Le concept de révolution chez Georges Labica

Quelle place accorder aujourd’hui au concept de « révolution » dans la théorie et la pratique marxistes ? À cette question, nous dit Stathis Kouvélakis, Georges Labica (1930-2009) n’aurait pas manqué de répondre : « la place centrale ». Pour ce fervent lecteur de Lénine et Robespierre, et acteur de la révolution anticoloniale algérienne, la révolution combine trois aspects (que ses contemporains, de Negri à Badiou, auront désarticulés) : elle est événement fondateur, produit d’une longue maturation politique-stratégique et création d’un pouvoir de type nouveau. Mais si la pensée de ce théoricien de la révolution comme invention permanente est intempestive, c’est d’abord parce qu’elle touche aux interdits qui pèsent de nos jours sur la gauche, toutes tendances confondues, en mettant en exergue la violence inhérente à toute irruption démocratique et en soulignant (depuis son ouvrage de 1965 sur Ibn Kaldoun) le rôle du politico-religieux dans la transformation de l’ordre existant.

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La thèse que je voudrais présenter dans ce qui suit est simple à énoncer : le concept de révolution occupe non pas une place centrale mais la place centrale dans l’ensemble de l’œuvre de Georges Labica. Pour le dire autrement, les divers thèmes qui, selon les périodes, y ont occupé une place prépondérante (le rapport du politique et de la religion, l’idéologie, le statut de la philosophie, Lénine, la violence) ne prennent sens que dans le champ ouvert par le concept de révolution. Ils sont placés sous la condition du concept de révolution. Ainsi, la religion, thème qui parcourt l’œuvre d’un bout à l’autre, est interrogée en tant que force active, dans le nexus du politico-religieux, du point de vue de sa fonction dans les processus de subjectivation et de fondation révolutionnaire de la souveraineté politique. De même, l’idéologie est saisie sous l’angle de son efficace – et nullement (à la Althusser) dans son opposition à la science – dans la structure des modes de production et des conjonctures de luttes.

C’est donc fort logiquement, nous y reviendrons dans un instant, que l’analyse de l’idéologie culmine dans la question de l’idéologie communiste, dont (là encore en complète opposition avec le rationalisme althussérien) l’existence sera défendue. La réflexion sur la violence, qui a valeur testamentaire, est, de son côté, tout entière polarisée par la question de la violence révolutionnaire et de son rôle fondateur. Quant à la philosophie, la question de la sortie de celle-ci ne prend sens que dans l’assomption de son rapport à la politique, dans le devenir pratique qui est celui de la science révolutionnaire et de la lutte idéologique. Le nom de Lénine, enfin, permet de nouer ensemble tous ces fils : unité vivante de la théorie et de la pratique, il fournit le paradigme de l’intervention marxiste dans les conjonctures théoriques et politiques.

Il ne me semble donc nullement exagéré de dire que, parmi les marxistes européens de l’après-guerre, Labica est sans doute le seul à avoir pleinement pris la mesure de l’affirmation de Gramsci selon laquelle si Marx est le Christ, Lénine est le Saint-Paul du marxisme1, son véritable fondateur dans la mesure où il a fait une révolution et non pas simplement prêché l’Évangile. Pour le dire avec les mots de Labica lui-même :

Marx, sa vie durant a préparé la révolution, il en a déterminé les conditions, prévu les acteurs et les forces motrices mais il ne l’a pas faite. Quoi qu’il en ait eu, et malgré des engagements épisodiques ou marginaux, il est demeuré spectateur, en 1848, comme sous la Commune. Lénine, dès les dernières années du XXe siècle, prépare l’Octobre soviétique qui est sa création, l’aboutissement du travail de deux décennies. Il a fait la révolution qu’il avait dans la tête, il l’a dirigé selon ses principes, fondé un nouveau type de pouvoir, gouverné une société, édicté les règles de ses possibles et mesuré ses contradictions. Davantage : il a pris les moyens, en fondant l’Internationale communiste, de son universalisation. Il en a orchestré la défense, assuré l’exemplarité, mondialisé la pratique2.

