Le texte suivant, sous sa forme primitive, était la réponse à la lettre d’un marxiste américain, J. F. Becker. Il m’avait adressé un article « On the Monopoly Theory of Monopoly Capitalism » (qu’il a publié ultérieurement dans la revue « Science and Society ») en me demandant un avis. Je lui ai répondu en Juin 1971 une longue lettre dont des extraits, dans un ordre un peu modifié, constituent le texte qu’on va lire. À partir d’Octobre 1971, j’ai exposé le contenu de ce texte dans de nombreux cours et séminaires et notamment en 1972-73 dans un séminaire avec Claude Meillassoux à l’École Pratique des Hautes Etudes. Tout en ayant une orientation d’ensemble très différente, le livre que Claude Meillassoux écrivait à cette époque « Femmes, greniers et capitaux » reprend quelques points qui sont traités ici. La lettre à J. F. Becker a été publiée intégralement dans les « Cahiers du CEREL », N. 8, à la suite d’un exposé que j’avais fait à Lille à l’invitation de Serge Latouche.
Au plan théorique, je n’ai qu’un seul point important à rectifier par rapport au texte de 1971 : je ne parle plus maintenant de transfert de valeur entre deux modes de production différents, mais de transfert de sur-travail. Je pense en effet que s’il existe une valeur et une loi de la valeur internationale tant qu’on reste dans le cadre du mode de production capitaliste, il n’existe pas de loi de la valeur inter-mode de production. La loi de la valeur ne s’applique que là où il y a procès de valorisation, c’est-à-dire extorsion de plus-value : cette application est donc limitée au mode de production capitaliste stricto sensu. Ceci n’empêche pas que des lois analogues à la loi de la valeur fonctionnent à l’intérieur des modes de production non capitalistes et que par exemple, à l’intérieur de tels modes de production, les produits soient échangés, temps de travail contre temps de travail ; mais les produits qui passent la frontière qui sépare un mode de production anté-capitaliste ou non-capitaliste du mode de production capitaliste sont échangés à des prix relatifs qui n’ont aucun rapport avec la loi de la valeur capitaliste ; on ne peut donc parler de transfert de valeur mais simplement constater que par le système de prix, une partie plus ou moins grande du sur-travail paysan fourni dans le cadre du mode de production non-capitaliste est la source d’une partie importante du profit réalisé par la bourgeoisie impérialiste ou compradore dans ces pays, y compris lorsque ces profits sont réalisés dans l’industrie ou les mines et non dans l’agriculture : c’est bien le sens de ce que j’avais écrit mais les formulations en termes de transfert de valeur peuvent donner à penser qu’il serait possible de mesurer directement, par le temps de travail paysan concerné, le montant de ces profits ; ceci serait erroné.
S’il n’y a pas de loi de la valeur inter-mode de production, le prix des produits des modes de production non capitalistes n’a aucun rapport avec le temps de travail inclus dedans ; ceci est assez facilement admis mais il faut ajouter que, notamment lorsqu’il s’agit de produits fournis majoritairement à l’échelle mondiale par les agricultures des pays « sous-développés », c’est- à-dire par des modes de production non-capitalistes, le prix n’est pas fixé non plus par la valeur de ces mêmes produits ou de produits de substitution éventuels tels que les produirait le capitalisme si c’était lui qui les produisait. C’est au contraire le niveau de prix extraordinairement bas des produits fournis par les modes de production anté-capitalistes qui rend non-rentable leur production par le capitalisme ou la production capitaliste de produits de substitution à moins que des gains de productivité énormes n’aient été obtenus. Même une paysannerie non-capitaliste mais équipée comme la paysannerie occidentale ne peut atteindre de tels niveaux de prix, contrainte qu’elle est de répercuter sur les prix de ses produits les prix des machines, des engrais, des insecticides… qu’elle achète sur le marché capitaliste, donc à des prix déterminés par la valeur capitaliste. D’ailleurs lorsque c’est le tarissement ou l’insuffisance d’une source pré-capitaliste qui impose le passage à l’approvisionnement du marché mondial par une agriculture « moderne », on assiste immédiatement à une multiplication du prix par des coefficients très importants (cas du riz ces dernières années).
