Le moment philosophique déterminé par la guerre dans la politique : Lénine 1914-1916

La question de savoir s’il existe quelque chose comme une « philosophie de Lénine » a toujours été une question politique. En 1968, Althusser en avait déplacé les termes en soulevant le problème du rapport entre Lénine et la philosophie. Vingt ans plus tard, Étienne Balibar introduisait une autre option : il y a chez Lénine un « moment philosophique », déclenché par la Première Guerre mondiale et qui constitue un tournant décisif dans sa pensée. Rompant avec toute conception évolutionniste de l’histoire, Lénine inscrit la perspective révolutionnaire dans une temporalité gouvernée par la complexité des conjonctures. Se voit radicalement remise en question l’identité du sujet révolutionnaire « prolétariat » qui n’est plus donnée a priori mais est l’effet d’une construction politique jamais achevée. Ce tournant se produit sous le coup d’une lecture de Hegel et Clausewitz qui conduit Lénine à avancer une conception dialectique de la guerre (et guerrière de la dialectique) s’exprimant dans le mot d’ordre de « transformation de la guerre civile en guerre révolutionnaire ». Pensant la guerre non comme une catastrophe, mais comme un processus, Lénine, à la veille de la révolution de 1917, montre que l’analyse de ce qu’est une « situation révolutionnaire » est une tâche qui doit perpétuellement être reprise.

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Je choisis ce titre compliqué – et restrictif – pour marquer ce qui singularise la place de Lénine dans cette confrontation des philosophes « devant la guerre ». N’étant manifestement pas un professionnel de la philosophie, il n’a pu se découvrir ou s’assigner de « mission » à ce titre (pas même celle de « préparer la révolution »). On ne saurait, pour autant, considérer comme pertinente la catégorie de l’« amateur ». Car il y va, dans son rapport à la guerre et à la philosophie, de l’essence même de la politique à laquelle il se consacre. C’est ce qui m’a paru, à la réflexion, très significatif : au sens fort du terme, il n’y a qu’un moment philosophique chez Lénine, et c’est précisément la guerre, avec ses enjeux et ses conséquences immédiates, qui le détermine. Ce pourrait être important pour la philosophie, s’il est vrai que son objet n’est pas isolable de celui de la politique. Ce l’est certainement, en tout cas, pour comprendre la position de Lénine dans l’histoire, y compris dans l’histoire du mouvement social qui en est venu à se désigner comme « léninisme ». On peut en effet supposer – par principe – que cette étiquette recouvre plutôt une contradiction qu’une continuité sans problème.

La différence entre le « Lénine » d’avant 1914 et celui d’après 1917-18 est en un sens un lieu commun. Beaucoup l’ont d’emblée relevée et en ont, à leur façon, décrit les effets1. Toutefois elle reste difficile à interpréter, car les repères ne sont pas demeurés fixes de part et d’autre de la grande coupure qu’ont marquée la guerre et la révolution. Précisément, pour les contemporains, ces deux événements – entre lesquels Lénine a proclamé lui-même l’existence d’un lien nécéssaire – ont formé aussitôt un bloc. Le « nouveau Lénine »– celui qui apparaît comme l’inspirateur de la IIIe Internationale, celui que salue Sorel dans la réédition des Réflexions sur la violence, voire celui qui inspire la philosophie « décisionniste » d’un C. Schmitt ou d’un Keynes (dans le camp d’en face) – est le Lénine d’Octobre, perçu sur le fond des désastres de la guerre dans lesquels un monde a sombré, et dont il émerge comme un défi ou comme un prophète. C’est autour de la figure ainsi constituée que s’organisera le « léninisme ».

Ne peut-on, cependant, procéder à une analyse plus fine ? Pour ce qui nous concerne la période qui apparaît pertinente est celle qui va d’août 1914 aux premiers mois de 1917 : en termes d’écrits, depuis la Faillite de la IIe internationale (Œuvres, tome 21)2 jusqu’aux Thèses d’Avril (Œuvres, tome 24). C’est au cours de cette période que la philosophie entre en jeu, mais pour disparaître aussitôt. Disons mieux : tout se passe comme si, dans le contexte de la guerre et de son urgence, Lénine avait à son tour parcouru les étapes d’une « fin de la philosophie », qui se réalise en dehors d’elle-même mais qui, pour cela, doit d’abord émerger pour elle-même, dans un travail spécifique qui s’efforce d’en saisir l’essence et d’en pratiquer l’écriture.

