Peu après le début de la deuxième partie du film de compilation épique de Chris Marker, Le fond de l’air est rouge (1977), on assiste à un des grands actes de montage de l’histoire du cinéma. Après une longue séquence d’images d’archives présentant les chars soviétiques libérant Prague de l’occupation Nazi en 1945, la scène bascule 24 ans plus tard dans la même ville, où les mêmes chars sont de retour, cette fois non pas pour la libérer, mais pour écraser les aspirations politiques suscitées par le Printemps de Prague. Marker se focalise alors sur la scène emblématique de cet événement. Les citoyens tchèques et les journalistes se rassemblent autour d’un soldat de l’armée rouge qui sort, hébété, d’un char et l’implorent de ne pas participer à l’invasion. Tous se réunissent autour du jeune homme stupéfait de l’attention qu’on lui porte soudainement et font appel à son sens de la solidarité, tâchant de percer le voile de l’incompréhension par les quelques mots qu’ils connaissent en russe – « camarade ! Frère ! » entend-on depuis la foule.
Tout à coup, Marker opère une coupe qui transcende les nations, les époques et jusqu’aux genres cinématographiques. Il transporte le spectateur des rues de Prague à un gros plan du marin Vakoulintchouk, héros du film d’Eisenstein Bronenosets Potyomkin (Le cuirassé Potemkine, 1925) engagé dans une harangue passionnée, dont le contenu est révélé par une autre coupe qui fait apparaître l’un des plus célèbres cartons du cinéma muet en cyrillique sur l’écran : le mot « Bratie ! » (« Frères! »). Soudain, Marker coupe de nouveau. Retour à la scène originelle : le soldat russe, lointain descendant de Vakoulintchouk fixe la caméra braquée sur son visage plongé dans la perplexité par la phase historique qu’il vient juste de traverser (images 1 – 4).
La résonance instaurée entre ces deux moments historiques – d’abord une Union Soviétique à l’avant-garde de la révolution politique et esthétique, puis le même pays devenu quatre décennies plus tard superpuissance oppressive se retournant contre un voisin plus faible – frappe comme un éclair. Chaque extrait de Potemkine inséré dans cette séquence ne dure en effet pas plus d’une seconde. Le montage opère ainsi au seuil de la perception et le spectateur a à peine le temps d’en enregistrer l’effet que la scène est déjà finie et qu’il se trouve renvoyé à la scène originelle comme si rien ne s’était passé.
La notion d’ « image dialectique » développée par Walter Benjamin en plusieurs endroits du cahier N du Livre des passages (« Réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès ») s’impose irrésistiblement comme cadre conceptuel pour saisir l’effet de cette séquence. Dans la mesure où il en délivre la signification générale, le passage numéroté N2a,3 mérite d’être intégralement cité :
Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent avec le passé est purement temporelle, continue, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant présent est dialectique : ce n’est pas quelque chose qui se déroule, mais une image saccadée. Seules des images dialectiques sont des images authentiques (c’est-à-dire non archaïques) ; et l’endroit où on les rencontre est le langage1.
L’image dialectique est ainsi caractérisée comme un télescopage fulgurant du passé et du présent formant une constellation éphémère et fugace dont le sens ou l’affect potentiel demeure insaisissable, tangent et polysémique. Cette notion reste certes dans l’orbite de la théorie dialectique, mais dans la mesure où elle définit l’image de façon aporétique comme « dialectique à l’arrêt », elle tend à subvertir la tradition de Hegel et Marx. Plus loin dans le Livre des passages, Benjamin va en effet jusqu’à en étendre le concept à la dialectique de l’histoire. Ainsi :
Lorsque la pensée s’immobilise dans une constellation saturée de tensions, apparaît l’image dialectique. […] Il faut, en un mot, la chercher là où la tension entre les contraires dialectiques est la plus grande. L’objet même construit dans la présentation matérialiste de l’histoire est donc l’image dialectique. Celle-ci est identique à l’objet historique ; elle justifie qu’il ait été arraché par une explosion au continuum du cours de l’histoire2.