Ce qui fixe le prix des produits venant des modes de production anté-capitalistes, c’est uniquement un rapport de forces constitué historiquement au cours de la période coloniale. J’ai montré dans Colonialisme, néo-colonialisme et transition au capitalisme comment, dans une même région, les salaires et les prix payés aux producteurs avaient pu être divisés par soixante entre 1890 et 1920 tout simplement parce qu’au cours de ces trente années les habitants de la région ont été battus militairement par l’armée coloniale et désarmés (prix et salaires ont remonté depuis mais ils atteignent à peine aujourd’hui le 1/5 de ce qu’ils étaient en 1890). La raison pour laquelle ces produits peuvent être vendus à aussi bas prix est que la reproduction de la force de travail paysanne est assurée avant la vente du produit, par auto-consommation, et que l’utilisation des techniques de production précoloniales (seul le fer des houes ou des machettes est maintenant importé du mode de production capitaliste) évite la transmission au produit de la valeur « capitaliste » de la fraction d’un équipement, d’engrais, d’insecticides… Dès que le paysan est obligé de reproduire sa force de travail partiellement en achetant des biens, et notamment des vivres, sur le marché capitaliste (notons que s’il les achète simplement à des paysans voisins produisant dans des conditions traditionnelles, cela ne change rien à la situation antérieure : le changement intervient lorsqu’il y a intervention du capitalisme dans la production ou même simplement dans le transport et la commercialisation de ces biens vivriers) ou dès qu’il est contraint d’utiliser des biens de production venant du capitalisme, les prix des produits de ce paysan s’élèvent. Les produits vendus sur le marché sont, nous le verrons, directement ou indirectement détenus par la classe dominante du mode de production anté-capitaliste (qui peut être, comme dans le cas des sociétés lignagères, une classe dominante extrêmement faible). Le prix que cette classe obtient (ou la contre-partie en biens d’origine capitaliste qu’elle acquiert avec l’argent ainsi obtenu) ne fait que sanctionner le rapport de forces entre cette classe et la bourgeoisie : si le prix est bas, la bourgeoisie récupère la majeure partie du surtravail extorqué aux paysans par la classe dominante traditionnelle et cette classe dominante se trouve de ce fait dépouillée de la quasi totalité du fruit de sa domination. Le prix est donc d’autant plus bon par rapport au temps de travail inclus dans le produit, que cette classe dominante est plus faible.
Un deuxième point sur lequel je voudrais insister, qui n’est pas une rectification mais un ajout, concerne la comparaison entre les salaires des ouvriers des métropoles capitalistes et ceux des ouvriers employés en Afrique par le capital. Je pense qu’il aurait été plus parlant de comparer les salaires des ouvriers africains immigrés en France avec ceux d’ouvriers accomplissant des tâches similaires dans une ville africaine non encore touchée par une crise d’approvisionnement vivrier du type de celle que j’analyse (mettons Lomé, par exemple, la ville d’où j’écrivais en juin 1971). Meillassoux a insisté sur les économies que le capital réalise en important des travailleurs adultes, dont il n’a pas eu a assurer la formation, auxquelles il ne versera pas de retraite et dont symétriquement il n’a à entretenir ni les enfants, ni les vieillards, toutes tâches assurées par le mode de production dont ils sont issus et auxquels ils retourneront si le capitalisme les laisse survivre jusqu’à ce retour : ceci permet la comparaison entre les profits retirés par la bourgeoisie d’un travailleur français et d’un travailleur sénégalais. Mais la différence de profit entre l’emploi d’un travailleur sénégalais à Paris et l’emploi d’un travailleur togolais à Lomé est encore bien plus importante et beaucoup plus facile à mesurer : le salaire d’un travailleur immigré à Paris est à peu près douze fois celui d’un travailleur de même qualification à Lomé. Or si l’on tient compte du fait que le travailleur immigré envoie 20 à 30 % de ses gains à sa famille (pour sa dot, les divers cadeaux, le paiement des impôts au village, l’achat de vivres au moment de la soudure etc.), on constate qu’avec un pouvoir d’achat nominal égal à 70% x 12 = 8 à 9 fois celui de l’ouvrier togolais, le travailleur immigré vit infiniment plus mal que ce dernier. La différence est bien due à l’environnement anté-capitaliste qui modifie totalement les conditions de reproduction de la force du travailleur togolais.