Remarquons qu’avant 1015-1915 Lénine a écrit des livres et des articles philosophiques (sans compter l’usage qu’il a fait de concepts philosophiques marxistes dans l’ensemble de ses écrits). Ce sont en particulier l’étude de 1894, Ce que sont les amis du peuple…3, qui développe une épistémologie du matérialisme historique fondée sur la double critique de l’« objectivisme » et du « subjectivisme » ; et celle de 1908, Matérialisme et Empiriocriticisme4, dirigée contre la philosophie bogdanovienne, dont la technicité conceptuelle est tout à fait honorable et qui repose sur une vaste enquête auprès des philosophes (Berkeley, Diderot, Kant, Mach, etc.). Je soutiendrai pourtant que, dans ces études, Lénine n’est pas philosophe au sens fort du terme. Ce qu’il produit, à sa façon, ce sont des arguments idéologiques dans un débat philosophique préexistant, en venant occuper l’une des positions possibles dans le champ des variantes de la « philosophie marxiste » qui forme le ciment de la social-démocratie. Tandis que, dans les « cahiers philosophiques » de 1914-1915 – simples notes de lecture, esquisses de définition de la dialectique, rédigées à des fins « privées », en même temps que d’autres notes préparatoires aux études sur l’impérialisme, la question nationale, etc. – nous voyons paradoxalement (mais sans équivoque) la question des « fondements » de la métaphysique occidentale, ou du sens de ses catégories constitutives, affrontée pour elle-même. Mais cet exercice de lecture critique (Aristote, Hegel) ne débouche pas, et ne saurait déboucher, sur un discours philosophique. Au contraire, après 1915, Lénine n’écrira plus jamais, en fait, d’ouvrage philosophique5.

En réalité, au travers de cette expérience très brève, c’est le rapport même de Lénine au discours philosophique qui s’est complètement transformé. En ce sens le moment philosophique déterminé par la conjoncture de la guerre est sans lendemain, bien qu’il soit loin on va le voir de rester sans effets. C’est ce que, évidemment, l’idéologie « léniniste » dans ses différentes variantes a totalement méconnu. Pour constituer la figure d’une philosophie-de-Lénine, elle devra recourir massivement aux œuvres de l’avant-guerre (en particulier Matérialisme et Empiriocriticisme). Lorsqu’elle se référera aux « cahiers philosophiques », en les faisant passer du statut de notes privées à celui de fragments d’une œuvre, ou d’écrits aphoristiques, elle devra en faire une lecture sélective et biaisée, déniant en pratique leur statut essentiellement instable6. Cela vaut aussi, et même particulièrement, pour la tendance « dialectique », « hégélienne » (Déborine, Lukačs, Henri Lefebvre) qui cherchera dans ces Cahiers, au risque de les fétichiser, les instruments d’une alternative au dogmatisme officiel, contre le « mécanisme » de Matérialisme et Empiriocriticisme7.

C’est l’existence même de ce « moment » unique qui doit d’abord solliciter notre interrogation. Une chronologie précise en soulignera toute l’étrangeté :

1. – Août 1914 : c’est la guerre européenne et, dans les différents pays belligérants, la réalisation en quelques semaines voire en quelques jours de l’« Union sacrée », qui brise l’unité du socialisme européen et anéantit tous ses projets de résister à la guerre « impérialiste », voire d’« utiliser (…) la crise économique et politique créée par la guerre pour (…) précipiter la chute de la domination capitaliste », conformément aux résolutions de Stuttgart (1907) et de Bâle (1912). Comme d’autres réfractaires (une poignée, on le sait) à ce qui lui apparaît comme un reniement désastreux, Lénine est alors totalement isolé en Suisse. La guerre l’exclut : d’elle-même et de la politique.

2. – Que fait Lénine dans ces conditions ? À la fin 1914, il participe à quelques réunions de réfugiés hostiles au « social-patriotisme », achève la rédaction d’un article encyclopédique sur Marx et, avant toute autre chose, se met à lire les métaphysiciens. C’est aussi le moment où, pour la première fois, il propose d’abandonner pour le parti révolutionnaire le nom de « socialiste » et de revenir à celui de « communiste ».

3. – En 1915-1916, nous le voyons au contraire débordant d’activité aussi bien politique que théorique. Ce sont les conférences de Zimmerwald (sept. 1915) et de Kienthal (avril 1916), préparées par la série des textes sur la « faillite de la IIe internationale » et la formulation du mot d’ordre de « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire », qui n’implique pas seulement une polémique contre les « social-chauvins », mais aussi contre le courant pacifiste. C’est la rédaction de L’impérialisme stade suprême du capitalisme (publié seulement en avril 1917)8. Et c’est le débat sur le « droit des nations à disposer d’elles-mêmes ».

4. – À la fin de 1916 et au début de 1917, une nouvelle série de textes (avant tout l’extraordinaire étude « Une caricature du marxisme et à propos de l’ ‘’économisme impérialiste’’ », publié en 1924 après sa mort, et « le programme militaire de la révolution prolétarienne » (Œuvres, tome 23)) infléchit l’analyse de l’impérialisme : dirigés cette fois contre le radicalisme « de gauche » qui voit dans la guerre mondiale l’annonce d’un effacement définitif du problème national au profit de l’antagonisme de classes. Critiquant cette idée, et montrant la nécessité de distinguer, du point de vue des causes et des effets, entre le nationalisme démocratique des peuples opprimés (en Europe et hors d’Europe) et celui des puissances qui s’affrontent pour le « partage du monde », Lénine débouche sur l’idée que toute révolution est « impure », combinant à la fois des mouvements de classe et des revendications politiques nationales. Cette analyse fait corps avec la dénonciation du « pacifisme bourgeois » à la Wilson : la « paix impérialiste » qui se profile à l’horizon des négociations secrètes et qui s’imposera par-delà la défaite des Empires centraux est dénoncée par avance comme une « continuation de la guerre impérialiste par d’autres moyens9 ».