Il est difficile de dater précisément ces passages au sein d’un travail qui a occupé Benjamin de 1927 à sa mort prématurée en 1940. Cependant, le concept d’image dialectique sous-tend la méthode historique élaborée dans les Thèses sur le concept d’histoire. Le théoricien critique allemand y développe une vision idiosyncratique du matérialisme historique, qui, par opposition au « temps homogène et vide » de l’historicisme progressiste de la Social-Démocratie, conçoit « le présent comme “à-présent” dans lequel se sont fichés des éclats du temps messianique3. » Dans ce temps messianique, en effet, « l’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance4. »
Or, le concept d’image dialectique ne fait pas seulement l’objet d’un exposé théorique dans le Livre des passages, il en imprègne toute la structure formelle. Le texte se compose en effet d’un collection gargantuesque de brefs extraits de la main de Benjamin ou de citations tirées d’autres sources et forme ainsi une constellation s’apparentant à un code alphanumérique élaboré. Benjamin avoue lui-même que la libre association de passages ténus et évocateurs relève de la méthode du « montage littéraire5». Or, étant donnée la discussion du travail de Dziga Vertov menée dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, il est probable que le montage pratiqué par le cinéaste soviétique ait influencé de manière décisive l’usage benjaminien de cette méthode comme technique littéraire6. Si cette hypothèse s’avérait juste, il nous faudrait contredire Benjamin, pour qui le langage est le seul lieu où se rencontrent des images dialectiques, et reconnaître que celles-ci se trouvent également (voire surtout), au cinéma.
Or, plus encore que chez Vertov, l’œuvre multiforme de Chris Marker semble animée d’une pratique du montage fondée sur l’image dialectique. L’idée selon laquelle ce concept constituerait une référence consciente de Marker est sujette à discussion, mais on peut souligner que, lors d’un entretien donné en 1999 au journal Libération sous l’identité de son avatar Guillaume le Chat, le réalisateur affirme de son CD-Rom Immemory que :
C’est un peu le projet qu’avait Walter Benjamin dans Passagenwerk : s’attacher à des détails, à des choses infimes que dédaignent les historiens et les sociologues, et par leur maillage arriver au portrait d’une époque, avec la symbolique du passage comme on la trouve chez Aragon ou Cortazár…mais je ne dois pas en dire trop, ou je vais me faire taper7.
La séquence du Fond de l’air est rouge que nous avons évoquée est un exemple remarquable des différentes façons dont Marker, dans ses films et travaux multimédias, crée des « constellations » (ou « passages »), au sens benjaminien de ces termes, entre le passé et le présent. Les résonances ne se produisent en effet pas seulement entre son film et celui d’Eisenstein – entre les années 1920 révolutionnaires et les échos de la décennie 1960-1970 – mais aussi entre les différentes parties de son propre travail. L’épisode du Printemps de Prague en particulier renvoie à la séquence d’ouverture du Fond de l’air est rouge, laquelle constitue un véritable tour de force de montage frénétique.
Marker y juxtapose, en guise d’introduction au projet plus large de rétrospective des luttes politiques des années 1967-1977 que représente le film, des images contemporaines de manifestations tournées à travers le monde en 16mm avec un certains nombres de passages clés du Cuirassé Potemkine. En dépit des différences esthétiques entre ces deux œuvres, il est clair que Potemkine représente pour Marker une référence iconographique privilégiée.
