nullement été synonyme d’appauvrissement, mais, qui plus est, a rendu possible le renouvellement et l’élargissement continus des pratiques artistiques, ainsi qu’en témoigne l’histoire de la littérature et de la poésie. C’est ce qui s’est à nouveau produit avec l’introduction du cinématographe : « Les réussites artistiques du film jusqu’à 1932 sont les plus remarquables de notre époque39».
Une figure des arts populaires nourrit l’admiration de James : Charlie Chaplin, le « plus grand artiste des temps modernes », « l’homme universel » qui savait « plaire à tous, aux intellectuels comme au peuple ». À travers son personnage phare, le vagabond (tramp), Chaplin a « défié la mécanisation […] grandissante de la vie ». Le vagabond était un individu, « dans sa plus extrême idiosyncrasie », mais un individu qui « représentait les idéaux de la société dans leur conflit constant avec la réalité » ; c’était « le Don Quichotte du XXe siècle ». En Chaplin, l’auteur comique et le critique social ne faisaient qu’un : « Chaplin pouvait rire du monde et le monde pouvait rire avec lui. Mais la Dépression l’a tué comme elle a tué toute créativité véritable dans le cinéma. » Aux yeux de James, la dernière grande œuvre de Chaplin est Les Lumières de la ville (1931) ; Les Temps modernes (1936) et Le Dictateur (1940), quelles que soient leurs qualités, sont déjà le symptôme du déperissement de leur auteur :« Le symbolisme avait complètement disparu. Le monde moderne était trop rude pour le vagabond traditionnel40.»
Pour James, Chaplin était avant tout un acteur : le maître absolu du pantomime. La « perspective [de James] sur le développement artistique dans la civilisation des États-Unis » est largement fondée sur l’exemple des « grands hommes des films jusqu’à 193041». Ces réflexions font écho à ses thèses centrales sur le rôle des « grands individus » dans l’histoire. Ce qui distingue selon lui les grands leaders révolutionnaires (Toussaint Louverture, Lénine et quelques autres) est qu’ils ont su se constituer en pure chambre de résonance des désirs les plus profonds des masses. Pour James, qui aime à penser les relations entre les figures du révolutionnaire et de l’artiste, il n’en allait pas autrement de Chaplin, à la différence des pensionnaires du star system, qui désormais contiennent ces désirs plutôt qu’ils ne les expriment, les travestissent en les déréalisant. Le héros des films de Chaplin, dit James dans un essai de 1954, « Popular Art and the Cultural Tradition », n’était autre que l’homme ordinaire :« Les existentialistes n’ont jamais surpassé Chaplin dans leur insistance sur le fait que l’existence essentielle de l’homme réside dans les luttes violentes qui ont lieu en lui à propos des détails les plus élémentaires de l’existence quotidienne. » Cela vaut également pour les films de D.W. Griffith, en particulier pour Intolérance (sous-titré « Love Struggle Through the Age ») : « Griffith dresse un portrait de l’individu engagé dans une lutte désespérée contre des forces sociales toujours plus grandes. Griffith écrit l’épopée de l’homme ordinaire ». Griffith et Chaplin se sont refusés à dépeindre « l’individu héroïque de la libre entreprise » ou le drame de « l’intellectuel » ; ils s’intéressaient à l’individu comme « symbole des masses ». Eisenstein est allé plus loin encore dans Le Cuirassé Potemkine en « faisant de la masse elle-même le héros42». C’est cet âge d’or qui a pris fin, ici avec la bureaucratie stalinienne, là avec la Grande Dépression.
Excursus 1 : La « question noire » à l’écran
Sachant les immenses efforts déployés par James aux États-Unis pour problématiser les relations entre luttes des masses ouvrières-populaires et mouvements noirs, on peut se demander quelle place occupe la question raciale dans ses méditations sur les arts populaires. En Angleterre, James s’était fait remarquer dans le champ de l’esthétique du radicalisme noir en signant une pièce de théâtre sur la révolution haïtienne, Toussaint Louverture43, mise en scène en 1936 à Londres, au Westminster Theatre, avec dans le premier rôle le célèbre chanteur et acteur africain-américain, anti-impérialiste et communiste, Paul Robeson – lequel aura entretenu tout au long de sa carrière des relations conflictuelles avec l’industrie cinématographique, à laquelle il reprochait de servir d’instrument de propagation et de consolidation des stéréotypes racistes44. En 1944, James allait se féliciter de la performance de Robeson en Othello à Broadway : « Certaines personnes modernes […] lisent Shakespeare et en tirent ce qui est implicite et important pour nous. C’est quelque chose que l’Othello de Robeson a fait en partie et qui ne pouvait être fait qu’en Amérique. Il a donné à voir la question raciale45. »
Aux États-Unis, James s’intéresse de près aux politiques culturelles relatives à la question noire. En 1940 est publié le roman de Richard Wright, Un enfant du pays (Native Son) auquel il consacre deux articles élogieux. Il considère cette publication comme « un événement non seulement littéraire, mais aussi politique », appelant une « interprétation révolutionnaire »46, et s’interroge sur les raisons pour lesquelles un roman retraçant la fuite désespérée d’un homme noir à la suite du meurtre qu’il a involontairement commis sur une femme blanche, a pu bénéficier d’un succès populaire inédit auprès d’un public blanc. Un peu plus tard, James entame un projet d’écriture d’une nouvelle tragédie historique, centrée sur la figure de l’ex-esclave et militante abolitionniste Harriet Tubman, et envisage de confier le premier rôle à Ethel Waters, chanteuse et actrice noire ; projet qui avortera rapidement.
Les productions cinématographiques retiennent également l’attention de James qui, début 1940, signe dans Socialist Appeal une virulente critique d’Autant en emporte le vent. Le film, affirme-t-il, est truffé de « falsifications historiques » sur la guerre de Sécession : « Aussi incroyable que cela puisse paraître, sur plus de trois heures, la conséquence décisive de la guerre, l’abolition de l’esclavage, n’est pas directement mentionnée. » Propageant l’idée que la majorité des esclaves étaient traités avec respect par leurs maîtres, Autant en emporte le vent est « un stimulus pour les vieux préjugés et la haine qui était le résultat naturel de l’esclavage des plantations et qui est amené à se perpétuer sur la base du système de métayage contemporain ». Et James de souligner que, durant le tournage, des acteurs noirs refusèrent de jouer le rôle dégradant qui leur était attribué et qu’ « il y eut des échauffourées et des échanges de coup ». Condamnation du racisme imprégnant la société américaine, l’article de James n’en reste pas moins avant tout une charge « trotskiste » contre le Parti communiste américain (CPUSA) qui s’était déjà lancé dans une campagne de dénonciation du film : « Pour conclure, le film est dangereux et doit être dénoncé et boycotté. Mais infiniment plus dangereuse, et devant être dénoncée et boycottée à un degré infiniment plus grand, est la malicieuse manipulation du militantisme noir dans les intérêts des bureaucrates de Moscou47».
