L’Égypte : marxisme et spécificité

L’Islam dans les formations capitalistes périphériques est-il soluble dans le marxisme ? C’est ce qu’interroge Georges Labica dans cette recension détaillée de l’ouvrage d’Anouar Abdel-Malek « Idéologie et renaissance nationale ». À travers la reconstruction magistrale de l’histoire de l’idéologie nationale en Égypte par Abdel-Malek, toutes les ambiguïtés des sociétés postcoloniales à dominante musulmane sont mises au jour : l’incertitude entre la nation et la communauté religieuse, le rôle économique et militaire centralisé de l’État, la résistance unitaire à la colonisation. Au-delà d’une histoire intellectuelle de la renaissance égyptienne, de son échec et des origines du nassérisme, Labica engageait alors une discussion sur les intellectuels progressistes dans le monde arabe, leur déracinement et leur résilience. La confrontation avec Abdel-Malek révélait alors une voie de recherche féconde pour un marxisme résolument anti-eurocentrique.

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Avec Idéologie et renaissance nationale1, c’est une somme que nous offre Anouar Abdel-Malek. Elle est considérable. Et précieuse à un double point de vue : le premier en ce qu’elle ouvre, à nous autres Européens – c’est bien ici le lieu de rappeler notre appartenance –, le champ encore si peu et si mal connu d’une civilisation cependant notre voisine en géographie et, par tant de liens noués et dénoués, notre prochaine en histoire ; le second parce qu’elle se donne la tâche, exemplaire pour nous autres marxistes, de traiter spécifiquement la matière qui est la sienne. Proximité et distance, altérité et identité sont ainsi aux prémisses de notre approche et comme les gardiennes de ses difficultés. Mais il faut d’emblée les mettre sous le regard, ce n’est pas au nom du scrupule qui préviendrait nos faux pas et plaiderait d’avance l’indulgence à leur égard, c’est, au contraire, pour établir dans toute sa rigueur la problématique à laquelle nous convie l’œuvre d’Abdel-Malek : celle du rapport du spécifique à l’universel ou, pour mieux dire, celle des conditions de possibilité d’une analyse marxiste concernant une réalité, une formation économique et sociale, qui semble, en première approximation, présenter des particularités telles qu’elles emportent contradiction de principe avec la démarche qui entend en rendre raison. D’un mot : l’Égypte est-elle objet de science ? L’Égypte est-elle passible de cette science qui ne veut pas seulement produire l’intelligibilité des phénomènes sociaux, mais les moyens et les voies du passage de toute société à une forme supérieure ?
À cette question, si controversée, on le sait2, Anouar Abdel-Malek en qui se conjoignent l’autorité du savant et celle du militant3, apporte une réponse affirmative. Disons, sans plus attendre, que cette réponse est désormais de celles qui comptent, de celles qu’il ne sera plus possible d’éluder, et que, par la richesse de son information, la rigueur de sa méthode et sa force de persuasion, elle touchera au vif tous ceux que tient éveillés le souci du monde qui est le nôtre.

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Idéologie et renaissance nationale accomplit en amont le projet d’Égypte société militaire4.
Ce premier ouvrage en effet traitait de la période contemporaine de l’histoire égyptienne et proposait, à partir des meilleurs travaux marxistes autochtones sur la question5, une explication du nassérisme dont Maxime Rodinson a magistralement dégagé toute l’importance6. Il s’agissait, en analysant la composition de classes de la société égyptienne ainsi que les courants de pensée qui la traversent, d’établir, dans un premier temps, la nature et la fonction du groupe politique des officiers libres qui prit le pouvoir à la faveur du coup d’État de 1952 et, dans un deuxième temps, de cerner, selon les étapes de sa pratique7, le profil de ce groupe avec celui de la société qu’il s’employait à modeler. On avait, dans la sorte, à faire de la décennie de 1952 à 1962, à un régime marqué de profondes contradictions, aussi bien sur le plan de la politique intérieure que sur celui de la politique étrangère8, mais tenant fermement en main le pouvoir et construisant une société indépendante. Ces contradictions toutefois découvraient le besoin d’une idéologie devant permettre au régime à la fois de s’autojustifier et de légitimer son action dans les masses afin de les mobiliser davantage. L’ambiguïté éclatait alors entre la référence de doctrine au socialisme9 et de l’hégémonie de fait laissée aux tenants de l’Islam le plus réactionnaire ; l’État militaire se bloquait lui-même dans des frontières nationales et nationalistes, au moment même où il affirmait, à travers des motivations idéologiques universalistes, sa vocation à les excéder.
La thèse d’Anouar Abdel-Malek s’attache précisément à remonter vers les sources de cette situation, à trouver dans l’Égypte d’hier et d’avant-hier10 la matrice de celle d’aujourd’hui ; le privilège, souligné dès le titre de l’ouvrage, accordé à l’analyse superstructurelle répond à une double préoccupation : rendre compte de la place tenue par l’idéologique depuis la première renaissance égyptienne jusqu’à nos jours ; développer, ce faisant, un secteur de recherche longtemps négligé11.
Se trouve, du même coup, tracée notre propre ligne de conduite dans les pages qui vont suivre : elle consistera en une réflexion sur la finalité avouée12 du travail de notre auteur, savoir la problématique théorique de l’idéologie.