Cette chronologie nous permet de repérer un tournant fondamental dans la pensée politique de Lénine, mais qui se produit à retardement : l’évolutionnisme économique – fondé sur l’extrapolation de « tendances » historiques – qui avait dominé la pensée socialiste de la IIe Internationale (et qui ne tarderait pas à faire retour dans celle de la IIIe Internationale), soit sous forme progressive, soit sous forme catastrophique (transformation graduelle ou écroulement du capitalisme) inspire encore, pour l’essentiel, les textes de 1915-1916 (y compris le stade suprême), bien qu’il soit de moins en moins cohérent avec la « tactique » définie par Lénine. Avec les analyses de la fin 1916 et du début 1917, précédant immédiatement le moment révolutionnaire, cet évolutionnisme est profondément rectifié. Non seulement tout développement historique est pensé comme « inégal », mais la complexité du champ politique apparaît définitivement irréductible à une logique des « tendances ». C’est ce qu’avec Althusser nous pouvons appeler la découverte – dans le champ théorique et stratégique – de la surdétermination intrinsèque des antagonismes de classes.

La comparaison avec la pensée de Rosa Luxemburg est ici particulièrement significative. En 1914, placés de façon semblable devant la « faillite » du socialisme institutionnel, Lénine et R. Luxemburg ont partagé le sentiment que la guerre constituait une « épreuve de vérité », dissipant les apparences d’évolution pacifique du capitalisme et les illusions du parlementarisme, plaçant ainsi le socialisme au pied du mur et réalisant une « autocritique » en acte de sa tendance au réformisme. R. Luxemburg s’était alors écriée : nous voici revenus à la situation décrite naguère par Marx dans le Manifeste communiste, celle d’une crise finale, n’ayant d’autre issue que la révolution, par la simplification radicale des données de la lutte des classes10. De cette vision apocalyptique, au sens propre, Lénine cependant va se séparer de plus en plus nettement, pour inscrire la perspective révolutionnaire dans l’élément de la durée et de la complexité des conjonctures. Sans doute l’a priori d’une philosophie de l’histoire (tel que l’exprime en particulier l’horizon constamment maintenu d’une révolution communiste mondiale) ne disparaît jamais. Mais, au prix d’une tension extrême, il coexiste et tente de s’articuler avec un « empirisme » stratégique, une « analyse des situations concrètes » qui suppose d’incorporer au concept même de la révolution, avec la multiplicité des forces sociales impliquées dans le processus révolutionnaire, la pluralité des formes de lutte politique prolétarienne (« pacifique » et « violente ») et le passage d’une forme dans une autre (d’où la durée propre, les contradictions successives de la transition révolutionnaire).

Il est impossible de ne pas mettre cette évolution intellectuelle en rapport immédiat avec le « moment philosophique » de 1914-1915, car les thèmes dialectiques qui émergent ainsi sont exactement ceux dont nous découvrons l’insistance dans les Cahiers, par un étonnant court-circuit. Sans doute il ne s’agit pas de « déduire » ou de « refléter » l’un de ces aspects à partir de l’autre. Mais d’abord tout simplement de décrire la conjonction d’efforts par lesquels Lénine, simultanément, a tenté d’entrer dans la matière de la philosophie et dans celle de la guerre, au bénéfice d’une nouvelle politique.

Il est impossible aussi de ne pas souligner la coïncidence entre cette évolution et le changement de style qui, de fait, caractérise le Lénine d’après-guerre par rapport à celui d’avant-guerre. S’il n’est pas un « dogmatique », le Lénine d’avant 1914 n’en est pas moins l’homme d’une doctrine et d’une position philosophiques stables, même après les « leçons » de 1905 (qui apparaissent surtout comme la confirmation de la position radicale prise dans les débats internes de la social-démocratie). Il y a fondamentalement continuité, à cet égard, entre le « Développement du capitalisme en Russie » et les « Thèses sur la question nationale » de 1913 ou même les analyses de la « Faillite », pour désigner le prolétariat comme la force homogène, potentiellement hégémonique, qui doit assurer à la fois les tâches de la « révolution bourgeoise » dans la Russie arriérée et celles de la Révolution socialiste11. Après 1915, et plus encore au cours des trois révolutions successives (celles de février et d’octobre 1917, plus tard celle de la N.E.P.) dans lesquelles il est impliqué – pour ne pas dire ballotté – nous voyons au contraire que Lénine n’a cessé de changer, non seulement de « tactique », mais de définitions et d’analyses concernant le rôle du prolétariat et du parti – et concernant leur composition même – et par conséquent, en dernière analyse, concernant l’identité du « sujet révolutionnaire ». Celle-ci n’a plus cessé de faire problème, apparaissant comme le résultat d’une construction politique complexe, au lieu de constituer un présupposé socio-économique acquis (y compris sous la forme de la « prise de conscience », de la « traduction » de la classe en soi en classe pour soi). En fait on peut considérer, me semble-t-il, que cette interrogation permanente, qui débouchera finalement (de façon dramatique) sur la question d’une « disparition du prolétariat » au sens classique12, commence à travailler la pensée de Lénine au cours de la guerre, sous l’effet des questions qu’elle pose, mais aussi sous l’effet de la remise en question philosophique qu’elle suscite immédiatement. En termes philosophiques, on dira que c’est le rapport d’application entre « théorie » et « pratique » qui se trouve récusé, au profit d’un rapport de constitution réciproque non prédéterminé.