La séquence commence sur une voix off, celle de Simone Signoret. Admettant qu’elle n’a pas vu Potemkine lors de sa sortie (elle était trop jeune à l’époque), l’actrice se souvient cependant de certains passages tels que « le plan de la viande avec les vers », « la petite tente dans laquelle est couché le mort » et « un grand marin moustachu qui criait un mot qui s’étalait en lettres énormes sur toute la largeur de l’écran : frères ! » Pendant qu’elle parle, des scènes du film défilent à contretemps : on voit entre autres l’image sépia d’un officier furieux, une bâche recouvrant progressivement les marins, le peloton d’exécution brandissant des fusils, le regard d’acier de Vakoulintchouk. Ce n’est que lorsque Signoret prononce le mot « Frères ! » que l’image et le son se synchronisent, le carton « Bratie ! » apparaissant alors à l’écran d’une manière qui anticipe sur son utilisation dans la séquence suivante, celle du Printemps de Prague. Une résonance s’opère ainsi entre deux scène séparées par près de deux heures de film.
Que faut-il dès lors entendre ici par « résonance »? C’est sans doute le cinéaste arménien Artavazd Pelechian qui a le mieux théorisé ce phénomène. Dans un texte sur son propre travail, il oppose sa technique du « montage à distance » (aussi appelé « montage à contrepoint ») à ce qu’il appelle le « montage classique » de Vertov ou d’Eisenstein. Alors que ses prédécesseurs se concentrent sur « la relation réciproque de scènes juxtaposées » de manière à générer « sens, appréciation, conclusion » dans une même séquence, « l’essence même et l’accent principal du montage résid[e] pour [Pelechian] moins dans l’assemblage des scènes que dans la possibilité de les disjoindre, non dans leur juxtaposition mais dans leur séparation. » Soit deux éléments de montage : là où, conformément à ce qu’il appelle la « résonance visuelle (obraznoe zvoutchanie) », Vertov ou Eisenstein les auraient synthétisé en un système esthétique, Pelechian cherche au contraire à « les séparer en insérant entre eux un troisième, cinquième, voire dixième élément ». C’est donc par « l’intermédiaire de nombreux maillons » entre deux plans situés à distance l’un de l’autre que le cinéaste arménien parvient à exprimer le sens de sa séquence d’une manière « bien plus forte et plus profonde que par collage direct. » L’expressivité du film devient ainsi « plus intense et [sa] capacité informative […] prend des proportions colossales8. » Les parallèles avec le travail de Marker sont ici frappants, et pourtant les deux réalisateurs ont développé leurs systèmes esthétiques indépendamment l’un de l’autre – Pelechian n’a en effet été « découvert » en France qu’en 19839, et Marker, malgré sa profonde connaissance du cinéma soviétique, ne le mentionne dans un aucun de ses films ni dans aucune de ses déclarations publiques. La profonde affinité entre leurs travaux respectifs a cependant été reconnue par le cinéaste français – quoique indirectement – lorsqu’il inclut des films de Pelechian dans la carte blanche qu’il a reçu de la cinémathèque française en 199810.
Mais revenons au Fond de l’air est rouge. Alors que la séquence d’ouverture se poursuit, Marker opère une coupe qui fait apparaître des mains faisant le signe de la paix sur fond de ciel bleu. L’image est dorénavant en couleur et la scène est à l’évidence beaucoup plus proche de l’époque du film. Sur la bande son, les souvenirs de Signoret laissent place à un enregistrement de la composition de Luciano Berio « Musica notturna nelle strade di Madrid. » Démarre alors une séquence de trois minutes régulièrement entrecoupées de scènes de manifestation ou de révoltes politiques extraites du film d’Eisenstein ou d’images contemporaines tournées à Cuba, au Mexique, en France, en Italie, au Japon ou ailleurs. Les résonances entre ces deux types d’image abondent : des personnes en deuil participent à une procession funéraire publique et essuient les larmes qui coulent sur leurs visages, des orateurs haranguent la foule, des femmes interpellent des officiers de police, des manifestants déterminés brandissent leurs poings serrés en signe de défi. L’affinité entre ces images est visuellement accentuée par le fait que les scènes documentaires tournées en 16mm sont traitées avec un film monochromatique teinté, ce qui leur confère une ressemblance frappante avec la bobine dont sont extraits les passages de Potemkine.