Lénine concentre ainsi les trois aspects du concept de révolution que je voudrais à présent expliciter :

  • La révolution comme événement fondateur, cassure du temps historique, à portée universelle et, en un sens, éternelle, qui ne peut s’oublier selon les termes de Kant.
  • La révolution comme produit d’une longue préparation, d’une pratique politique donc, qui travaille dans les conjonctures et réalise l’unité de la théorie et de la pratique dans la pensée et la mise en œuvre d’une stratégie révolutionnaire.
  • La révolution enfin comme création d’un pouvoir de type nouveau, d’une souveraineté politique qui s’incarne dans des formes institutionnelles, tout en les excédant, ce en quoi elle est à proprement parler interminable. Toute volonté de l’arrêter, de la déclarer finie, ne peut que conduire à signer son arrêt de mort.

En tant que marxiste et léniniste, sans le tiret emblématique que l’orthodoxie stalinienne a apposé entre les deux termes3, Labica assumera et développera ces trois aspects dont l’unité constitue le concept de révolution, ou plus exactement le doublet démocratie-révolution, comme nous le suggèrerons par la suite. Comme, pour des raisons de temps, nous nous limiterons essentiellement au premier et au troisième de ses aspects, il nous faut dire quelques mots du deuxième, l’aspect politique et stratégique. Chez Labica, la chose est maintenant entendue, il ne saurait être séparé de la théorie marxiste et s’organise autour de la référence à Lénine. Lénine est le Saint-Paul du marxisme car il permet de penser à la fois la spécificité des situations, notamment des contextes nationaux, et l’universalité de la méthode, qui correspond à l’universalité effective de son objet, le mode de production capitaliste mondialisé. Que ce soit dans la périodisation de ce capitalisme, en tant qu’impérialisme, ou dans les questions de philosophie, l’intervention de Lénine a ceci de spécifique qu’elle permet de tracer une ligne de démarcation au sein du mouvement ouvrier entre voie révolutionnaire et voie réformiste ou encore entre voie révolutionnaire et révolutionnarisme dogmatique ou gauchiste. C’est parce qu’il parvient à se hisser à l’universel singulier, le concret des conjonctures saisies dans leur portée historico-mondiale, que Lénine incarne un « esprit de scission » éminemment stratégique qui sait éviter les pièges du doctrinarisme abstrait ou de l’adaptation pragmatique au réel.

Une dernière remarque avant d’aborder de façon plus systématique l’élaboration du concept de révolution. Il semble aujourd’hui nécessaire de souligner la forte singularité que la centralité de ce concept de révolution imprime au travail tout entier de Labica. On y chercherait en effet en vain quelque chose d’équivalent chez les représentants du marxisme dit « occidental » de l’après-guerre4, à l’exception sans doute du Sartre de la Critique de la raison dialectique, et, bien entendu, de Fanon. Pour me limiter à la France, je ne vois rien qui s’en approche ni chez Althusser, ni chez Lefebvre, pour ne citer que ces deux figures majeures du marxisme français de l’après-guerre, dont Labica fut proche à la fois personnellement et intellectuellement. Pour nous rapprocher du présent, même chez des penseurs qui gardent une référence à la révolution et au référent communiste, on remarque une forte désarticulation des trois dimensions du concept de révolution. Chez Alain Badiou par exemple, s’il est clair que la révolution constitue le véritable référent de ce qu’il nomme « événement », ce maintien s’opère au détriment de toute dimension stratégique et, davantage encore, de toute perspective de prise de pouvoir, la politique d’émancipation devant, selon lui, se maintenir désormais « à distance de l’État ». Chez Antonio Negri, l’exaltation du « pouvoir constituant » des masses réhabilite, à l’inverse de Badiou, l’immanence du communisme en tant que mouvement qui abolit le capitalisme de l’intérieur. Mais cette réhabilitation conduit à une mise à distance encore plus radicale du concept de révolution, puisqu’il ne subsiste plus grand chose de la stratégie politique, ni même de l’événementialité de la rupture révolutionnaire, a fortiori du pouvoir étatique de type nouveau qui en est issu. D’un côté, la métaphysique de l’immanence dissout la notion même de coupure, le communisme étant en quelque sorte « déjà là », tout entier présent dans les plis interne du capitalisme actuel – telle est la fonction de concepts comme le « general intellect » ou le « travail immatériel ». De l’autre, tout pouvoir constitué, censé étouffer dans l’œuf la créativité constituante des multitudes, se voit promu au rang d’adversaire principal, si ce n’est exclusif, des multitudes insurgées. Il ne paraît pas nécessaire de multiplier les exemples. Le constat qui s’impose est que là même où persiste la référence à la révolution, elle est ramenée à la rareté de quelques moments d’ek-stase de l’histoire, ou dissoute dans un mouvementisme ambigu, aux références vitalistes, peu distinct en fin de compte d’une vision apologétique, fascinée par la dynamique interne du système.