Un bref rappel du contenu des « Cahiers philosophiques » est ici nécessaire, d’autant qu’il soulève une intéressante question d’historiographie (ou, comme on dit aujourd’hui plus savamment, de « réception »). Ceux qui ont pratiqué le volume officiel (Œuvres, tome 38) savent qu’on y trouve : – un résumé de la Logique de Hegel ; – des notes sur l’Histoire de la philosophie de Hegel, limitées à la philosophie grecque ; – un résumé de l’introduction à la Philosophie de l’histoire (pour le reste du livre, Lénine estime qu’il ne contient rien de très important, sauf « l’idée de l’histoire universelle », passée en fait dans la science marxiste) ; – un résumé du livre de Lassalle sur Héraclite (dont Lénine critique à longueur de page les présupposés hégéliens) ; – un bref résumé de la Métaphysique d’Aristote (« les curés ont tué dans Aristote ce qui était vivant et éternisé ce qui était mort ») ; – un résumé du livre de Feuerbach sur Leibniz ; – enfin une esquisse de 5 pages « sur la question de la dialectique ». On le voit, l’essentiel tourne autour d’une question, celle de la contradiction, et autour d’un rapport historique (ou d’un cycle), celui qui relie les formulations « logiques » de Hegel (sur l’identité des contraires, l’essence et l’apparence, la nécessité et le changement, ou l’absolu et le relatif, l’universel et le singulier) aux débats internes de la philosophie grecque (avant tout, l’opposition entre Aristote et Héraclite, la philosophie d’Épicure telle que Hegel la présente faisant également l’objet d’un intérêt particulier).

Mais cette édition comporte une lacune étonnante : elle ne retient pas les notes exactement contemporaines de Lénine sur le Vom Kriege de Clausewitz (qu’on ne trouvera pas non plus dans les autres tomes), alors que, dans les écrits de la période suivante, les références explicites ou allusives à Hegel et à Clausewitz vont presque toujours de pair. Pourquoi alors cette dissociation, pourquoi cette inégalité de traitement de la part de l’éditeur ? Peut-être à cause d’une censure idéologique : il y en a d’autres dans la constitution du « corpus » léniniste. À coup sûr par une incompréhension totale, et du sens des réflexions de Lénine sur le « fond de la dialectique », qui s’énoncent au fil de la lecture sélective des philosophes eux-mêmes « fondamentaux », et de l’usage que Lénine en fait dans la suite13.

Que cherche en effet Lénine dans la lecture de Hegel. Bien que la critique immédiatement contemporaine de l’« ultra-impérialisme » kautskyen et celle du pacifisme qui la prolonge renvoient l’une et l’autre à une réfutation du cosmopolitisme kantien (Kant est la cible numéro 1 des attaques de Lénine dans les Cahiers), le Hegel qui lui importe avant tout n’est pas celui du « Weltgeschichte ist Weltgericht ». La place que Hegel lui-même a pu assigner à la guerre dans l’histoire, en rapport avec sa philosophie de l’État, ne joue pas de rôle décisif. C’est pourquoi, en particulier, aucune rencontre même verbale ne s’effectue ici avec l’hégélianisme dont s’est réclamé l’historicisme allemand (et que les critiques français du « pangermanisme philosophique », précurseurs de la théorie du totalitarisme, ont voulu réfuter)14. Et ce n’est pas non plus – comme le montre bien R. Aron dans son livre sur Clausewitz – dans le sens d’une théorie de la « guerre totale », dont la lutte des classes serait une réalisation, que Lénine a esquissé la combinaison de formules hégéliennes et clausewitziennes15. Cette combinaison est en effet l’essentiel (Lénine la projette rétrospectivement dans l’histoire en soutenant à différentes reprises cette opinion matériellement fausse que Clausewitz aurait été un « disciple de Hegel »16). Mais elle a en fait le sens d’une double réification : de la spéculation hégélienne (ou de la raison, « Vernunft ») par le pragmatisme clausewitzien, et de celui-ci (en tant qu’application d’un entendement analytique : « Verstand ») par la dialectique hégélienne.

Ce que Lénine corrige chez Clausewitz, c’est l’idée d’une stratégie ou d’une technique militaires comme instruments d’une « politique » d’État substantiellement invariante, ou qui reste autonome dans son appréciation de la conjoncture. La guerre (ou plutôt les guerres, dont les caractéristiques changent avec les époques historiques) sont des formes dans lesquelles passe l’essence de la politique, et qui deviennent ainsi la forme même de sa réalisation, conformément à la dialectique de la « genèse immanente des différences » et de l’« objectivité de l’apparence ». En continuant la politique « par d’autres moyens », selon la formule célèbre, la guerre ne fait donc pas que l’exprimer : elle en transforme aussi le cours, les conditions, les acteurs.