Ces quelques remarques étant faites j’ai préféré, plutôt que d’actualiser le texte de 1971, supprimer simplement ce qui était lié à la forme « lettre » ou qui n’avait pas trait au sujet central et modifier l’ordre des paragraphes pour rendre la progression du raisonnement plus claire, sans procéder à aucun ajout ni transformation. La date à laquelle a été écrit ce texte explique que certains passages soient présentés comme des pronostics alors qu’ils sont maintenant des évidences reconnues par tout le monde : par exemple l’éventualité d’un recours du capitalisme à une nouvelle crise pour ramener le prix de la force de travail à sa valeur dans les pays « développés » au cas où interviendrait une élévation du prix des matières premières venant des pays « sous-développés » ; c’est, je dois le reconnaître, aux produits agricoles et non au pétrole que je pensais pour cette élévation de prix.
La différence fondamentale entre l’analyse des rapports entre modes de production que je propose et l’analyse des rapports entre pays sur laquelle repose toute la littérature actuellement consacrée au « sous-développement » est la suivante : l’analyse des rapports entre modes de production permet de définir dès le départ les différentes classes sociales en présence (d’une part les classes du mode de production capitaliste : bourgeoisie et prolétariat, classes fondamentales, plus ce qu’on entend habituellement par « petite bourgeoisie », c’est-à-dire cette partie de la bourgeoisie qui exploite le prolétariat sans pouvoir prétendre toutefois, vu sa faiblesse, à bénéficier de la péréquation du taux de profit ; d’autre part les classes du ou des modes de production pré-capitalistes présents dans la société à côté du capitalisme et articulés à lui : par exemple en Europe, il s’agit des propriétaires fonciers et des paysans travailleurs, les premiers extorquant aux seconds non pas une plus-value mais une rente foncière ; en Europe, et en Amérique du Nord où ils ont été importés en même temps que le capitalisme, ces rapports précapitalistes tendent à disparaître mais dans les pays « sous-développés » ils jouent encore un grand rôle sur lequel nous allons revenir.
Au contraire l’analyse des rapports entre pays amène invariablement au syncrétisme, au confusionnisme, de telle sorte qu’il devient impossible de répondre à la question fondamentale du marxisme : Qui exploite qui ?
Sur la base de la problématique proposée par Marx (au Livre III chap. XIV paragraphe V), je vais essayer rapidement de définir ce qui me paraît la théorie adéquate du transfert de valeur des pays « sous-développés » aux pays « développés ». C’est seulement sur la base de cette théorie, qui doit obligatoirement faire intervenir toutes les classes (et d’abord tous les modes de production au sein desquels ces classes s’affrontent) en présence, que peut être compris un phénomène particulier comme le mouvement des termes de l’échange.
C’est Rosa Luxemburg dans son livre L’Accumulation du Capital qui la première a montré que la théorie marxiste devait étudier les rapports entre modes de production différents avant les rapports entre pays ; on peut bien sûr, comme l’ont fait avec juste raison sur certains points Otto Bauer ou Rudolf Hilferding contester une partie de la problématique de ce livre ; mais ce premier point reste acquis et il a été accepté presque de soi par les censeurs de Rosa Luxemburg ; toute analyse marxiste actuelle des rapports entre pays « développés » et « sous-développés » ne peut se faire que sur la base de cet acquit. L’abandon de cette problématique par tous les théoriciens actuels de l’impérialisme constitue une fantastique régression.