S’attachant à penser les conditions et les obstacles à une authentique union, sans subordination, des forces révolutionnaires blanches et noires, James témoigne du profond enracinement, dans la culture américaine, du « préjugé racial », lequel ne s’arrête malheureusement pas aux frontières de la classe ouvrière :
Les films reflètent la société dans laquelle ils sont produits. À l’écran, l’ouvrier blanc voit constamment le Noir dans des situations qui confirment sa connaissance des réalités dont il a lui-même fait l’expérience. Dans les livres et les magazines, toute la grâce, la force, la beauté, la noblesse et le courage sont automatiquement attribués aux membres de la race blanche. […] Si l’homme noir apparaît, il est placé dans son habituelle position subalterne, fait l’objet de plaisanteries ou, au mieux, est dépeint comme un serviteur bon et loyal.
Ces réflexions ne sont pas sans évoquer celles que développera quelques années plus tard Frantz Fanon dans Peau noire masques blancs, à propos de l’image cinématographique-médiatique comme vecteur de réduplication, à l’infini, de l’imago du Noir logée dans l’ « inconscient collectif » blanc et dont la projection, au sens psychologique, est constitutive d’un espace spectaculaire de la race48.
Force est néanmoins de constater que James ne s’engage pas plus avant sur cette voie et n’aborde guère la question raciale dans ses écrits sur les arts populaires. Révélateur de ce point de vue est le fait que parlant de Naissance d’une nation (1915) de Griffith, il loue le film comme étant « « la première grande épopée d’une nation moderne en contexte de crise révolutionnaire » et n’évoque qu’au détour d’une phrase « l’attitude réactionnaire » de son réalisateur à l’égard des Noirs dans les célèbres scènes dépeignant la naissance du Ku Klux Klan au lendemain de l’abolition de l’esclavage. Cette attitude n’empêche nullement d’après lui le film d’être « un portrait inégalé de l’essor des mouvements fascistes, qui sont un trait si caractéristique de notre époque49». Analysant ensuite Intolérance, James ne dit mot du fait que c’était, en partie du moins, une réponse aux accusations de racisme dont Naissance d’une nation avait fait l’objet, de la part notamment de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP).
Si pour James, la lutte des classes se joue nécessairement aussi au coeur de l’industrie cinématographique et sur les écrans des salles obscures eux-mêmes, les rapports entre cinéma et question raciale, quelles que soient leur acuité, restent malgré tout contingents. Cela vaut plus généralement pour James de l’art en tant que tel, comme le montrent les réflexions qu’il consacre dans les années 1960 à l’Othello de Shakespeare, n’hésitant alors pas à affirmer que ce qui définit son héros, la source de son destin tragique, est qu’il est un étranger, un outsider par rapport « à l’État et à la civilisation de Venise » et que « si vous éliminiez toute référence à sa peau noire, la pièce resterait essentiellement la même50». Pour James, c’est en tant que produit de l’histoire des rapports de production capitaliste, et potentiel instrument de leur renversement, que le cinéma demande à être étudié.
Thèses 2 : La tragédie du capitalisme
Évoquant dans sa correspondance avec Webb A Song to Remember (1945), biopic de Charles Vidor sur Chopin, James déclare qu’au XXe siècle « le grand art a été porté au prolétariat » : « Je juge n’importe quel film en fonction de cela, ajoute-t-il, car les films sont faits pour le peuple. ». Puis il prend l’exemple de la diffusion à large échelle de la musique classique grâce à l’invention du gramophone avant de souligner que, dorénavant, « un ouvrier intelligent voit les mêmes films, lit les mêmes bestsellers, écoute les mêmes discours, [lit] les mêmes journaux, etc. que la bourgeoisie. » Le cinéma est le produit d’un âge où « les découvertes techniques du capitalisme ont apporté la culture aux masses » en même temps qu’elles les soumettaient toujours davantage à « l’esclavage de la machine », exemple parfait de contradiction dialectique rendant les masses ouvrières toujours plus conscientes « de leur humiliation et de la dégradation de leur rôle dans la production51».
S’il y a malgré tout des « aspects positifs » dans les arts populaires post-1929, ils résultent pour une large part des potentialités ouvertes par la technique et qui sont l’envers dialectique de la « mécanisation » des hommes que cette même technique génère. En témoigne le soap opera qui, exposant, fût-ce de la manière la plus niaise, « la situation de millions de femmes » aux États-Unis, entretient « une très intime relation avec la vie quotidienne des grandes masses populaires », laissant entrevoir l’avènement d’une société où « il y aurait une correspondance quasi quotidienne entre les expériences ordinaires de millions d’êtres humains et leur transmutation sous une forme esthétique52». James, qui est convaincu que la nouvelle société (socialiste) n’est pas seulement prête à sortir des flancs de la vieille société (capitaliste), mais est déjà née et mûrit au sein des usines, déplace dans le champ de l’esthétique le motif de la « socialisation du travail » : les arts populaires, quels que soient leurs écueils, sont l’indice que le processus de réappropriation des moyens de production est d’ores et déjà en marche. Comme il l’écrit à Bell : « Du fait de l’organisation sociale de plus en plus importante de la vie et des transformations et opportunités technologiques qui leur correspondent, les artistes populaires travaillant pour les masses expriment comme jamais auparavant de puissants courants de pensée et de sentiments53. »
James va plus loin encore en soutenant, à rebours du sens commun, que dans les arts populaires, ce sont les masses elles-mêmes qui « utilisent la technologie moderne » à leurs propres fins. Dans « Popular Art and the Cultural Tradition », il approfondit, sur le cas du cinéma, cette analyse des relations entre technique et (auto-)affirmation des masses populaires :
Les critiques de cinéma font souvent comme si Griffith avait inventé les techniques comme Edison a inventé la lumière électrique. Mais les techniques cinématographiques que Griffith a inventées sont le résultat de l’extension des intérêts, de la conscience, des besoins et de la sensibilité des hommes modernes54.
