1. Point de départ : le marxisme a-t-il besoin d’une philosophie du langage ?
On peut formuler cette question d’une façon plus générale : y a-t-il encore besoin, à une époque où la science du langage, la linguistique, existe et s’est solidement établie, d’une philosophie du langage ? Le langage ne se trouve-t-il pas depuis Saussure dans la même situation que les phénomènes dont rend compte la chimie, laquelle n’a plus besoin d’une philosophie spécifique, mais seulement d’une épistémologie ou d’une méthodologie ? Il est vrai que la chose n’est pas si claire si l’on passe de la chimie à la physique (laquelle a encore besoin d’une cosmologie, sinon d’une gnose) ou à la biologie : on se souvient des analyses d’Althusser, qui a montré chez Jacques Monod l’existence d’une philosophie spontanée de scientifique, qui n’épargne aucun scientifique et aucune science.
Il y a une différence supplémentaire entre la chimie et la linguistique, qui fait que si les deux disciplines se targuent d’être des sciences, on ne peut pas entendre ce terme dans le même sens. On peut raisonnablement supposer que le contenu d’une licence de chimie est à peu près le même dans les universités de Valparaiso et de Vladivostok (autrement dit, il y a un mathème de la chimie : les théories de pointe sont dûment controversées, mais le socle de l’enseignement fait l’objet d’un consensus). Cette situation n’a pas cours en linguistique. Il y a certes des programmes de recherche d’extension mondiale, comme le programme de recherches chomskyen, mais le contenu de l’enseignement de base varie selon les universités et les théories localement dominantes. Jusqu’à quel point peut-on encore qualifier de science une discipline qui est incapable de s’accorder sur ses fondements et de définir un socle commun de connaissances comme voie d’accès à la pratique de la science ?
J’exagère, naturellement : on considère généralement que Saussure a ouvert le continent langage à la science et que depuis la coupure épistémologique qu’il a opéré, la linguistique se doit d’être saussurienne. Et l’on trouvera, dans la lignée de la théorie saussurienne, un mathème de la linguistique (par exemple chez Jean-Claude Milner, dans L’Amour de la langue)1. Mais outre qu’il existe toujours des formes de linguistique non saussurienne (en particulier dans les pays anglo-saxons), le mathème en question, chez Milner comme chez Chomsky (la chose est encore plus claire chez Chomsky) exclut du domaine de la science du langage la plus grande partie des phénomènes que pour notre sens commun ce terme subsume. Je sais que c’est le propre de la science que de construire un objet qui ne relève pas du sens commun, par exclusion et purification, mais la linguistique saussurienne pousse cette caractéristique à ses dernières extrémités, comme le démontre le fait que, par compensation et pour sauver les phénomènes dans leur complexité, on parle maintenant de sciences du langage au pluriel et qu’à la linguistique générale se sont ajoutées la sociolinguistique, la pragmatique, l’ethnolinguistique et la psycholinguistique. Construire la langue au sens de Saussure comme objet de la linguistique, c’est en effet condamner la linguistique à une incessante fuite en avant pour étendre le domaine des phénomènes langagiers dont elle est capable de rendre compte (on se souvient que chez Saussure, la syntaxe est du domaine de la parole, alors qu’elle est le cœur de la compétence chomskyenne). Et cette incertitude quant à l’objet de la science et à son statut a une autre conséquence : elle condamne le linguiste à des considérations générales sur le langage et la communication dans les cinq premières pages de son traité, où il envisage les phénomènes langagiers dans leur totalité, avant de passer aux choses sérieuses, à savoir la théorie régionale qu’il entend exposer. Ces considérations générales visent à compenser la fragmentation introduite par la théorie et constituent une philosophie du langage à peine dite, et qui n’ose s’avouer telle. Dans le pire des cas, cette philosophie du langage reste implicite et relève de la doxa. Dans le meilleur, comme chez Chomsky, elle devient inévitable et elle est explicite : le problème est qu’elle est hautement discutable. On conclura que l’étude du langage et des langues ne peut se passer d’une philosophie du langage, qui en constitue le substrat, et doit être dite, c’est-à-dire explicitement formulée, et qui compense l’exclusion d’une grande partie des phénomènes langagiers, à laquelle la construction de l’objet langue condamne la science.
Ma question immédiatement rebondit. Si l’on accorde qu’il est besoin d’une philosophie du langage parce que celle-ci est inévitable, est-il besoin pour autant d’une philosophie marxiste du langage ? La première chose qu’il faut dire sur ce point est qu’il n’y a pas de théorie marxiste du langage. Le marxiste laisse le linguiste travailler, comme il évite de déranger le physicien ou le biologiste. Nous savons que cela n’a pas toujours été le cas, et que l’excursion du petit père des peuples dans le champ de la linguistique a eu, entre autres, cet effet positif là, au moins pour les linguistes communistes occidentaux, qui n’ont pas eu à subir une affaire Lyssenko. Mais cette intervention (en réalité rédigée par un académicien) a été profondément ambiguë : elle a renvoyé aux oubliettes les théories « marxistes » de Marr, qui était en réalité ce qu’on appelle un « fou littéraire », mais elle a constitué une intervention politique, dans le sens d’une russification linguistique de l’Union Soviétique (les marristes avaient de drôles d’idées sur l’origine des langues, mais ils cherchaient à les prouver en décrivant systématiquement les langues rares de l’URSS). Et en reproduisant le sens commun, la doxa des linguistes, en matière de langage (ce que j’ai appelé dans mon livre une philosophie spontanée de grand dirigeant) elle a étouffé pour des décennies toute discussion réelle des phénomènes langagiers chez les marxistes. Un exemple : on a réédité récemment les articles de Jean-Toussaint Desanti dans La Nouvelle Critique des années d’après guerre. Il avait consacré deux longs articles à l’intervention de Staline en matière de linguistique : il n’y est jamais question des phénomènes du langage.