1. Le prix de la force de travail
Considérons un pays « sous-développés » quelconque et, dans un premier temps, supposons qu’il n’existe pas de petits capitalistes (qu’il s’agisse d’autochtones ou de « petits blancs » venus faire fortune aux colonies) ; nous avons donc d’une part le grand capital d’origine occidentale et les ouvriers qu’il exploite, de l’autre un (ou plusieurs) — supposons un seul — mode de production pré-capitaliste ; nous supposerons que dans ce mode de production précapitaliste existent deux classes principales : les producteurs (paysans et artisans) et les non producteurs qui extorquent traditionnellement une partie de la production des producteurs soit sous forme de rente, soit sous forme de prestations diverses à l’occasion de mariages, funérailles, fêtes, offices religieux divers (cette extorsion pouvant prendre la forme de destruction de biens, de consommation ostentatoire, de thésaurisation… et pas seulement celle de consommation par la classe dominante).
Étudions d’abord le prix de la force de travail : pour ce faire, nous supposerons qu’il n’y a pas de phénomène de surexploitation, c’est-à-dire que la force de travail des ouvriers est effectivement reproduite et non pas rapidement épuisée (ceci met donc de côté les différentes formes de travail forcé employées pendant la période coloniale proprement dite ; nous raisonnerons sur la période actuelle. Bien entendu la surexploitation subsiste dans une certaine mesure partout où la destruction de l’économie paysanne est très avancée et où, par conséquent, les chômeurs sont très nombreux ; mais elle existait de même en Europe au XIXème siècle et Marx ne l’a pas mise au centre de son analyse ; nous allons faire comme lui. A. Emmanuel (Échange inégal et politique de développement) a bien vu que l’essentiel des surprofits du capital en pays sous-développé venait du bas niveau des salaires ; mais son interprétation de ce bas niveau relève de l’idéologie et non de la science :
C’est de la différence entre la capacité de l’homme sous-développé de manier l’outil de notre époque, alors qu’il est encore loin d’avoir les besoins de notre époque qu’en dernière analyse provient le surproduit de l’échange inégal.
L’interprétation d’Emmanuel repose sur le postulat implicite suivant : dans les pays impérialistes, la reproduction de la force de travail ouvrière inclut un grand nombre de besoins nouveaux qui élèvent la valeur de cette force de travail ; cette idée néglige tout simplement le fait que dans la plupart des pays impérialistes (et notamment dans tous les pays impérialistes européens) 70 à 80% du salaire ouvrier sont dépensés pour couvrir les besoins les plus élémentaires : nourriture, logement, chauffage. Ces 70 ou 80 % représentent des sommes 4 ou 5 fois supérieures aux salaires versés aux ouvriers des pays sous-développés lesquels (notamment en Afrique Noire), permettent de couvrir à peu près les mêmes besoins et souvent outre ces besoins, de dégager un surplus approprié sous diverses formes par les classes dominantes traditionnelles.
L’explication finale de A. Emmanuel est doublement idéologique : par rapport aux ouvriers des pays « développés » à qui il attribue, comme l’idéologie bourgeoise dominante, des « besoins » dépassant de beaucoup la Valeur de leur force de travail telle que la définissait Marx ; par rapport aux ouvriers de pays « sous-développés » à qui il attribue, comme l’idéologie coloniale la plus courante, des besoins très inférieurs (à ce propos il faudrait qu’il explique pourquoi dans une région qu’il connaît bien, le Congo, les salaires des ouvriers, bien qu’ayant beaucoup remonté par rapport à ce qu’ils étaient en 1920, sont à peu près égaux à la moitié de ce qu’ils étaient en 1890 en valeur or et sans doute au quart en pouvoir d’achat ; est-ce que les besoins de ces ouvriers en produits manufacturés ont régressé depuis 80 ans et pourquoi ?).
L’ouvrier d’un pays sous-développé (et ceci est vrai aussi en Europe de certains ouvriers issus de famille paysanne et vivant encore en milieu paysan) reproduit sa force de travail essentiellement à travers deux mécanismes :
– l’achat de produits du mode de production non capitaliste sur le marché ;
– l’approvisionnement direct sans contre-partie auprès de la famille étendue ; dans ce cas l’ouvrier est nourri en fait grâce à un surplus dégagé dans le cadre du mode de production non capitaliste.
Au fur et à mesure que le pays se « développe » le premier processus tend à supplanter le second.
