Le fil conducteur de mon propos sera le suivant : la question de l’utopie éclaire le marxisme, point seulement la pensée de Marx et d’Engels, car elle rend raison à la fois de sa genèse et de sa clôture, qui paraissent désigner aujourd’hui le marxisme comme la fin d’une utopie et, peut-être, de façon paradigmatique, la fin de toute utopie. A cette fin je consacrerai quelques thèses, de caractère passablement abrupt, en ce sens qu’elles ne pourront être développées dans toutes leurs conséquences.
La récusation de l’utopie
Voici la première, qui conserve, en large part, la force d’une idée reçue : le marxisme serait antithétique de toute utopie. Le marxisme récuse l’utopie, parce qu’il lui signifie son congé. Or un tel énoncé nous installe d’emblée dans un paradoxe : la fin proclamée de l’utopie marxiste serait la fin d’une doctrine ayant expulsé l’utopie de sa définition. Au nom, notons-le, de la science ou, à tout le moins, de la scientificité dont le marxisme s’est réclamé. Qu’il suffise de rappeler la formule de Marx selon laquelle le communisme est « l’adversaire le plus résolu de l’utopisme »1; ou le jugement d’Engels : « Pour faire du socialisme une science, il fallait qu’il soit placé sur un terrain réel, qu’il reçoive une base solide, inattaquable. Et ce fut l’œuvre de Marx »2. Lénine, bien après, est encore plus catégorique, quand il écrit : « La théorie de Marx a été la première à faire du socialisme, d’utopie qu’il était, une science, à en poser les fondements inébranlables, à tracer le chemin à suivre en le développant dans tous ses détails »3.
L’explication de cette idée est à rechercher dans la critique marxienne du thème de l’insularité et des « robinsonnades ». Ces dernières notamment sont encore prises au sérieux par des esprits aussi distingués que ceux de Smith ou de Ricardo, alors qu’elles ne sont rien d’autre qu’une anticipation (Vorwegnahme) de la société bourgeoise et de son idéologie individualiste-libérale4. Engels, assurant dans l’Anti-Duhring qu’à « l’immaturité de la production capitaliste répond l’immaturité des théories »5, reprend et développe, trente ans après, les analyses déjà présentes dans le Manifeste6 : les utopies socialisantes correspondent à la période où se met en place la contradiction, essentielle au mode de production capitaliste, entre bourgeoisie et prolétariat ; aussi longtemps que cette contradiction n’est pas devenue dominante, l’utopie a pour fonction d’en anticiper l’absence ou l’issue plutôt que les effets, et l’imaginaire se substitue à la lutte des classes7. Par où les utopistes ne pouvaient qu’être utopistes8, entendons « révolutionnaires », tandis que leurs successeurs ou sectateurs, une fois exprimée la contradiction, seront nécessairement « réactionnaires »9.
Par voie de conséquence, se donne à lire une seconde thèse, savoir que le marxisme expose la vérité des utopies. Il expose, en tant que sa topique, le non-lieu de l’utopie ; il est le lieu manqué de ce non-lieu ; la temporalité de ce faux temps (uchronos), le dit de ce non-dit. Il montre l’objet réel de l’utopie, l’histoire en tant que base matérielle.
Dans la même direction, Ruyer a parlé du caractère foncièrement anhistorique et « antidialectique » de l’utopie, et Louis Marin du « neutre ». Encore s’agit-il moins, chez les socialistes utopistes, de la « fin du temps » que d’une nostalgie du temps comme vouloir du temps, mais ce vouloir ne se peut constituer en pouvoir, ni même en savoir qui ne soit adéquat ; il se tient à leur place, à contre-temps.
L’« oubli » de l’histoire n’est pas seulement omission d’un procès contradictoire, mais de cette contradiction qu’est la lutte des classes, concept sans lequel est fallacieux tout déchiffrement des utopies. Avec l’avènement du marxisme l’utopie passe à table, dit de quoi elle parle. Engels l’assure, elle est grevée et, avec elle, le développement bourgeois, « dès son début » — Thomas Munzer, les Niveleurs, l’Utopie de Thomas More10 — de la contradiction entre égalité politique et égalité sociale, elle-même expressive de la contradiction entre classes, bourgeoisie et prolétariat, qui n’est nullement « surmontée », mais proprement occultée, et par conséquent source de nombreuses et graves confusions dans le prononcé d’un unique mot d’ordre : « Egalité ». Du socialisme « utopique » au socialisme « scientifique », si l’on va d’une « conception » à l’autre, c’est à l’existence de deux scansions qu’on le doit, donc de conditions objectives telles qu’elles rendent aussi possible la sortie des catégories de leur ciel intelligible.
Faux frère dont le communisme doit se débarrasser11, Proudhon incarne cette ambiguïté doctrinale où les catégories demeurent prises une fois même que le mouvement réel a mis au jour les contradictions dont elles étaient la présence gommée. Frère sans doute, mais faux, « celui qui veut bien de la marchandise, mais ne veut pas de l’argent »12, de l’égalité mais non de l’abolition des classes.
Classes, philosophie, révolution
Ce qui nous fait prendre le risque de deux nouveaux énoncés. D’abord celui-ci : le rapport du marxisme à l’utopie, c’est le rapport d’une position de classe, celle du prolétariat, à une autre, celle de la petite-bourgeoisie. Le socialisme utopique est une idéologie de la petite-production. Ses cités idéales sont d’abord des expressions systématisées des contradictions inhérentes à la société marchande, aussi longtemps que cette dernière n’est pas parvenue à sa forme la plus développée, avec le mode de production capitaliste, et que n’est donc pas dominante la contradiction polaire entre travail salarié et capital. Cela veut dire qu’il y a bien deux modalités d’existence de l’utopie. L’une proprement pré- ou ante-scientifique indépassable, au sens hégélien d’une critique qui se trouve empêchée de parvenir à sa propre critique.