James renverse l’idée commune de la détermination des pratiques par les techniques disponibles. Ce sont les transformations des relations sociales qui suscitent, « exigent » même, le développement de techniques inédites. Ainsi le flashback, le « montage parallèle » (cross-cutting), et « l’extrême mobilité de la caméra » ne sont rien d’autre que l’expression d’une société où se démultiplient les connexions entre les individus et se complexifient chaque jour les relations de cause à effet entre les événements singuliers, un monde qui, en lui-même, est devenu « panoramique ». Quant à la technique du « gros plan », elle est « la représentation la plus plastique » de la découverte, initiée par Freud et d’autres, « des profondeurs et des complexités de la personnalité individuelle », lesquelles se creusent à mesure même que s’intensifie la socialisation-mécanisation de l’existence : « C’est dans notre monde, le monde des vastes institutions et de l’impuissance de l’individu que le gros plan de Griffith nous livre une vérité sur l’individu que l’invidu lui-même ignore. » Non seulement le cinéma a fait de l’individu-masse son objet, mais les masses elles-mêmes sont devenus sujets de la production cinématographique : « Le réalisateur moderne déplace toujours sa caméra selon qu’il veut que le public soit directement impliqué au milieu de l’action ou, pour des raisons artistiques, qu’il soit soustrait à celle-ci. Jamais auparavant le public n’a été un ingrédient si direct du processus de création artistique55».
Plus James approfondit son interprétation de la culture de masse, plus il en appelle à détourner le regard esthétique des artefacts eux-mêmes pour le faire porter sur leur public. Lorsqu’on adopte cette perspective, les arts populaires du XXe siècle se présentent comme les dignes héritiers des tragédies antique et élisabéthaine. Car, souligne James dans American Civilization, « c’est pour les masses qu’Eschyle, Sophocle et Aristophane écrivaient » : « Si Aristophane revenait aujourd’hui et que lui était donné carte blanche, il aurait du dédain pour le public clairsemé des théâtres. Étant un dramaturge grec du cinquième siècle, il considèrerait qu’il est de son devoir d’écrire pour les films que 95 millions de personnes vont voir toutes les semaines. » Les masses qui formaient le public de la tragédie athénienne étaient tout à fait semblables, et pas plus, voire moins éduquées, que celles qui « aujourd’hui vont au cinéma, lisent des comic strips, ou écoutent la radio56». La tragédie était leur art dans la mesure où, pendant longtemps, de leur suffrage et de lui seul dépendait l’issue des compétitions théâtrales. Enfin, les masses étaient elles-mêmes présentes au sein de la production artistique, incarnées dans le choeur qui représentait le « public sur scène »57.
De même, quoique s’imaginent les interprètes du XXe siècle, le théâtre shakespearien n’était pas réservé aux « intellectuels » et autres élites. Son but n’était nullement de révéler « des profondeurs cosmiques pour des esprits philosophiques ». Le public de Shakespeare, le « public élisabéthain », était « un public national, composé de toutes les classes ». « Le grand corps du public était formé par des artisans, des apprentis et des étudiants », c’était « le public populaire de masse du Londres de l’époque58». James insiste parallèlement sur le caractère national-populaire du public des films de Chaplin et Griffith, ce qui n’a pas empêché leur art de s’exporter internationalement avec un immense succès, phénomène à cette époque irréductible à un impérialisme culturel car, comme James le dira bientôt à propos de la littérature, c’est en vertu de ses racines nationales, non en dépit de celles-ci, qu’une œuvre est susceptible de revêtir une « valeur pour le monde civilisé tout entier » : « L’artiste universel est universel parce qu’il est avant tout national59. »
En résumé, l’esthétique du XXe siècle se doit de faire retour à Aristote « qui ne connaissait pas le drame comme produit culturel mais comme art populaire » et qui, en formulant sa théorie de la catharsis, de la « purge des passions » de pitié et de terreur éprouvées par le public, qui était aussi leur expression la plus immédiate, n’avait rien d’autre à l’esprit que « le grand corps de la démocratie politique athénienne », autrement dit « la forme athénienne du public des films modernes ». En étudiant les films à la lumière des désirs et des réactions de leur public, « nous, au XXe siècle » pourrons comprendre la Poétique aristotélicienne mieux que ne l’ont fait les générations passées60.
Mais la crise de 1929, ayant engendré une scission au sein la « conscience nationale » américaine, a provoqué la rupture du lien entre l’artiste et le public de masse, qui est la condition de la « grande créativité ». Elle a par là même privé l’art populaire de tout potentiel critique et politique. La différence essentielle entre les producteurs et réalisateurs contemporains de James et les tragédiens grecs, réside dans le fait que ces derniers traitaient, avec la liberté due à leur statut de « leaders spirituels », des grands problèmes de la cité ; ils composaient des « pièces politiques », comme si, chose devenue inimaginable, les arts populaires prenaient pour objet la question noire, le travail et le capital, ou encore le communisme russe tout en parvenant à éveiller les passions des masses61. Dans un autre essai de la même période, « Preface to Criticism », James se saisit de l’exemple de l’adaptation cinématographique du Jules César de Shakespeare par Joseph Mankiewicz (1953), et soutient que l’échec du film, incapable de tenir son public en haleine jusqu’au bout, repose sur le fait que, suivant le courant dominant de la critique shakespearienne, ses producteurs ont ignoré ce que les masses élisabéthaines éprouvaient immédiatement, à savoir qu’au-delà du destin individuel de ses personnages, le problème soulevé par Shakespeare était celui du gouvernement en contexte de « crise de l’État », autrement dit le problème du « destin de la société » toute entière62.
Pour James, se placer « en aval » des oeuvres, en adoptant le point de vue du public, signifie indissociablement examiner, « en amont », leurs conditions matérielles de production, en reconsidérant les relations entre art et logique (capitaliste) du profit. Dans une nouvelle, « The Star that Would not Shine », publiée en 1931 alors qu’il vivait encore à Trinidad, James, le narrateur, s’était livré à une discussion imaginaire avec un homme lui racontant avoir « manqué sa chance » de gagner des millions après que son fils, un enfant obèse prénommé Johny, eut refusé d’endosser le rôle d’ « Arbuckle le Gras »63– du nom d’un célèbre acteur de film muet des années 1910, Roscoe « Fatty » Arbuckle. Bien qu’à cette époque James n’ait pas encore lu « une seule ligne de Marx64» et qu’il ait avant tout voulu dépeindre la perversion des relations familiales par l’intrusion d’intérêts économiques, cette nouvelle révèle la présence chez lui d’une (pré-)conception d’Hollywood en tant qu’industrie capitaliste.