Inutile de dire donc que la discussion de la révolution à partir du travail de Labica ne peut que paraître extrêmement inactuelle dans l’ambiance très libertaire qui domine actuellement les rangs de la pensée radicale du monde dit « occidental ». Il est par contre beaucoup moins sûr que ce soit le cas en Amérique latine, où l’on ne craint pas d’affirmer qu’il faut « prendre le pouvoir pour changer le monde »5 et qu’une révolution qui ne sait pas se défendre de ses adversaires internes et externes n’est pas digne de son nom.

Quoi qu’il en soit, cette forte singularité mérite quelques explications, et il me semble qu’il convient ici d’appliquer ici à Labica le jeu de comparaisons qu’il a lui-même effectué au sujet de Marx et de Lénine : si les marxistes occidentaux, y compris les plus militants d’entre eux, ont tenté de prépaper la révolution et d’en penser certaines des conditions, Labica a eu cet extraordinaire privilège, qu’il ne doit, comme Fanon, qu’à son courage personnel, d’avoir participé à une révolution réelle : la révolution anticoloniale du peuple algérien. Il s’est non seulement impliqué dans la lutte de libération nationale elle-même, mais aussi dans l’expérience de la construction du nouvel État indépendant, de ses contradictions et des problèmes nouveaux qu’il posait, et cela dans le contexte plus large, proprement mondial, des luttes de décolonisation et des questionnements sur leur potentiel anticapitaliste. À titre d’hypothèse du moins, nous pensons que c’est de ce côté qu’il convient de chercher l’explication de la centralité du concept de révolution, indice de cette volonté obstinée de tenir ensemble tous ces aspects, y compris le plus difficile, celui de la forme du pouvoir d’État post-révolutionnaire.

Venons-en à présent à notre objet au sens strict. Comment Labica pense-t-il le concept de révolution ? Je prendrai dans ce qui suit comme fils conducteur son ouvrage déjà cité sur Robespierre6, car il me semble condenser précisément la singularité d’une réflexion sur la révolution menée à partir d’une expérience réelle, celle de la Révolution française en tant que fondatrice de toute révolution.

Le premier trait distinctif du concept de révolution selon Labica est sa radicale nouveauté, qui entraîne une véritable redéfinition des termes mêmes de révolution et de nouveauté : « Le neuf, c’est l’auto-création révolutionnaire »7, « l’insurrection des actes créateurs » (Ibid., p. 66). Sa pensée, portée par Robespierre, est donc la « première pensée réelle, non métaphorique, d’un objet réel » dépourvu de précédent, c’est une « pensée de l’inédit »8.