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Il convient cependant, avant de parvenir au cœur de la recherche, de donner ne fût-ce qu’un aperçu des démarches qui y conduisirent, étant évident qu’il ne s’agit pas seulement de respecter la plus élémentaire logique, mais bien de donner au lecteur le goût d’aller lui-même sonder une richesse dont il ne trouvera ici que le morne reflet.
La renaissance nationale de l’Égypte, au demeurant « la nation la plus vieille et la plus compacte de l’histoire » (p. 13), date des dernières années du XVIIIe siècle. L’Égypte moderne prend naissance avec Mohammad-‘Ali (chez nous Mehmet Ali) dont le règne durera de 1805 à 1848. « Seul parmi les dirigeants des États de l’Orient musulman de l’époque, Mohammad-‘Ali considère l’économique comme le fondement du politique – ce par quoi ce subtil officier albanais prend rang d’homme d’État. L’État qu’il s’agit d’édifier, en l’occurrence, est conçu au départ, en 1805, comme une formation ethnique, centrée autour d’une armée puissante et efficace, s’appuyant elle-même sur une économie moderne et autarcique » (p. 24). L’histoire politique elle-même met donc, dès cette époque, l’économique au premier plan ; c’est, en conséquence, dans cette instance qu’il convient, avec l’auteur, de chercher les traits caractéristiques du pays.
Ces traits sont les suivants :

  • instauration du monopole d’État dans le commerce et l’industrie qui complète celui de la terre, apanage du vice-roi jusqu’à la loi foncière de 1858
  • création d’un marché national unifié (grands travaux d’Ismâ’îl, successeur de Mohammad-‘Ali)
  • intégration, après l’occupation britannique de 1882, de l’économie égyptienne dans le circuit de l’économie internationale par le biais des emprunts et, surtout, de la monoculture du coton (p. 109) ;
  • mise en place des structures sociales : deux faits majeurs se dégagent : à la campagne : le «processus juridique de constitution de la propriété privée de la terre» (p. 81), dans la deuxième moitié du siècle, aboutit à l’apparition de la classe de grands propriétaires fonciers, aux côtés de laquelle se spécifient trois autres groupes sociaux, celui des propriétaires ayant reçu des terres en friche, celui des petits propriétaires fonciers et, enfin, celui des paysans sans terre, sur lequel on ne dispose que de rares informations (p. 88) ; à la ville : l’époque de Mohammad-‘Ali voit la formation de la classe ouvrière d’où émergera, au tournant du siècle, un prolétariat industriel (en 1899 est fondé, au Caire, le premier syndicat, celui des ouvriers du tabac) ; les autres couches urbaines se décomposent en classe(s) supérieure(s) (pashas, rentiers grands-propriétaires, hauts fonctionnaires, hiérarques religieux, chefs militaires, cadres supérieurs de l’économie), classes moyennes et, tout au bas de l’échelle sociale, une sorte de lumpen-prolétariat où vagabonds et prostituées tiennent une grande place.

Précisons : cette distribution n’est évidemment pas statique, elle évolue en relation directe avec le développement du secteur capitaliste13.
Ces traits sont expressifs de la spécificité qui marque la renaissance de la formation nationale égyptienne : un État centralisé, disposant d’un fort appareil, qui impulse la vie économique et maintient, même sous l’occupation étrangère, une marge d’autonomie qui suffira à l’éclosion du mouvement national ; l’existence d’un secteur capitalistique14 à la fois national et intégré au marché économique mondial ; à quoi il convient d’ajouter, pour être complet, certaines distorsions internes, telles que la disparité de développement entre Haute et Basse Égypte, et un type de rapport ville-campagne différent, pour l’époque, de celui des autres nations dominées (p. 111). Mais cette « spécificité » n’a rien d’irréductible. Si elle fait justice de l’interprétation qui faisait de l’Égypte, jusqu’en 1952 pour certains, une formation « féodale »15, elle n’en reconnaît pas moins que « l’Égypte partage le destin de tous les pays soumis à l’impérialisme, dont J.-A. Hobson, puis V.-I. Lénine et R. Luxembourg ont dressé le tableau d’ensemble » (p. 109).
Telle est l’analyse qui forme le point de départ de l’enquête conduite par Anouar Abdel-Malek. Sur cette toile de fond, qui représente l’échec de la première renaissance égyptienne sous l’impact de l’occupation britannique, l’auteur va circonscrire l’objet propre de son travail, la sociologie de la culture (p. 93), à laquelle il demande de produire les conditions proprement idéologiques du renouveau national contemporain. Quatre démarches successives (de la IIe à la Ve partie) et deux scansions historiques (1805-1879 et 1879-1892) manifestent son dessein ; nous allons en donner les grandes lignes en nous réservant d’insister plus particulièrement sur la dernière période (Ve partie, 1879-1892), directement introductive au débat de fond.