Il ne faut pas oublier, affirme James au début des années 1950, que « les productions artistiques de Griffith et Chaplin ont été réalisées par des entreprises modernes typiques, avec leur organisation hiérarchique, leurs milliers d’employés, leurs manipulations financières, et l’étendue et la variété des relations à leur public65. ». C’est au sein de cet environnement spécifiquement capitaliste, qu’ont été engendrées les plus grandes œuvres d’art du XXe siècle. Là encore il faut se garder de croire qu’il s’agit d’un phénomène entièrement nouveau. Si Shakespeare « désirait attirer l’attention des masses populaires de Londres », c’est d’abord « parce qu’il était à la tête d’une « entreprise dans laquelle il avait investi de l’argent66». Dans toutes les grandes périodes de l’histoire, confie James à Webb, les artistes étaient aussi des « faiseurs ». Shakespeare était un « comédien-manageur67» : « S’il vivait aujourd’hui, il tracerait sa route à Hollywood, j’en suis presque sûr68. »
La cause première de la dépendance des producteurs d’arts populaires à l’égard du public de masse, et la source paradoxale du pouvoir dont dispose ce dernier, est donc économique. Car en capitalistes qui se respectent, le principal objectif des producteurs est de « faire de l’argent » ; mais ils ne peuvent y parvenir qu’à condition que les masses « paient », ce qu’elles ne font, on l’a vu, que si ce qui leur est proposé répond, fût-ce avec des distorsions, à leurs « besoins ». James, chez qui, on cherchera en vain des réflexions sur la fabrique capitaliste des désirs, identifie ici les prémices d’un renversement des rapports capitalistes à travers l’expression d’une « grande loi dialectique », une loi hégélienne dont il aime à dire qu’elle est l’ « âme du marxisme », selon laquelle « toutes les grandes nécessités s’expriment par l’intermédiaire du hasard » et « tout hasard est l’expression de la nécessité69» : « La chance, l’apparence, l’accident est le capitaliste recherchant le profit. La nécessité sociale, le mouvement social est la masse s’emparant de la culture comme aujourd’hui elle s’empare de tout ce qu’elle peut70. »
Excursus 2 : Une philosophie hégélienne du cinéma
L’exploration par James des arts populaires avait été contemporaine et étroitement liée à ce qui avait été pour lui une autre grande découverte, celle de la philosophie hégélienne71. Il convoque à l’occasion Hegel dans ses méditations sur l’esthétique :« Mes idées sur l’art et la société, de même que ma critique littéraire propre, écrit-il à Bell, sont fondées sur Aristote et Hegel72. » Car au coeur de l’esthétique hégélienne, et de sa philosophie plus généralement, il y a, dit James, « une conception de l’humanité se développant en passant par différentes étapes sociales jusqu’à sa complète auto-réalisation » ; il y a autrement dit une idée de l’individu s’auto-effectuant « dialectiquement » dans ses rapports à la société, et réciproquement. Cependant, convaincu que cette « auto-réalisation était impossible dans le monde objectif », Hegel l’a déplacée dans la sphère de « l’activité intellectuelle, dans l’art et la religion en particulier », il l’a soumise à un « idéalisme fantastique et absurde » et a finalement rejoint les Romantiques avec lesquels il s’était pourtant efforcés de rompre73. La dialectique hégélienne n’en révèle pas moins la logique qui gouverne le « cinéma moderne », ainsi que James l’écrit à Webb :
Comme tout art, mais davantage que certains d’entre eux, les films ne sont pas simplement un reflet, mais une extension du réel ; mais une extension suivant les lignes de ce que les gens sentent comme un manque et comme possible dans le réel. Cela ma chère est le secret de la dialectique hégélienne. Les deux, le réel et le potentiel, sont toujours inséparablement liés. À un certain stade, une crise a lieu et en résulte un changement complet74.
Cette crise est l’expression d’une scission, d’un déchirement, notion directrice de la pensée de Hegel et élémént fondamental de la dramaturgie cinématographique selon James : « La scission est une source de regrets, c’est souvent la cause de la tragédie, c’est aujourd’hui une question sociale, où la nécessité sociale s’exprime à travers toutes sortes d’accidents individuels, de hasards, et de compromis forcés75. » Où l’on retrouve une fois encore Shakespeare et deux de ses personnages tout particulièrement, le Roi Lear et Hamlet, dont le déchirement inviduel était l’expression intérieure du conflit entre deux sociétés, l’ancienne, médiévale, qui était condamnée, et la nouvelle, bourgeoise, qui ne pouvait naître qu’à travers de violentes convulsions76. Si l’art populaire du XXe siècle retrouve la grande tragédie, c’est donc aussi parce que l’un et l’autre sont le produit de périodes, en elles-mêmes tragiques, de transition historique, qui sont aux yeux de James les périodes de gestation des œuvres artistiques majeures.
Ce sont aussi des périodes, dit-il dans « Popular Art and the Cultural Tradition » où, plus qu’à toute autre, « l’homme cherche à intégrer dans le présent ses conceptions du passé et ses espoirs pour le futur77. » James cite les lignes suivantes des Four Quartets de T.S. Eliot : « Le temps présent et le temps futur sont tous deux présents, peut-être, dans le temps futur, et le temps futur contenu dans le temps passé78. » Quelques années plus tard, James puisera dans Être et temps de Heidegger une conception de l’historicité constitutive de l’existence humaine : « Heidegger dit […] qu’à tout moment l’homme est conscient du futur, et qu’à tout moment l’homme est conscient du passé79. » Cet essentiel entrelacement des temps, il l’avait depuis longtemps éprouvée, et pensée, au sein de sa pratique historiographique. Il le retrouve enfin dans le cinéma de Griffith, plus particulièrement dans les usages par ce dernier du « montage parallèle », dont il était le maître :
Aucune époque n’a été aussi consciente de l’imprégnation du passé historique dans le présent réel que la nôtre, et aucun artiste moderne n’a tenté de faire une si colossale intégration du passé historique que Griffith dans Intolérance. Dans ce film, il nous montre la chute de Babylone, l’histoire du Christ, les crises religieuses en Europe au XVIe siècle [Massacre de la Saint-Barthélémy], la lutte entre le capital et le travail, et l’histoire d’une famille de chômeurs dans une grande ville80.
Le cinéma est tellement en phase avec l’évolution du monde du XXe siècle qu’il arrive à James de produire une lecture cinématographique du présent ; ainsi en 1940, à propos de l’essor du fascisme : « Des chocs, des catastrophes, des renversements et des destructions soudaines, de longues agonies, des événements imprévus et imprévisibles se suivent […] à un rythme déconcertant. Quand nous regardons le film de l’histoire, il semble que le chef opérateur soit devenu fou81. » C’est encore la dialectique hégélienne qui vient donner aux yeux de James la raison de cette apparente irrationalité, de cette succession de hasards qui n’est pourtant rien d’autre que le fruit de l’implacable logique du capitalisme, de sa nécessité structure gonflable.