Le point culminant de cette séquence à couper le souffle qui voit défiler 112 plans de 2 secondes 05 en moyenne (cartons inclus) en 3 minutes 50, survient lorsque Marker fait résonner des images de la répression tsariste des manifestants d’Odessa avec des actes similaires de répression contemporaine : la police encercle de matraques des manifestants non armés, les menace de leurs fusils, les moleste, et, plus choquant encore, les laisse le visage ensanglanté ou gisants mort sur le sol alors que leurs camarades fuient de terreur. La séquence s’achève alors brusquement, et Marker établit une autre résonance entre images d’archive et images contemporaines (de la fin des années 1970) en transportant le spectateur vers les escaliers d’Odessa devenus attraction touristique (un des rares sites dans le monde à avoir acquis sa renommée simplement grâce à un film). Cependant, lorsqu’une résonance s’impose avec les images documentaires qui parcourent le reste du film, des extraits de Potemkine apparaissent fugitivement à l’écran – selon une technique dont la séquence du Printemps de Prague déjà évoquée représente l’exemple le plus frappant.
Dans cette perspective, il convient de se demander pourquoi un tel rôle revient au film d’Eisenstein. Potemkine réapparaît en effet dans le travail de Marker en 1993, dans le film-essai Le tombeau d’Alexandre, dont une scène clé en forme de commentaire de la capacité d’Eisenstein à distendre un mouvement de 30 secondes en une séquence filmique de sept minutes nous renvoie une fois de plus aux marches d’Odessa. Dans ses efforts de montage historique, Godard fait lui aussi un large usage de Potemkine, dont il extrait souvent les mêmes passages que Marker11. Il est cependant peu probable que ce dernier partage le point de vue, énoncé par Godard à l’occasion des nombreux entretiens qui ont accompagné la sortie d’Histoire(s) du cinéma, selon lequel les grands réalisateurs ont le don de prévoir inconsciemment les événements à venir par les images qu’ils produisent. Alors qu’il frayait sa voie au travers des archives, Marker semble plutôt avoir continuellement aperçu de nouvelles résonances avec le travail d’Eisenstein, pour cette simple raison que le talent du réalisateur soviétique lui permettait de puiser dans le caractère intemporel d’une certaine iconographie de la révolte politique. Transposant le concept élaboré par Alain Badiou d’invariants communistes12 sur le plan visuel, on pourrait dire que le recours markerien à Eisenstein montre avant tout que les mêmes gestes, les mêmes mouvements, les mêmes motifs se répètent tout au long de l’histoire de la lutte de classe.
Le réalisateur reconnaît que Le fond de l’air est rouge obéit à une structure remarquablement polyphonique dans un document précieux quoique rare : sa préface au « script » du film publié aux éditions Maspero en 1978. Il commence par souligner que les deux types d’images contemporaines qu’on trouve dans le film – extraits de films militants et images de télévision recueillies via un accord de co-production – constituent deux exemples de « refoulés ». Qu’il s’agisse « d’images qui traînent au fond de nos boîtes après chaque film terminé » ou de « séquences montées qui à un certain moment disparaissent du montage », le premier type comprend « notre refoulé en images »13. Le second type de plans concerne quant à lui des images qui, quoique « parfaitement utilisées, montées, émises » furent néanmoins refoulées par le fait que, montrés à la télévision, elles étaient « immédiatement absorbés par les sables mouvants sur lesquels s’édifient ces empires : balayage de l’événement par un autre, substitution du rêvé au perçu, et chute finale dans l’immémoire collective. » La tâche que s’assigne Marker consiste dès lors à créer des « hypothèses de travail » capables de « faire agir l’une sur l’autre ces deux séries de refoulés »14.