La seconde chose qu’il y a à dire sur la nécessité d’une philosophie marxiste du langage est que les philosophies du langage existantes, d’origine anglo-saxonne et de penchant logiciste et cognitiviste sont résolument idéalistes (le petit livre récent de Récanati en témoigne)2. Or, la question du langage, et donc de la nécessité d’une conception matérialiste du langage, se pose pour les marxistes, dans la mesure où le langage n’est pas seulement un objet de contemplation scientifique : c’est le vecteur et l’instrument de la lutte idéologique, situation qui n’a pas échappé à l’ennemi de classe, avec ses armées de spécialistes de l’information et de la formation, de la communication, de l’évaluation, du management, etc. et avec sa pratique résolue de l’impérialisme linguistique. Il y a donc une urgence politique autant que philosophique à ce que les marxistes que nous sommes s’intéressent aux questions du langage.
Pourtant, je n’ai pas encore vraiment répondu à ma question. Que nous devions nous intéresser au langage à cause des nécessités de la lutte idéologique est clair, mais devons nous nous y intéresser en tant que marxistes ? En proposant en effet une philosophie marxiste du langage, je risque de sombrer dans l’idéalisme, sous la forme bien connue de l’idéalisme linguistique : je risque de participer à ce tournant linguistique qu’a pris la philosophie contemporaine, je risque de remplacer le paradigme marxien du travail comme source de la philosophie première par le paradigme linguistique aujourd’hui dominant, voyez Habermas. Il me faut donc démontrer qu’en matière de langage, les marxistes ont quelque chose de spécifique à dire, qui justifie mon titre, et que ce quelque chose relève bien d’une philosophie.
Et pour ce faire, il me faut adopter, parmi les innombrables langages théoriques que le marxisme dans sa diversité m’offre, l’un d’entre eux. Voici, couchée dans un langage que vous reconnaîtrez, la thèse que j’entends illustrer : nous avons, en tant que marxistes, besoin d’une philosophie du langage à des fins critiques (en tant qu’instrument de lutte idéologique, contre l’hégémonie politico-culturelle de la classe dominante) et à des fins reconstructrices, car il n’y aura pas d’hégémonie des classes subalternes ni de construction d’un bloc historique nouveau sans une philosophie –appelons la philosophie de la praxis – qui prenne en compte le moment linguistique de cette construction, c’est-à-dire la construction, à partir du sens commun des classes subalternes, et par le travail philosophique du concept, d’un bons sens qui est politique et culturel en tant qu’il est d’abord linguistique.
J’ai affirmé dans mon livre qu’à ce jour il n’y avait pas de tradition de pensée marxiste du langage. C’était là une exagération, à des fins polémiques. Car il est au moins un marxiste de première importance, dont vous avez reconnu le langage, et qui non seulement a eu une formation de linguiste, mais s’est jusqu’à sa mort intéressé de près aux questions du langage, et jusqu’à la grammaire de sa langue maternelle : c’est bien sûr Gramsci (et je viens de faire allusion au Cahier 25, qui est consacré aux problèmes de la grammaire).
2. Que fait un marxiste lorsqu’il met en pratique une philosophie du langage ?
Je vais donc tenter de répondre à cette question en relisant deux paragraphes du Cahier 6 (rédigé entre 1930 et 1932, et composé de notes diverses). Ces paragraphes, intitulés « Il Rinascimento », envisagent la renaissance italienne comme « phase économico-corporative de l’histoire italienne » (où il apparaît que ce marxiste, bien connu pour son intérêt pour les superstructures, est bien marxiste, c’est-à-dire conscient de l’existence de la structure).
Gramsci se pose une question historique : quelle est la place de la Renaissance (et de l’humanisme) dans l’histoire de la nation italienne, qui comme on le sait a dû attendre le Risorgimento, c’est-à-dire le 19ème siècle, pour s’unifier en un seul Etat ? Et cette question se situe dans le cadre d’une réflexion, qu’il poursuit tout au long des Cahiers, sur le rôle historique des intellectuels (on sait qu’il donne à cette notion une grande extension), et en particulier sur leur contribution, ou non contribution, à l’unité italienne.
Le premier de ces deux textes a un sous-titre curieux : « Origine de la littérature et de la poésie vernaculaires » : il envisage donc la question historique par le biais d’une question littéraire. Comme souvent dans les Cahiers, le texte se fonde sur une note de lecture, du livre d’un certain Ugo Levi consacré à Ugoccione da Lodi et aux anciens poètes lombards, poètes qui, au 13ème siècle, ont commencé à écrire leur œuvre en langue vulgaire (le terme de « vulgaire » dans ce contexte fait bien entendu allusion au traité de Dante, De vulgari eloquentia).
Il semble donc que notre marxiste soit convaincu de l’importance politique et sociale des questions de langue et de littérature. Le fait qu’il soit italien n’est pas étranger à cette attitude. Il a en effet affaire à une conception mythique (on évitera de prendre ce terme en mauvaise part) qui nous dit qu’en Italie l’unité linguistique (autour du dialecte toscan), par le biais de la littérature, a précédé de plusieurs siècles l’unité politique – et que le texte fondateur de cette langue nationale en attente d’une nation, mais contribuant à créer une forme de communauté imaginée (comme dit Benedict Anderson), est l’œuvre de Dante. L’ironie est que le traité de Dante, justement, qui effectivement prône l’utilisation d’un « vulgaire illustre » (et qui est la première œuvre de sociolinguistique en ce qu’il donne une des premières descriptions de la diversité des dialectes italiens), refuse explicitement d’attribuer au toscan le rôle de langue nationale. Au début du 19ème siècle, la question est encore en débat, et l’on se souviendra que le chef d’œuvre de Manzoni, Les Fiancés, en quoi l’on voit généralement la naissance du roman italien, sous la forme d’un roman historique d’inspiration scottienne, fut d’abord écrit dans le dialecte milanais et réécrit vingt ans plus tard en toscan, pour des raisons directement politiques, pour oeuvrer à la constitution d’un italien standard.