De cette irruption du neuf surgit ainsi une nouvelle immanence : la révolution ne s’autorise que d’elle-même, elle est à elle-même son propre modèle. Qu’est-ce à dire ?

Tout d’abord que la révolution est au sens strict fondatrice. Elle est l’acte qui abolit l’ordre précédent, elle est suspensive de toute loi, de toute norme préétablie. La révolution est illégale, elle est le « saut périlleux » pour parler comme Kant9 d’une légalité vers une autre, qui n’existe pas encore, et qui, du point de vue de la légalité qui n’est déjà plus, est inouïe, et même impensable.

De ce fait, la pensée de la révolution est invention permanente : elle ne saurait être le dérivé de principes préexistants, l’application d’une théorie ou d’une philosophie. Bien sûr elle ne part pas de rien, elle est elle-même le résultat de tout un travail pratique et intellectuel de préparation. Mais ce qui est décisif, c’est la transformation de ce matériau dans l’immanence du processus révolutionnaire. Dans le cas de Robespierre, c’est le « devenir vérité » d’une philosophie du droit naturel, qui « passe des abstractions à la pratique, où elle se régénère, en rédéfinissant ses concepts ». La révolution « produit ainsi ses propres concepts », sa « politique »10. Et Labica de citer ici Gramsci : « la philosophie doit devenir politique pour devenir vraie ». La vérité de cette politique ne sera donc pas autre chose que la pensée des conditions de la victoire de la révolution, de son acteur, le peuple, et de sa finalité interne, la conquête de la liberté et de l’égalité.

Voilà pourquoi la pensée stratégique de la révolution ne saurait à proprement parler lui préexister : s’il est exact que Robespierre n’est nullement pris au dépourvu par l’insurrection sans-culotte de 1793, qu’il avait largement prévue et préparée, c’est parce que « ses prévisions et propositions sont internes au processus révolutionnaire, elles sont les produits des principes qu’il lui doit et non pas, comme chez Marat, application de quelque plan pré-formé11 ». Robespierre a ainsi un véritable concept de la révolution car il en pense jusqu’au bout l’illégalité, et fonde sa légitimité sur un droit supérieur, le droit naturel ou le droit des gens, un droit qui s’instaure à partir de sa seule source, la souveraineté populaire. Le caractère imprescriptible des droits naturels, leur absoluité par rapport à toute légalité existante, conduit donc, fort logiquement, à l’affirmation du droit à l’insurrection, du droit suspensif du droit, à partir de son fondement véritable, la souveraineté populaire. C’est ici que se trouve théorisée la permanence de la révolution, inscrite dans son concept même : ceux qui veulent la déclarer finie ne veulent, selon la fameuse formule du dirigeant jacobin, qu’une « révolution sans révolution ».

Cette permanence est toutefois tout autre chose qu’un désordre continu, un carnaval euphorique ou sinistre selon les points de vue. Penser la révolution, en produire le concept, c’est penser l’instauration d’un ordre nouveau, d’un pouvoir nouveau et c’est là que gît sa dimension absolue ou terroriste. Pour Robespierre c’est la doctrine du gouvernement révolutionnaire qui remplit cette mission. Sa théorie est « aussi neuve que la révolution qui l’a amenée » (Robespierre) et sa fonction fondatrice : fonder la République, la démocratie, le nouveau type de pouvoir populaire. Son ressort, pour reprendre de nouveau les formulations de Robespierre, est à la fois la vertu et la terreur. La terreur qui « n’est autre chose que la justice, prompte, sévère, inflexible », non pas un « principe particulier » mais une « conséquence du principe général de la démocratie appliqué aux plus pressants besoins de la patrie », « le despotisme de la liberté contre la tyrannie ».

