Le photographe, cinéaste, théoricien de la culture et militant politique, Allan Sekula, était l’un•e des intellectuel•le•s marxistes les plus remarquables de sa génération. Auteur de livres pionniers de l’histoire de la photographie, il a produit des expositions, des livres et des vidéos qui ont transformé les genres établis. Vers la fin de sa vie, il a coréalisé un documentaire récompensé par plusieurs prix, et était reconnu pour l’éventail imposant de ses sujets d’intérêt, son intelligence critique et son engagement politique sans relâche. Il maîtrisait aussi bien le cinéma que la littérature et l’histoire sociale, et il aimait autant débattre de l’économie coréenne et des conditions de travail dans le monde, qu’il aimait critiquer l’art contemporain; il était aussi à l’aise avec des dockers qu’avec des professeurs. Il prenait beaucoup de plaisir à voyager (en bateau et par avion) et, au moment où sa maladie lui offrait un peu de rémission, il a immédiatement réservé une demi-douzaine de voyages. L’ampleur de ses connaissances était tout à fait étonnante, même si sa conversation, comme la pieuvre qui le fascinait, dérivait souvent vers la mer. Sekula est né près du lac Erié en Pennsylvanie et a grandi dans le port de San Pedro en Californie, où il a passé ses premières années comme un rôdeur des quais; il était un nageur incroyablement fort, qui surfait les vagues sans planche avec Stan Weir, le docker, marin et célèbre organisateur trotskiste. Il est là Allan, le nez dépassant de peu les ondulations de l’eau, faisant un clin d’oeil à l’objectif dans Dear Bill Gates (1999).
Au cours des années 1990, la mer apparaissait de plus en plus souvent dans ses travaux. Depuis cette période, il a entrepris une étude prolongée de l’économie maritime et de ses représentations ; il a voyagé sur un bateau cargo sur tout le Passage du Milieu (Middle Passage), et il a navigué sur le Global Mariner, le bateau d’information de la Fédération internationale des ouvriers du transport. Les deux longs essais de Fish Story donnent une indication sur la profondeur de cet engagement : ils portent sur la représentation de la mer aussi bien dans la peinture néerlandaise que dans le minimalisme et Hollywood. Tout cela s’accompagne de réflexions sur des sujets étonnants de diversité : la transformation des représentations néerlandaises panoramiques liant la mer et la terre ; le thème du bateau errant dans les œuvres de Turner et Conrad ; la figure du marin et le thème de la mutinerie dans le cinéma, la littérature et la photographie modernistes ; les fantasmes creux de Hollywood sur la mer ; le bateau en tant que machine ; Popeye ; tout comme les océans dans l’imaginaire culturel des intellectuel•le•s de gauche et des responsables militaires. Ceci est typique de son imagination débordante, forgée par un montage moderniste : il y avait toujours une autre connexion à faire et une référence supplémentaire à ajouter. Parfois, il trouvait difficile d’arrêter la propulsion dialectique de ses propres pensées. Moby Dick lui a fourni son paradigme.
Sekula est entré à l’Université de Californie à San Diego (UCSD) au début des années 1970, avec l’intention d’étudier la biologie marine, avant de décider d’étudier les arts visuels. À cette époque, l’UCSD était un centre bouillonnant d’activité intellectuelle : il y a pris des cours d’art avec John Baldessari et David Antin ; Herbert Marcuse lui a enseigné la philosophie, et Manny Farber le cinéma ; il débattait avec les élèves de Fredric Jameson. En collaboration avec deux jeunes professeurs (Fred Lonidier et Phil [devenu Phel] Steinmetz), et des élèves partageant ses points de vue – comme Martha Rosler et Steve Buck – il a commencé à déconstruire/reconstruire [spanner] la photographie. Plus tard, il réalisera une image mémorable d’une clé anglaise [spanner], comme un reflet lointain de l’outil qu’il a utilisé à l’époque pour mener cette tâche.
Au milieu des années 1970, un projet photo et un essai ont marqué son émergence publique. Constitué de photographies en noir et blanc, de textes et de deux entretiens filmés, Aerospace Folktales (1973) est une étude plus ou moins romancée de l’effet du chômage sur un ingénieur de l’aérospatial et sa famille – le père de l’artiste, sa mère et ses frères et sœurs. Il a dit de cet œuvre :
J’utilise des éléments “autobiographiques”, mais j’adopte une certaine distance fictive et sociologique pour atteindre un certain degré allégorique.