Or, Gramsci a des doutes sur la validité de ce récit patriotique. Dans deux autres paragraphes du même cahier, il souligne que la langue en question, que l’on décide que c’est le toscan ou le vulgaire illustre de Dante (qui était censé être un pot pourri des « meilleures » caractéristiques des différents dialectes) n’a pas contribué à l’unité italienne en ce qu’elle était une langue de caste (la caste des lettrés, des intellectuels), et non une langue nationale-populaire (sauf en Toscane, si l’on considérait le dialecte local comme l’italien standard), et à ce titre incapable de supplanter les dialectes. Pour Gramsci, l’unité linguistique et culturelle n’a pas eu d’influence directe sur les événements historiques, c’est bien pourquoi l’unité politique a dû attendre le Risorgimento. Dans le Cahier 8, au paragraphe 185, intitulé « Phase économico-corporative de l’Etat », il affirme, contre ce qui est notre sens commun, le caractère réactionnaire de la Renaissance et de l’humanisme italiens, dans lesquels il voit la résistance de la culture dominante, qui est principalement celle, anti-économique, de l’Eglise, aux tentatives hégémoniques de la bourgeoisie naissante : ce sont pour lui des symptômes de la défaite (provisoire) de la classe bourgeoise naissante.
Le premier de mes deux textes (le paragraphe 116) note que le livre de Levi cherche à faire de ces poésies en langue vernaculaire lombarde l’embryon d’une nouvelle culture, une culture spécifiquement italienne, apparue dès le 13ème siècle, c’est-à-dire avant Dante. La réaction de Gramsci est brutale : cette « nouvelle culture » n’est pas une culture nationale mais une culture de classe, qui prend une forme municipale et locale sans être porteuse d’unité politique et culturelle. C’est pourquoi les poètes lombards écrivent bien dans un dialecte, non dans une langue, dialecte qui n’est jamais devenu hégémonique (et je vous rappelle que ce célèbre concept gramscien a deux origines, une origine marxiste, à travers Plékhanov et Lénine, et une origine philologique, à travers un des maîtres de Gramsci, qui analysait la naissance d’une langue nationale en termes d’hégémonie d’un dialecte sur les autres). En même temps, ajoute Gramsci, ce recours au dialecte réagit contre une universalité linguistique européo-catholique, dont la base est en Italie (c’est un thème récurrent chez lui que de noter le caractère cosmopolite des intellectuels italiens au Moyen Age et à la Renaissance) et met au premier plan les intérêts d’une bourgeoisie qui n’est pas encore nationale ni internationale, mais municipale. Ce dont témoignent ces poètes, c’est d’un début de désagrégation du monde culturel ancien, sans que le nouveau bloc virtuellement hégémonique réussisse encore à s’imposer.
Le second texte (paragraphe 118 du même cahier) quitte le texte qui a servi de prétexte à Gramsci et formule sa propre analyse de cette conjoncture historique : cette désagrégation embryonnaire explique pour lui le caractère contradictoire de la Renaissance italienne, son caractère « réactionnaire ». Car derrière ce phénomène historique, pris habituellement comme une unité, Gramsci perçoit deux moments, qu’il ne faut pas confondre. Il y a d’abord une rupture avec la culture médiévale, dont le symptôme principal est l’apparition des vernaculaires. Il y a ensuite la tentative d’élaboration d’un « vulgaire illustre » (Gramsci est, comme l’on sait un lecteur assidu de Dante), qui marque qu’une certaine centralisation s’opère parmi les groupes intellectuels, la caste des lettrés professionnels. Ces deux moments, nous dit Gramsci, ne se situent pas au même niveau. Les vernaculaires apparaissent pour des raisons religieuses (ils accompagnent des mouvements hérétiques, ou religieux populaires, comme le patarinisme, cette hérésie proche des Cathares apparue à Milan au 11ème siècle) et pour des raisons sociales (nécessité du vernaculaire pour les serments militaires, et pour les témoignages dans le cadre de procès de la part de paysans qui ne savent pas le latin). Ces vernaculaires apparaissent en ordre dispersé et le fait important est qu’ils donnent lieu à littérature, même si les textes en question ne sont pas des chefs d’œuvre.
Le second moment, celui du vulgaire illustre sera atteint (contre les prédictions de Dante lui-même) lorsqu’un de ces dialectes, le toscan, deviendra hégémonique. C’est un fait important, qu’il ne faut pas sous-estimer, mais dont il faut reconnaître les limites : cette hégémonie est littéraire, non politico-sociale.
De cette conjoncture linguistique et littéraire de la Renaissance italienne (à quoi il faut ajouter la puissance conservée du latin, dont témoigne l’humanisme), Gramsci donne une analyse de classe : la bourgeoisie naissante cherche à imposer ses dialectes contre le latin, mais ne réussit pas à en tirer une langue nationale – la langue « nationale » reste limitée à la couche des lettrés : c’est une langue de doctes, ou une langue de cour, « aulique » comme on dit en italien, c’est-à-dire limitée à une couche sociale d’intellectuels qui ne sont pas encore les intellectuels organiques de la bourgeoisie. La Renaissance n’est donc pas le moment d’une révolution, ni culturelle ni nationale, mais d’un compromis de classe.