Nous voici au cœur du concept de révolution, et les termes du problème se retrouveront, parfois au mot près, dans les textes sur la dictature du prolétariat et son élaboration léninienne : « Le couple vertu/terreur », écrit Labica, « fonctionne par nécessité, comme le substitut d’une légalité inexistente et le principe d’un droit qui n’est pas porteur de sa propre génèse12 ». La vertu/terreur est le point zéro où la ligne de démarcation entre droit et fait, pouvoir légitime et illégitime est indécidable. C’est le moment où le pouvoir d’État lui-même est illégitime car il cède la place à la création d’un pouvoir nouveau, d’un État qui n’est plus tout à fait un État. Et Labica situe explicitement dans la continuité de Robespierre le célèbre texte de Lénine de mars 1906 où il définit la dictature du prolétariat comme « pouvoir sans aucune limitation, qu’aucune loi et qu’aucune règle ne viennent restreindre et qui s’appuie directement sur cette violence13 ». Reprenant très exactement l’analyse qu’il avait déjà élaborée dans un texte des années 197014, il souligne que ce pouvoir n’est pas autre chose que, dans les termes de Lénine, « la conquête par le peuple de la liberté politique », en dehors et à l’encontre de toute légalité existante. La dictature révolutionnaire n’est donc pas le contraire de la démocratie mais le propre mode de fonctionnement sous-jacent de la démocratie, elle est la violence inhérente à toute véritable irruption démocratique. C’est pourquoi elle est l’opposé de toutes les autres formes de dictature, car si le terrain du pouvoir d’État est saturé de dictature, la dictature révolutionnaire est un pouvoir qui s’appuie « sur la masse du peuple » et non sur les baïonnettes, qui se maintient « exclusivement à l’aide des larges masses », qui « invite volontiers tout le peuple à participer non seulement à la “gestion” de l’État mais aussi au pouvoir, et à participer à l’orientation même de l’État15 ».

La violence dont il est ici question est celle de la « justice prompte et sévère », celle qui s’abat, toujours dans les termes de Robespierre, comme la foudre car « les peuples ne jugent pas comme les cours judiciaires ; ils ne rendent point de sentence, ils lancent la foudre ; ils ne condamnent pas les rois, ils les replongent dans le néant ; et cette justice vaut bien celle des tribunaux ». Cette foudre c’est bien sûr celle de la violence divine, la violence qui frappe le vertueux et fidèle Job. Labica discute longuement ce texte de l’Ancien Testament dans son ultime ouvrage Théorie de la violence16. L’enjeu en est essentiel, car ce dont il est question c’est du statut d’une violence qui échappe entièrement à la rationalité instrumentale ordinaire. Dans sa radicalité, que les interlocuteurs humains de Job cherchent à tout prix à refouler, cette violence est vécue comme violence absurde, au-delà du bien et du mal, car elle est précisément fondatrice de sens, surgissement d’un monde dont seule la totale acceptation permet d’en dégager les possibilités de sens interne. Très proche sur ce point de la lecture de Walter Benjamin17, et plus récemment encore de penseurs comme Daniel Bensaïd ou Slavoj Zizek18, Labica lit dans cette violence « divine » une métaphore, encore enveloppée de transcendance religieuse, de la violence révolutionnaire. C’est pourquoi cette violence n’est pas rage destructrice et nihiliste mais bien violence nécessaire à tout véritable acte créateur. Pour reprendre les formulations de Lénine, les nouveaux organes de ce pouvoir révolutionnaire au-dessus des lois et qui s’appuie directement sur la violence sont « créés exclusivement par les couches révolutionnaires de la population, ils ont été créés en dehors de toute loi et de toute règle par voie entièrement révolutionnaire, comme produit d’une activité créatrice populaire originale, comme manifestation de l’initiative du peuple qui s’affranchit des vieilles entraves policières19 ».