Pessimiste, le réalisateur suggère que le destin de la vague révolutionnaire des années 1960-1970 fut scellé dès 1967 par l’essoufflement de l’énergie dépensée par les masses aux premières heures de la Révolution culturelle et l’échec de la gauche révolutionnaire au Venezuela. D’une analogie saisissante, il compare les événements de 1968 (à Paris, Prague, Mexico ou ailleurs) à la boule de bowling de Boris Karloff qui, dans Scarface, réussit à renverser les quilles alors même qu’il vient d’être abattu. Marker voit cependant la valeur des mouvement radicaux de cette période dans leur aptitude au dialogue : « Et puis, surtout il y a ce dialogue enfin possible entre toutes ces voix que seule l’illusion lyrique de 68 avait fait se rencontrer un court moment15. » Mais en 1978, on assiste au retour d’une « monophonie triomphaliste », si bien que l’enjeu du montage est alors de « restituer […] à l’histoire sa polyphonie » et de mettre en place un « dialogue imaginaire » susceptible de « créer une troisième voix produite par la rencontre des deux premières et distinctes d’elles. » À la question de savoir si cette méthode est dialectique, Marker répond modestement qu’il « ne [se] vante pas d’avoir d’avoir réussi un film dialectique. »16
Pourtant, avec le Fond de l’air est rouge – que l’on peut considérer comme un projet multimédia consistant à la fois en un film et en un livre – il venait d’offrir par l’usage du montage-résonance, non seulement un monumental exemple pratique d’image dialectique mais aussi un exposé théorique estimable de cette approche.
Postscript
M’efforçant de dégager l’armature conceptuelle des structures du montage de l’œuvre serrée de Marker, j’ai tiré parti du travail de Walter Benjamin et d’Artavazd Pelechian. Mais il est une source alternative qui aurait sans doute produit des résultats théoriques tout aussi riches : les écrits d’André Bazin. Dans ce qui constitue la réponse la plus connue à la Lettre de Sibérie (1958) de Marker, Bazin souligne le renversement radical des hiérarchies esthétiques à l’œuvre dans le développement markerien du film-essai. Chez les autres réalisateurs de documentaires, même ceux qui sont politiquement engagés, explique Bazin, l’image est privilégiée comme « matière première du film » dans laquelle « l’orientation est donnée par […] le montage, le texte achevant d’organiser le sens ainsi conféré au document17. » Chez Marker au contraire, « la matière première c’est l’intelligence, son expression immédiate la parole, et […] l’image n’intervient qu’en troisième position en référence à cette intelligence verbale. » Par opposition au « montage traditionnel qui se joue dans le sens de la longueur de la pellicule par la relation de plan à plan », Bazin qualifie l’approche « absolument neuve » de Marker de « montage horizontal ». Or dans ce dernier « l’image ne renvoie pas à ce qui la précède ou à ce qui la suit, mais latéralement en quelque sorte à ce qui en est dit. » Commentant la célèbre séquence de la scène de rue dans Irkoutsk où la même image trois fois répétée est accompagnée de commentaires politiques contradictoires (deux points de vue politiquement opposés, médiatisés par une synthèse censément objective) Bazin conclut que « l’opération à laquelle nous avons assisté est donc exactement dialectique », puisqu’elle a « consisté à envoyer sur la même image trois faisceaux intellectuels différents et à en recevoir l’écho. »18
Deux points semblent ici problématiques. Premièrement, il est étrange que le théoricien français reproduise, sans doute inconsciemment, l’opposition eisensteinienne entre montages « horizontal » et « vertical ». Mais les rôles sont ici inversés. Pour Eisenstein en effet, le montage horizontal consiste à ordonner séquentiellement les images et à établir ainsi des relations entre plans juxtaposés dans le temps, alors que le montage vertical renvoie aux effets de montage simultanés, tels que le montage « à l’intérieur du cadre », générés par la coprésence de différents niveaux d’actions ou par l’usage contrapuntique du son relativement à l’image. De son côté, Bazin conçoit l’articulation séquentielle des prises comme étant « verticale » et le rapport entre les différents composants d’un élément audiovisuel comme étant « horizontal ». Ce renversement est pour le moins étrange et – quoiqu’il s’agisse là de pure spéculation – peut sans doute être expliqué par la différence de rapports physiques qu’Eisenstein et Bazin entretiennent respectivement à la pellicule. En tant que réalisateur, l’expérience d’Eisenstein sur le banc de montage repose largement sur un contact horizontal à la pellicule ; par contraste, l’expérience (bien moins directe) qu’en fait Bazin, en tant que spectateur et critique qui la voit défiler sur l’écran, est verticale.
