Répétition et révolution : Marx chez les Jacobins noirs

La formule de Marx selon laquelle l’histoire se répète toujours deux fois : la première comme tragédie, la deuxième comme farce, est bien connue. Issue du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, elle interroge les décalages entre les intentions et la compréhension des acteurs historiques, tournées vers le passé, et la réalité des processus dans lesquels ils se trouvent embarqués. Si ce décalage revêt souvent un caractère tragique, les subalternes étant les victimes d’une épreuve de force rencontrée dans leur lutte face à laquelle ils se trouvent désarmés, cette distorsion temporelle n’est pas non plus sans avoir ses effets comiques en ce qu’elle révèle aussi l’impréparation des dominants. Dans ce texte lumineux, Matthieu Renault ajoute à ces analyses célèbres une distorsion géopolitique : l’impact inaperçu des décalages entre la métropole et les colonies dans ces pages du 18 Brumaire. Ce faisant, Renault propose un réexamen inédit d’enjeux propres à Marx, qu’on croyait largement balisés, autour de Napoléon III, Bolivar et l’un des monarques régnant sur la jeune nation haïtienne, Soulouque. Reprenant des thèmes rencontrés dans CLR James et ses Jacobins noirs, il démontre une centralité des luttes anticoloniales dans l’émergence de la modernité européenne.

Traduire le marxisme dans le monde non-occidental. Lénine contre les populistes

En lui reprochant son eurocentrisme et sa conception évolutionniste de l’histoire, les études post-coloniales ont lancé un défi au marxisme : celui de rendre compte de la multiplicité des formes historico-géographiques sous lesquelles se développe le capitalisme et s’expérimente son dépassement. Or, rappelle ici Matthieu Renault, ce défi n’est pas neuf. C’était déjà celui que relevait Lénine dans sa polémique contre les populistes au tournant du XX° siècle. Revenant sur les différents moments de cette polémique, Matthieu Renault montre que la stratégie de la révolution permanente à laquelle elle aboutit finalement chez Lénine s’accompagne d’une exigence de traduction permanente du marxisme. Renouer avec cette exigence, c’est se donner les moyens d’être à la hauteur de notre conjoncture théorique et politique.

La révolution décentrée. Deux études sur Lénine

Un cliché persistant voudrait que, acculé par les défaites de la révolution en Europe après 1917, Lénine se soit tourné vers l’Orient et l’air sacré « foyer de la révolution mondiale » par dépit. Pour tordre le coup à ce préjugé, Matthieu Renault signe ici deux études magistrales, qui soulignent la persistance et l’originalité de la pensée de Lénine sur les marges de la révolution : la première porte sur les mouvements des nationalités dans les empires d’Europe avant-guerre ; la seconde traite des nationalités opprimées à majorité musulmane dans l’ancien Empire russe. On y lit l’affinité singulière de Lénine avec ceux qui affirment avec intransigeance la nécessité d’une « révolution coloniale », misant sur les nations opprimées, paysans pauvres, brisant les rapports coloniaux, comme condition d’une synergie avec la révolution socialiste.

Que faire des postcolonial studies ? À propos de Vivek Chibber, Postcolonial Theory and the Specter of Capital

Dans Postcolonial Theory and the Specter of Capital, Vivek Chibber développe une discussion polémique autour des études subalternes et postcoloniales. Son argumentation consiste non pas tant à nier la nécessité d’une « provincialisation de l’Europe », qu’à contester la capacité de la critique postcoloniale à mener ce projet à bien. L’auteur tâche de montrer que les théories sociales « universalistes » ne sont pas nécessairement homogénéisatrices, mais offrent des instruments permettant de penser les différences historiques sans sombrer dans une nouvelle forme d’orientalisme. Fait assez rare pour être souligné, Chibber prend au sérieux les énoncés de ses adversaires postcoloniaux et les passe au crible de la recherche historique et de la pensée marxiste. Car c’est bien le fond de la dispute : l’héritage de Marx est-il valable pour penser les sociétés au-delà de l’Europe ?