Ce que, symétriquement, Lénine corrige chez Hegel, c’est l’idée d’une contradiction dialectique qui permettrait d’inscrire « l’absolu dans le relatif » indépendamment des conjonctures, et de la forme « contingente » qu’y assume la mobilisation des masses elles-mêmes : ainsi la traduction pratique de la dialectique historique n’implique pas seulement de lire Hegel à travers Marx, mais aussi à travers Clausewitz17. Ce qu’on pourrait énoncer, en coupant au plus court, de la façon suivante : non seulement il y a primat de la politique sur la guerre dans la guerre elle-même (ce qui veut dire que la lutte des classes ne cesse pas d’y produire ses effets, bien que « par d’autres moyens », « sous d’autres formes »), non seulement par conséquent la complexité de la lutte des classes excède toujours la « simplification » qu’impose le moment militaire, mais elle excède toujours aussi une représentation simplifiée, « duelle », de la lutte des classes elle-même. Penser la conjoncture (pour y intervenir), c’est récuser une double simplification du procès historique : celle qu’impose la guerre (ou plutôt celle qu’elle semble réaliser) en « écrasant » momentanément la politique de classe, et celle que lui opposent idéalement les marxistes « orthodoxes » (y compris ceux qui, telle Rosa Luxemburg, n’ont pas trahi leur camp) en se proposant simplement de substituer à nouveau la guerre de classes à la guerre nationale.

On peut observer la mise en œuvre de cette dialectique dans les textes de 1914-1915. La première « application » que fait Lénine de la formule clausewitzienne consiste à rattacher la scission du socialisme européen déterminée par la guerre (entre « chauvins », partisans de l’Union sacrée, et internationalistes) aux tendances préexistantes de la politique socialiste : c’est-à-dire à en faire une continuation du conflit entre l’aile réformiste et l’aile révolutionnaire du marxisme (indépendamment des questions de personnes)18. Cette « explication » constitue en fait une rationalisation rétrospective, comme si l’Union sacrée avait été prévisible. En ce sens elle reste évolutionniste. Elle va de pair avec l’idée que la « trahison » signale la présence dans le mouvement ouvrier d’un « corps étranger » inféodé à la bourgeoisie, et avec la théorie des « miettes » de l’exploitation impérialiste qui servent à corrompre l’aristocratie ouvrière. Elle présuppose donc implicitement qu’il existe une masse prolétarienne « pure », intrinsèquement hostile à la guerre, bien que le retournement des directions politiques et syndicales et les contraintes de la mobilisation l’aient momentanément atomisée et réduite à l’impuissance.

Avec l’élaboration systématique du mot d’ordre de « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire », un argument sensiblement différent se fait jour. Bien loin qu’il s’agisse là d’un pis-aller19, nous y verrons plutôt l’application rigoureuse de l’idée fondamentale que la guerre n’est pas une catastrophe, mais un processus, dont il importe d’analyser les contradictions spécifiques20. La comparaison avec Marx ou Engels est instructive : Lénine ne s’est pas intéressé (comme l’avaient fait ses prédécesseurs) au détail des opérations militaires, mais au fait que les masses sont dans la guerre. De l’idée d’une « guerre totale » ou « populaire », il retient que la guerre est le fait d’une société, et ne peut être réduite à l’affrontement des États. Ce qui permet d’affirmer que la guerre comporte d’emblée un double caractère : affrontement entre puissances impérialistes, mais aussi « utilisation » par chaque belligérant des forces de l’adversaire pour mater « son » propre prolétariat. Or ces forces sont elles-mêmes constituées en dernière analyse de masses prolétariennes ou prolétarisées. La durée de la guerre est un facteur décisif, qui entraîne non seulement l’aggravation des souffrances, mais la transformation des données objectives et subjectives du conflit. Si, comme dans toute guerre, le conflit exacerbe les haines nationales, il se produit dans une période de « maturité » du capitalisme. La guerre aura donc un double résultat : impliquer les masses dans la guerre, non pas comme un simple « objet » manipulable, mais comme une puissance qui va s’avérer incontrôlable à la longue. La contrainte militaire et l’impuissance des stratégies d’anéantissement rapide susciteront par contrecoup une formidable aspiration démocratique de masse, qui rendra impossible le rétablissement pur et simple de la « discipline » sociale et bourgeoise. Mais, dans le même temps, la tendance de l’impérialisme à se transformer en « capitalisme d’État », par la centralisation et la militarisation de la production, franchira le seuil décisif. Notons que s’introduisent ainsi les deux aspects qui constitueront l’unité de contraires de la dictature du prolétariat telle que Lénine la redéfinira dans les années 1917-192321. Notons également que c’est, en dernière instance, cette analyse de la « productivité » historique de la guerre en termes de forces sociales et de conflits sociaux qui justifie la conviction de Lénine qu’il est possible de faire pratiquement la guerre à la guerre, d’avoir sur elle une prise (et, pour ce qui le concerne personnellement, d’y « entrer » comme un facteur de perturbation de sa logique purement militaire), alors même que l’idéologie pacifiste (ou la version pacifiste de l’internationalisme) a fait la preuve de son impuissance.