Le Hegel de James est encore étranger au Hegel chantre de l’historicisme qu’on aime aujourd’hui à dépeindre, dans les études postcoloniales notamment, et dont la philosophie aurait signé la consécration d’une conception du temps « vide », linéaire et homogène, et, ce qui est moins contestable, la relégation des mondes non-européens, africains en particulier, hors de l’histoire. Pour James, Hegel, philosophe de « l’anarchie logique82», est le théoricien par excellence du mouvement de l’histoire, une « histoire mondiale » certes dotée, par nécessité, d’un sens, mais non moins nécessairement traversée, à l’image d’un film, d’ « explosions », d’ « interruptions », de flux et de reflux83. Cela est d’autant plus vrai de l’histoire de la Caraïbe, composée qu’elle a été d’une « succession de périodes de dérives, désordonnées, ponctuées de sursauts, de bonds et de catastrophes », sous lesquels perçait néanmoins « un mouvement de fond, puissant et évident84». C’est paradoxalement avec Hegel, plutôt que contre lui, que James, dans les termes de Sandro Mezzadra, pense une histoire au « ryhtme syncopé » en « rupture avec l’idée du progrès linéaire imaginé par le courant dominant de la philosophie moderne85. »
James esquisse en définitive les linéaments d’une philosophie hégelienne du cinéma elle-même nourrie d’une interprétation quasi cinématographique du concept hégélien de « mouvement ». À ses yeux, et pour emprunter librement à Deleuze, l’image-mouvement, caractéristique du cinéma classique est déjà en tant que telle une image-temps, ou plus exactement une image-histoire.
Confrontation et conclusion : James et l’École de Francfort, ou la désoccidentalisation du marxisme occidental
Les thèses de James sur le cinéma hollywoodien, et sur les arts populaires plus généralement, méconnues et dont il nous semblait nécessaire dans un premier temps de produire une lecture « internaliste », n’en demanderaient pas moins à être confrontées aux textes classiques, et moins classiques, sur la culture de masse et/ou populaire produits au sein des théories critiques du XXe siècle, notamment dans les cultural studies, par Raymond Williams ou Stuart Hall – auteur avec Paddy Whanel en 1964 de The Popular Arts86. Mais c’est avec le marxisme occidental, plus spécifiquement avec les productions de l’École de Francfort, dans son effort pour nouer théorie marxiste et esthétique, qu’un tel dialogue promet d’être le plus riche d’enseignements. C’est cette confrontation que nous nous proposons d’esquisser en guise de conclusion.
Les écrits de James sur le cinéma font en premier lieu écho à ceux d’une autre figure « marginale » du marxisme du XXe siècle, Sigfried Kracauer, en particulier à son ouvrage publié en 1947 lors de son exil américain, De Caligari à Hitler87. Analysant le cinéma expressioniste allemand sous la République de Weimar, Kracauer y identifie les signes annonciateurs de la tragédie du nazisme. Pour lui, l’insertion des productions cinématographiques dans la logique de marché ne doit pas être considérée seulement négativement, car elle est ce qui permet au cinéma d’adhérer à son temps et de jouer un rôle de révélateur des « dispositions intérieures du peuple ». Les films sont des ensembles de « hiéroglyphes » qu’il s’agit de déchiffrer pour comprendre « l’être de la société ». À l’instar de James à la même période, Kracauer conçoit le cinéma comme un vecteur privilégié d’expression des courants (désirs, passions, aspirations, frustrations) les plus profonds qui traversent les masses88.
S’il avait pu en avoir connaissance, James n’aurait pas désapprouvé non plus L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Benjamin – dont la première version date de 1935, mais qui ne fut publié en allemand qu’en 1955, et traduit en anglais en 1968. La reproductibilité indéfinie des œuvres, bien qu’ayant arraché à ces dernières leur « aura », a fait de l’expérience esthétique un « phénomène de masse », ce qu’il n’y a pas lieu, dit Benjamin, de déplorer en soi : « La possibilité technique de reproduire l’œuvre modifie l’attitude de la masse à l’égard de l’art. Très rétrograde vis-à-vis, par exemple, d’un Picasso, elle adopte une attitude progressiste à l’égard, par exemple, d’un Chaplin. » Loin de condamner la reconduction de l’art à un « prétexte de divertissement », à une « distraction », Benjamin soutient que cette dernière a le pouvoir de « nous préparer à des tâches nouvelles ». Il porte la plus grande attention aux relations entre « l’homme et l’appareil », telles que les révèlent les techniques cinématographiques, prises de vue et mouvements de caméra, qui nous font mieux connaître « les nécessités qui pèsent sur notre existence » et nous « ouvrent un champ d’action immense ». Produit de la mécanisation, le cinéma a produit au sein des masses des « possibilités d’immunisation psychologique » contre les conséquences dévastatrices de cette même mécanisation, autorisant un « dynamitage thérapeutique de l’inconscient » dont témoignent les films de l’ « excentrique » Chaplin89.
Le cinéma a ainsi doté les masses d’un pouvoir de « contrôle » sur la production artistique. Benjamin se révèle néanmoins plus critique à cet égard que ne le sera James dans la mesure où, à ses yeux, ce contrôle ne sera effectif que lorsque « le cinéma sera libéré des chaînes de son exploitation capitaliste. » Comme James, il souligne les rapports entre culte des vedettes et fascisme, mais il perçoit avant tout dans le premier l’effet d’une « corruption de la masse », les « capitaux de l’industrie cinématographique » transformant « les chances révolutionnaires [du] contrôle » en « chances de la contre-révolution ». Benjamin voit ce que James ne voit pas, à savoir que permettre aux masses de « s’exprimer » ne signifie pas encore leur permettre de « faire valoir leur droit », et que c’est le propre du fascisme que de favoriser cette expression à l’intérieur même du « régime de la production et de la propriété » et afin de renforcer ce dernier via une « esthétisation de la politique » à laquelle le communisme devra répondre par une « politisation de l’art »90.
L’essai de Benjamin avait suscité, on le sait, de fortes réserves chez un autre éminent représentant de l’École de Francfort, Theodor Adorno qui, dans son essai de 1938, « Sur le caractère fétiche de la musique et la régression de l’écoute » puis dans ses travaux, aux États-Unis, pour le Radio Research Project, déplore les mécanismes de marchandisation, et partant de fétichisation, dont, du fait de sa reproductibilité, l’œuvre d’art fait désormais l’objet. Réduites à leur valeur d’échange, les œuvres, musicales en particulier, favorisent le plaisir immédiat, et ce faisant engendrent un considérable appauvrissement de l’expérience esthétique, laquelle ne peut aller sans attention et sans individuation, et détruit la ligne de démarcation entre « musique légère » et « musique sérieuse »91.