Nous supposons dans ce premier temps qu’il n’y a pas encore de petit capitalisme autochtone fournissant des biens de consommation destinés aux ouvriers. Au cours de cette période les biens de consommation importés des pays capitalistes développés (vêtements, tissus, objets ménagers divers, biens de luxe) ne sont nullement consommés par les ouvriers, donc leur valeur ne détermine pas directement celle de la force de travail ; ils ne sont pas non plus consommés par les paysans travailleurs mais uniquement par la classe dominante du mode de production précapitaliste ; notons d’ailleurs qu’ils peuvent lui parvenir de deux façons différentes : soit par prélèvement sur les paysans, le surplus prélevé étant entièrement contrôlé par la classe dominante et échangé contre des biens d’origine industrielle que reçoit cette classe dominante en échange de ce surplus, soit par prélèvement sur les ouvriers dont une partie du salaire peut être intégré en espèces ou en nature au surplus contrôlé par cette classe dominante (j’ai analysé ces différents processus dans le cas d’une société africaine dans un livre qui doit paraître prochainement aux éditions Maspero : Colonialisme, néocolonialisme : Transition au capitalisme.
2. Le prix des biens produits par le mode de production « traditionnel »
En définitive le problème du prix de la force de travail nous ramène au second problème : celui du prix des biens produits dans le cadre du mode de production précapitaliste. Or ces prix sont dans tous les pays « sous-développés » très inférieurs à la valeur ; ceci est particulièrement frappant sur tous les biens pour lesquels la comparaison de prix est possible avec les pays capitalistes « développés » (encore faut-il tenir compte que les produits agricoles en Europe sont également vendus en dessous de leur valeur, si bien que le rapport de tels prix est moins grand que celui du prix à la valeur).
Quelle est la raison fondamentale pour laquelle les biens produits dans le cadre du système précapitaliste sont toujours vendus très au-dessous de leur valeur ?
Je pense que la raison est simple : c’est parce que ces biens constituent un surplus absolu ; en effet les économies « traditionnelles » fonctionnaient et fonctionnent encore tout à fait indépendamment des biens en provenance du système capitaliste (si l’on excepte les quelques kilos de fers de houe ou de machette utilisés par un paysan au cours de sa vie, puisque le fer importé a presque partout supplanté le fer produit par des techniques traditionnelles) ; les seuls échanges nécessaires sont ceux entre paysans et artisans ruraux (nombre de modes de production « archaïques » ne connaissent d’ailleurs même pas cette différenciation-là) ; notons d’ailleurs que, comme le montre fort bien Rosa Luxemburg dans l’« Accumulation du Capital », les paysans américains jusqu’au milieu du XIXème siècle étaient pratiquement dans le même cas. Tout ce qui est produit au delà de la consommation paysanne constitue un surplus qui, suivant les cas, est approprié sous forme de rente par le propriétaire foncier ou sous forme d’impôt par l’État ou encore est utilisé, sous le contrôle des chefs de lignages ou de clans, pour la circulation des femmes (dot africaine), pour les funérailles (destruction de biens accompagnant la mise en terre d’un chef quelconque) ou pour des fêtes de toute nature.
La valeur de ce surplus n’est qu’assez peu prise en considération par ces classes ce qui explique d’une part que le capitalisme commercial ait pu se développer (comme le montre Marx, Livre III chapitre XX) en exploitant simultanément les deux économies précapitalistes entre lesquelles il servait d’intermédiaire, et d’autre part que dans les pays où le capital commercial ne s’est pas transformé en capital industriel, le prix des biens échangés ait été de tout temps inférieur dans des proportions énormes à la valeur de ces biens.
Il faut insister sur la qualité essentielle de ce surplus : ce surplus est contrôlé directement (rente) ou indirectement (cas de prestations diverses, particulièrement importantes en Afrique Centrale, lieu des enquêtes de A. Emmanuel) par les classes dominantes des modes de production traditionnels et non par les paysans eux-mêmes. Pourquoi ces classes dominantes ne cherchent-elles pas à obtenir de ce surplus un équivalent en Valeur ?