Lucide ou naïve, la prise de conscience des utopistes n’en est pas moins constamment tonique, parfois anticipatrice quand elle avance des critères décisifs, tel chez Fourier le degré d’émancipation de la femme comme mesure de l’émancipation générale13, ou des finalités révolutionnaires, ainsi « l’abolition de l’Etat » chez Saint- Simon14. Mais ce rôle progressif se change en nostalgie ou en régression dès que les contre-sociétés ont perdu leur adéquation (de fait jamais complète) au mouvement historique. Qu’il s’agisse de la persistance, même dans des formes différentes, d’anciens rapports de production ou de l’extension et parfois de la formation de nouvelles couches sociales (l’ensemble étant généralement rangé sous le vocable de « petite-bourgeoisie »), quels que soient le terreau d’origine et les intentions du locuteur, la fonction utopique, devenue « utopiste », en cette seconde étape est non-scientifique et même anti-scientifique le plus souvent, quand on l’apprécie à travers ses effets dans les luttes sociales : « A mesure que la lutte des classes s’accentue et prend forme, cette façon de s’élever au-dessus d’elle par l’imagination, cette opposition imaginaire qu’on lui fait, perdent toute valeur pratique, toute justification théorique »15. Ainsi en va-t- il des « capacités », à la veille de la révolution de 1848, tout particulièrement d’un Lamartine16 ; ainsi en va-t-il d’un Ioujakov qui baptise hypocritement « utopie » un projet de réforme de l’enseignement secondaire où, faute de distinction entre castes et classes, l’association entre instruction et travail productif aboutit au travail des seuls élèves pauvres et se révèle donc tout à fait compatible avec l’autocratie17.
Notre second énoncé est d’ambition beaucoup plus vaste. Il s’énonce : le marxisme, ainsi entendu, prononce la fin de l’utopie.
Il en est l’Ausgang, la sortie, comme il était, comme il est, celui de la philosophie et de l’économie. « Critique » à ce point radicale que son avènement ne laisse en l’état aucune question et ne tient rien pour déjà acquis. L’utopie, à sa façon, évacuait l’histoire ; la philosophie et l’économie ne procédaient pas différemment, comme on peut le constater de la Sainte Famille au Capital. La considération de l’histoire matérielle leur signifie leur congé. Engels rapporte le propos de Duhring qualifiant les grands utopistes d’« alchimistes sociaux » et il en conclut que Duhring est alors le « dernier utopiste » au temps de la « chimie moderne »18.
Que la prise en considération de l’histoire « réelle », par opposition à la Traumgeschichte (l’histoire rêvée), raillée par Marx dès 184319, coïncide avec une sortie de la philosophie, ne fait guère de doute. Thomas More lui-même, traitant de la formation de Raphaël Hythloday, précise : « L’étude de la philosophie, à laquelle il s’est exclusivement voué »20. Et P.-F. Moreau relève justement qu’Utopie est une Cité philosophique, un Staatsroman 21. L’insularité, qui délibérément écarte le temps et coupe de tout monde environnant, en livre le plus fort symbole. Partant, la rupture du marxisme avec l’utopie découvre la problématique oubliée, absente et, par nature, étrangère à tout discours utopique, celle du passage ou de la transition : « A l’utopiste on ne peut demander : comment y parviendrez vous ? Il y est déjà parvenu »22.
Or la question de la transition est celle-là même de la révolution, tout aussi inconnue des utopistes, qui ne sont même pas préoccupés de réformes, qui restent en-deçà de l’interprétation, chère aux philosophes. La volonté de changer le monde, de transformer la cité, de façon radicale, ouvre à son tour à la politique concrète qui mesure les rapports de force, désigne les acteurs, détermine les protocoles d’action, d’un mot, prend des risques. En la matière, Marx se tient une fois de plus du côté de Spinoza : « Entre toutes les sciences, qui ont une application, c’est la Politique où la théorie passe pour différer le plus de la pratique, et il n’est pas d’hommes qu’on juge moins aptes à gouverner l’Etat, que les théoriciens, c’est-à-dire les philosophes23 ». Le projet d’une science de la pratique ou d’une algèbre de la révolution suffit à invalider toute utopie.
Le règne de la science
S’il en est bien ainsi, si le marxisme s’établit sur le terrain d’une telle science, c’est à un véritable passage à la limite que nous aurons affaire. D’un côté, la science, de l’autre, l’utopie, sans compromission ni dialectique. On fera d’autant moins l’économie de cette nouvelle thèse qu’il est avéré qu’elle a prévalu historiquement. Sans revenir sur les étapes de cette histoire, dont j’ai traité ailleurs longuement24, j’attirerai l’attention sur les caractères les plus significatifs.
Le premier se situe au niveau du vocabulaire. Expressif de la difficulté, déjà présente du vivant de Marx, de trouver la dénomination la mieux appropriée à son œuvre, l’épithète de « scientifique » a été accolée aux différents domaines du savoir que les fondateurs avaient été censés aborder : philosophie, histoire, économie, socialisme, politique et même idéologie (Lénine). L’expression de « socialisme scientifique » est, de fait, la seule légitime, puisqu’elle a reçu la caution d’Engels, qui lui a consacré une brochure, à partir de trois chapitres de l’Anti-Duhring. Or il n’est nullement innocent de relever que le titre de cette brochure, Die Entwicklung des Sozialismus von der utopie zur Wissenschaft (le développement du socialisme de l’utopie à la science), a été traduit par Paul Lafargue, le propre gendre de Marx, par Socialisme scientifique et socialisme utopique25, sans qu’Engels n’y trouve rien à redire26.
Une proposition alternative se substituait une fois encore à une dialectique historique.