Si l’on revient alors à l’angoissante question : comment la guerre pourrait-elle « produire » le socialisme, puisque le socialisme a été incapable d’empêcher la guerre ? On voit qu’elle comporte une réponse ouverte. Socialisation des économies et révolte latente des masses du front ou de l’arrière ne déterminent qu’une situation révolutionnaire, qui peut évoluer ou non dans le sens d’une rupture. C’est ici que devient capital le fait que la guerre a une histoire. Pour savoir quel type de « conscience de classe » la guerre peut susciter à partir de son contraire, il faut une analyse différentielle des divisions internes du prolétariat et de la façon dont elles évoluent. Il faut aussi prendre en compte les effets ambivalents du « sentiment national » en Europe. La position de principe (démocratique) en faveur du « droit des nations à disposer d’elles-mêmes » (dont l’appel à démanteler, au moins provisoirement, les empires multi-nationaux qui reposent sur les privilèges de caste d’une nation dominante) apparaît comme un moment politiquement incontournable de la transformation de la situation révolutionnaire en guerre civile anticapitaliste22.

Pour déterminer s’il y a ici chez Lénine autre chose qu’une dénégation du nationalisme comme phénomène de masse, on ne peut donc se contenter de relever sa critique brutalement réductrice du « patriotisme » (présenté comme le masque idéologique des intérêts impérialistes) et son refus d’entrer dans la casuistique des « agresseurs » et des « agressés » ; il faut suivre de près la transformation progressive du concept d’impérialisme lui-même. En particulier dans la discussion avec les tenants des thèses pacifistes et des projets de désarmement surgis au cours même de la guerre. À l’évidence, l’objection majeure de Lénine contre ces projets repose sur leur « partialité » européo-centriste. Laquelle se manifeste en pleine lumière dans les mots d’ordre wilsoniens. Les États-Unis d’Europe, montre Lénine, sont dans le moment actuel « ou bien impossibles ou bien réactionnaires », c’est-à-dire qu’ils représentent l’idée d’une transformation de la guerre impérialiste en « paix impérialiste »23, ou d’un nouveau partage du monde : continuation du processus engagé, sous l’apparence (qu’il dit « métaphysique ») d’une antithèse absolue entre paix et guerre. En fait la guerre européenne n’est pas purement « européenne », mais déterminée par une structure totale, ou mondiale, qui différencie irréversiblement les nationalismes. En Europe même on peut, de ce point de vue, identifier des situations de type colonial (témoin la révolution irlandaise de 1916).

Il est vrai toutefois que c’est seulement une fois rentré en Russie (après la révolution de Février) que Lénine a tenté réellement une « analyse de classe » du nationalisme de masse – en particulier du nationalisme paysan en Russie – c’est-à-dire du rapport de dépendance qui s’institue entre les masses et l’État national dans une situation de détresse. Encore ne l’a-t-il pas fait d’un point de vue « psychologique » – sans doute faute de concepts permettant de briser le face-à-face symétrique des idéologies de la « race » ou du « caractère national », et de celles de la « conscience de classe » – mais uniquement, de façon aporétique, en termes de composition sociale du bloc paysan ou petit-bourgeois. C’est pourquoi la question n’a finalement reçu aucune solution théorique, mais seulement des solutions tactiques successives (à commencer par celle que Lénine applique en 1917, face aux tenants du « jusqu’auboutisme révolutionnaire » et à ceux du « coup d’État » prolétarien24).

En conclusion, il apparaît que la guerre a profondément transformé la notion même de situation révolutionnaire. Elle n’est plus un postulat, lié à l’idée d’une « maturité » du capitalisme (et dont la guerre serait le symptôme), mais le résultat d’une analyse des effets de la guerre elle-même sur une structure mondiale différenciée, dans laquelle les pays « avancés » et « arriérés » coexistent et s’interpénètrent (ce qui est singulièrement le cas en Russie). C’est pourquoi, dans le même temps, Lénine a constamment maintenu la thèse d’une révolution mondiale, tenté de concevoir l’utilisation d’une « paix séparée » unilatéralement décrétée par le pays dans lequel les contradictions avaient atteint le point de rupture, comme un moyen d’agir sur l’ensemble des rapports de forces ; et cependant il n’a jamais admis, pour autant, l’idée du « socialisme dans un seul pays ». Qui plus est, il a cessé d’identifier la révolution, dans ces conditions, avec « l’instauration du socialisme ». La révolution en tant qu’elle résultait du fait de la guerre, était en un sens moins que le socialisme (expression de la révolte démocratique de masse, mouvement national, voire prolongement du capitalisme d’État), en un autre sens plus : immédiatement liée au projet communiste (même sous la forme d’un « communisme de guerre »). Bref : rupture historiquement surdéterminée, et point de départ d’une nouvelle dialectique, ce qui concorde avec la leçon tirée d’une lecture « pratique » de Hegel et Clausewitz.