Pour deux raisons, articulées l’une à l’autre :
– la première raison tient à la nature même de ces choses : tant qu’elles ne se transforment pas en bourgeoisie, ces classes ne cherchent pas à mettre en Valeur le surplus qu’elle extorquent à la paysannerie ; toute leur histoire avant la colonisation a été axée sur l’augmentation de ce surplus, mais non sur la réalisation de ce surplus par l’échange. Seul le capitaliste cherche toujours à échanger ses produits contre leur contre-partie exacte en Valeur ; le propriétaire foncier, ou le membre d’une classe dominante traditionnelle quelconque n’a pas les mêmes préoccupations : l’échange extérieur ne l’intéresse que par les Valeurs d’usage qu’il lui permet d’acquérir et peu lui importe que la Valeur contenue par chaque Valeur d’usage baisse.
– La deuxième raison tient au rapport de force entre ces classes dominantes des modes de production traditionnels et la classe dominante du capitalisme : en général les classes dominantes traditionnelles, même si elles ont opposé au départ une certaine résistance à la pénétration coloniale, sont devenues après la victoire militaire du colonisateur les auxiliaires empressés de l’impérialisme. Celui-ci leur permettait de compenser leur humiliation en augmentant l’extorsion de surproduit aux dépens de la paysannerie (l’impérialisme n’hésitait jamais à secourir militairement les classes dominantes traditionnelles lors des révoltes paysannes). Mais l’impérialisme n’avait aucune raison d’augmenter la quantité de biens d’origine capitaliste qu’il rétrocédait aux classes dominantes traditionnelles contre une quantité donnée du surplus arraché (directement ou indirectement) à la paysannerie qu’elles lui livraient ; d’abord parce qu’il avait tout intérêt à payer le moins cher possible pour les produits comme pour la force de travail et ensuite parce que en maintenant les termes de l’échange au même niveau, voire même en les abaissant en la défaveur des classes dominantes traditionnelles, il incitait ces classes à augmenter la proportion donc le volume total de surplus qu’elles lui livraient et à augmenter le taux d’exploitation de la paysannerie. Ainsi, bien qu’en définitive ces classes dominantes aient vu augmenter au total la quantité de produits occidentaux qu’elles détenaient ou contrôlaient, par contre pour chaque quantité donnée de surplus, la quantité de biens occidentaux reçue décroissait ; comme seule la masse totale détenue intéressait ces classes, elles se sont satisfaites de cette évolution des choses.
3. Articulation des modes d’exploitation
Le grand capital exploite les ouvriers ; la classe dominante du système traditionnel exploite les paysans ; les deux se combinent : comme le surplus vivrier extorqué par la classe dominante traditionnelle à la paysannerie est vendu très au-dessous de sa valeur, le prix de la force de travail est également très inférieur à sa valeur : en Afrique noire le prix de la force de travail est souvent inférieur au 1/4 ou au 1/5 de sa valeur ; le taux de plus-value est donc extraordinairement élevé ; apparemment la classe dominante traditionnelle peut même « exploiter » les ouvriers eux-mêmes : en effet nombre d’ouvriers sont tenus de reverser une partie, souvent très importante, de leur salaire à cette classe dominante ou de faire entrer de fortes sommes dans l’un des circuits (funérailles, dots, fêtes) contrôlé par cette classe ; mais en réalité ceci n’est qu’une forme détournée de l’exploitation des paysans ; en effet le prix des produits du mode de production traditionnel est tellement inférieur à leur valeur que l’ouvrier, même avec un salaire qui ne correspond qu’au 1/4 ou au 1/5 de la valeur de sa force de travail (c’est-à-dire de la quantité de travail nécessaire pour produire les biens qui lui servent à reproduire cette force de travail), peut acheter plus que ce qui lui est nécessaire pour reproduire cette force de travail ; ce supplément lui sera soustrait par la classe dominante traditionnelle mais, bien qu’apparemment ce soit l’ouvrier qui soit la victime de cette soustraction, il ne joue en fait dans ce cas que le rôle d’intermédiaire entre la classe dominante traditionnelle et la paysannerie qui est la véritable victime de cette exploitation-là.