Et elle allait prévaloir durablement, portée qu’elle était à la fois par la prétention, antérieure au marxisme, de conférer le caractère de science à la connaissance de la société27, et par les connotations beaucoup plus larges de l’allemand Wissenschaft. Ce second trait, la césure utopie/science, sera accusé par Kautsky et Lénine, qui parlera, quant à lui, de « communisme scientifique » pour définir « l’expression théorique du mouvement prolétarien »28, dans la droite ligne du Manifeste et de la distinction entre le socialisme comme « mouvement bourgeois » et le communisme comme « mouvement ouvrier »29. Il parviendra à une véritable caricature avec l’institution stalinienne du « marxisme-léninisme », gommant définitivement l’utopie au profit de la science et n’attribuant à cette dernière qu’un unique locuteur, pour toutes les matières, de l’économie à la littérature et l’art, à savoir le Parti, réduit, à son tour, à son chef.
Par où, la célèbre formule aristotélicienne se commuait en : « II n’est de science que du Secrétaire général ». Les eaux glacées du calcul collectiviste remplaçaient celles du « calcul égoïste » de la période bourgeoise30. L’utopie, dès lors, n’était plus que scorie. Pire, elle se trouvait ravalée au registre de la fantaisie, quand ce n’était pas du mensonge délibéré. Hors des énoncés vrais, ou « scientifiques », dont le parti-Etat était le dépositaire, le garant et le défenseur, ne régnait que l’erreur, autrement dit la trahison, accompagnée des tragiques conséquences que l’on connait.
Les mises en garde contre un tel passage à la limite – le marxisme conçu comme une science « dure » – avaient-elles été assez fortes ? Sans doute pas. Marx se contenta de justifier la coupure utopie/science, en précisant que le « socialisme scientifique » n’avait été usité qu’en « opposition au socialisme utopique qui veut inspirer au peuple de nouvelles chimères »31 et se préoccupant avant tout de convertir l’économie politique en « science positive »32, afin de « rendre accessibles à un public populaire » des « essais scientifiques »33. L’invite à reprendre la question n’en est pas moins pressante, autour d’une nouvelle thèse, apparemment antithétique de la précédente, selon laquelle le marxisme ne récuserait pas l’utopie. Or nous avons bien, là, affaire à une autre tradition, dont la considération s’impose.
La résistance de l’utopie
On en trouve l’illustration, au sens propre, dans l’arbre généalogique, Stammbaum des moderne Sozialismus, établi par les soins de Kautsky au moment de la Seconde Internationale34. Les trois troncs du « Communisme ouvrier et des luttes de classe », de la « Critique humanitaire de l’économie politique » et du « Socialisme utopique », eux-mêmes chargés de nombreuses branches, convergent et s’unissent avec Marx et Engels, pour donner la frondaison de l’AIT, de la Commune de Paris et des congrès de l’Internationale, couronnée à son sommet par le Maitag des Proletariats. Le tronc de l’Utopie énumère, de bas en haut, Platon, More, F. Doni, G. Bonifacio, Campanella, Vairasse d’Allais, Meslier, Fénelon, Rousseau, Morelly, Mably, F. Boissel, Fourier et Saint-Simon. Un indubitable privilège est ainsi accordé à la continuité. Laquelle est également présente chez Marx et Engels, aussi bien du point de vue historique que du point de vue théorique.
Du côté de la mémoire, il suffira de rappeler leurs nombreuses reconnaissances de dettes. Le « jeune Marx », cet Aufklarer, imbu de Progrès et de Rationalité, jusque dans l’écriture du Manifeste, sait et dit ce qu’il doit aux Feuerbach, Bauer, Weitling et surtout Moses Hess. Engels, si souvent accusé de la perversion scientiste, n’est nullement en reste. En témoignent sa Description des colonies communistes récemment constituées et encore existantes et son intérêt pour les mouvements millénaristes, où Henri Desroche a vu « une quatrième source » du marxisme35 ; ses Lettres de Londres ou sa Réforme sociale sur le continent, quand rien n’était plus urgent, à ses yeux, que de constituer une bibliothèque du militant destinée aux émigrés allemands de Paris, à partir des « meilleurs ouvrages de Fourier, Owen, des saint-simoniens, etc. »36 ; sa Circulaire contre Kriege et la longue bataille pour une rédaction correcte du Manifeste et, plus tard, sa Guerre des paysans, avec son attachement à l’exemplaire figure de Thomas Munzer.
Du côté des idées, la moisson n’est pas moins riche et les apports constamment revendiqués, dans la maturité d’ouvrages comme l’Anti-Duhring et le Capital. S’agissant de la genèse de la théorie, un haut éloge est rendu aux « trois grands utopistes » que sont Fourier, Owen et Saint-Simon, dont « les idées de génie » percent « sous l’enveloppe fantastique »37. Owen se voit crédité de l’association, du mouvement coopératif, de la réduction de la journée de travail, de l’extension de la propriété privée, des crèches, de la limitation du travail des femmes et des enfants. A Fourier revient la libération de la femme sans laquelle celle de l’homme n’est qu’un vain mot, la découverte du droit au travail. Il « construit l’avenir après avoir correctement jugé du passé et du présent » ; il est « une véritable mine de matériel de construction » ; il est « irremplaçable »38. La critique de l’Etat et l’intuition même de la dictature du prolétariat sont présentes chez Saint-Simon. Weitling lui-même, pourtant si malmené, n’est-il pas « le seul Allemand qui ait réellement fait quelque chose ? »39. Il n’est toutefois pas nécessaire de multiplier ces références, qui sont bien autre chose que de « simples coups de chapeau », pour faire apparaître qu’existe de fait une double collusion entre le marxisme et l’utopie.