Quelles leçons pouvons-nous tirer de ces considérations pour une philosophie marxiste du langage ? Je suggère deux propositions réciproques. Première proposition : toute analyse linguistique passe par une analyse de classe. Ce que Gramsci nous dit dans ces textes, c’est qu’il n’y a pas d’histoire indépendante de la langue ou de la littérature italiennes, c’est-à-dire pas d’analyse d’un état de la langue ou de la littérature qui ne donne lieu à une analyse de classe : qui parle ou écrit dans quels dialectes, à quelles couches sociales (les lettrés, la bourgeoisie municipale ou le peuple) appartiennent ces locuteurs ou scripteurs, et dans quelles luttes politiques et sociales ces pratiques linguistiques s’insèrent-elles ? Pour Gramsci la langue et sa littérature sont des vecteurs politiques, porteurs du processus hégémonique dans sa réalisation concrète. Dans notre jargon contemporain, cela veut dire que la philosophie marxiste du langage s’intéressera non à la linguistique interne mais à la linguistique externe (autrement dit, plutôt le Bourdieu de Ce que parler veut dire ou la sociologie du langage de Marcel Cohen) – pour le dire brutalement, le langage est chose trop importante pour être abandonné aux linguistes professionnels, tenants de la « science linguistique ». Et comme j’ai moi-même enseigné la linguistique anglaise pendant trente ans et que je ne suis pas en train, comme on dit, de cracher dans la soupe, cela veut dire, pour ce qui concerne ma discipline : ne pas se limiter à la énième analyse de la portée sémantique des auxiliaires de mode dans le système de la langue anglaise, ni se focaliser sur les infinies nuances de sens qui séparent les deux pronoms démonstratifs « this » et « that », mais s’intéresser plutôt à la persistance et au choc des dialectes, par exemple le Geordie de Newcastle ou le Wenglish des vallées minières du sud du Pays de Galles, en opposition à l’anglais standard diffusé par la BBC et à sa Received Pronunciation – qui a vu un film de Ken Loach sait que ces différences dialectales sont aussi des différences de classe ; et qui a lu un roman de James Kelman sait que ces différences dialectales et sociales font aussi littérature. Et cela veut dire également s’intéresser à la mondialisation de l’anglais et à l’impérialisme linguistique qui l’accompagne (ici, l’histoire du British Council en tant qu’appareil de l’impérialisme linguistique intéressera le marxiste), mais aussi à tous les mouvements centrifuges qui affectent la langue mondiale, c’est-à-dire ce qui, dans les termes de Deleuze et Guattari, minorise le dialecte majeur : cela va du développement de New Englishes en voie de séparation avec la langue mère, à l’apparition d’une forme de pidgin mondial que l’on nomme English as a lingua franca, en passant par la création de littératures post-coloniales, que j’aimerais appeler anti-impérialistes.
Cette proposition, après tout, n’est pas inattendue : c’est ce qu’on attend d’un marxiste, qui, quel que soit le phénomène considéré, produira une analyse de classe. Il se trouve simplement qu’en matière de langage, c’est ce que nous montre Gramsci, une telle analyse s’impose de façon particulièrement claire. Mais j’ai annoncé une seconde proposition, réciproque de la première, et qui constitue l’apport spécifique de Gramsci : toute analyse de classe passe par une analyse linguistique, ou encore, le lutte des classes est aussi une lutte des langues et dialectes.
Comme l’on sait, l’objet de l’analyse de Gramsci est le bloc historique que constituent la structure (économico-sociale) et les superstructures, dans une unité contradictoire qu’il exprime sous la figure de la concordia discors. Le bloc historique est le site du processus d’hégémonie (l’objet du processus est précisément sa constitution). L’apport spécifique de Gramsci est que cette concordia discors est exprimée et porté par le langage, et que donc aux concepts marxistes habituels de formation sociale, de conjoncture historique et de moment de la conjoncture on doit ajouter, comme je l’ai proposé dans mon livre, les concepts de formation linguistique (état contradictoire d’une langue dans une conjoncture historique, qui exprime et incarne l’état contradictoire des rapports sociaux), de conjoncture linguistique (description de l’état de développement des luttes linguistiques dans une conjoncture donnée – on se souvient de cette formule de Gramsci, sans cesse répétée, qui dit que les acteurs sociaux et politiques prennent conscience des contradictions de la structure dans les termes des superstructures : le langage, et les luttes dont il est le lieu et l’enjeu, est le vecteur de cette prise de conscience) et de moment de cette conjoncture (c’est-à-dire le moment où les contradictions, qui sont aussi des contradictions linguistiques, deviennent explosives et où surgit l’événement historique). Cette conjoncture et ce moment sont le site des luttes hégémoniques pour la constitution du bloc historique, dans un processus qui fait de la classe dominante une classe dirigeante, et dont Gramsci souligne que c’est un processus pédagogique, c’est à dire un processus qui passe par un moment linguistique crucial. Cela veut dire, dans les termes de ma pratique scientifique de linguiste, que le cœur de ma discipline n’est pas la syntaxe chomskyenne, ni même un processus d’énonciation entendu en termes psychologiques (les phénomènes psycho-grammaticaux des guillaumiens), cognitifs (comme dans la théorie de la métaphore chez Lakoff et Johnson) ou phénoménologiques (comme chez Culioli), mais une forme de pragmatique politique, qui analyse des phénomènes de subjectivation par le langage en termes d’interpellation et de contre-interpellation. Autrement dit, une philosophie du langage qui ne se fonde pas sur l’idée que le langage est un instrument de communication, obéit à un principe irénique de communication, comme chez Grice et les pragmaticiens anglo-saxons, et engage une philosophie première fondée sur l’échange dialogique, comme chez Habermas, mais envisage plutôt le langage en termes de rapports de forces et d’agôn généralisé.
3. La conception gramscienne du langage.
Les analyses de Gramsci ne se contentent pas d’être une pratique, des analyses concrètes de situations concrètes, comme on vient de le voir. Elles reposent sur une véritable philosophie du langage, qui est rendue (brièvement) explicite dans un texte célèbre, qui figure aujourd’hui dans le Cahier 11 (Introduction à la philosophie), et naguère débutait le recueil thématique intitulé Il materialismo storico e la filosofia di Benedetto Croce – c’est même par ce texte que commençait le recueil de morceaux choisis de Gramsci publiés naguère par les Editions Sociales. Comme ce texte, intitulé « Quelques points de référence préliminaires » est probablement le plus connu des textes de Gramsci, je me contente d’en extraire un certain nombre de thèses dont l’ensemble constitue, me semble-t-il, l’ébauche d’une philosophie marxiste du langage.