En 1944, Adorno publie, en allemand avec Horkheimer, La Dialectique de la raison. L’Institut für Sozialforschung est alors en exil à New York où réside également James. Grand lecteur du Déclin de l’Occident de Spengler à l’instar d’Adorno, et bientôt lui-même auteur de réflexions sur les processus d’auto-destruction de la raison, James aurait pu avoir bien des raisons de vouloir engager un dialogue avec les membres de l’École de Francfort. Si l’on en croit Paul Buhle, une rencontre eut lieu, mais elle n’engendra qu’indifférence réciproque : « [James] les trouva intéressants mais nullement convaincants. Ils insistaient sur l’effondrement de l’Occident. James était à la recherche de fragments de rédemption92». Le gouffre qui séparait l’optimisme révolutionnaire de James, rarement plus affirmé qu’à cette période, et le pessimisme grandissant d’Adorno, touchait aussi à leurs conceptions respectives de la culture et de l’art.
Dans le chapitre de La Dialectique de la Raison sur l’industrie culturelle, Adorno approfondit sa critique de la culture de masse. La marchandisation des produits culturels génère, dit-il, une « standardisation » excluant toute nouveauté et initiant le règne de la « barbarie esthétique ». S’opère une confusion entre « l’art sérieux » (« autonome ») et « l’art facile » (le « divertissement »), et finalement la subordination du premier au second, là où leur « division est elle-même la vérité » au sens où elle « exprime la négativité de la culture qui est constituée par l’addition de deux sphères. » Si pour Adorno, l’art populaire de Chaplin et des Marx Brothers participait encore de « la pure absurdité […] en toute légimité », c’est parce qu’il ne transgressait pas les frontières qui le séparait de l’art au sens propre, parce qu’il restait à sa place, ce que Chaplin a visiblement cessé de faire dans Le Dictateur dont la scène finale s’offre comme « un désaveu des plaidoyers antifascites en faveur de la liberté ». L’industrie culturelle, dit Adorno, ne cesse de reproduire les hommes tel qu’elle les as elle-même modelés en réprimant, suscitant, orientant et disciplinant les besoins. Loin d’offrir un échappatoire « à ce qui se passe à l’usine », comme le soutient James, elle demande au spectateur « de s’y adapter durant les heures de loisir » en lui présentant à l’écran même une « succession automatique d’opérations standardisées ». Le public n’est plus que le « jouet passif de cette industrie » et la technique devient pure « technique de manipulation des hommes »93. On perçoit tout ce qui distingue les thèses d’Adorno et de James lorsqu’on considère l’interprétation qu’ils font respectivement d’un personnage de dessin animé tel que Donald Duck. Là où Adorno considère Donald comme une victime passive, qui « reçoit sa ration de coups comme les malheureux dans la réalité, afin que les spectateurs s’habituent à ceux qu’ils reçoivent eux-mêmes94», James, lui, met l’accent sur son tempérament colérique, sur sa « pepétuelle exaspération faces aux irritations incessantes de la vie moderne » en tant qu’ils manifestent les frustrations et le désir de revanche, actif bien que négatif et encore impuissant, qui couvent au sein des masses.
Adorno n’en démordra pas. Dans deux conférences de 1962, il moque les « avocats » de l’industrie culturelle, dont James aurait pu être le porte-parole, qui prétendent qu’ « il s’agit de quelque chose comme une culture jaillissant spontanément des masses, en somme de la forme actuelle de l’art populaire ». La culture de masse, assure Adorno, est étrangère à l’art populaire dans la mesure où elle se fonde sur l’intégration « d’en haut » de ses consommateurs, qui en sont « l’objet », nullement le « sujet », en même temps qu’elle « intègre de force les domaines séparés depuis des millénaires de l’art supérieur et de l’art inférieur ». La technique devient entièrement « extérieure à son objet » ; il n’y a plus de technique « intra-artistique » mais seulement des techniques « de distribution et de reproduction mécanique », thèse qu’aurait fermement rejetée James. L’industrie culturelle « traque les masses », leur impose « les schémas de leur comportement » ; sa « visée dernière » est la « [d]épendance et servitude des hommes ». Et Adorno de conclure : Si d’en haut l’on diffame à tort les masses comme masses, c’est justement souvent l’industrie culturelle qui les réduit à cet état de masse qu’elle méprise ensuite et qui les empêche de s’émanciper95. »
Adorno, lui, prend garde de ne pas accabler les masses. Dans La Dialectique de la raison, il soutient que le « fait de croire que la barbarie de l’industrie culturelle est une conséquence du retard culturel, du décalage entre la conscience américaine et le développement de la technologie, est une profonde erreur » ; le développement de la culture de masse « a ses origines dans les lois générales qui régissent le capital96», dont l’empire ne s’arrête pas aux frontières nationales ou continentales. Mais là où James rejette l’argument de l’arriération des masses américaines, et de leur prétendue différence intrinsèque avec le prolétariat européen, afin de mieux décentrer-minorer la culture européenne, Adorno le fait afin de mieux recentrer-majorer les normes esthétiques forgées en Europe. Ceci doit être mis en relation avec le fait, souligné par Harry Harootunian, qu’en se détournant du problème de la production pour soutenir la thèse de la réalisation (quasi) achevée du capitalisme à l’échelle mondiale, sous la forme de la relation marchande, le marxisme occidental, de l’École de Francfort à Antonio Negri, a tendu « à masquer ses propres origines culturelles et politiques spécifiques derrière des affirmations universalistes97». Si ce geste a originellement permis de rompre avec une vision historiciste, « développementaliste », qui infestait la pensée marxiste, il n’en fut pas moins la source d’une indifférence à l’égard des différences réelles que présentaient les mondes non-européens, sous le joug du colonialisme, ce qui peut contribuer à expliquer l’absence presque totale de dialogue entre le marxisme occidental et le « marxisme anticolonial », dont James était l’un des représentants majeurs.
La pensée de James révèle ainsi la nécessité qu’il y a aujourd’hui encore à désoccidentaliser le marxisme occidental avec lequel elle partage par ailleurs de nombreuses affinités. Ses écrits sur les arts populaires, au premier rang desquels le cinéma, suggère paradoxalement qu’une telle désoccidentalisation devrait débuter par un réexamen des effets du long processus de décentrement interne, d’arrachement à l’Europe, qui a précédé l’établissement des États-Unis, ce « pays du futur » disait Hegel, en centre de l’Occident.