La critique de la société existante, de la société telle qu’elle est, forme le premier commun dénominateur. Elle est déjà chez More, on le sait, et combien acérée. Elle sera reprise par toute la tradition d’utopie qu’il a inaugurée, y compris par un Leroux, par exemple, pourtant si injustement traité par Marx et Engels, qui attaque avec tant de pertinence les structures capitalistes, puisque c’est bien d’elles qu’il s’agit. Or la fonction critique n’est-elle pas par excellence le propre de la démarche marxienne, de la Sainte Famille, « Critique de la critique », au Capital, sous-intitulé « critique de l’économie politique », cette dernière n’étant, comme l’affirmait la Misère de la philosophie, que le nom de la « science » de la bourgeoisie, c’est-à-dire son auto-légitimation ?
La seconde similitude n’est pas à chercher ailleurs que dans la finalité d’une telle critique, autrement dit dans le vouloir de la société juste et des hommes réconciliés. Ce vieux dessein, qui prend en effet son origine dans la République et le « conseil nocturne » des Lois, traverse les paradis terrestres, les milleniums, les Kallipolis ou autres cités vertueuses et iles bienheureuses, ne saurait être étranger au marxisme, qui tient, lui aussi, que l’humanité a droit au bonheur. Entre les deux, entre la critique et l’objectif, d’une part, entre le marxisme et l’utopie, d’autre part, devrait-on convenir qu’il n’est ni ponts, ni passages ? C’est le contraire qui est avéré. Marx, dans les pas de son maitre Hegel, refusait l’opposition entre ce qui est et ce qui doit être ; il affirmait « chercher l’idée dans la réalité même »40 ; il était convaincu que la rationalité du réel signifiait la réalité en train de se produire historiquement41. Ernst Bloch, après lui, parlera avec force de la présence du non-encore advenu dans l’advenu et traquera partout, dans l’architecture, la géographie, la peinture, la musique et la sagesse antique, le « paysage du souhait », dont le filigrane esquisse l’avenir. Aucun utopiste n’a ignoré cette préoccupation ; aucun n’a renoncé à cette lecture. C’est pourquoi tant de fils se retrouvent dans les deux trames.
En nous bornant aux axes essentiels, comment concevoir une société excluant la propriété privée ? Une forme de gouvernement assurant l’expression la plus démocratique des citoyens ? Garantissant l’éducation pour tous, l’égalité dans la liberté ? Valorisant le travail42 ? Réalisant la sociabilité, à travers des lois appropriées par chacun ? Se protégeant des régressions, des religiosités, des racismes et des dominations ? L’utopie se satisfait-elle du rêve et dissimule-t-elle, parfois, sous la nostalgie d’un âge d’or, ses intentions transformatrices ? Mais son rêve se veut cependant, comme le dit Bloch, à propos de Joachim de Flore, « si intensément historique »43. L’utopie est-elle muette sur la transition, ses moyens, ses agents, sur la révolution donc ? Nous le savons, mais peut-il en être autrement, sauf chez un Cabet dont le « système tout fait » s’obstine à poursuivre un songe caduc ?
Engels énonce la norme matérialiste : « II est historiquement impossible qu’une société se trouvant à un stade inférieur du développement économique puisse résoudre les énigmes et les conflits, qui sont nés et ne pouvaient naître qu’à un stade beaucoup plus élevé »44. Et il n’est pas question de condamner les « patriarches du socialisme », les Owen, Fourier et Saint-Simon qui ont imaginé des sociétés modèles, à cause de rapports sociaux insuffisants. Le passé, le présent et le futur sont inséparables, dans la scansion de leurs discontinuités. Les possibles sont inscrits au cœur du réel, comme sa trace en avant. C’est le Principe-Espérance et son irrémédiabilité.
Une leçon se dégage de ce bref examen : il n’est pas de muraille entre utopie et marxisme, ce dernier serait-il mesuré à sa scientificité. Le sévère Lénine, si intimement convaincu de la voie royale ouverte par le « socialisme scientifique », sait bien que l’utopie est une création continuée, surprise dans le réel lui-même : « La révolution est la fête des opprimés et des exploités. Jamais la masse populaire ne peut se montrer un créateur aussi actif du nouvel ordre social que pendant la révolution »45. Le même assure, après More et bien d’autres, que l’or sera réduit à sa fonction scatologique : « Quand nous aurons triomphé à l’échelle mondiale, nous ferons, je crois, avec l’or, des latrines publiques dans les rues des plus grandes villes du monde »46.
La science comme utopie
En découle une autre leçon, ou thèse, à savoir, pour répondre à notre question de départ, que l’utopie qui s’effondre aujourd’hui, c’est le marxisme entendu comme science. Il ne s’agit pas, on s’en doute, du matérialisme historique et de sa fonction heuristique, dans les quatre secteurs théoriques du mode de production, de la révolution, de l’Etat et de la transition et des superstructures/idéologies47, mais du marxisme-léninisme affirmé et mondialement diffusé comme « système harmonieux et achevé », autrement dit comme science. En tant que productrice de « vérités » aussi indiscutables qu’obligatoires, ladite science exposerait des « lois » de l’histoire et de la pensée et dicterait à toute formation sociale, sans considération de ses spécificités, le programme de son développement vers le socialisme. Car elle prévoit, à coup sûr, les rapports de force, les comportements des classes, les alliances nécessaires, les protocoles d’action politique et idéologique, les stratégies et les tactiques. Elle s’enseigne et a donc autorité pour mettre le marxisme en manuels, voire en vade-mecum populaires, pour ne pas dire en catéchismes. Elle assure le triomphe du modèle soviétique, à l’échelle planétaire, conférant au « léninisme » la valeur de formules qu’il suffit d’appliquer, en Allemagne comme au Mexique, en Ethiopie comme au Vietnam. C’est le temps des schizophrénies, du ressassement des gloses et des recettes, des violences faites au réel, hors duquel ne subsistent plus que déviations, révisions et traîtrises. Moïse et ses lieutenants conduisent le peuple élu sur le chemin d’un salut codifié par leurs soins et auquel ne prennent nulle part ni le doute, ni l’invention, ni le rêve, ces écarts lourds de menaces collectives et individuelles. On connait le prix payé. On a peut-être moins bien vu que ce qui sous-tendait les régimes du « socialisme réellement existant » n’était rien d’autre que la reconduction, sous des formes à la fois durcies et abaissées, du productivisme capitaliste et de la politique bourgeoise. Deux exemples loquaces, au lieu et place d’une démonstration qui ne peut être présentée ici : les images récemment révélées de la mer d’Aral, exceptionnelle catastrophe écologique ; la thèse toujours reconduite, depuis la fin des années 1930, du renforcement de l’Etat sous le socialisme.