On touche ici, à l’évidence, le point de résistance maximal de l’idéologie dominante, l’interdit de penser qui pèse actuellement sur la gauche, y compris celle qui n’a pas rénoncé à son rôle : « résister » à la violence dominante, y compris en « désobéissant » au nom de droits imprescriptibles, supérieurs à la légalité existante, dirons les plus radicaux, pourquoi pas ? Mais fonder un nouvel ordre, accepter la part de violence nécessaire au renversement de l’ancien et à l’instauration d’un autre, c’est cela le scandale absolu d’une époque, où, selon certains, plus rien ne saurait désormais être tenu pour scandaleux.

En avons-nous fini avec le concept de révolution ? Pas tout à fait. Car, s’il faut suivre Robespierre jusqu’au bout, il faut aller jusqu’au point le plus délicat, à savoir la question de la religion. La politique robespierriste de la philosophie écrit Labica « accomplit sa rationnalité en propositions éthico-politico-religieuses20 ». Et cette question a provoqué un scandale peut-être encore plus grand que celle de la Terreur. Robespierre, on le sait, politise les questions de la religion en rejetant violemment, et pour des raisons davantage socio-politiques que proprement philosophiques, l’athéisme, jugé aristocratique, élitiste et contre-révolutionnaire. Son projet est d’instaurer une religion laïcisée, le culte de l’Etre suprême, religion sans religion, chargée de promouvoir l’esprit civique et la cohésion du corps politique dans l’esprit et, surtout, dans les cœurs.

Labica retrouve ici le questionnement inaugural de son œuvre sur le rôle du politico-religieux dans l’avènement d’un nouveau pouvoir révolutionnaire. Dans son ouvrage sur Ibn Khaldoun21, il avait en effet montré que, pour l’auteur de la Muqaddima, l’action fondatrice d’une nouvelle souveraineté (mulk) se fait au croisement, d’un côté, de l’esprit de corps, de la solidarité organique de groupes antagonistes (açabiya), et, de l’autre, de l’interpellation religieuse (da’wa), qui désigne les « formes intériorisées de croyance »22, et que Labica assimile à la cohésion idéologique. Si, écrit Ibn Khaldoun, pour « fonder un empire », il faut « s’appuyer sur un parti animé d’un même esprit de corps et visant à un seul but, l’union des cœurs et des volontés ne peut s’opérer que par la puissance divine et pour le maintien de la religion23 ». Nous voici donc au cœur de la question de la transcendance au sein même de l’immanence. Pour le dire autrement, loin d’être une malheureuse déviation, le nexus politico-religieux est proprement constitutif de l’acte fondateur révolutionnaire, à la fois condition de son existence et source d’une dérive théocratique toujours possible du pouvoir nouveau qui en est issu. Labica l’avait déjà souligné, avec une prescience étonnante, dans son ouvrage de 1965, en référence explicite aux réalités du monde arabe contemporain et à celles de l’État algérien post-révolutionnaire : « la confusion du spirituel et du temporel, l’alliance du théologique et du militaire, la nostalgie théocratique enfin, demeurent le commun dénominateur de ce qu’on se plaît à appeler aujourd’hui les États du Monde Arabe24 ».

Cette ambivalence du politico-réligieux est, à ce niveau d’abstraction, proprement irréductible, elle est le propre d’une pensée comprise comme agissante, en prise avec les mouvements de masse et les formes nouvelles (et dans la mesure précisément où elles sont nouvelles) de pouvoir créées par leur victoire. Seule une analyse concrète des situations est en mesure d’en restituer l’intelligibilité historique et de cerner les enchaînements de déterminations qui conduisent à telle ou telle issue pratique. Autant dire, que, pour reprendre les formulations gramsciennes déjà citées sur le « christianisme-paulisme », il nous semble de ce fait parfaitement vain d’établir, à l’instar d’Alain Badiou, une séparation de principe entre le Saint-Paul/Ilitch fondateur d’un universalisme inédit, porté par une fidélité militante à l’événement fondateur, et le Saint Paul/Ilitch fondateur d’une institution de type nouveau (Église/Parti), qui deviendra religion/idéologie d’État25.