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En matière d’infrastructure nationale-culturelle, pour garder l’expression de l’auteur, comme en matière d’infrastructure économique, l’Égypte va présenter des caractères d’autant plus remarquables qu’ils ne conditionneront pas seulement son propre destin mais celui de toute la renaissance arabe jusqu’à nos jours (p. 183). En ce domaine aussi l’État de Mohammad-‘Ali jouera le premier rôle en favorisant un mouvement qu’Anouar Abdel-Malek définit ainsi : « Ce ne sont guère les voyageurs, missionnaires et visionnaires qui remueront la terre d’Égypte, mais essentiellement, les vagues qui vont porter les jeunes et neuves élites égyptiennes au cœur de l’Europe afin de s’y mettre au cœur de la science et de la pensée moderne. Ce sont les missions qui constituent l’essentiel de l’armature que se donne l’Égypte, à un rythme accéléré, pour faire converger, sur le terrain national, la science et les techniques de la révolution industrielle, comme aussi les idées politiques et sociales des révolutions bourgeoises européennes, le style de vie et les modes de comportement des sociétés modernes, capitalistes et libérales, de l’Europe du XIXe siècle. Et c’est la France, devançant de loin toutes les autres puissances européennes, qui exerce l’influence décisive » (pp. 183-4).
Trouvera-t-on inutile ce rappel, dans la France d’aujourd’hui, de la diffusion des lumières par une Égypte en proie à son propre renouveau ? En relation directe avec les missions scolaires qui contribuent à forger des élites modernistes, au sens le plus noble du terme, une admirable vague de traductions va se déployer. En terre arabe, elle est, notons le, la deuxième du genre, mais son mouvement inverse celui du IXe siècle, en ce sens que, cette fois, ce sont les sciences historiques, géographiques et, par la suite, sociales qui prennent le pas sur la littérature et la philosophie (p. 141-2). Des centaines de cerveaux en sont fécondés, au premier rang desquels Abdel-Malek se fait un devoir de rendre sa place à Rifâ’ah al-Tahtâwî16, si méconnu de l’Europe, et dont l’action inlassable et multiple, assumera une fonction déterminante, y compris dans la préparation du courant socialiste. Auprès des traductions et des travaux d’impression qui valent à l’Égypte des récompenses internationales (p. 167), on insistera sur l’institution d’un système d’enseignement moderne qui attribue aux «valeurs humanistes, scientifiques et rationalistes» (p. 184) un rôle tout à fait neuf par rapport aux normes pédagogiques traditionnelles. Cela, sans doute, n’ira pas sans difficultés eu égard aux anciennes habitudes de pensée, mais la voie est ouverte que la fondation et le dynamisme d’une presse nationale, mais non gouvernementale (p. 178), viennent encore approfondir. L’Égypte d’alors n’est-elle pas, enfin, terre d’asile privilégiée pour tous ceux que la Porte [l’Empire ottoman NDLR] persécute ?
Sur ces bases, l’idéologie du mouvement national va se former. Autour de « l’exigence grandissante et généralisée de rationalité sociale » (p. 286), divers éléments exercent leur influence. Le saint-simonisme est chronologiquement le premier er le seul exogène ; son action est directement liée à l’édification de l’État sous Mohammad-‘Alî et Ismâ’îl ; elle sera durable et profonde, puisque Abdel-Malek montre dans la « conjonction entre l’étatisme égyptien et la technocratie socialisante des Saint-simoniens » l’esquisse de « cette confusion, ou cette symbiose, entre étatisme et socialisme » (p. 197 ; aussi p. 286) dont il a établi, dans l’Égypte société militaire, qu’elle était sciemment entretenue par le régime issu du coup d’État de 1952.
Les autres éléments s’articulent sur la naissance de la conscience historique, dont Tahtâwî et son école sont les instigateurs (pp. 210-211). Ils suscitent notamment une réflexion centrée sur la notion de patrie (watan) comme distincte de celle d’ummah (communauté des croyants), qui circonscrit le champ d’une problématique capitale pour les pays arabes, en ce qu’elle tend à dissocier l’intégration nationale de l’appartenance supranationale à l’Islam. L’impact, en terre égyptienne, des idées de 1789 joue ici un rôle éminent17 : les thèmes de l’autonomie, puis de l’indépendance nationale en sont tributaires ; ils expriment l’essor de la pensée politique et sociale que symbolisent l’apparition au XIXe siècle du mot « liberté » (horriyyah) (p. 264) et chez certains déjà, la préoccupation du suffrage universel (p. 275). Le mouvement des idées nouvelles assume de la sorte une double fonction : il permet à l’Égypte d’une part de s’affirmer elle-même face aux puissances impérialistes, France et Grande-Bretagne, et à la Porte, d’autre part, de renouer avec son passé millénaire sans renoncer, sur aucun plan, à sa modernité18.
D’autres expressions de cette modernité commencent, à l’époque étudiée, à faire sentir leurs effets, sous l’influence de l’Europe et de « sa morsure, pour l’essentiel vivifiante » (p. 331) : modifications qui interviennent dans la sensibilité, débuts du féminisme, naissance du théâtre et du roman et, surtout, formation de l’arabe moderne (pp. 326-331).
En face de la tradition et de l’autocratie, le libéralisme, dont les manifestations ont été principalement politiques et sociales, a ouvert la voie : le problème de la culture et de son rôle dans la renaissance nationale peut désormais être posé pour lui-même.

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C’est ici, on le voit, qu’est atteinte la perspective centrale du travail d’Abdel-Malek. Il nous reste à en évoquer les lignes de faîtes.
En 188219, l’histoire de l’Égypte moderne connaît une rupture due, on le sait, à l’occupation britannique. Cette rupture est vraie du mouvement des idées qu’elle scinde en deux périodes. La première, qui vient d’être retracée, voit la formation de l’idéologie nationale ; la seconde (soit Ve partie de l’ouvrage) fait assister à la différenciation de cette idéologie en deux courants de pensée principaux, sous le choc de l’occupation.
Ce sont les effets de ce choc qu’il convient donc de considérer tout d’abord. À quoi s’emploie l’auteur dans un remarquable chapitre où il dresse le bilan de la politique impérialiste en matière culturelle. Cette politique est le fait de Cromer véritable proconsul, qui « voit l’Égypte à travers le double prisme de la philosophie impérialiste victorienne, et de sa propre expérience de l’Inde » (p. 339). Les traits en sont classiques : imposition du « code moral chrétien », européanisation systématique, maintien du peuple dans l’ignorance ; de ces règles d’or, Cromer fait complaisamment la théorie (cf. citations, pp. 341-346). La culture égyptienne est dénationalisée et résolument orientée dans un sens passéiste ; l’arabe est traité comme une langue étrangère ; les enseignements scientifiques disparaissent des programmes ; la scolarité est réduite ; les missions pratiquement supprimées ; le scribe, à la place du philosophe, redevient roi et les tendances les plus conservatrices de l’Islam sunnite sont privilégiées contre toute forme de modernisme…
La réaction des intellectuels autochtones et leur protestation sont unanimes (p. 369), mais leurs voix vont discorder, sitôt qu’il s’agira de montrer les chemins de l’avenir. Deux grands types d’options sollicitent les esprits dès cette époque et ne cessent aujourd’hui encore de diviser l’Égypte et tout le monde arabe, celui du fondamentalisme islamique et celui d’une radicalisation de l’idéologie nationale, ce dernier partagé entre différents courants. L’importance de leur caractérisation pour comprendre le monde actuel n’échappera à personne : il est nécessaire, avec l’auteur, de nous y arrêter un instant.

A) Le renouveau de la pensée islamique.