La raison d’une telle ambivalence, le marxisme entre science et utopie, serait-elle à rechercher, comme on l’a parfois dit, du côté de quelque perversion politico-théorique, imputable, par exemple, à Staline, ou dans l’évocation du « culte de la personnalité » chère à un Khrouchtchev ? Mais ce ne sont là qu’arguties défensives ou palinodies, dont tout l’effet consiste à reconduire le modèle, sous la pseudo-critique qu’on en dresse. La contradiction, pour employer un terme fort, est sans doute chez Marx lui-même, entre la volonté d’en finir avec les « chimères » et de donner au communisme des fondements scientifiques, d’une part, et d’autre part, de fournir aux propositions de l’utopie, en convenant de ses dettes, la possibilité d’une traduction concrète. Il est, à cet égard, significatif de constater que Staline, pour étayer son exposé de Matérialisme dialectique et matérialisme historique, recopie en guise de conclusion la page célèbre de la Préface de la Contribution à la critique de l’économie politique. Ladite page contient notamment la phrase suivante : « Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel des conditions de productions économiques, constaté avec la rigueur des sciences de la nature, et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout ». L’auteur, visiblement, retient le naturwissenschaftlich et sa caution de science « dure », sans se soucier de la distinction opérée dans le texte, de façon expresse, entre ce registre, qui vaut pour le bouleversement des conditions économiques, et celui de l’idéologie, à travers lequel les hommes pensent et vivent le premier.
Chez Lénine, qui n’est cependant pas évoqué en vain par Staline, à la fin de son chapitre, la dualité science/utopie n’est pas effacée. Elle se maintient, mais sous une autre forme : d’un côté, « le bloc d’airain » du marxisme, auquel il n’y a rien à ajouter, ni à retirer ; de l’autre, la révolution, qui n’est pas seulement « la fête », mais qui exprime le surgissement du nouveau sous la caducité de l’ancien, comme on le voit avec les soviets : « Le produit d’une activité créatrice populaire originale […] une manifestation de l’initiative du peuple »48. Notons qu’on pourrait saisir là, dans cette faculté d’invention, le trait majeur à quoi reconnaître une révolution : ou bien elle remplit son rôle de « locomotive », selon le mot de Marx, ou bien elle ne peut prétendre être une révolution. Tout près de nous, l’histoire, avec l’effondrement des pays de l’Est, vient de nous offrir quelques illustrations de cette règle.
De l’utopie à la science, donc, mais que devient l’utopie, après la science ? Assurément une scorie dont il faut se défaire et se garder, sauf si cette science auto-proclamée fonctionne elle-même comme utopie. Bien avant Marx, qui n’est en ce sens que leur écho, les utopistes s’étaient convaincus que leur démarche était instauratrice de science, à la manière dont Kant assurait qu’avec sa Critique de la raison pure la philosophie allait enfin entrer « dans la voie sûre de la science ». Or, la rectification de la pratique, sous les auspices de la chute du mur de Berlin, plus catégoriquement encore que les mises en question théoriques, a délivré la preuve que la science marxiste-léniniste n’était qu’une utopie et sans doute ce comble de l’utopie, sa dénégation.
L’utopie dans le marxisme
Une nouvelle et ultime thèse apparaît dès lors comme inévitable : restituer au marxisme la dimension utopique dont il avait été amputé. Mais cette proposition appelle, à son tour, quelques éclaircissements. Tout d’abord, elle ne signifie nullement que l’on aurait affaire à une alternative, et moins encore à un choix, soit le marxisme comme utopie, soit le marxisme comme science. A ce refus, deux raisons inscrites, l’une et l’autre, dans l’expérience historique.
La première tient à ce que l’on pourrait appeler les protestations de la pratique. Sous la domination du dogmatisme orthodoxe, c’est-à-dire le marxisme-léninisme ou le matérialisme dialectique (« stalinisme ») et sa fonction de référence obligée non seulement pour les partis communistes, au pouvoir ou non, et plus généralement pour le mouvement ouvrier international, divers phénomènes de prises de distance, de contestations ou de critiques ouvertes se sont faits jour. Mentionnons brièvement l’existence de ce que j’ai appelé ailleurs un « marxisme underground »49 qui désigne, dans sa diversité même, l’ensemble des efforts théoriques entrepris afin de poursuivre la réflexion de Marx, notoirement inachevée et parfois contradictoire, mais aussi de mettre en œuvre, de façon créative, l’appareil conceptuel du matérialisme historique, ou de la « philosophie » de Marx, sur des conjonctures différentes de celle qui avait permis l’écriture du Capital. On pensera ici aux figures d’un Gramsci, d’un Bloch, d’un Lefebvre, d’un Lukacs ou d’un Althusser, entre autres, ou encore à l’Ecole de Francfort. En fait, ce courant, autrefois initié par Labriola, n’a jamais cessé de représenter le marxisme vivant et créateur. Sur le plan des politiques « alternatives », il suffira d’évoquer le conseillisme d’un Pannekœk et les mouvements trotskistes. Il est clair, d’autre part, que la stricte « application » du modèle imposé par le Komintern a connu de multiples écarts ou déviations, sous la dénégation des discours officiels qui assuraient s’y conformer. Ce fut le cas du maoïsme et des révolutions du Tiers-Monde. On ne peut même pas parler d’exceptions, tant le surgissement des spécificités, inhérentes aux conjonctures nationales, sous toutes leurs formes (économiques, politiques, culturelles, idéologiques) a engendré, selon le mot de Lénine, des « greffes » originales entre le marxisme et le mouvement ouvrier dans chaque formation sociale. Les pratiques, dans un large éventail de contradictions, ont, comme d’habitude, malmené la théorie50.