À partir de ce schéma, il est facile de voir quel peut-être le jeu de la classe dominante traditionnelle : par exemple dans les périodes de dépression sur les cours des produits agricoles commerciaux, cette classe a tout intérêt à chasser vers le grand capital le plus grand nombre d’ouvriers possible ; dans ces périodes les classes dominantes traditionnelles jouent vis-à-vis du grand capital le même rôle que la noblesse anglaise du XVIème au XIXème siècle expulsant les paysans. Au contraire dans les périodes de hausse des cours, la classe dominante traditionnelle sera tentée (de même qu’un certain nombre de membres du prolétariat ou du lumpen prolétariat blanc possédant quelques fonds) de se transformer en petite bourgeoisie (plantation, petites entreprises de transport ou de bâtiment liées à ces plantations…) ; elle tendra donc à retenir auprès d’elle les producteurs directs soit dans le cadre du mode de production traditionnel, soit dans celui du petit capitalisme (et en général en articulant étroitement les deux) ; en Afrique les effets de ce double mouvement sont bien connus des différents « experts » qui n’ignorent pas qu’il y a contradiction entre le développement du « marché du travail » et celui de l’agriculture commerciale.
Supposons, qu’un petit capitalisme se développe dans les domaines servant à la reproduction de la force de travail : c’est par exemple le cas des petits capitalistes autochtones qui organisent le transport et la distribution des vivres des campagnes vers les villes. Ce petit capitalisme, en prenant sa marge de profit, va faire monter le prix de la force de travail et donc baisser le taux de profit du grand capital. Bien entendu ceci ne correspond nullement à une péréquation du taux de profit entre le grand capital et le petit capitalisme (laquelle aurait d’ailleurs lieu, en bonne théorie, dans l’autre sens, puisque la composition organique du grand capital est bien plus élevée que celle du petit capitalisme) ; ce qui est visible c’est que soit le taux de plus-value (et par conséquent de profit) exceptionnel qui continue à être réalisé par le grand capital, soit la masse nouvelle de profit réalisée par le petit capitalisme résultent non seulement de l’exploitation directe des ouvriers mais aussi de l’exploitation indirecte des paysans du mode de production traditionnel. Raisonner sur les transferts de valeur à l’intérieur du secteur capitaliste sans tenir compte du rapport d’ensemble de ce secteur avec les modes de production précapitalistes, victimes initiales et principales de ce transfert, ne peut mener qu’à des erreurs d’interprétation.
4. La contradiction principale du « développement »
On voit quelle est la principale contradiction du « développement » à l’heure actuelle : dès que le capital atteint une certaine taille dans un pays donné, donc dès que la classe ouvrière absorbe une certaine proportion de la population active, le surplus agricole et artisanal dégagé par les modes de production traditionnels devient insuffisant pour assurer la reproduction de cette force de travail. Dès lors il faut avoir recours à un nouveau mode de production (capitaliste) pour nourrir, vêtir, loger la main d’œuvre ou il faut importer les biens nécessaires des pays capitalistes ; dans tous les cas le prix de la force de travail s’élève alors (il commence d’ailleurs à s’élever auparavant, dès qu’on approche des limites du surplus disponible), comme cela se passe actuellement au Gabon, en Côte d’Ivoire et dans tous les pays « sous-développés » où le capitalisme est le plus actif.
Le taux de plus-value et le taux de profit chutent, le capital tend à quitter ces pays pour d’autres où le taux de plus-value est demeuré plus élevé parce qu’ils sont moins « développés ». Comme le surplus que chaque paysan peut dégager n’est pas très important, vu la faible productivité des modes de production traditionnels, cette limite est atteinte dès que la classe ouvrière représente 10 à 20% de la population active, en général même moins de 10%. (Notons qu’un problème identique s’est posé en Russie après la révolution de 1917 qui : 1) avait supprimé la rente foncière donc l’extorsion du surplus commercialisable à faible prix et 2) entendait développer rapidement la classe ouvrière). Dans tous les pays « sous-développés », dès lors que la paysannerie traditionnelle est la seule source de biens permettant la reproduction de la force de travail ouvrière, la masse des ouvriers ne peut guère dépasser 10% de celle des paysans ; certes le surplus réel dégagé par la paysannerie est plus important (puisque certains taux de rente atteignent 60% de la récolte et plus couramment de 30 à 35%) mais une partie importante de ce surplus est constituée par des cultures d’exportation et n’est donc pas destinée à la reproduction de la force de travail ouvrière ; de plus les chômeurs eux-mêmes se nourrissent également, misérablement certes, mais ceci constitue néanmoins une ponction sur le surplus vivrier disponible.