La référence à la religion domine dans le premier ensemble doctrinal, mais elle ne doit pas être étendue, comme l’ont fait presque exclusivement les islamologues européens20, dans sa seule acceptation théologique ; ses implications sociologique, politique, idéologique (p. 372) comptent tout autant pour qui veut mesurer la place exacte qu’a tenue et que tient le fondamentalisme dans la renaissance nationale égyptienne.
Sheikh Mohammad ‘Abdoh21 fut son théoricien. Il fut le penseur du repli sur soi d’une société brutalement surprise par l’occupation étrangère, le penseur de la question qui, alors, s’imposait à tous : « quelle est la raison de la décadence de l’Égypte et de l’Islam ? » (p. 373). Sa réponse est en bonne partie à l’origine du mouvement des Frères musulmans et de l’idéologie des Officiers libres (p. 405).
Pour ‘Abdoh, le Coran est la source de toute pensée, c’est son message qu’il convient de retrouver. L’orthodoxie foncière qui est la sienne, son ash’arîsme, ne va pas sans conséquences : « les progrès des sciences historiques, les nouvelles méthodes de la critique, de l’histoire des textes, de l’histoire comparée des religions – autant d’éléments dont ‘Abdoh n’a que faire ou qu’il entend ignore » (p. 386)… Le Coran est aussi la base de toute civilisation (cit. p. 386) : l’effort théologique et apologétique poursuit un but précis, « permettre à la religion de jouer le rôle d’idéologie nationale » (ibid). Ainsi les choses sont claires : l’oubli de l’Islam est principe de décadence, le retour à l’Islam (où, rappelons-le, vie religieuse et vie sociale sont liées) garant, face à l’autre, de l’identité perdue. Tout aussi claire est la leçon de cette récupération, – dont la prise de conscience a pu présenter une certaine tonicité sur le plan social : la méfiance vis-à-vis des mouvements révolutionnaires et même démocratiques (p. 387), le ralliement au conservatisme (p. 388) puis au parti de l’armée (p. 391), l’appel au despote et à la « dictature éclairée » (p. 389, 394), l’alliance tacite avec Cromer qui le fait nommer Grand Mufti (p. 397), le panislamisme hostile au nationalisme ; et les conséquences d’une telle pensée : l’interdiction de toute réflexion qui se voudrait autonome par rapport à la religion (p. 403), la consécration des scribes, le refus de l’historicisme, le passéisme, la conception théocratique de la société (pp. 404-405)22.
Est-il enfin besoin de dire quelle vigueur conserve cette idéologie et combien, à des nuances près, ‘Abdoh a fait école ? Au sens positif : hier, quand la renaissance arabe partie d’Orient touchait la terre maghrébine, comme récemment, quand dans l’Algérie victorieuse, la presse et les conférenciers célébraient le maître égyptien…

B) Le devenir de l’idéologie nationale.

À l’orée de cette deuxième étude (de ce deuxième courant de pensée), nous retrouvons la figure de Tahtâwî, à laquelle Anouar Abdel-Malek consacre ses pages les plus chaleureuses. S’attachant à la dernière œuvre de Tahtâwî et insistant sur la nécessité de faire sa place à « la quête des sources idéologiques autochtones », l’auteur voit dans le penseur auquel il rend hommage le précurseur et le fondateur authentique du socialisme en Égypte (p. 418). Sa démonstration, appuyée notamment sur des textes d’analyse économique et d’interprétation religieuse, retient l’attention et fait souhaiter que justice soit rendue, en Europe aussi, au penseur égyptien, en particulier grâce à des traductions23.
Mais Tahtâwî alors prêche dans le désert ; son message est celui d’un solitaire, il ne sera entendu et reconnu que bien plus tard par l’école des marxistes égyptiens. Le mouvement réel passe ailleurs, par le canal d’un nationalisme constitutionnaliste, pragmatiste et éclectique, qui, après le rapide échec de la tentative révolutionnaire d’Arâbî24, s’enlise dans un frontisme équivoque et lourd de menaces pour l’avenir. Dans l’idéologie, le mélange de modernité et d’archaïsme traduit l’incapacité des classes montantes à se doter d’une politique de principe. Aussi bien, après 1882, les principaux protagonistes trahiront-ils (p. 448).
Différent sera le destin du populisme révolutionnaire qui apparaît dans la première décennie de l’occupation anglaise et qu’anime al-Nadîm. Son apport est essentiel ; il consistera à faire pénétrer dans les masses les thèses du mouvement national, jusque là patrimoine des élites (pp. 449 et 478). Défense de l’arabe dialectal, analyse critique de la société, subordination des facteurs religieux aux facteurs historiques et sociologiques, haute idée de la patrie égyptienne25 : autant d’idées dynamiques qui rapprochent (p. 466) al-Nadîm de Tahtâwî. « Nous sommes en présence d’un intellectuel-publiciste qui refuse le mea culpa comme l’exil, et choisit de chercher au sein même des masses populaires, qu’il n’avait cessé de dresser contre le despotisme et l’occupation, la protection que lui refuse sa patrie dépossédée, comme aussi les sources et les possibilités d’une nouvelle réflexion » (p. 463). De cette figure tôt légendaire se réclameront des générations de militants pour qui il appartient au peuple de se mettre « au gouvernail de la révolution » (p. 483).
Tels sont les deux grands courants qui, pour l’essentiel, vont irriguer la pensée nationale égyptienne (et arabe) jusqu’à la période contemporaine26. Le besoin de clarté exigeait qu’ils fussent nettement distingués, mais on regrettera quand même qu’Anouar Abdel-Malek n’ait pas, en conclusion, apporté quelques nuances à son tableau. Car le lecteur peu averti risque de ne pas percevoir à quel point en matière d’idéologie, et dans les pays musulmans singulièrement, les chapeaux ne sont pas les hommes. Les ponts d’un courant à un autre ne sont jamais vraiment coupés : tel « réactionnaire » se convaincra du message socialiste du Coran, tel progressiste verra dans ‘Abdoh un héros de la renaissance nationale, tel communiste se redécouvrira musulman pratiquant… Or il ne s’agit pas là nécessairement de subjectivité ou de faux-semblants ; bien au contraire les contradictions subjectives que beaucoup d’entre nous ont constatées sont le produit direct de conditions objectives évidentes – telles, en particulier, que l’impact étranger ; ce sont elles qui font que l’on peut successivement, et même à la fois, se réclamer d’Afghânî et de Tahtâwî (de Maurras et de Zola ?). La « qualité d’âme », pour parler comme certains, n’y est pour rien, mais bien l’impérialisme et les refus qu’il a provoqués.

