Philosophie et révolution : entretien avec Stathis Kouvélakis

Suffit-il de s’identifier au prolétariat et à la « question sociale » pour penser le renversement de l’ordre social ? C’était la question posée par l’ouvrage majeur de Stathis Kouvélakis, Philosophie et révolution de Kant à Marx, réédité en 2017 aux éditions La fabrique. Kouvélakis démontre, de façon magistrale, que la pensée de Marx est le fruit d’une lente maturation de la Révolution française et de ses effets dans la philosophie. Dans cet entretien inédit, Sebastian Budgen et Stathis Kouvélakis reviennent sur la conjoncture de publication du livre, la crise du marxisme français et, singulièrement l’intervention de Georges Labica dans les années 1990. On comprend ainsi que, repenser le sens et la démarche de Marx, c’est élaborer les conditions pour qu’une politique prolétarienne se réinvente, tant à distance du sociologisme poussif que des illusions libérales-démocrates.

Lénine, lecteur de Hegel

Comment expliquer que face au désastre de 14-18, Lénine se soit retiré pour étudier la Logique de Hegel ? Cette question n’a cessé de travailler le marxisme après-guerre. Pour Stathis Kouvélakis, percer l’énigme des Cahiers philosophiques de Lénine, manuscrit fragmentaire et hétérogène, consiste à penser ce texte comme une rectification de la pensée du mouvement ouvrier européen. Véritable préalable à sa réflexion stratégique qui allait amener à Octobre 1917, le travail de Lénine marque un rejet du positivisme, du mécanisme et du matérialisme vulgaire de la IIe Internationale. Ce retour à Hegel implique une insistance renouvelée sur la dimension pratique de la connaissance, sur la dialectique des bonds et des renversements, ou encore sur l’activité en tant que processus social. Face à l’effondrement de la social-démocratie, à la nécessité d’une relève, le détour par la théorie s’avère parfois primordial pour recommencer.

Le concept de révolution chez Georges Labica

Quelle place accorder aujourd’hui au concept de « révolution » dans la théorie et la pratique marxistes ? À cette question, nous dit Stathis Kouvélakis, Georges Labica (1930-2009) n’aurait pas manqué de répondre : « la place centrale ». Pour ce fervent lecteur de Lénine et Robespierre, et acteur de la révolution anticoloniale algérienne, la révolution combine trois aspects (que ses contemporains, de Negri à Badiou, auront désarticulés) : elle est événement fondateur, produit d’une longue maturation politique-stratégique et création d’un pouvoir de type nouveau. Mais si la pensée de ce théoricien de la révolution comme invention permanente est intempestive, c’est d’abord parce qu’elle touche aux interdits qui pèsent de nos jours sur la gauche, toutes tendances confondues, en mettant en exergue la violence inhérente à toute irruption démocratique et en soulignant (depuis son ouvrage de 1965 sur Ibn Kaldoun) le rôle du politico-religieux dans la transformation de l’ordre existant.