Il faut cependant admettre que cette mutation intellectuelle n’est qu’une tendance, qui ne va pas sans mouvements contraires. Il n’est, pour s’en convaincre, que de relire dans cette perspective L’État et la Révolution25 par exemple : tentative pour réinscrire la singularité de la révolution russe dans une logique de l’universel, dont on peut considérer cependant comme symptomatique qu’elle demeure inachevée, non seulement à cause des circonstances et de leur urgence (« mieux vaut faire les révolutions que les théoriser »), mais peut-être aussi par suite de l’impossibilité interne du projet. Lénine « philosophe » avance, dès 1914, sur Lénine révolutionnaire, mais Lénine « théoricien » de la révolution ne cesse pas pour autant de retarder sur sa propre pratique.

Article initialement publié dans Les Philosophes et la Guerre de 14 (dir. Philippe Soulez), Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1988, p. 105-120. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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  1. Cf., en dernier lieu, la contribution de Moshe LEWIN (« Léninisme et bolchévisme à l’épreuve de l’histoire et du pouvoir ») au volume collectif Les aventures du marxisme, sous la direction de René Galissot, éd. Syros, Paris 1984. L’étude de Georges Haupt, « Guerre et révolution chez Lénine », à laquelle j’emprunterai des éléments essentiels, note d’emblée qu’un « clivage s’établit dans la pensée de Lénine avant et après 1914 » (aujourd’hui rééditée in G. HAUPT, L’historien et le mouvement social, Maspero, Paris 1980, p. 237-266). []
  2. Je citerai les Œuvres de Lénine d’après la traduction française courante : Éditions Sociales, Paris – Éditions en langues étrangères, Moscou, 1958 à 1976, 45 tomes plus deux volumes d’index. []
  3. Œuvres, tome 1. []
  4. Œuvres, tome 14. []
  5. Je ne considère pas comme tels les articles écrits par Lénine après la révolution pour susciter l’étude de la dialectique et du matérialisme, en prenant position dans les débats liés au Proletkult, aux ultimes soubresauts du conflit menchéviks-bolcheviks, aux premiers épisodes de la discussion sur la science et la technique, qui ont joué un rôle dans la formation de la philosophie soviétique. Cf. le livre anthologie de René ZAPATA, Luttes philosophiques en U.R.S.S., 1922-1931, P.U.F., 1983. []
  6. Cf. la préface de l’Institut du Marxisme-Léninisme près le Comité Central du P.C.U.S. pour le tome des Œuvres (contenant les « Cahiers philosophiques » de 1914-1915), p. 12 : « Autant qu’on peut en juger, les matériaux de travail des Carnets de philosophie attestent que Lénine avait l’intention d’écrire un ouvrage spécial sur la dialectique matérialiste, mais il n’a pu réaliser son dessein (…) L’étude de ce grand ouvrage (sic) est d’une haute importance pour bien assimiler la philosophie marxiste-léniniste, base théorique du communisme scientifique ». []
  7. Cf. l’importante Introduction (datée de 1935) de H. LEFEBVRE et N. GUTERMAN à leur édition des Cahiers sur la dialectique de Hegel, rééd. Gallimard 1967 (coll. « Idées »), dont les thèmes sont repris dans H. LEFEBVRE, Pour connaître la pensée de Lénine, Bordas, Paris 1957. Il semble que H. L. ignore l’existence des notes sur Clausewitz. []
  8. Œuvres, tome 22. []
  9. « À propos du mot d’ordre de désarmement » ; « Pacifisme bourgeois et pacifisme socialiste » ; « Un tournant dans la politique mondiale », Œuvres, tome 23. []
  10. Cf. la « brochure de Junius » : Rosa LUXEMBURG, Die Krise der Sozialdemokratie, 1916, in Gesammelte Werke, Dietz Verlag Berlin 1974, Band 4, p. 49 sv. (tr. fr. R.L., La crise de la social-démocratie, Editions La Taupe, Bruxelles 1970). Comparer avec Lénine, « La situation et les tâches de l’Internationale socialiste », Œuvres, tome 21, p. 29 sv. La critique de Lénine à Rosa Luxemburg, « À propos de la brochure de Junius », figure dans Œuvres, tome 22. []
  11. Le Développement du capitalisme en Russie, 1899, Œuvres, tome 3 ; Thèses sur la question nationale, 1913, Œuvres, tome 19 ; La faillite de la IIe Internationale, 1915, Œuvres, tome 21. []
  12. Cf. mon commentaire dans E. BALIBAR, Sur la dictature du prolétariat, Maspero, Paris 1976, p. 131 sv., et surtout celui de Robert LINHART, Lénine, les paysans, Taylor, Ed. du Seuil, Paris 1976. []