Dès lors qu’un pays « sous-développés » doit nourrir des ouvriers — devenus trop nombreux — grâce à d’autres produits que ceux dégagés par le surplus de l’agriculture traditionnelle, le prix de la force de travail (voir Gabon, Côte d’Ivoire en Afrique) augmente très rapidement sans que le niveau de vie ouvrier s’améliore le moins du monde (et souvent parallèlement à une baisse de ce niveau de vie).
Il est donc certain que dès lors qu’un pays sous-développé devra reproduire sa force de travail ouvrière grâce à une agriculture capitaliste et une industrie de biens de consommation, et non plus grâce au surplus dégagé sur la paysannerie (et à un artisanat vivant lui-même sur ce surplus), le prix de la force de travail ouvrière se rapprochera de sa valeur ; il pourra peut-être rester la moitié de ce qu’il est en Europe mais pas le 1/5 : en effet, le mécanisme de l’offre et de la demande de travail, réglé par les rapports de force entre les classes, permet à la force de travail en Europe d’être constamment — sauf en régime fasciste — vendue 20 ou 30% au-dessus de sa valeur ; ce sont ces 20 ou 30% qui permettent toute la littérature relative à l’amélioration de la condition ouvrière : en effet ces 20 ou 30% permettent d’acquérir des biens industriels, dont la valeur décroit sans cesse du fait de l’amélioration de la productivité. Par contre, la valeur de la nourriture décroit beaucoup moins vite ou reste stationnaire ; celle du logement, qui inclut des rentes foncières croissant très rapidement, s’élève. On peut penser que des rapports de forces différents en pays sous-développé permettraient au contraire de maintenir le prix de la force de travail à 20 ou 30% en-dessous de sa valeur.
Mais on peut aussi penser que si le Capital ne disposait plus des énormes plus-values venant des pays sous-développés, il tenterait (notamment aux États-Unis où la différence entre le prix de la force de travail et sa valeur est la plus élevée), de ramener la reproduction de la force de travail dans les pays « développés » beaucoup plus près de son minimum (ce qui peut être fait indirectement par exemple en augmentant les rentes foncières urbaines, donc le prix des loyers sans augmenter les salaires…, ou directement à travers une crise, une fascisation ouverte…).
Le problème serait le même, ou même serait encore plus grave, pour le capitalisme si, pour une raison quelconque, la paysannerie des pays sous-développés se trouvait à même d’exiger que son produit soit vendu à sa Valeur, ou même au voisinage de cette Valeur (comme l’exige avec plus ou moins de succès la paysannerie pré-capitaliste d’Europe).
Il est bien évident que le jour où la paysannerie sera capable, en Afrique comme en Asie ou en Amérique Latine dans les sociétés « tribales », « lignagères » comme dans les sociétés « féodales » ou « asiatiques », de détruire les structures traditionnelles, aucun surplus ne sera plus mobilisable pour l’échange sinon contre une Valeur équivalente ou approximativement équivalente ; si ceci se produit (ce qui paraît désormais peu probable) sans que le capitalisme lui-même soit renversé, on aura là l’équivalent de ce qu’on a appelé fort improprement en Europe les « révolutions bourgeoises » et qui sont en fait des révolutions paysannes. Ainsi prendra fin le « sous- développement ».
Cet article a été initialement publié dans L’Homme et la société, n°45-46, « Idéologie et développement – Capitalisme et agriculture », 1977, pp. 39-49, sous le titre « Le transfert de surtravail de la paysannerie vers le capitalisme ».