- Je remercie chaleureusement Daniel Hartley et Thomas Voltenzogel d’avoir relu attentivement cet article, m’avoir fait profiter de leurs connaissances de la littérature marxiste sur le cinéma et fait part de leurs suggestions avisées. [↩]
- C.L.R. James, Minty Alley, Londres et Port of Spain, New Beacon Books, 1971 [1936]. [↩]
- C.L.R. James, World Revolution, 1917‐1936. The Rise and Fall of the Third International, Amherst, Humanity Books, 1994 [1937]. [↩]
- C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 [1938]. [↩]
- C.L.R. James, A History of Pan-African Revolt, Oakland, PM Press, 2012 [1938]. [↩]
- Voir Cedric J. Robinson, Black Marxism. The Making of the Black Radical Tradition, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000 [1983]. [↩]
- C.L.R. James, Notes on Dialectics. Hegel, Marx, Lenin, Westport, Lawrence Hill & Co., 1980 [1948]. [↩]
- C.L.R. James, American Civilization (dir. Anna Grimshaw et Keith Hart), Cambridge et Oxford, Blackwell, 1993. [↩]
- C.L.R. James, Marins, renégats & autres parias. L’histoire d’Herman Melville et le monde dans lequel nous vivons, Paris, Ypsilon éditeur, 2016 [1953]. [↩]
- Ibid., p. 261. [↩]
- C.L.R. James, Special Delivery. The Letters of C.L.R. James to Constance Webb, 1939-1948 (dir. Anna Grimshaw), Cambridge, Blackwell Publishers, 1996.lettre du 7 juillet 1944, p. 132. [↩]
- Ibid., non datée [1944], p. 147. [↩]
- Ibid., lettre du 28 avril 1944, p. 107. [↩]
- C.L.R. James, cité in Anna Grimshaw et Keith Hardt, « American Civilization. An Introduction », in American Civilization, op. cit., p. 13. Nous soulignons. [↩]
- Herman Melville, Redburn ou sa première croisière. Paris, Gallimard, 1976, p. 257, cité in Marins, renégats & autres parias, op. cit., p. 15. [↩]
- Voir Gilles Deleuze, « Bartleby ou la formule » [1988] in Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 109-110. [↩]
- Je remercie Guillaume Sibertin-Blanc d’avoir attiré mon attention sur ces affinités inattendues entre les pensées de James et de Deleuze. [↩]
- C.L.R. James, « The Americanization of Bolshevism » [1944], in Marxism for our Times. C.L.R. James on Revolutionary Organization (dir. Martin Glaberman), Jackson, University Press of Mississippi, 1999, p. 16-17, 19-20, 23. Pour plus de détails sur le concept de traduction chez James, voir Matthieu Renault, « C.L.R. James, Vers un matérialisme postcolonial », Période, http://revueperiode.net/c-l-r-james-vers-un-materialisme-postcolonial/, consulté le 17 mai 2016. [↩]
- C.L.R. James, Raya Dunayevskaya et. al., « The Program of the Minority », Bulletin of the Workers Party, vol. 1, n° 15, 1946, p. 35‐39 ; Trotskyism in the United States, 1940‐1947, Balance Sheet, Johnson-Forest Tendency, 1947. [↩]
- C.L.R. James, « Letters to Literary Critics », in The C.L.R. James Reader (dir. Anna Grimshaw), Cambridge, Blackwell Publishers, 1992, lettre à Daniel Bell (juin 1953), p. 222. [↩]
- C.L.R. James, American Civilization, op. cit., p. 122, 129. [↩]
- C.L.R. James, Special Delivery, op. cit., lettre du 15 avril 1939, p. 46. [↩]
- Ibid., lettre du 1er septembre 1943, p. 72. [↩]
- Ibid., lettre non datée [juillet 1946], p. 276. [↩]
- Ibid., lettre du 1er septembre 1943, p. 73. [↩]
- L’interprétation jamesienne du Western, nourrie par sa compréhension du rôle joué par les idéaux de liberté individuelle dans la culture américaine, pourrait être confrontée au « mythe du cowboy » dans l’analyse qu’en fait Eric Hobsbawm, qui y voit l’affirmation et de l’idéologie de l’individualisme américain et d’une critique du développement des grandes entreprises capitalistes ; voir Eric Hobsbawm, « The American Cowboy: An International Myth? », in Fractured Times. Culture and Society in the Twentieth Century, New York et Londres, The New Press, 2013, p. 72-89. [↩]
- Patrick Ignatius Gomes, The Marxian Populism of C.L.R. James, St. Augustine, Dept of Sociology, University of the West Indies, 1978. [↩]
- C.L.R. James, American Civilization, op. cit., p. 119, 122, 123, 128. [↩]
- C.L.R. James, lettre à Daniel Bell (juin 1953), op. cit., p. 227. [↩]
- C.L.R. James, American Civilization, op. cit., p. 141-142. [↩]
- C.L.R. James, Special Delivery, op. cit., lettre du 25 mai 1944, p. 115. [↩]
- Ibid., lette du 7 juillet 1944, p. 132. [↩]
- Ibid., lettre non datée [février 1946], p. 237. [↩]
- C.L.R. James, « Popular Art and the Cultural tradition » [1954], in The C.L.R. James Reader, op. cit., p. 250. [↩]
- C.L.R. James, American Civilization, op. cit., p. 124-128, 154. [↩]
- Ibid., p. 144, 146, 148. [↩]
- C.L.R. James, Special Delivery, op. cit., lettre du 1er septembre 1943, p. 73. [↩]
- C.L.R. James, American Civilization, op. cit., p. 148. [↩]
- Ibid., p. 132. [↩]
- Ibid., p. 132-34. [↩]
- C.L.R. James, lettre à Daniel Bell (juin 1953), op. cit., p. 220. [↩]
- C.L.R. James, « Popular Art and the Cultural Tradition », op. cit., p. 248, 250-251. [↩]
- C.L.R. James, Toussaint Louverture. The Story of the Only Successful Revolt in History, Durham et Londres, Duke University Press, 2013. [↩]
- Voir Matthieu Renault, « Othello au pays des Soviets. Sur Paul Robeson », Revue Période, http://revueperiode.net/othello-au-pays-des-soviets-sur-paul-robeson/, consulté le 17 mai 2016. [↩]
- C.L.R. James, Special Delivery, op. cit., lettre du 14 juin 1944, p. 123-124. [↩]
- C.L.R. James (J. R. Johnson), « Native Son and Revolution », New International, vol. 6, n° 4, mai 1940, p. 92-93 ; C.L.R. James, « On Native Son by Richard Wright » [1940], in C.L.R. James on the « Negro Question, op. cit., p. 55-58. [↩]