Les agissements des participant•e•s vis-à-vis de la caméra et les différents points de vue offerts par le texte et les entretiens impliquent que Aerospace Folktales devrait être considéré comme l’un des premiers documentaires performatifs. Écrit dans le ton militant de l’époque, « Dismantling Modernism: Reinventing Documentary (Notes on the Politics of Representation) », qui date de 1978, constitue une critique cinglante du modernisme photographique bureaucratique qui dominait les musées d’art et les magazines ; l’essai présentait au premier plan le travail du groupe de San Diego sous la forme d’un manifeste pour une pratique alternative. Il est désormais considéré comme une déclaration pionnière sur la biopolitique. Le travail de Sekula a constamment évolué tout en se développant, mais son engagement pour le réalisme documentaire et son positionnement politique de classe n’ont jamais faibli. Tout au long de sa vie, il est resté opposé à la « science lugubre » (dismal science, terme utilisé par l’historien britannique Carlyle au 19e siècle pour demander la réintroduction de l’esclavage dans les caraïbes, NDLR).
Sekula est l’un des premiers à explorer sérieusement « l’invention du sens photographique ». En partant du postulat que la compréhension de la photographie passe par un apprentissage, les études réunies dans Photography Against the Grain: Essays and Photoworks 1973–1983 (1984) examinent la circularité herméneutique de la photographie. Il y soutenait que cet art n’a pas de contenu spécifique : elle a plutôt été suspendue entre ce qu’il appelait « les fantômes bavards de l’art bourgeois et de la science bourgeoise qui hantent la photographie depuis sa naissance. » Les stars de la photographie hésitent entre l’émotivité expressive et l’observation d’apparence objective, et optent souvent pour un mélange de ces deux perspectives incompatibles. En oscillant entre le plaisir optique et la vérité visuelle, entre le positivisme et la métaphysique romantique, la photographie semble flotter, dériver avec les vagues.
Il pensait que les rapports avec la production industrielle constituaient la principale source de ces flottements et courants. La puissance de l’analyse proposée par Sekula vient de son refus de fixer le sens de la photographie dans les coordonnées de cet horizon sémantique, en préférant se focaliser sur le mouvement et le processus, sans pour autant envisager la polysémie comme une forme de libération. Parce que la prétention à la neutralité de l’observation peut se mettre au service de toutes les dominations politiques, il considérait que l’art photographique offrait une couverture idéologique à la société industrielle et au travail aliéné dans la mesure où elle semblait donner un visage humain aux techniques de destruction. En parcourant le cercle herméneutique, il démontre combien l’ultra-esthète Alfred Stieglitz et le réformiste-social Lewis Hine sont les revers d’une même pièce. Il a également souligné l’absurdité de la fascination fétichiste dont faisait preuve le marché de l’art pour les photos de reconnaissance aérienne de la première guerre mondiale, qui recevaient ce blanc-seing artistique uniquement parce qu’Edward Steichen était aux commandes de l’appareil. Il est désormais difficile de se rappeler l’effet bouleversant de ces arguments qui ont relancé un grand débat.
La force particulière de Sekula résidait notamment dans le fait qu’il combinait une lecture riche des thèmes économiques et sociaux avec des conceptions tirées des théories critiques. Dans Photography Against the Grain on peut trouver des références au Capital de Marx, à Lukács sur la réification et aux travaux de Sohn-Rethel sur la division du travail manuel et intellectuel; il fait également appel à Vološinov, Jakobson et Barthes, mais se sert aussi d’un éventail impressionnant de sources historiques. Son long essai « Photography Between Labour and Capital » (1983) touche à plusieurs thèmes parmi ceux-là. Cette étude des archives d’un photographe commercial canadien travaillant dans une petite ville minière du Cap-Breton a poussé Sekula a étudier « le langage visuel naissant du capitalisme industriel. » Des gravures du XVIe siècle, en passant par les planche de l’Encyclopédie, jusqu’aux études du temps et du mouvement des débuts du XXe siècle, il analyse les conventions utilisées pour représenter le travail industriel et les machines. Une grande partie de ces recherches sont maintenant obsolètes et quelques unes des conclusions plutôt douteuses, mais ce brillant essai regorge d’idées bien inspirées et prometteuses. Avec l’œuvre de Molly Nesbit, Atget’s Seven Albums (1992), il constitue encore, à mon avis, le meilleur travail critique sur la photographie.