La constitution du sujet révolutionnaire, sociologiquement différencié et d’emblée traversé de contradictions internes et de dynamiques centrifuges, exige donc l’appel à une forme de transcendance (plus ou moins) laïcisée, qui n’est autre que l’« interpellation idéologique ». Si le terme est repris d’Althusser, il est ici compris non comme assujetissement et soumission mais, à l’inverse, comme condition même de la subjectivation. De là une conception de l’idéologie qui sera affinée dans l’ouvrage de Labica des années 1980, le Paradigme du Grand-Hornu. Au grand dam de tous les marxismes qui s’obstinent à assimiler l’idéologie à la « fausse conscience », à l’anti-science ou à la représentation « imaginaire » du rapport au réel, Labica y revendique la nécessité d’une « idéologie communiste » : « que le marxisme en ce sens devienne lui-même idéologie n’emporte aucune contradiction. Il assure au contraire, dans la lutte idéologique, aux dominés le privilège d’une connaissance fondée26 ». Cette idéologie communiste n’est le privilège exclusif d’aucune classe dans la mesure où en sont porteuses l’ensemble des forces que la structure capitaliste dresse contre elle. On retrouve ici, une fois de plus, la leçon de Gramsci, à savoir l’idée que, dans un monde déchiré par l’antagonisme de classe, la vérité et l’idéologie sont toujours imbriquées, parce que la « pensée » est toujours « pratique », qu’elle est un fait politique, toujours partisane car toujours-déjà engagée, « embarquée » comme l’a récemment démontré Isabelle Garo27, dans une lutte des forces à l’issue toujours ouverte, nécessairement contingente.

Pour revenir à, et pour conclure, notre propos sur la religion civique robespierriste, celle-ci, selon Labica, « s’intègre de façon tout à fait adéquate à sa pensée, à sa politique de la philosophie ». Ce n’est ni une mystique, ni même une utopie « sauf à considérer que le travail de la pâte historique, à plus forte raison l’inédit d’une révolution, frappe d’interdit tout volontarisme et tout désir d’inscription du rêve dans le cours des choses28 ».

Inscrire le rêve dans le cours des choses, tel est en fin de compte le point où le concept de révolution se dépasse lui-même, en tant que concept, pour devenir praxis : vérité militante et critique armée.

 

Communication au colloque « Georges Labica, un philosophe en colère », 15-16 février 2010, Alger Repris in Omar Lardjane (dir.), Georges Labica. Un philosophe en colère. Alger: Editions du Centre National de Recherches Préhistoriques, Anthropologiques et Historiques, 2012.