- C.L.R. James, « On Gone with the Wind » [1940], in C.L.R. James on the « Negro Question » (dir. Scott Mc Lemee), Jackson, University Press of Mississippi, 1996, p. 53-55. [↩]
- Voir Matthieu Renault, Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale, Paris, Éditions Amsterdam, 2011, p. 43-46. [↩]
- C.L.R. James, « Popular Art and the Cultural Tradition », op. cit., p. 247. [↩]
- C.L.R. James, « “Othello” and “The Merchant of Venice” » [1963], in Spheres of Existence. Selected Writings, Londres, Allison & Busby, 1980, p. 141. [↩]
- C.L.R. James, Special Delivery, op. cit., lettre non datée [1944], p. 139. [↩]
- C.L.R. James, American Civilization, op. cit., p. 139. [↩]
- C.L.R. James, lettre à Daniel Bell (juin 1953), op. cit., p. 225. [↩]
- C.L.R. James, « Popular Art and the Cultural Tradition », op. cit., p. 247. [↩]
- Ibid., p. 247, 251. [↩]
- C.L.R. James, American Civilization, op. cit., p. 149-150, 157. [↩]
- C.L.R. James, « Popular Art and the Cultural Tradition », op. cit., p. 251. [↩]
- Ibid., p. 249-250. [↩]
- C.L.R. James, « The Artist in the Caribbean » [1959], in The Future in the Present. Selected Writings, Londres, Allison & Busby, 1977, p. 185. [↩]
- C.L.R. James, « Popular Art and the Cultural Tradition », op. cit., p. 252. [↩]
- C.L.R. James, American Civilization, op. cit., p. 154, 158. [↩]
- C.L.R. James, « Preface to Criticism » [1955], in The C.L.R. James Reader, op. cit., p. 258-260. [↩]
- C.L.R. James, « The Star that would not Shine » [1931] in At the Rendez-Vous of Victory. Selected Writings, Londres, Allison & Busby, 1984. , p. 9-12. [↩]
- C.L.R. James, « Autobiography 1932-1938 », Columbia University Libraries, Archival Collections, C.L.R. James Papers, « Subseries II.1 : Full-length works, 1948-1980s, Undated », p. 9. [↩]
- C.L.R. James, « Popular Art and the Cultural Tradition », op. cit., p. 249. [↩]
- C.L.R. James, lettre à Daniel Bell (juin 1953), op. cit., p. 220, 228. [↩]
- C.L.R. James, Special Delivery, op. cit., lettre du 10 juillet 1944, p. 161. [↩]
- C.L.R. James, « Shakespeare’s King Lear » [1966‐1967], in You Don’t Play with Revolution. The Montreal Lectures of C.L.R. James (dir. David Austin), Édimbourg, AK Press, 2009, p. 71. [↩]
- C.L.R. James, Special Delivery, op. cit., lettre non datée [octobre 1943], p. 79. [↩]
- Ibid., lettre non datée [1944], p. 140. [↩]
- Matthieu Renault, C.L.R. James. La Vie révolutionnaire d’un Platon noir, Paris, La Découverte, 2016, p. 112-119. [↩]
- C.L.R. James, lettre à Daniel Bell (juin 1953), op. cit., p. 220. [↩]
- C.L.R. James, « Popular Art and the Cultural Tradition », op. cit., p. 249 ; C.L.R. James, « Dialectical Materialism and the Fate of Humanity » [1947], in The C.L.R. James Reader, op. cit., p. 170. [↩]
- C.L.R. James, Special Delivery, op. cit., lettre du 1er septembre 1943, p. 73. [↩]
- Ibid., lettre non datée [octobre 1943], p. 79. [↩]
- C.L.R. James, « Shakespeare’s King Lear » [1966-1967], in You Don’t Play with Revolution, op. cit., p. 71 ;C.L.R. James, « Notes on Hamlet » [1953], in The C.L.R. James Reader, op. cit., p. 244, 246. [↩]
- C.L.R. James, « Popular Art and the Cultural Tradition », op. cit., p. 247. [↩]
- T.S. Eliot, Four Quartets [1943], cité in ibid., p. 248. [↩]
- C.L.R. James, « Existentialism and Marxism » [1966-1967], in You Don’t Play with Revolution, op. cit., p. 101. [↩]
- C.L.R. James, « Popular Art and the Cultural Tradition », op. cit., p. 248. [↩]
- C.L.R. James (J. R. Johnson), « Capitalist Society and the War », The New International, vol. 6, n° 6, juillet 1940, p. 114-128. [↩]
- C.L.R. James, Special Delivery, op. cit., lettre non datée [octobre 1945], p. 222. [↩]
- C.L.R. James, « Dialectical Materialism and the Fate of Humanity » [1947], op. cit., p. 164. [↩]
- C.L.R. James, « De Toussaint Louverture à Fidel Castro » [1963], in Les Jacobins noirs, op. cit., p. 360. [↩]
- Sandro Mezzadra, « Temps historique et sémantique politique dans la critique postcoloniale », Multitudes, n° 26, automne 2006, p. 79. [↩]
- Stuart Hall et Paddy Whanel, The Popular Arts, Londres, Hutchinson Educational, 1964. [↩]
- Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand, Lausanne, L’Âge d’homme, 2009 [1947]. [↩]
- Voir Enzo Traverso, Siegried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade, Paris, La Découverte, 2006 [1994], p. 150-160 ; Olivier Voirol, « Retour sur l’industrie culturelle », Réseaux, 2011/2, n° 166, p. 125-157. [↩]
- Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique [1935], in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 100, 102, 104, 107, 109. [↩]
- Ibid., p. 90, 96, 110, 113. [↩]
- Theodor W. Adorno, Le caractère fétiche dans la musique, Paris, Allia, 2001 ; Olivier Voirol, « Retour sur l’industrie culturelle », op. cit. [↩]
- Paul Buhle, C.L.R. James. The Artist as Revolutionary, Londres et New York, Verso, 1988, p. 106. [↩]
- Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison. Fragments philosophiques, Paris, Gallimard, 2000 [1944], p. 136, 140, 144, 146 157, 153. [↩]
- Ibid., p. 147. [↩]
- Theodor W. Adorno, « L’industrie culturelle » [1962], Communications, 3, 1964, p. 12, 14-15, 18. [↩]
- Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison, op. cit., p. 141. [↩]
- Harry Harootunian, « Déprovincialiser Marx », Période (à paraître, 2016). [↩]