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C’est à une problématique spécifique de la renaissance nationale culturelle de l’Égypte qu’Anouar Abdel-Malek aboutit. Elle mérite la plus grande attention. Car elle ne concerne pas seulement – que l’on ne s’y trompe pas –, un pays déterminé, mais bien, à travers un pays, en l’occurrence l’Égypte, une réflexion qui, par sa méthode et ses concepts vise tout le Tiers-Monde comme son objet. L’ensemble des travaux de l’auteur est une confirmation suffisante de ce point de vue. Aussi bien écrit-il lui-même dans la présentation qu’il a donnée de son ouvrage pour L’Homme et la Société27 : « L’apport novateur éventuel d’une recherche de cet ordre ne réside pas tant dans l’accumulation d’une moisson de faits nouveaux, ou mal connu, que dans la nature, la structure, la forme et la vection des phénomènes sociologiques dégagés, définis et interprétés – toujours en tant qu’hypothèses scientifiques » ; et, au début de la dernière partie de Idéologie et renaissance nationale ; « …passer du bilan de ce qui est, en tout état de cause, d’une étude de cas, à une élaboration théorique, sous forme d’hypothèses, de problématique, qui parte d’un cas spécifique. Du spécifique à l’universel, fût-ce sous forme d’hypothèses, la jonction est-elle convenable ? » (p. 487).
Nous voici donc parvenus au cœur du débat.
Anouar Abdel-Malek établit ses résultats sous deux rubriques : celle des concepts suivie de celle de la problématique qu’induisent ces derniers.

A) Les concepts.

Au nombre de 4 :

  • la symbiose étatique : héritage de l’ancienne société « hydraulique », l’État incarne la nation et la domine en s’assurant l’exclusivité de l’appareil d’administration et de coercition – notamment l’armée et celle de l’idéologie. Pour ce qui est de cette dernière, dans la mesure où « c’est l’État qui va en assurer (…) l’élaboration même, en tout état de cause la gestion, c’est-à-dire la direction effective et efficace » (p. 496), un clivage va se produire entre idéologie « explicite » – l’officielle –, et idéologie «implicite» – expression de « la vie idéelle du pays profond » (p. 498)28.
  • le concept de formation socio-économique capitalistique retardataire de type coloniale à prédominance agraire ; cette définition de la société égyptienne a le double mérite de permettre « un enrichissement du concept traditionnel de capitalisme et un usage restrictif et précis de celui de féodalisme »29.
  • l’élaboration des concepts de patrie et de nation se fait dans l’ambiguïté : entre ummah et watan toutes les confusions, voulues ou non, demeurent possibles (p. 501).
  • ce dernier point impose l’analyse portant « sur la dialectique entre indépendance nationale et constitutionalisme » (p. 502), autrement dit sur l’action sélective des différents facteurs de la renaissance nationale (ibid).

B) La problématique : celle du passage de la symbiose à la synthèse.
L’auteur la présente ainsi : « La symbiose, les trois visages de l’unité égyptienne » (ie. L’État), « élément central », le facteur économique, le facteur super-structurel (pp. 496-7), puis, en un deuxième moment, la dialectique entre cette spécificité, ce projet de perpétuation archaïque et tenace d’une part, et l’irruption de la modernité, par les armes, l’économie, les institutions et les idées. Il resterait un troisième moment, celui du choix, de la sélection critique, de l’hégémonie d’une option : très précisément, un processus critique de modernité, c’est-à-dire une véritable synthèse, qui conduise au rejet de l’ambiguïté propre à toute symbiose »30. Car toutes les dichotomies demeurent et dans tous les domaines, entre « explicite » et « implicite », modernité et tradition, ville et campagne, pouvoir et peuple, action et réflexion (p. 504 sq). La tâche des intellectuels et leur choix – sans garantie (p. 517) –, se situe à ces carrefours, puisqu’aussi bien la première renaissance nationale égyptienne n’a pu se doter d’une idéologie en forme, ni « d’une philosophie de la culture et d’une image de l’homme à réaliser » (p. 516), et qu’aujourd’hui encore, à la question « Comment peut-on être Égyptien ? »31 il n’existe pas de réponse univoque.

Une telle conclusion reflète assez bien, nous semble-t-il, la tonalité générale de l’ouvrage et sans doute aussi celle de la pensée Anouar Abdel-Malek. Idéologie et renaissance nationale32 est une entreprise passionnée pour comprendre et donner à voir une réalité de haute complexité : le retour, en l’espace d’un siècle, de l’Égypte à l’indépendance nationale, la remontée sur la scène historique, dans son autonomie, de la plus ancienne entité nationale du monde, et, plus largement, derrière ce phénomène, la moderne irruption des révolutions nationales. Entreprise passionnée : elle conjoint la plus exigeante lucidité à l’attachement le plus profond à la terre natale33, l’objectivité de l’engagement. Pourquoi alors d’ultimes lignes34 qui doivent plus à Camus qu’à Marx ? À Sisyphe qu’à Prométhée ? Ne serait-ce pas que, dans un premier temps au moins, – et n’est-ce pas celui de l’histoire réelle ?,  l’effort critique se découvre voué à une sorte d’aveu d’impuissance ? Que l’intellectuel, la trame une fois reconstituée par ses soins du devenir dont il témoigne lui-même, s’interdit autre chose que de constater combien les idées flottent encore au-dessus des masses et quelle distance résiste entre l’interprétation du monde et sa transformation dont il a pourtant fondé la nécessité ?
Au débouché de cette question, plusieurs remarques qui ne sont peut-être que des questions.