Thèse 1 : tout homme est philosophe en tant qu’il est locuteur. Cette démocratie de la philosophie fait honneur à Gramsci. Elle me rappelle la définition de la politique chez Aristote (l’homme est un animal politique en tant qu’il est un animal parlant). Dans le contexte actuel, elle trouve un écho dans l’égalitarisme radical de Jacques Rancière.
Thèse 2. Cette philosophie universelle est spontanée. Ce terme renvoie à l’opposition que fait Gramsci, dans le Cahier 25, entre grammaire spontanée (la façon dont chaque locuteur vit sa langue, ce qui l’amène à corriger autrui ou à se moquer du dialecte des autres, par exemple de leur accent) et grammaire normative (celle qui est inscrite dans les grammaires, enseignée et à ce titre valorisée comme trésor de la langue standard).
Thèse 3. Cette philosophie spontanée a trois sites, dans cet ordre (qui est une forme de hiérarchie) : (i) le langage, (ii) le sens commun, (iii) la religion populaire et le folklore.
Thèse 4. Il en découle que la langue ainsi considérée n’est pas un système synchronique, et que son histoire n’est pas celle d’un développement immanent (souvenez vous des lois de Grimm et de Verner : le maître de Gramsci, Bartoli, était un adversaire des néo-grammairiens), mais qu’elle est le vecteur d’une conception du monde.
Thèse 5. Cette conception du monde que porte la langue est incarnée dans le sens commun, lequel se sédimente dans les représentations et croyances populaires, religieuses ou folkloriques. Là se situe la hiérarchie plus haut indiquée.
Thèse 6. Cette conception du monde n’est pas complètement consciente, et à ce titre elle est imposée au locuteur. C’est la langue qui l’impose, parce qu’elle s’impose, au locuteur. Et comment s’impose-t-elle ? On se souviendra des définitions que Barthes donne de la doxa (la doxa, c’est ce qui « va de soi » et elle colle au locuteur comme un chewing gum – la métaphore est de Barthes) ; on se souviendra également du concept d’épilinguistique chez Culioli : la conscience inconsciente que le locuteur spontané a du fonctionnement de sa propre langue.
Thèse 7. D’où la nécessité de la critique. Critiquer, c’est prendre conscience de la conception du monde héritée pour s’en libérer, et élaborer une conception du monde qui n’est plus spontanée, mais systématique, et à ce titre plus libre. En termes culioliens, il y a un moment, celui du linguiste, où on passe de l’épilinguistique au métalinguistique. En termes gramsciens, cela veut dire : s’appuyer sur une philosophie, sur le travail du concept, pour transformer ce sens commun linguistique en bon sens.
Thèse 8. Cette conception explicite du monde, qui marque la libération du locuteur par rapport à sa propre langue, n’est pas pour autant individuelle (en termes linguistiques, on dira : il n’y a pas d’idiolecte – c’est en cela que Gramsci s’oppose à la linguistique idéaliste inspirée de Croce, qui fusionne linguistique et esthétique). Elle est le fait d’un collectif, ce que dans notre texte Gramsci appelle l’ « homme-masse ». C’est que Gramsci est marxiste, et qu’il ne partage pas l’individualisme méthodologique des libéraux : c’est bien pour cela que la langue est au centre de sa réflexion, car la langue est le domaine où l’individualisme méthodologique se casse la figure.
On retiendra donc qu’une langue n’est pas seulement un système au sens de Saussure, mais un formation historique, vecteur d’une conception du monde, c’est-à-dire d’une philosophie spontanée, qui sédimente une histoire (il n’est plus question de reléguer l’histoire, sous le nom de diachronie, aux marges d’un système synchronique). On retiendra également un concept non péjoratif de sens commun, qui incarne la philosophie spontanée du locuteur, en tant qu’il a une activité pratique matérielle par laquelle il agit sur le monde, et la nécessité de dépasser cette philosophie spontanée pour élaborer une philosophie explicite et consciente, rôle que Gramsci attribue aux intellectuels organiques que toute classe (y compris la subalterne) doit se donner si elle a des prétentions à exercer l’hégémonie. L’hégémonie, cela consiste à passer, par une opération que Gramsci nomme catharsis, du sens commun des masses à un bon sens, philosophie pratique consciente et conception du monde capable de nourrir une politique alternative.
4. Champs d’une philosophie marxiste du langage.
Il ne suffit pas d’éternellement relire les classiques du marxisme : il faut encore montrer qu’ils nous sont de quelque utilité dans la conjoncture actuelle. Pour développer la conception gramscienne du langage, je suggère, brièvement, trois champs d’intervention.
Le premier est le champ de la sémantique historique. Il est au cœur de l’intérêt que Gramsci porte au langage : il ne se lasse pas de dire que ce n’est pas parce qu’il parle de « désastre » qu’il croit à l’astrologie, ni parce qu’il lui arrive de s’exclamer « Per Bacco ! » qu’il a des sentiments religieux païens. On pourrait ajouter qu’utiliser les mots « température » et « tempérament » ne m’oblige pas à croire encore à la théorie des humeurs. Cette sémantique historique, qui s’attache à désintriquer l’histoire sédimentée dans les mots de notre langage courant est également au cœur de la conception que Raymond Williams se fait du langage, comme en témoigne son ouvrage, Keywords, qui est un lexique historique des mots de la culture en tant qu’ils sont chargés d’histoire. Et il s’agit ici, naturellement de beaucoup plus que d’une étude philologique des étymologies : cette dé-sédimentation est souvent une urgence politique, car elle participe de la lutte pour les mots de la politique. Nous savons tous que la lutte idéologique est une lutte pour les mots, pour leurs acceptions justes, pour les métaphores, pour les slogans efficaces. D’Eluard ou de Sartre à Berlusconi (dont le parti s’intitule actuellement Popolo della libertà, par un opération d’inversion sémantique caractéristique de la novlangue néo-libérale), le mot « liberté » n’a pas le même sens, et nous ne pouvons pas nous contenter de l’abandonner aux constructions sémantiques du libéralisme. Et une de nos tâches politiques principales est de critiquer le mot « démocratie » tel qu’il est utilisé dans le contexte politique dominant (où le terme désigne une forme à peine déguisée d’oligarchie) et de reconstruire ce que nous pouvons et devons entendre par ce terme (comme le fait par exemple Jacques Rancière dans son élaboration d’une conception radicalement égalitariste de la démocratie).