Dans sa recension de Photography Against the Grain en 1986, un idiot (moi) a déclaré impudemment que, malgré l’intérêt des travaux photographiques de Sekula, on se souviendrait de lui surtout pour ses essais critiques. Oups ! En réalité, « The Body and the Archive » de la même année aura été son dernier essai historique de grande ampleur. C’est une étude de l’utilisation de la photographie dans les pseudo-sciences de la classification humaine qui, malgré ses références à Foucault, garde ses distances avec l’image foucaldienne d’une machine totale du pouvoir-savoir. Il s’agit probablement de son essai le plus cité, mais Sekula a par la suite préféré se consacrer au documentaire – pour le refonder à l’heure de sa plus grande marginalisation. Allan était très critique du travail documentaire dans sa forme traditionnelle (ce qu’il appelait « l’école “trouvez-un-clodo” de la photographie engagée » dans laquelle l’image de la pauvreté servait de support à la mise en avant la subjectivité du photographe), mais il n’acceptait pas non plus les arguments à la mode qui rejetaient toute forme de réalisme, et il croyait encore qu’on pouvait créer un documentaire dialectique. À cet effet, il a refusé de poursuivre la voie de la photographie mise en scène, malgré son rôle précurseur dans ce courant. Puisque l’image construite dominait de plus en plus les travaux photographiques critiques des années 1980 et 1990, il considérait cette méthode comme du « scepticisme épistémologique théâtralisé ». « Le vieux mythe selon lequel les photographes racontent la vérité a succombé au nouveau mythe selon lequel il n’en est pas question pour eux. » Sekula voyait dans la photographie postmoderne un clin d’œil adressé aux observateurs qui adhèrent à ce nouveau mythe. Avec la généralisation d’un scepticisme vis-à-vis du documentaire, il s’est tourné vers ce « mauvais sujet de l’art contemporain ».
Des expositions et des livres ont suivi : Fish Story est paru en 1995 ; Geography Lesson: Canadian Notes, publié en 1996 ; Waiting for Tear Gas [white globe to black] créé en 1999. Le livre Dismal Science est paru en 1999 ; Performance Under Working Conditions en 2003; Titanic’s Wake en 2003 ; et Polonia and Other Fables en 2009. Des travaux plus anciens ont refait surface et, en 2001, il a créé la vidéo Tsukiji, qui documente le travail dans un marché de poisson japonais ; en 2006, il a complété son essai-vidéo monumental Lottery of the Sea. En 2010, le film The Forgotten Space, créé en collaboration avec son ami Noël Burch, a été récompensé du Prix Spécial du Jury de la Compétition Orizzonti au Festival de Films de Venise. Plus récemment, The Dockers’ Museum et Ship of Fools ont été exposés en même temps dans de nombreuses galeries européennes. La somme de ces œuvres est l’un des plus impressionnants ensembles d’œuvres réalisées sur un seul média des vingt dernières années. Fish Story et Lottery of the Sea, Waiting for Tear Gas et Forgotten Space sont des travaux extraordinaires qui cherchent à briser la surface des processus abstrait du capitalisme mondial. La disparition de cette grande vague est toujours difficile à comprendre.
Fish Story par exemple est sans doute la pièce centrale de Documenta 11 de Okwui Enwezor créé à Kassel en 2002. Cette exposition reliait les œuvres artistiques qui répondaient aux géographies locales, et les présentait comme une toile de connexions mondiales. La réalisation de Fish Story a duré six ans. C’est un mélange de photographie en couleurs, de panneaux de textes, d’essais et de diapositives, et existe aussi bien en exposition qu’en livre. C’était parmi les premiers, et certainement les meilleurs, projets d’art basés sur la recherche. Sekula sous-entendait que cette œuvre représentait les funérailles grotesques de trois défunts; un office funéraire pour « la peinture, le socialisme et la mer ». C’est aussi son grand héritage. Fish Story est un documentaire moderniste brillant, qui a tenté de totaliser la mondialisation capitaliste récente en mettant en parallèle l’économie mondiale et les représentations du commerce maritime dans les villes portuaires du monde. À une époque où le débat culturel dominant se focalisait sur des idées comme la dématérialisation, le spectacle, la réalité virtuelle, etc., Sekula a insisté sur le capitalisme et la réalité matérielle de la mer. La vie de marin apparaît dans la culture contemporaine comme un anachronisme; la gueule de bois d’une ère de production démodée. Après avoir été considérée comme cruciale dans le monde moderne – il n’y a qu’à penser aux nombreuses métaphores maritimes de la langue anglaise – l’économie maritime mondiale est désormais devenue invisible pour les élites des métropoles. Fish Story tente de surpasser cet « aveuglement cognitif », de rappeler aux prophètes de l’âge de l’information que le mouvement lent des bateaux à containers traversant les océans est une condition nécessaire à l’existence de la mondialisation capitaliste. Malgré les fantasmes d’une économie dématérialisée qui passe par les ondes aériennes, l’économie mondiale est alimentée par le dur labeur matériel des marins et des dockers. Sekula a gardé en vue la catégorie la moins à la mode: le travail manuel masculin.
Waiting for Tear Gas [white globe to black] consiste en une séquence de 80 diapositives créés à partir des photos qu’Allan avait pris pendant les cinq jours de manifestations contre l’OMC à Seattle en 1999. Il est accompagné d’une courte déclaration :
La règle à suivre dans ce type d’anti-photojournalisme est pas de flash, pas de téléobjectifs, pas de masque à gaz, pas de mise au point automatique, pas de carte de presse, et pas de pression pour dénicher à tout prix la photo représentant le sommet de la violence dramatique.