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  1. « Mettre en parallèle Marx et Ilitch pour établir une hiérarchie est stupide et oiseux : ils expriment deux phases : science-action qui sont homogènes et hétérogènes en même temps. C’est ainsi qu’historiquement serait absurde un parallèle entre le Christ et saint Paul : le Christ : Weltanschauung ; saint Paul, organisateur, action, expansion de la Weltanschauung ; ils sont tous les deux nécessaires dans la même mesure et ils sont donc de la même nature historique. Le christianisme pourrait s’appeler historiquement : christianisme-paulinisme et cette expression serait la plus exacte (c’est seulement la croyance dans la divinité du Christ qui en a exclu la possibilité, mais cette croyance n’est elle-même qu’un élément historique et non théorique) », in Antonio Gramsci, Textes, édition réalisée par André Tosel, Paris, Éditions sociales, 1983, p. 129. []
  2. Georges Labica, Robespierre. Une politique de la philosophie, Paris, PUF, 1990, p. 6. []
  3. Labica se réclame explicitement de ce « christianisme-paulisme » évoqué par Gramsci, alias marxisme et léninisme, compris comme « théorie de la pratique politique », et posé comme réponse au « marxisme-léninisme », corpus doctrinal étatique du stalinisme. Cf. Georges Labica, Le marxisme-léninisme, Paris, Bruno Huisman, 1984, p. 138. []
  4. L’expression est l’historien britannique Perry Anderson, qui l’oppose au marxisme « classique » de Lénine, Rosa Luxemburg ou Trotsky, incarnation vivante de l’unité de la théorie et de la pratique que vient rompre la montée du stalinisme et le clivage qu’elle induit entre vulgate théorique à diffusion de masse et poursuite semi-clandestine de la recherche théorique, réservée aux seuls intellectuels spécialisés (le « marxisme occidental » justement) ; cf. Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Paris, Maspero, 1977. Partageant pleinement la volonté de surmonter la division entre théorie et pratique instaurée par la domination stalinienne, Labica n’en a pas moins exprimé ses réserves vis-à-vis de cette expression d’Anderson, qui frappe de suspicion la seule forme avérée, pour tout une période historique, de « marxisme vivant », qu’il préfère qualifier de « marxisme underground ». Cf. Le marxisme-léninisme, op. cit., p. 124-126. []
  5. Cf. le beau livre consacré à la révolution bolivarienne initiée par Hugo Chavez de Greg Wilpert, Changing Venezuela By Taking Power: The Policies of the Chávez Presidency 1999-2006, Londres, Verso, 2007 []
  6. Robespierre. Une politique de la philosophie, op. cit. []
  7. Ibid., p. 8 []
  8. Ibid., p. 11 []
  9. Cf. les remarques d’André Tosel, Kant révolutionnaire. Droit et politique, Paris, PUF, 1988. []
  10. Robespierre. Une politique de la philosophie, op. cit., p. 22. []
  11. Ibid., p. 60 []
  12. Ibid., p. 83 []
  13. Lénine, « La victoire des cadets et les tâches du parti ouvrier », in Œuvres Complètes, Paris/ Moscou, 1977, t. 10, p. 253. []
  14. Georges Labica, « Marx 78 », in Dialectiques, n° 22, hiver 1978, p. 33-49. []
  15. Lénine, « La victoire des cadets… », op. cit., p. 253. []
  16. Georges Labica, Théorie de la violence, Paris et Naples, Vrin et Città del Sole, 2007, p. 17-32. []
  17. Cf. « Critique de la violence », in Walter Benjamin, Oeuvres, Paris, Gallimard/ folio, 2000, t. 1, p. 210-243. Labica discute ce texte p. 163-165 de Théorie de la violence, op. cit. []
  18. Cf. Daniel Bensaïd, Le pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997 et Slavoj Zizek, Violence, Londres, Profile Books, 2008. []
  19. Lénine, « La victoire des cadets… », op. cit., p. 253. []
  20. Robespierre…, op. cit., p. 87. []
  21. Georges Labica, Politique et religion chez Ibn Khaldoun. Essai sur l’idéologie musulmane, Alger, SNED, 1965. []
  22. Ibid., p. 199 []
  23. Ibid., p 96 []
  24. Ibid. p. 191. Il serait judicieux de mettre en parallèle le travail sur le politico-religieux de Labica avec celui qu’entreprend au même moment , mais à partir de Spinoza, son ami, camarade au PCF, et collègue à Alger pendant plusieurs années, Alexandre Matheron. Cf. les indications données dans l’entretien que Matheron a accordé à Laurent Bove et Pierre-François Moreau, « À propos de Spinoza », disponible sur le site de Multitudes : http://multitudes.samizdat.net/A-propos-de-Spinoza.html. []
  25. Cf. Alain Badiou, Saint Paul, La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997. []
  26. Georges Labica, Le Paradigme du Grand-Hornu. Essai sur l’idéologie, Paris, La Brèche, 1986, p. 104. []
  27. Isabelle Garo, L’idéologie, ou la pensée embarquée, Paris, La Fabrique, 2009. []
  28. Robespierre…, op. cit., p. 108. []
Stathis Kouvélakis