Une seconde raison conduit à relever la permanence de la dimension utopique dans le marxisme, ce dernier fut-il réduit au positivisme le plus étriqué. L’indissociabilité est patente. Mais elle a été plus exogène qu’endogène. Entendons par là que le modèle soviétique a été littéralement utopisé dans la conscience des travailleurs et des victimes du système capitaliste à l’échelle du monde entier comme proche avenir de délivrance. Tel fut l’effet, on le sait, de la révolution d’Octobre et des « conquêtes du socialisme » dont on attendait l’extension planétaire. La connaissance toujours mieux établie et répandue des aspects négatifs et du décalage accru entre réalités et espérances n’y changea rien. Et ce fut moins l’effet de propagande, endogène celle-là, qui magnifiait les victoires et dissimulait aberrations et crimes, dans le soutien inconditionnel à l’URSS, que celle de l’irréductible besoin, et du désir, de croire à la perspective d’un monde meilleur. Il n’en alla guère autrement dans la conscience des dominants : crainte de la dépossession, à travers la concurrence entre les « deux camps », qui semblait jouer en faveur du socialisme, et conviction que les régimes de type soviétique, le premier d’entre eux singulièrement, étaient sinon indéracinables, à tout le moins inscrits dans la longue durée.
Aujourd’hui, l’idée d’une transformation rigoureusement programmable de conditions d’existence jugées insupportables est frappée ďobsolescence. Les derniers refuges dogmatiques aussi bien que le glissement généralisé des PC vers des positions réformistes ou social-démocrates ne font que corroborer la mondialisation de l’économie et la domination des rapports capitalistes de production (marché et démocratie « occidentale » donnés comme inséparables). L’aspiration (croyance, volonté, désir) à des changements plus ou moins radicaux n’en a pas, pour autant, été emportée. Mais la question se pose de savoir si le défaut de base réelle-irréelle, qui associait science et utopie, ne va pas provoquer une régression du marxisme vers le statut pré-marxiste des utopies. La faillite de l’utopie-science, en dégageant, en principe, la seule fonction utopique, entraînerait cette dernière dans le déni actuel de toute utopie. L’utopisme marxien, par un singulier paradoxe, succomberait à son anti-utopisme. Comment dès lors rétablir l’originalité du marxisme sans faire le sacrifice d’aucune de ses deux déterminations, la scientificité de l’analyse matérialiste et l’utopisme du vouloir de transformation ?
L’espérance au cœur du réel
Une première réponse s’offre comme preuve a contrario. La thématique, que l’on peut qualifier de néo-nihiliste, ressassée complaisamment par des groupes d’intellectuels en vue et par les grands médias, présente comme une donnée incontournable de notre situation la fin des « grands récits », la fin des idéologies, la fin des utopies, la fin elle-même de l’histoire, autrement dit le no future ou « l’ère du rien ». Il ne resterait plus à nos sociétés qu’à se résigner à l’ordre actuel, disons du libéralisme, sous la réserve, pour les plus audacieux, de lui apporter quelques aménagements ou réformes internes, impuissants à le remettre en cause. Un tel constat de désespérance, dont il ne fait aucun doute qu’il correspond strictement au plus visible de notre présent, n’en contribue pas moins à légitimer et reconduire l’idéologie dominante, quelles que soient les intentions qui le portent et qui, pour la plupart, ne sauraient faire l’objet de soupçon.
Ce constat, en outre, se mesure à ses conséquences. Le vide appelle l’objet. La disparition, ou prétendue telle, de l’utopie, dénomination générique pour toutes les « fins » annoncées, laisse libre cours à de multiples formes de régressions. La liste est sous nos yeux. La résurgence des nationalismes et des intégrismes religieux, les replis identitaires, la corruption généralisée, le pouvoir des organisations du crime ou ce que l’on baptise pudiquement le « retrait du politique », loin de composer un nouvel ordre mondial, donnent, sous les auspices des fatalités économiques, le spectacle d’une violence anarchique, dont tous les effets ne sont pas encore produits. Il n’est pas jusqu’à la drogue, et à son extension sans cesse accélérée, qui ne puisse apparaitre comme le substitut individuel de l’utopie. C’est la barbarie au temps des ordinateurs, la polarisation accrue entre puissants et misérables. Aucune utopie assurément n’est capable de fournir la réponse appropriée à cet état de choses.
Mais le besoin d’utopie n’en est pas annulé. Il est, au contraire, rétabli, renforcé, sous la triple nécessité de son principe (qui pose l’homme comme être de projet, de tension vers le futur), de sa critique (qui conteste jusqu’au refus l’ordre existant) et de sa finalité (qui serait un monde meilleur). Les rêves, les chimères, ou les fantasmagories, qui conservent cependant, pour les individus et les collectifs, leur force irrépressible, sont moins que jamais de mise. Car le contraire de l’utopie, ce n’est pas la réalité, mais bien le pragmatisme du jour le jour, le présent sans lendemain, les excuses et les lâchetés. C’est pourquoi il n’est pas sans intérêt de relever que, dans les interstices de l’opinion la plus reçue, les éléments d’une contre-attaque se dessinent, sous la forme, d’une part, des craintes çà et là énoncées sur le règne des « fins » et de ses entraînements et, d’autre part, des tentatives de réhabilitation, mettant à l’ordre du jour des utopies « concrètes » ou « rationnelles »51. Non seulement le concept d’utopie n’a pas achevé sa carrière, mais il s’impose de nouveau sur de nouvelles bases. Non pas n’importe quel concept : de More et même d’Owen à Marx, la rupture est plus évidente que la continuité.