Il n’y a dès lors plus aucun doute sur sa capacité d’identification avec les manifestants. Sa pratique intentionnellement non-sophistiquée et son refus du détachement photographique nous donne une vue de l’intérieur des masses anticapitalistes. J’ai pu voir cette œuvre pour la première fois au (salazarien) Monument aux découvertes de Lisbonne, installée par Jürgen Bock. C’était un agencement brillant, dans lequel la représentation hostile des débuts de la mondialisation capitaliste (assortie de ses prêtres, soldats et navigateurs) est dissipée et combattue par son opposition bigarrée contemporaine du Nouveau monde – white globe to black.
Lottery of the Sea est un long essai vidéo sur la mer et le marché. Le titre est inspiré d’Adam Smith, qui a exprimé son admiration pour cette difficile tâche, qui rend pourtant possible le commerce capitaliste, de travailler sur un bateau. Il s’ouvre sur les marins d’Asie de l’Est qui travaillent dans le commerce de matériel électronique : il nous est dit qu’en chaque marin réside un commerçant qui tente de s’exprimer. Le regard se déplace ensuite sur la chaire luisante étalée sur un marché de viande à Athènes. On entend la voix lyrique d’Allan nous dire qu’il y a deux types de personnes : ceux et celles qui aiment le marché de façon abstraite, mais qui n’en supportent pas la vue en réalité ; et ceux et celles qui sont fasciné-e-s par les véritables marchés mais qui détestent « Le Marché ». Presque immédiatement, il change de veine et nous donne à voir un extrait d’un film hollywoodien dans lequel on voit un personnage en voyage vers la Grèce à la recherche de « la vérité ». Adam Smith et l’Agora devraient nous faire comprendre que ce n’est pas un séjour habituel. Il y a des séquences filmées sur des navires sous un pavillon de complaisance, une séquence longue et troublante où des bénévoles nettoient péniblement à la main une marée noire sur les côtes espagnoles, des réflexions sur les conteneurs et des méditations sur les conditions de travail parmi les marins philippins. Durant 3h30, Lottery of the Sea s’offre comme une œuvre fragmentaire qui envisage l’économie maritime sous plusieurs angles, et dans le même temps fixe son attention sur la représentation et la forme documentaire. Walter Benjamin affirmait que dans les films, « les images discontinues se remplacent les unes les autres pour former une séquence continue ». Le montage vidéo crée des connexions pour naturaliser la vision d’ensemble. Par opposition, Sekula évite cette méthode de création, et encourage les spectatrices et spectateurs à prendre en considération la relation qui existe entre ses matériaux. Comme Virginia Woolf et Michael Snow, Allan était fasciné par le motif des vagues.
Sekula a un jour dit que Fish Story « peut être décrit comme une forme hybride “paralittéraire” de révision de la photographie sociale documentaire » qui visait à déstabiliser les rapports entre l’écriture d’essais, le caractère « poétique » des photos séquentielles et la recherche en histoire culturelle, économique et sociale. C’est une description merveilleuse qui peut s’appliquer à l’ensemble de son oeuvre. Pour lui, la révision du documentaire social impliquait un passage par le modernisme politique : Brecht et Benjamin, Vertov et Eisenstein, Godard, Marker, Straub-Huillet. L’idée du « montage séquentiel » est au centre de son activité – c’était sa façon de répondre à Brecht qui disait que le réalisme nécessitait de la construction active – tout en gardant une distance avec la mode des images mises en scène. Ces images ne sont pas faites pour être comme des images individuelles, mais comme une séquence narrative soigneusement montée. Sa version du modernisme politique mettait l’accent sur le caractère cognitif du travail artistique – qui était un point central pour Brecht, Benjamin et l’avant-garde soviétique – plutôt que la conception idéaliste qui a dominé le modernisme politique de la deuxième vague (où l’on croyait que le simple fait de troubler la narration était capable de reconfigurer le Sujet). Plusieurs artistes-intellectuels de sa génération ont opté pour des évocations stylisés du désir, mais Allan Sekula a insisté sur l’importance de considérer le capitalisme et le travail, les rapports de pouvoir inégaux et l’espace : tout ce qu’une pratique documentaire renouvelée avait à nous raconter et à nous montrer à propos de notre univers quotidien. Une nouvelle génération d’artistes et de critiques, devenues figures de proue après 1999, ont aperçu Allan Sekula, déjà sur la rive, en train de les attendre.
Article initialement paru dans la revue Radical Philosophy (182, Nov/Dec 2013).
Traduit de l’anglais par Samer T. avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.
À noter la récente parution en français de Écrits sur la photographie d’Allan Sekula, coordonné par Marie Muracciolle, Beaux-Arts de Paris éditions.