Frantz Fanon et les géographies marxistes de la violence

Dans les Damnés de la terre, une polémique célèbre est lancée par Frantz Fanon contre Engels et sa théorie de la violence. Les commentateurs ont tiré de cet échange une opposition irréductible entre un subjectivisme fanonien et un objectivisme marxiste. Contre cette lecture schématique, Matthieu Renault propose ici de retracer les itinéraires non occidentaux des théories de la violence. Il éclaire ainsi les métamorphoses du marxisme au regard de la guerre révolutionnaire, tout en mettant en évidence la centralité de Freud dans l’économie fanonienne de la violence. « L’enjeu, bien au-delà de la présente tentative, est celui de la formation d’une pensée globale de la violence émancipatrice, seule à même de répondre aux défis posés par la globalisation effective des formes de violence institutionnelle. »

Le cinéma de C.L.R. James

CLR James est connu pour son essai séminal de marxisme anticolonial, Les Jacobins noirs. Il l’est beaucoup moins pour ses travaux sur l’art et la culture. Dans ce texte, Matthieu Renault croise trois préoccupations de James dans les années 1950 : la redécouverte de la dialectique hégélienne comme retour de la spontanéité révolutionnaire, l’enjeu de l’américanisation du bolchévisme, et l’étude du cinéma américain comme art populaire. Aux antipodes du modernisme de l’École de Francfort, James analyse l’industrie culturelle du cinéma comme porteur des besoins, des aspirations, des désirs des masses. Confrontant James à Walter Benjamin, Deleuze ou Kracauer, Renault met en évidence une esthétique jamesienne, qui refuse tout assignation du spectateur à une figure passive. Le cinéma devient ainsi l’artefact du réel et de ses potentialités, mais aussi l’extension de l’usine capitaliste – se faisant l’écho du progrès technique, de la socialisation des prolétaires, et de la quête de profits.

Othello au pays des soviets : sur Paul Robeson

Paul Robeson (1898-1976), chanteur et acteur africain-américain, première « star » noire de l’époque des industries culturelles, a tout au long de sa carrière tenté de lier pratique artistique et engagement politique ‒ à la croisée des luttes noires-anticoloniales et des combats ouvriers. Dans ce texte, Matthieu Renault se propose de revenir sur la trajectoire de cette figure majeure du théâtre, du cinéma et de la musique en interrogeant la portée esthético-politique d’une œuvre polymorphe qui a toujours considéré l’engagement en faveur des politiques d’émancipation comme l’une de ses visées centrales : celle d’une utopie concrète se manifestant au cœur même du matériau artistique.

Communisme et nationalisme : une lettre inédite de Mirsaid Sultan Galiev

L’alliance entre bolchévisme et nationalismes opprimés n’a pas été sans heurts, sans contradictions. C’est ce dont témoigne une lettre inédite en français, datée du 8 septembre 1924 et adressée à la Commission centrale de contrôle du Parti communiste russe, du militant tatar bolchevik etthéoricien du communisme national musulman, Mirsaid Sultan Galiev (1892-1940). Fidèle allié du pouvoir soviétique depuis la révolution d’Octobre, Sultan Galiev avait été arrêté en 1923, a priori sur ordre de Staline, puis exclu du Parti. Il demande dans cette lettre sa réintégration, laquelle ne lui sera jamais accordée. Condamné à mort fin 1939, il est fusillé fin janvier 1940.

C.L.R. James : vers un matérialisme postcolonial

La critique de l’eurocentrisme est à renouveler. Pour certains, appliquer les concepts du marxisme au-delà des frontières de l’Europe est une condition suffisante pour réviser les attaches européennes de la théorie sociale. Pour d’autres, provincialiser l’Europe nécessite de renoncer à toute conceptualisation unitaire du capitalisme et des conflits qui se déploient en son sein. Matthieu Renault propose de changer les termes de ce débat en insistant sur l’originalité et l’importance du travail théorique de CLR James. Le marxisme caribéen de James offre une clé essentielle de la critique de l’eurocentrisme, que Matthieu Renault choisit d’examiner au prisme des notions de civilisation et de traduction.

L’idée du communisme musulman : à propos de Mirsaid Sultan Galiev (1892-1940)

À travers la figure du bolchévik tatar, Mirsaid Sultan Galiev, Matthieu Renault s’intéresse ici à une expérience peu connue : celle du « communisme national musulman » tel qu’il s’est développé en Russie soviétique, puis en URSS, de 1917 à la fin des années 1920. Une première version de cette contribution a été présentée à l’occasion du colloque Penser l’émancipation (Nanterre, février 2014).