Ce travail de sémantique historique n’a donc pas seulement valeur critique : il présente une grande urgence politique, que Gramsci avait déjà saisie. Souvenez-vous de l’apparition, dans sa conception du langage d’un concept non péjoratif de sens commun. Dans des passages plus élaborés des Cahiers, Gramsci décrit le versant linguistique du bloc historique en trois strates : la philosophie consciente et ses concepts (élaborée par les intellectuels organiques du bloc ascendant : la philosophie de la praxis en est le meilleur exemple) ; le bon sens, philosophie pratique conçue de manière entièrement positive, par lequel les concepts se transforment en mythes et slogans, c’est-à-dire en guides pour l’action ; et le sens commun, dans lequel les mythes se sédimentent en archétypes et clichés et se fixent dans la langue (il arrive même à Gramsci de doubler la tripartition philosophie / bon sens / sens commun d’une autre tripartition, savoir/comprendre/ressentir : l’objectif de la philosophie de la praxis est de combiner dans le comprendre du bon sens le savoir de la science et du concept et le ressentir du sens commun). La sémantique historique est l’outil qui permet de penser le moment du mythe, c’est-à-dire le moment où le locuteur/ agent politique – tous deux sont des collectifs et non des individus – retrouve la force du mythe qui l’incite à agir sous la sédimentation du cliché, le moment où il prend conscience de la structure du bloc historique à travers le langage de la superstructure. La lutte idéologique est donc bien une lutte pour s’approprier ou se réapproprier les mots et les métaphores.
Le second champ d’intervention d’une philosophie marxiste du langage est le domaine de la subjectivation par interpellation. Pour des raisons assez claires, la partie de la science linguistique dont le philosophe marxiste du langage se sent le plus proche est ce que l’on appelle la pragmatique, et dont la théorie des actes de langage est une partie essentielle. Le problème pour lui est que cette pragmatique a son origine dans une variante de la philosophie anglo-saxonne, associée aux noms de Austin, Searle et Grice, qui combine l’intentionnalisme (le sens de l’énoncé est donné par l’intention de sens du locuteur) et l’individualisme méthodologique (le site de la compétence linguistique est le locuteur individuel – le nom même de « compétence », qui appartient à Chomsky, le montre – ce qui est un recul par rapport au collectivisme méthodologique de Saussure). On suivra sur ce point la critique des postulats de la linguistique contenue dans le quatrième plateau de Mille plateaux, de Deleuze et Guattari, avec leurs concepts d’agencement collectif d’énonciation et de slogan (terme explicitement emprunté à Lénine) comme énoncé de base : là se trouvent les bases d’une pragmatique marxiste. Cette pragmatique se fonde sur deux idées. La langue (et il faut entendre par là non le langage en général, mais une ou des langues naturelles) est, avant de donner lieu à l’abstraction d’un système (abstraction plus problématique que les linguistes ne veulent nous laisser croire), un ensemble de pratiques (dans mon ouvrage j’ai soutenu que ces pratiques étaient matérielles, sociales, historiques et politiques) : les phénomènes langagiers se matérialisent sous la forme d’actes de langage, qu’il ne suffit pas de classer dans une taxinomie, comme fait Searle, mais qu’il faut replacer dans leur contexte (social, historique, etc.). Et, deuxième idée, l’effet de ces actes de langage est d’interpeller des individus (tous les individus, c’est-à-dire tous les individus parlants) en sujets. Vous avez reconnu là une version langagière de la seconde théorie althussérienne de l’idéologie. Vous vous souvenez de la chaîne althussérienne de l’interpellation : un Appareil idéologique d’Etat, s’incarne dans des institutions (qui ont une existence matérielle et immatérielle), qui donnent lieu à des rituels, incarnés dans des pratiques. Au bout de cette chaîne sont interpellés des sujets. Il me semble qu’il manque un élément avant que le sujet soit constitué par interpellation : les actes de langage par lesquels la force illocutoire de l’idéologie qui interpelle est véhiculée (ce qui veut dire : l’interpellation implique de l’affect, mais elle n’est pas affaire de psychologie). L’origine de cette conception, on le sait, est pascalienne : mettez vous à genoux et priez, et vous finirez par croire. L’agenouillement aide certainement, mais les mots de la prière sont indispensables. Je propose donc d’ajouter un maillon de plus à la chaîne de l’interpellation et d’insérer l’acte de langage entre la pratique (laquelle n’est pas uniquement linguistique) et le sujet interpellé à sa place. Ainsi, on aura un appareil, l’AIE scolaire, avec ses institutions (par exemple une université), ses rituels (par exemple un séminaire) et ses pratiques (par exemple une intervention et une discussion), lesquelles consistent principalement en actes de langage. Et comme les notes d’Althusser sur l’interpellation sont restées à l’état d’ébauche (comment diable cette interpellation opère-t-elle ? et comment réussit-elle à toujours réussir ?), il me semble que la tâche principale d’une philosophie marxiste du langage est d’élaborer une théorie de l’interpellation. Dans un ouvrage non traduit en français, Interpretation as Pragmatics, j’avais naguère proposé le début d’une telle théorie sous la forme de dix maximes, dont je rappelle brièvement quelques unes. Maxime 1 : l’interpellation est linguistique (ce qui circule le long de la chaîne est un affect porté par le langage, une force illocutoire – souvenez vous de « Omar m’a tuer », avec la célèbre faute d’orthographe). Maxime 2 : l’interpellation est grammaticalisée (l’interpellation se fait par nomination, l’imposition ou la revendication d’un nom, mais pas seulement : chaque langue a ses marqueurs d’interpellation, par quoi j’entends beaucoup plus que le