La fonction utopique est une fonction du réel. Elle en suppose la connaissance fondée, qui est connaissance des rapports capitalistes de production, plus que jamais dominants, sous leurs recompositions actuelles, celle-là même à laquelle tend le matérialisme historique enfin débarrassé des recettes et des catéchismes, rendu à une scientificité ouverte, incluant ses propres rectifications. Personne ne lа mieux affirmé qu’Ernst Bloch, dont la voix a si longtemps été recouverte : « Le marxisme ne signifie pas renoncement à l’anticipation (fonction utopique) ; il est le novum d’une conception concrète s’attachant au processus […] ce que l’utopie a de meilleur trouve un sol sur lequel se poser, trouve des pieds et des mains. C’est donc à Marx que le travail de l’intention la plus intrépide doit de s’être inséré dans l’événement du monde, c’est de lui que date l’unité de l’espérance et de la connaissance du processus, bref, le réalisme »52. Dans le vocabulaire blochien, l’utopie est épure, souhait, promesse, présence du lointain, paysage, « richesse réelle, c’est-à-dire celle qui se trouve encore dans le processus ouvert de la réalité »53. Elle est maquette, « car la maquette elle aussi, la maison-enfant, promet une beauté qui par la suite ne réapparait pas toujours comme telle dans la construction réelle »54. Elle est la révolution en personne « dont l’absence permet la naissance du capitalisme d’Etat »55. Au même titre que le communisme est une tendance du capitalisme.
La métaphore marxienne de la « force accoucheuse » se révèle à cet égard parfaitement prédicative de la césure avec les utopies antérieures, qui nous laissent ignorer l’acte de naissance de leurs enfants, en vérité des adultes accomplis. On sait que toutes ces utopies n’ont pas été anticipatrices. Bloch lа également souligné : la Cité de Dieu augustinienne n’est que renaissance ; Campanella lui-même était « en parfait accord avec la politique des grandes puissances de l’époque qu’il projette seulement sur écran utopique », ne dépassant pas un « socialisme d’Etat »56; Proudhon, c’est « le système d’une bohème à la Babbit et une énorme quantité de kitsch révolutionnaire »57. Sur la même voie, on pourrait peut-être, sous réserve d’examen plus attentif, avancer que telles propositions empruntées par Marx aux utopistes sont les plus faibles de ses thèses : la fin de l’Etat, par exemple, ou la fin du salariat, ou la polyvalence de l’activité de l’individu. Il en irait différemment, me semble-t-il, de la dictature du prolétariat… Tant la réalité est grosse de nos lectures et sa créativité continue.
A la lumière des événements les plus récents, la déjà longue et exceptionnellement complexe histoire du marxisme vient sans doute de délivrer son ultime leçon : ses tiraillements entre science et utopie, ses va-et-vient lourds d’ambiguïtés et parfois de contradictions, auxquels nous n’avons pu échapper, nous renvoient indéfiniment à la 11e thèse sur Feuerbach et à l’obligation de penser ensemble la nécessité d’interpréter et de changer le monde58. Cette obligation propose, à son tour, un programme de travail à sans cesse actualiser. Il n’est en rien illégitime de voir dans le marxisme, selon le beau mot de Lucien repris par Erasme, à destination de More, une véritable morosophie, sagesse folle ou folie du savoir. Aussi vrai que « mettre un terme à la misère, c’est loin d’être insensé »59 et que, pour reprendre cette fois Oscar Wilde, « aucune carte du monde n’est digne d’un regard, si le pays d’utopie ne s’y trouve pas »60.
Ce texte représente très partiellement une reprise, ou plus exactement une repensée, d’une intervention faite au colloque de Cerisy, en juillet 1975, sur le Discours utopique et publié dans le recueil des actes, sous le même intitulé, chez UGE, collection 10/18, en 1978. Il a été initialement publié dans la revue Mots, Vol. 35, No1, 1993, pages 19-38.
- Marx Engels Werke (MEW), Berlin, Diezt, Verlag, 1972, tome 4, p. 512. [↩]
- Anti-Duhring, Paris, Les Editions sociales, 1950, p. 391 ; même idée chez Lénine, dans Oeuvres, Moscou-Paris, Les Editions sociales/ les Editions du progrès, 1966, tome 1, p. 373. [↩]
- Marx Engels Werke, op. cit., tome 4, p. 216. [↩]
- Cf. Introduction aux Grundisse, traduction française dans Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Les Editions sociales, 1957, p. 149-150 [↩]
- Anti-Duhring, op. cit., p. 297. [↩]
- Karl Marx, le Manifeste du Parti Communiste, Paris, Les Editions sociales, 1972, cf. le chapitre intitulé « Le socialisme et le communisme critico-utopiques ». [↩]
- Ibid [↩]
- Anti-Duhring, op. cit., p. 304. [↩]
- Manifeste, op. cit., chap. cité. [↩]
- Anti-Duhring, op. cit., p. 391. [↩]
- Lettre à Weydemeyer, ler février 1859, dans Correspondances, Paris, Les Editions sociales, tome 5, p. 255. [↩]
- Ibid. [↩]
- Anti-Duhring, op. cit., p. 299. [↩]
- Ibid., p. 298. [↩]
- Manifeste, op. cit., chap. cité. [↩]
- Cf. Les luttes de classes en France, Paris, Les Editions sociales, 1952, p. 26 et p. 30. [↩]