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La première de ces remarques se tient sur le terrain d’élection d’Abdel-Malek, celui de l’idéologie.
On a, en résumé, la thèse suivante : l’idéologie possède une normativité qui lui est propre, non pas en ce sens qu’elle serait de nature soustraite à la détermination par la base économique, mais parce qu’elle laisserait subsister un au-delà non réductible à cette détermination. L’Égypte illustre ce phénomène puisque le processus de renaissance nationale ne parvient à l’expression de soi même en ce qui concerne les facteurs de modernisation (de l’économique au superstructurel) qui l’ont pourtant rendu possible, qu’à travers l’image la plus archaïque que la société a d’elle-même ; en l’occurrence la pratique étatique et le conservatisme religieux, intimement liés35. D’où un décalage, d’où les « ambiguïtés » relevées par l’auteur comme prédicatives de la spécificité égyptienne.
Revenons à l’ambiguïté la plus importante, celle qui existe entre ummah et watan et dont on sait qu’elle conditionne « la dialectique entre indépendance nationale et constitutionalisme ». On a affaire là à des notions descriptives. L’idée de patrie surgit et tend à s’imposer pratiquement dès l’effort de Muhammad Ali pour doter la région égyptienne de l’empire ottoman d’une infrastructure économique nationale ; cette idée est porteuse de sa propre logique, son auto-développement conduit, dans un premier moment, à la formation de la conscience nationale, en face de la Porte, c’est-à-dire à la récupération, ou à la « revitalisation » (p. 500), de l’égyptianité, mais sous une forme nouvelle, correspondant à une nouvelle étape économique ; et, dans un deuxième moment, à la conscience de classe, produite à son tour par la modification des rapports de forces dans le corps social. L’ummah, de son côté, engendrée par un devenir multiséculaire, connote la communauté des croyants dont on notera qu’elle fut, un temps, la réalité et, beaucoup plus longtemps, la nostalgie d’une entité politique effective. Deux concepts donc, l’un à référence laïque, l’autre à référence religieuse ; l’un nouveau, l’autre ancien. Où gît l’ambiguïté ? Dans le fait qu’ils vont échanger leurs significations, ou, plus précisément, dans le fait que l’ummah va se charger du dire de watan, exprimer « nation » et « patrie ». Pourquoi cette absorption ? Laissons les raisons sémantiques évoquées ci-dessus ; voyons le moment. Quand se produit, brutalement, on le sait, l’occupation anglaise, un ordre en est dérangé qui était entrain de se faire et qui allait sans doute (le nez de Cléopâtre…?) dans le sens impliqué par watan36. Dans cette situation, la « patrie » n’était assurément pas la réponse la plus adéquate mais bien l’ummah plus profonde, plus unanime et moins prospective – même si théoriquement elle était moins bonne, même si, dans les faits, elle devait se payer par de graves confusions, entre sens laïc et sens religieux, entre modernité et tradition, entre élites et masses. Ces confusions elles-mêmes ne reflétaient-elles pas les conditions objectives ? Prenons, par exemple, la nécessité de la riposte commune à l’agression impérialiste : elle préserve et réaffirme l’identité nationale (dans tous les sens du terme) en même temps qu’elle fait courir le risque de proposer une altérité inaliénable ; elle résout l’alliance des intellectuels et du peuple en même temps qu’elle tend à effacer les clivages sociaux ; elle renoue avec les sources les plus vives du passé culturel et spirituel en même temps qu’elle voue au danger de la dénonciation systématique de toute modernité, de tout progrès ; elle voit l’avenir au passé et fait la révolution à l’envers, ne laissant d’évidence aucune chance à ces lucides qui s’entêtent à tout vouloir tenir à la fois, le front contre l’impérialisme et le front contre la réaction, le bien du peuple et son salut immédiat37. Encore faudrait-il ici distinguer des étapes et scander le mouvement historique : tel qui était progressiste ne devient-il pas réactionnaire, sans changer d’idéologie38 ? Abdel-Malek ne nie pas, semble-t-il, ces étapes, qui déclare : « il convient auparavant de mieux asseoir le terrain de l’intérieur » (p. 502), après avoir invoqué « la dialectique entre indépendance nationale et constitutionalisme », sur le plan purement conceptuel. À quoi bon alors parler de dialectique ? À quoi bon surtout chercher à établir sur une « ambiguïté » (p. 502) un type d’analyse qui ne se peut nourrir que de contradictions réelles ? Car il n’y a d’ambiguïté qu’au niveau des abstractions à travers lesquelles les hommes pensent leur histoire, celle-là ne connaît que les antagonismes qui structurent ses « moments actuels » successifs.
La problématique du passage de la symbiose à la synthèse paraît souffrir de ces chevauchements de plans, en ce que tantôt elle apparaît située dans la seule idéologie et tantôt référée à l’analyse de classes. Dans les deux cas un même objectif est désigné : marier le progrès économique, social, politique et culturel à une personnalité lentement modelée par l’histoire. Comment y parvenir ? Une première voie consiste à assurer le « passage » dans l’idéologie elle-même, au nom de ce qu’elle a d’irréductible39. On pourra, de la sorte, se poser la question suivante : « la preuve étant établie que la modernité ne saurait être l’œuvre des fondamentalistes voués à l’intégrisme, comment intégrer ce type de tendance idéologique à un processus réalisable de progrès national ? » (p. 509). Intégrer l’intégrisme n’est-ce pas prendre le reflet fantastique de l’objet, la personnalité historique, pour l’objet lui-même ? La question est-elle limitée au moment de la première renaissance ? L’auteur répond non, puisqu’il affirme que « l’action en profondeur du fondamentalisme islamique – de ‘Abdoh aux Frères musulmans et aux Officiers libres » qui enraye le modernisme libéral, marxisme compris, continue à importer «une ambiguïté théorique» dans la réflexion (p. 512). Où se trouve encore une fois cette «ambiguïté» qui n’est inhérente ni au fondamentalisme, ni au modernisme ? Ne serait-ce pas dans la pensée ? La seconde voie, au contraire, fondée sur l’analyse (marxiste) de classes, scrute les clivages à partir de leurs racines mêmes, et, dénonçant dans le fondamentalisme une idéologie réactionnaire40 suggère « de réaliser – d’une manière concrète, par une transformation radicale de la société et de l’idéologie, par une révolution (souligné par nous G. L.) – la synthèse critique entre les différentes composantes de l’idéologie nationale » (p. 505). Peut-on parler encore de « synthèse» ? Ne doit-on pas plutôt reconnaître une ambiguïté, certaine celle-là, chez l’auteur qui, tout en donnant la seconde voie comme la sienne41, maintient la possibilité de la première. « Le problème qui se pose ici est le suivant : est-il possible qu’une différenciation idéologique, fondée elle-même sur une vision idéologique différente du monde, puisse se perpétuer et devenir efficace si elle ne repose pas sur une différenciation entre les classes et les groupes sociaux différents en lutte pour le pouvoir de décision au sein de l’État national ? Nous répondrons par la négative : l’efficacité suppose la représentativité, seule capable de susciter l’adhésion, et l’institutionnalisation, qui ne saurait être fondée sur autre chose que sur l’adhésion et le consensus optimal. Mais le problème demeure de mesurer le potentiel d’existence de durée et d’extension du champ idéologique à partir de motivations spécifiquement idéologiques » (p. 507). La dernière phrase contraste avec les précédentes : de quel problème s’agit-il ? De l’analyse d’une idéologie (origine, constitution, concepts, fonction) ? Mais ce problème n’en est pas un, il s’agit tout au plus de technique dans l’établissement des relations d’une idéologie au champ, idéologique notamment, où elle se découpe. Veut-on signifier que l’idéologique, dans certains cas tout au moins, ne réfère qu’à lui-même ? Alors le problème est un faux problème comme l’a établi le début du texte.