  13. Les notes de Lénine sur Clausewitz ont été publiées en 1930 dans le Leninskij sbornik (Recueil Lénine), tome 12. Editions allemande par Otto BRAUN (ancien délégué du Komintern en Chine pendant la Longue Marche) : W.I. LENIN, Clausewitz’ Werk « Vom Kriege », Verlag des Mnisteriums für Nationale Verteidigung, Berlin 1957. Raymond ARON (Penser la guerre, Clausewitz, Gallimard 1976, tome 2, p. 62 sv.) cite une traduction française que je n’ai pu me procurer : dans Berthold C. FRIEDL, Les Fondements théoriques de la guerre et de la paix en U.R.S.S., Paris, Ed. Médicis, 1945). []
  14. Cf. Charles ANDLER, Le Pangermanisme philosophique, Paris 1913. []
  15. Dans son commentaire (ouvr. Vit. P. 61 sv., 213 sv., 330 sv.) Raymond Aron note le lien étroit des annotations de Lénine sur Clausewitz avec une réflexion sur la dialectique, mais il en restreint lui-même la portée en considérant que la « fusion » opérée par Lénine de thèmes marxistes et clausewitziens revient à faire de la guerre l’instrument de la révolution, auquel s’applique une « souplesse » d’utilisation tactique. La lecture que je propose est différente. Ceci dit R. Aron soulève à juste titre la question des limites de l’analyse léniniste du nationalisme. Et il réfute en toute clarté les assimilations de l’interprétation de Clausewitz par Lénine et par les précurseurs du national-socialisme, en particulier Ludendorff, sottise toujours développée sous de plus ou moins savants atours (Cf. Ch. ROIG, La grammaire politique de Lénine, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1980). []
  16. « Appliquée aux guerres, la thèse fondamentale de la dialectique (…) c’est que « la guerre est un simple prolongement de la politique par d’autres moyens » (plus précisément, par la violence). Telle est la formule de Clausewitz, l’un des plus grands historiens militaires, dont les idées furent fécondées par Hegel. Et tel a toujours été le point de vue de Marx et d’Engels, qui considéraient toute guerre comme le prolongement de la politique des puissances – et des diverses classes à l’intérieur de ces dernières – qui s’y trouvaient intéressées à un moment donné » (LENINE, La Faillite de la IIe Internationale, Œuvres, tome 21, p. 222-223). On trouvera d’autres références explicites à Clausewitz dans Œuvres, tome 21, p. 314 ; tome 24, p. 408-409, p. 412 (La guerre et la révolution, mai 1917). []
  17. Cf. Bertolt BRECHT, Mè Ti, Livre des retournements (tr. fr. Paris 1978) p. 53 : « En s’appuyant sur la grande méthode qu’ont enseignée les maîtres Hü Yeh et Ka Meh, on parle trop du caractère périssable de toutes choses », disait Mè Ti en soupirant. « Beaucoup considèrent ce langage comme déjà très subversif. Ce caractère périssable des choses est dans leur bouche une menace à l’adresse des gouvernants. Mais c’est mal appliquer la grande méthode. Elle exige que l’on parle de la manière dont certaines choses peuvent être amenées à périr. » []
  18. Cf. La Faillite de la IIe Internationale, cit., p. 243 sv. ; L’opportunisme et la faillite de la IIe Internationale, Œuvres, tome 22, p. 115 sv. []
  19. C’est, entre autres, l’interprétation de Marc Ferro : « Lénine, ne pouvant s’opposer au courant (= patriotique) propose (sic) la transformation de la guerre européenne en guerre civile » (article Première Guerre Mondiale, Encyclopaedia Universalis). On préférera l’analyse minutieuse par Georges Haupt (art. cité p. 251 sv.) de la genèse de ce mot d’ordre fondé sur la double analyse de la conjoncture et des transformations structurelles de l’impérialisme dans la guerre. []
  20. Je résume ici le sens des analyses contenues dans le tome 23 des Œuvres, notamment p. 20 sv ; p. 84 sv. ; p. 150 sv. ; p. 193 sv. ; p. 226 sv. ; p. 288 sv. On ne peut que remarquer à quel point, dans l’utilisation « dialectique » qu’il fait du Vom Kriege (ou plutôt de sa fameuse « formule ») Lénine est ici plus réellement clausewitzien que les stratèges (Foch, Schlieffen) qui s’en réclament (cf. R Aron, ouvr. Cit., p. 28 sv.). []
  21. Cf. mon livre cité, Sur la dictature du prolétariat, et pour une mise au point récente mon article « Dictature du prolétariat » dans le Dictionnaire critique du marxisme, dir. G. Labica et G. Bensussan, P.U.F., 2e édition, 1985. []
  22. Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes (1916), Œuvres, tome 22, p. 344 sv. []
  23. Cf. Oeuvres, tome 21, p. 351 sv. (À propos du mot d’ordre des États-Unis d’Europe) ; tome 23, p. 212 (Pacifisme bourgeois et pacifisme socialiste). []
  24. Cette double critique est au cœur des « thèses d’avril » (cf. Œuvres, tome 24, p. 9 sv., et p. 47 sv. : Les tâches du prolétariat dans notre révolution ; ainsi que p. 156 sv. : projet de résolution sur la guerre.). []
  25. Œuvres, tome 25. []
Étienne Balibar