mode impératif, par exemple les systèmes de pronoms personnels, d’articles et de déictiques). Maxime 3: l’interpellation est un processus continu, aussi interminable que l’analyse freudienne. Il y a donc une sédimentation d’interpellations, qui constituent un sujet jamais achevé, et qui est la sédimentation des actes de langage interpellants. Ou encore : l’interpellation n’est pas un événement au sens de Badiou, c’est-à-dire un éclair dans un ciel serein, aussitôt disparu, même s’il laisse des traces et engage une procédure de vérité. Maxime 4 : l’interpellation subjectifie plus d’un sujet, ou encore, elle fonctionne dans les deux sens. Car le locuteur qui énonce l’acte de langage interpellant, en bout de chaîne, est autant interpellé par lui que son auditeur, objet explicite de l’interpellation. Autrement dit, dans la scène primitive de l’interpellation atlhussérienne, il n’y a pas que Louis, qui se retourne en entendant le coup de sifflet, qui est interpellé, mais également l’agent qui siffle. Vous reconnaissez ici les analyses, inspirées par la lecture d’Althusser, des paroles de haine (hate speech), dans Excitable Speech, de Judith Butler. Maxime 5 : l’interpellation n’est pas seulement continue, elle est composite, et la stabilité du sujet interpellé est le résultat d’une composition de forces (illocutoires). Les chaînes d’interpellation sont multiples, comme sont les AIE qui en sont les origines, encore plus multiples (si j’ose cette expression) sont les rituels qu’ils appellent et les pratiques dans lesquelles ces rituels s’incarnent. Il suffit que je lise mon passeport pour me souvenir que je suis interpellé en tant que membre d’une famille, d’une nation ou ethnie, d’une génération, d’une profession, etc. (le problème du monstre de Frankenstein est qu’il est incapable d’obtenir un passeport, et que donc il n’est pas un sujet, faute de bénéficier des interpellations nécessaires). Ce qui est une façon d’introduire la maxime 6, sur la fragilité de l’interpellation – je vous renvoie ici, outre au monstre de Frankenstein et à tous ses collègues, les personnages de la littérature fantastique, aux vies précaires analysées par Guillaume Le Blanc3. Maxime 7: il n’y a pas d’interpellation sans contre-interpellation. Je propose ce terme, qui est largement anticipé dans les travaux de Judith Butler, pour répondre à l’accusation de déterminisme réducteur souvent adressé à la théorie althussérienne de l’idéologie. Comme le montre le cas du hate speech, le sujet interpellé, puisqu’il n’est jamais le seul à l’être, n’est ni passif ni sans défense face à l’interpellation, précisément en ce que celle-ci le constitue en sujet, c’est-à-dire en fait un locuteur. Une nomination infamante se retourne contre son auteur ou s’adopte comme un drapeau. Et il ne s’agit pas seulement de contre-interpeller le locuteur de l’acte de langage interpellant : à travers lui, c’est la langue dans laquelle il est formulé et l’institution dans le cadre de laquelle il est formulé qui se trouvent interpellés. On appelle, dans certaines circonstances, poésie cette contre-interpellation de la langue.
Le troisième champ dans lequel la philosophie marxiste du langage peut et doit intervenir est bien connu, et je peux être bref : c’est en gros le champ d’une géopolitique de la langue, le champ de l’agôn des langues et des dialectes (qui a beaucoup intéressé Gramsci), du colonialisme et de l’impérialisme linguistiques. Puisque je suis angliciste, je vais prendre l’exemple du British Council, et je vous rappelle deux faits, qui ne sont pas de simples anecdotes : il y a quelques années, les officines du British Council ont liquidé leurs bibliothèques et leurs programmes littéraires et culturels pour se consacrer à l’enseignement de l’anglais comme langue étrangère. J’y vois non pas tant une rationalisation néo-libérale, à des fins d’économies, mais la conscience que la langue est directement une arme politique et qu’elle n’a même plus besoin de se parer des oripeaux de la culture dont elle est le vecteur pour interpeller les locuteurs étrangers en sujets de la grande anglophonie mondiale – l’urgence n’est pas de diffuser la culture britannique, mais de transformer un maximum de locuteurs en locuteurs de la langue de l’impérialisme. Et je suis conforté dans cette idée par le second fait, qui est historique. Dans les années trente, lorsque fut créé le British Council, c’est en Egypte et au Portugal qu’il déploya les efforts les plus intenses. Pourquoi ? Parce que ces deux pays étaient le lieu d’une activité de propagande politique et culturelle de la part des gouvernements italien et allemand. Une des tâches de la philosophie marxiste du langage dans ce cas précis, qui est une tâche directement politique, est de critiquer la fiction de l’anglais (que porte l’institution du British Council, mais qui est aussi au cœur de la pratique pédagogique des institutions scolaires dans tous les pays, le nôtre compris), c’est-à-dire d’opposer l’anglais standard, construit comme unique, stable, systématique, hors histoire, abstrait (c’est-à-dire n’existant guère que dans les grammaires et à la BBC) et à ce titre enseignable, à la multiplicité des anglais, lesquels sont multiples, chaotiques ou seulement partiellement systématiques (multipliant les exceptions aux règles des grammaires), changeants, concrets (parce que parlés par la grande masse des locuteurs réels) et pratiqués (la proportion des locuteurs anglophones qui parlent l’anglais standard que l’on enseigne est infime). Et par « multiple » on entendra la multiplicité des langues en séparation (ce que l’on appelle New Englishes), des dialectes régionaux, des dialectes sociaux, des dialectes de génération (par exemple cet Estuary English, qu’affectait la princesse Diane), des jargons et registres, sans parler des genres de discours et des styles (et avec le style nous sommes arrivés à la multiplicité ultime, celle des idiolectes).