***

Allons plus loin, au risque de nous faire résolument l’avocat du diable : qu’en est-il de la spécificité ?
Abdel-Malek la situe à trois niveaux :

  •  économique : cf. la définition du deuxième concept donnée supra ;
  • politique : la symbiose étatique ;
  • idéologique : la «dichotomie» entre idéologie « explicite » et « implicite ».

Notons tout de suite un trait de cette classification, dont la logique n’échappera à personne : les trois niveaux sont juxtaposés, et non comme il se devrait (mécanisme ?) hiérarchisés ; en effet b) et c) sont causalement liés : la symbiose étatique produit « l’autarcie idéologique »comme une de ses expressions organiques (p. 497) ; de a) n’est directement tirée qu’une conséquence théorique – sur laquelle nous reviendrons – et, indirectement, une action sur le rapport b)-c), dans la constitution de l’idéologie nationale, par le biais de l’analyse de classe à la fois invoquée et révoquée, nous l’avons vu. Ainsi b) joue le rôle d’une médiation, c) devient le lieu privilégié de l’analyse, tandis que a) demeure relativement isolé42.
Or, l’État n’est-il pas toujours « la première puissance idéologique », comme disait Engels43 ? La particularité « hydraulique » de l’Égypte (ancienne) et la particularité théocratique des États issus de l’Empire arabo-musulman, ne font qu’accuser cette constatation de portée générale, qui se rencontre ailleurs aussi et qui correspond à un certain stade de développement.
La distinction « explicite » – « implicite » est-elle propre à l’Égypte ? Non plus. Tout au plus montre-t-elle, sous fort grossissement, la distance qui existe entre des idéologies officiellement proclamées (État) ou théoriquement élaborées (élites) et les formes idéologiques diffuses à travers lesquelles les masses vivent pratiquement leur rapport à la société ; et cela est encore plus vrai lorsqu’on a affaire d’une part à une brusque dynamisation économique (constitution d’un secteur capitaliste), d’autre part à des populations bloquées dans des activités traditionnelles (agraires) et, de surcroît, analphabètes. Mais il n’y a là nulle spécificité : toute société, sous une forme ou une autre, a connu cette distorsion.
Quant à « l’autarcie idéologique », si on entend par là, comme il semble (p. 506), le fait que des individus ou des groupes sociaux puissent donner leur adhésion à des idéologies qui ne paraissent pas adéquates à leur situation socio-économique, on énonce alors un truisme. Car d’un côté, les agents (en réalité : les patients) d’une idéologie sont rarement ceux qui l’élaborent : les théoriciens du fondamentalisme islamique ne parlent pas du fellah, ils parlent pour le fellah ; ils parlent dans son silence forcé pour le rallier et se prévaloir de sa caution. D’un autre côté surtout, il est bien certain que la fonction de toute idéologie est de susciter l’adhésion d’autres individus et d’autres couches sociales que ceux dont elle est directement issue et qu’elle sert objectivement ; l’idéologie nationale (ou nationaliste, ou nationalitaire), plus qu’aucune autre peut-être, à cause des confusions inhérentes à son unanimisme, exprime cette fonction ; ce n’est pas vrai seulement de la première et de la seconde renaissance égyptienne, c’est vrai aussi de la France actuelle : si certaines fractions de la classe ouvrière ne votaient pas gaulliste, si les couches petites-bourgeoises renonçaient à leur hostilité au socialisme, alors la révolution serait proche… S’agit-il enfin ici d’autre chose que de la vieille (et neuve) vérité énoncée dans L’idéologie allemande, savoir que « les pensées de la classe dominante sont aussi les pensées dominantes », autrement dit que l’idéologie « explicite » investit les classes, les couches et les groupes sociaux dominés, de l’intérieur même des idéologies, implicites ou non, par le canal desquelles ils tentent de manifester leur personnalité.
De spécifique que reste-t-il ? Deux éléments, à ce qu’il nous semble, rendent raison du privilège accordé à l’idéologique :

1° Un élément objectif : le fait que, dans les pays musulmans, politique et religion continuent à n’être pas vraiment dissociées44. La référence à l’Islam, sous quelque forme que ce soit45, demeure idéologiquement dominante et, à moyen (?) terme, littéralement indépassable. Le « socialisme » lui-même doit prendre son vêtement. À cela deux raisons liées entre elles, l’une est endogène : elle consiste à rétablir et à préserver, dans l’État national, comme dit Laraoui, dans la phase nationalitaire, comme dit Abdel-Malek, l’identité culturelle, aussi longtemps que le retard économico-social n’est pas comblé ; l’autre est exogène, elle tient à la menace constante que l’impérialisme fait peser sur ces pays – inutile d’y insister.