- Lénine, Oeuvres, op. cit., tome 2, p. 471 et suiv. [↩]
- Anti-Duhring, op. cit., p. 305. [↩]
- Karl Marx, Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Paris, Aubier-Montaigne, 1971, p. 72. [↩]
- Thomas More, L’Utopie, Paris, Les Editions sociales, 1976, p. 19. [↩]
- P.-F. Moreau, Le récit utopique, Paris, PUF, 1982, p. 19. [↩]
- Ibid., p. 18-19. [↩]
- Spinoza, Traité politique, dans Oeuvres, tome 3, édition C. Appuhn, Paris, Gamier, 1929, p. 1. [↩]
- Cf. « Science », dans Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1985 (2e éd.) ; Georges Labica, Le marxisme-léninisme, Paris, Huisman, 1984. [↩]
- Dans les Nos 3, 4, 5 de la Revue socialiste, en 1880, on notera l’inversion des termes qui confère un privilège délibéré au « socialisme scientifique ». [↩]
- Cf. Lettre d’Engels à P. Lafargue, 4 mai 1880 ; l’introduction d’Engels à l’édition anglaise, 20 avril 1882, dans Correspondances d’Engels à P. et L Lafargue, Paris, Les Editions sociales, tome 2, 1956. [↩]
- Cf. l’article « Science », déjà cité ; à noter que Proudhon utilise l’expression de « socialisme scientifique » dans Qu’est-ce-que la propriété ?, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 300. [↩]
- Anti-Duhring, op. cit., tome 3, 2. [↩]
- Manifeste, op. cit., chap. cité ; également Préface d’Engels de mai 1890. [↩]
- La formule se trouve dans le Manifeste, 1re partie : « Elle (la bourgeoisie) a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste », op. cit., p. 39. [↩]
- Marx Engels Werke, op. cit., tome 18, p. 635-636. [↩]
- Lettre de Marx à Engels, 10 octobre 1868, dans Correspondances, op. cit., tome 9, p. 330. [↩]
- Lettre de Marx à Kugelmann, 28 décembre 1862, dans Correspondances, op. cit., tome 7, p. 108. [↩]
- Reproduit sous forme d’affiche pour le colloque « Sozialismus-Das Ende einer Utopie ? » tenu à Luxembourg, les 18-19 septembre 1992, à l’initiative de la Thomas Mann Bibliothek et du Goethe Institut Luxemburg. [↩]
- Henri Desroche, Socialismes et sociologie religieuse, Paris, Cujas, 1965. [↩]
- Lettre d’Engels à Marx, 17 mars 1845, dans Correspondances, op. cit., p. 364. [↩]
- Anti-Duhring, op. cit., p. 297, pour la référence aux trois « grands », cf. le Manifeste, op. cit., tome 3, 3. [↩]
- Cf. Engels, Deutsches Burgerbuch fur 1846, dans R. Dangeville, Friedrich Engels. Karl Marx. Les utopistes, Paris, Maspero, 1976, p. 57-58. [↩]
- Ibid., p. 54. [↩]
- Karl Marx, Lettre à son père, 1837, dans Correspondances, op. cit., tome 1, p. 28. [↩]
- D. Losurdo, Hegel et les libéraux, Paris, PUF, 1992, p. 54 et suiv. [↩]
- P.-F. Moreau remarque : « II est difficile de ranger dans le genre utopique un récit qui ne traite ni du travail ni d’une quelconque égalité entre les hommes », op. cit., note 10, p. 71. [↩]
- Ernst Bloch, Le Principe Espérance, Paris, Gallimard, 1982, tome 2, p. 82. [↩]
- Postface de 1894 aux Problèmes sociaux de la Russie, dans Marx-Engels. La Russie, Paris UGE (coll. « 10/18 ») cité par Dangeville, op. cit., p. 51. [↩]
- Lénine, Oeuvres, op. cit., tome 9, p. 111 ; sous la réserve, précisons-le, du contrôle du parti. [↩]
- Ibid., tome 33, p. 109. [↩]
- Georges Labica, Le marxisme d’aujourd’hui, Paris, PUF, 1973 ; la distinction est, bien entendu, de commodité. [↩]
- Lénine, Oeuvres, op. cit., tome 10, p. 249. [↩]
- Georges Labica, Le marxisme-léninisme, op. cit., p. 124. [↩]
- Georges Labica, Le marxisme-léninisme, op. cit., p. 126 et suiv. [↩]
- La première expression est utilisée par les Verts allemands et reprise dans le manifeste des Verts français, dans Les Verts et l’économie, 1992 ; il s’agit de la diminution de la durée du travail, qualifiée par Paul Fabra de « remake néo-archéomarxiste », dans Le Monde, 17 mars 1992. La seconde expression figure dans le programme de la 10e conférence de l’Alliance marxiste révolutionnaire internationale, dans Sous le drapeau du socialisme, 121, février 1992, p. 29. La déclaration « gauche fin et suite » se conclut sur l’appel à une « utopie moderne et modeste », dans Le Monde, 2 avril 1992. Il est bien d’autres exemples de ce retour de l’utopie ou « retour de l’idéologie », Bertrand Poirot-Delpech, dans Le Monde, 11 mars 1992. [↩]
- Le Principe Espérance, op. cit., p. 214. G. Raulet vient de rappeler que, pour Marcuse, il s’agit de « penser que le règne de la liberté affleure au sein même du règne de la nécessité » ; que « l’utopie n’est plus utopique » ; que « si les conditions objectives sont réunies, l’ailleurs de l’utopie n’est plus en dehors du mode de production régnant », dans Herbert Marcuse, philosophie de l’émancipation, Paris, PUF, 1992, p. 195 et 201. [↩]
- Ibid., p. 435. [↩]
- Ibid., p. 307. [↩]
- Ibid., p. 542. [↩]
- Ibid., p. 97-98. [↩]
- Ibid., p. 155. [↩]
- Il s’agit de la fameuse 11e thèse sur Feuerbach de Marx: « Les philosophes ont seulement interprété différemment le monde, ce qui importe c’est de le changer », dans Georges Labica, Karl Marx, les thèses sur Feuerbach, Paris, PUF, 1987, commentaire p. 113 et suiv. [↩]
- Ibid., p. 38. [↩]
- Ibid., p. 45. [↩]