On peut ensuite souligner que le théoricien français évoque « l’écho » produit par le montage dans Lettre de Sibérie. Quoiqu’il ne développe pas ce point dans son article (ni dans aucun autre), l’usage du terme anticipe de manière frappante sur la notion de « résonance visuelle » thématisée dans la théorie péléchianienne du montage-distance, et présente en outre de fortes similitudes avec le concept benjaminien d’image dialectique (inconnu de Bazin). On peut en conclure que des résonances se produisent et que des images dialectiques se forment non seulement entre et dans les films, mais aussi entre et dans les théories du film.
Texte originalement paru sous le titre “Montage as Resonance: Chris Marker and the Dialectical Image” dans Senses of cinema, n° 64, septembre 2012.
Traduit de l’anglais par Marie Suveran et Frédéric Monferrand
- Walter Benjamin, Paris, capitale du XIX° Siècle. Le livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Les éditions du Cerf, 1993, p. 478-479 [↩]
- Ibid., p. 494. [↩]
- Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » in Œuvres III, trad. M. De Gandillac, R. Rochlitz et P.Rusch, Paris, Folio-Gallimard, 2000, p. 443. [↩]
- Ibid., p. 430. [↩]
- Walter Benjamin, Paris, capitale du XIX° Siècle. Le livre des passages, op. cit., p. 476. [↩]
- Voir Walter Benjamin, « L’ Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » in Œuvres III, op. cit., p. 294-298. [↩]
- « Tranche d’immémoire », entretien avec Guillaume le Chat (alias Chris Marker), Libération, 8 janvier 1999. [↩]
- Artavazd Pelechian, « Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance », trad. B. Balmer-Stutzl in Trafic, n° 2, P.O.L, Printemps 1992, p. 97. Pour de plus amples développements sur ce point, voir Daniel Fairfax “Greats Directors: Artavazd Pelechian”, in Senses of Cinema, n° 62, 2012. [↩]
- Notamment grâce à un article de Serge Daney dans Libération. Voir Serge Daney, « À la recherche d’Arthur Pelechian », Libération, 11 août 1983, repris dans Patrice Rollet, Jean-Claude Biette et Christophe Manon (dir.), La maison cinéma et le monde v. II, Paris, P.O.L, 2002, p. 410-413. [↩]
- Voir Jean-Michel Frodon, « L’esprit de la chouette dans l’ombre des grands boulevards », Le monde, 8 janvier 1998. [↩]
- Voir en particulier les films Les enfants jouent à la Russie (1993), Histoire(s) du cinéma (1988-1998), Notre musique (2004) et Film socialisme (2010) [↩]
- Voir Alain Badiou, L’hypothèse communiste, Paris, Lignes, 2009. [↩]
- Le fond de l’air est rouge. Scènes de la troisième guerre mondiale 1967-1977. Textes et descriptions d’un film de Chris. Marker, Paris, Maspero, 1978 p. 5. [↩]
- Ibid. [↩]
- Ibid., p. 6. [↩]
- Ibid., p. 6-7. [↩]
- André Bazin, « Lettre de Sibérie » in Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague (1945-1958), Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1998, p. 258-259. [↩]
- Ibid., p. 259-260. [↩]