5. Conclusion.
Il est temps de conclure. Je vous propose deux conclusions. La première est qu’un des objectifs d’une philosophie marxiste du langage est de compléter une théorie de l’interpellation par ce qu’on pourrait appeler une grammaire de l’interpellation. Car une philosophie du langage, quelle qu’elle soit, se doit aussi de traiter du concret des phénomènes, même si la philosophie marxiste du langage ne croit pas vraiment à un système de la langue au sens de Saussure (les règles de grammaire sont des maximes défaisables et non des lois de la nature). On pourra donc esquisser une liste des marqueurs grammaticaux auxquels le processus d’interpellation fait appel. En voici quelques uns (naturellement, la liste n’est pas exhaustive) : 1) La focalisation (dire « c’est l’immigré qui… », c’est transformer l’immigré en problème – je vous renvoie sur ce point aux textes de Rancière dans ses récents Moments politiques)4 ; 2) La détermination (de « un immigré » à « les immigrés » et à « l’immigré », on voit opérer le racisme et la xénophobie tels qu’ils s’appuient sur le fonctionnement des langues – ce qui ne veut pas dire bien entendu que la langue est raciste, mais qui aide à comprendre la célèbre et scandaleuse formule de Barthes) ; 3) Les transformations grammaticales, comme la passivation ou les nominalisations, qui créent des entités (on appelle parfois cela des métaphores ontologiques) et assignent ou dégagent des responsabilités (il y a ainsi une histoire politique du passif, c’est-à-dire de son exclusion par les traités du bien écrire ou par les maximes destinées à combattre la langue de bois, comme chez Orwell – je vous renvoie à l’œuvre de Kress et Hodge, disciples du linguiste marxiste australien M.A.K. Halliday)5. Je prends un seul exemple, qui concerne la focalisation. Vous vous souvenez de la fameuse formule, qui a politiquement beaucoup coûté à Michel Rocard : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Les défenseurs de Rocard prétendent que la condamnation est injuste, car la citation est tronquée, et de fait il a dit : « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, même si elle doit en prendre sa part ». Cette défense ignore l’opération linguistique de la focalisation, dont l’effet apparaîtra clairement si nous répétons la phrase en changeant la focalisation : « La France doit accueillir sa part de la misère du monde, même si elle ne peut pas l’accueillir toute ». La politique énoncée ici n’est pas la même que celle de Rocard.
Deuxième conclusion. On pourra tirer de ces analyses pragmatico-grammaticales une description de la novlangue néo-libérale et de la langue politique qui la double, et qui ne consistera pas simplement en analyses sémantiques de mots (même si, à la suite de Gramsci et Raymond Williams, nous n’ignorons pas leur importance). On pourra suggérer, la langue dans la joue, quelques maximes pragmatico-sarkoziennes : la maxime de la langue de coton, déjà bien décrite, et qui fait disparaître les mots qui fâchent (par exemple le mot « grève »), mais non la réalité qu’ils désignent ; la maxime de l’irresponsabilité référentielle, qui sépare les mots des choses et les fait flotter dans l’éther de la communication médiatique (ainsi, le jour même où l’affaire Jean Sarkozy a été rendue publique, Sarkozy a osé prononcer un discours sur l’éducation républicaine comme pépinière de méritants qui doivent leur carrière à autre chose que leur nom de famille) ; la maxime de l’antonymie systématique (la loi LRU, dite de responsabilisation des universités, organise l’irresponsabilité des universitaires – Orwell notait déjà que lorsqu’on terrorise une population civile en bombardant ses villages, on appelle l’opération « pacification ») ; la maxime du pathos narratif (je vous renvoie au texte de Christian Salmon6 sur l’utilisation des histoires et des techniques de la narratologie dans un contexte de management, économique ou politique) ; la maxime de la répétition impudique ou du mensonge flagrant, depuis Goebbels jusqu’à Berlusconi (et l’on relira Victor Klemperer) ; la maxime de la sidération du signifiant ( du « I like Ike » de la campagne électorale d’Eisenhower, que Jakobson cite comme un exemple de la fonction poétique du langage, à cette récente publicité pour les légumes en conserve : « Le meilleur est à l’intérieur » – jolie rime, mais de fait, il m’arrive rarement, quand je consomme des petits pois en boîte, de manger la boîte) ; la maxime enfin de la saute de registre, qui capte l’énergie linguistique du sens commun subalterne au profit de l’hégémonie politique (cela va de « On va les nettoyer au karcher » à « Casse toi, pauv’con »). Mais vous savez déjà tout cela, qui fait partie de notre vie politique quotidienne – cela veut dire simplement que la philosophie marxiste du langage a devant elle un riche champ d’études.
Et cela veut dire qu’il y a effectivement place pour une pensée marxiste du langage. Je l’appelle « philosophie », parce que c’est dans la cadre de la philosophie de la praxis, que le langage, comme un des quatre domaines des relations sociales (les trois autres sont les relations économiques, politiques et culturelles), a été pensé, et doit continuer à être pensée par les marxistes. Je vous renvoie sur ce point à la lecture de Gramsci que l’on trouve chez André Tosel7 et chez le marxiste italien Giuseppe Prestipino8.
- J.C. Milner, L’amour de la langue, Paris : Seuil, 1978. [↩]
- F. Recanati, Philosophie du langage (et de l’esprit), Paris : Gallimard, 2008. [↩]
- G. le Blanc, Vies ordinaires vies précaires, Paris : Seuil, 2007. [↩]
- J. Rancière, Moments politiques, Paris : La Fabrique, 2009. [↩]
- G. Kress & R. Hodge, Language as Ideology, Londres : Routledge, 1979. [↩]
- C. Salmon, Storytelling, Paris : La découverte, 2008. [↩]
- A. Tosel,Le marxisme du 20ème siècle, Paris : Syllepse, 2008. [↩]
- G. Prestipino, Gramsci vivo e il nostro tempo, Milan : Punto Rosso, 2008. [↩]