2° Un élément objectif-subjectif : dans les pays musulmans46, l’intelligentsia est établie dans une contradiction réelle que les individus peuvent vivre différemment, selon leur tempérament. L’intelligentsia en effet est victime d’une triple coupure d’avec les masses : par sa position sociale (économique et surtout culturelle), par sa formation, pour une large part, jusqu’à nos jours (mais cela change), due à l’étranger, par ses idées ou, pour parler globalement, sa vision du monde. Elle se veut, d’autre part, entièrement tournée vers le meilleur service de la nation entière ; contradiction qui ne va pas – c’est évident – sans des redoublements subjectifs souvent dramatiques47.
S’il est certain que, dans ces conditions, le gagnant est toujours l’intellectuel le plus organique, c’est-à-dire celui qui prend les moindres distances avec le référentiel religieux, il n’en reste pas moins qu’il faudra, dans chaque cas d’espèce, individuel ou collectif, faire la part de ce qui peut être alibi, mystification, tartufferie ou authenticité véritable.
Ces deux éléments enfin conduisent à penser que l’on a bien affaire à un phénomène de surdétermination idéologique. Est-il absolument spécifique ? N’illustre-t-il pas plutôt, toutes proportions à respecter, cela va sans dire, cette autre remarque que faisait Engels, à propos du Moyen-âge européen « Il fallait présenter à l’esprit des masses nourri exclusivement de religion leurs propres intérêts sous un déguisement religieux »48 ? Le phénomène, en tout cas, atteste bien qu’une étape n’est pas encore dépassée. Les trop lucides, comme les trop pressés, seront contraints de s’en accommoder ou de continuer à penser la contradiction à travers le prisme de la seule problématique interne de l’intelligentsia49.

***

Mais le spécifique ne serait-il pas à rechercher au niveau économique (cf. supra, c) ? Abdel-Malek nous y convie en dégageant de cette instance deux conséquences théoriques qui méritent réflexion. Revenons d’abord sur sa définition, l’Égypte serait « une formation socio-économique capitalistique retardataire de type colonial à prédominance agraire ». Il nous semble que le trait singulier, ou singularisant, est ici « capitalistique », car les suivants, s’ils ne sont pas exactement synonymes, se trouvent cependant souvent associés dans d’autres contextes nationaux de ce qu’il est convenu d’appeler le Tiers-Monde. Que dit « capitalistique » ? Qu’il existait, en Égypte, un secteur capitaliste en voie de développement avec tout ce que cela suppose sur le plan infrastructurel (ouverture vers une indépendance réelle) et sur le plan social (formation d’une bourgeoisie autochtone et redistribution des rapports de classes), mais la croissance de ce secteur, provoquée avec le succès que l’on sait dès Muhammad-‘Ali, s’est trouvée enrayée par l’occupation britannique dont Idéologie et renaissance nationale a parfaitement exposé le contrecoup culturel. Les implications théoriques de ce constat concernent d’une part le rejet de l’interprétation par le féodalisme, même « oriental » que nous avons évoqué plus haut, et qui propose, par opposition au devenir occidental, la prise en considération du « phénomène nationalitaire » ; et d’autre part, la possibilité « d’enrichir et de restructurer le concept de capitalisme (occidental) » (p. 499). La thèse de l’auteur, sur ce point d’importance, est la suivante : l’analyse de la formation socio-économique égyptienne doit être rattachée au concept de capitalisme ; mais ce capitalisme, produit d’une histoire différente, « ne saurait se présenter sous les aspects que revête le “capitalisme classique” – tel qu’il est étudié et défini par K. Marx principalement » (ibid). Entre ces deux capitalismes, Abdel-Malek nous en avertit, la différence, à ses yeux, n’est pas de nature, mais de quantité (ibid) et elle induit une recherche concernant « une topologie des différentes espèces de capitalisme » (ibid). Cette précision, si elle évacue l’interprétation féodaliste (différence de nature), ne conduit cependant pas, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, à l’adoption de l’analyse marxiste. L’auteur pense en effet que le concept de capitalisme « considéré d’une manière structuraliste intangibl e» (p. 498) et européocentriste a stérilisé, « souvent », la réflexion théorique sur (et dans) les trois continents (ibid). S’agit-il là seulement d’une réserve ? Car on pourrait, sans peine, répliquer que la confusion entre l’étude scientifique du mode de production capitaliste, traité par Marx dans son essence, et les formes historiques diverses prises par le capitalisme50, à plus forte raison la confusion entre une certaine interprétation du concept de capitalisme et le travail du Capital sont aisées à dissiper.
Mais il ne s’agit pas là d’une simple réserve et il semble bien qu’Abdel-Malek ne retienne plus du matérialisme historique que ce qu’il appelle « le marxisme classique », autrement dit une simple technique d’approche des phénomènes sociologiques. Cette réduction, déjà présente dans Idéologie et renaissance nationale51, apparaît avec netteté dans l’article précédemment cité de L’Homme et la société, où ce qui vient d’être remarqué du capitalisme est étendu aux classes : « …L’approche politiste, à dominante diplomatique une fois circonscrite, nous avons conduit l’analyse en trois paliers. Tout d’abord, la structure de classes, selon la méthode marxienne classique. Les classes, les groupes sociaux, les institutions, est-il besoin de le dire, sont autres, dans cet Orient qui se ramasse que dans l’Europe, et plus précisément la Grande-Bretagne, champ épistémologique du marxisme de Karl Marx » (p. 9). Il n’y a plus là de confusion : le rapprochement des « modèles » historiques divers réduit bien le marxisme à la commodité d’un procédé hérité du XIXe siècle ; c’est dire qu’il n’est pas une science.

***

C’est pourtant du marxisme en tant que science que se réclame Abdel-Malek dans un texte, à bien des égards remarquable, où il a exposé ses propres positions épistémologiques52. Il n’y a là chez lui aucune contradiction. Il distingue bien un marxisme « classique », valable pour les sociétés industrielles avancées53 et un « instrument d’analyse »54, seul susceptible de rendre raison des réalités des trois continents ; la liaison entre ces deux formes de marxisme est assurée, selon Abdel-Malek qui suit en cela C. Wright Mills par « le principe de spécificité historique » dégagé par Marx55. On aurait de la sorte un marxisme bifronts comme le vieux Janus : la face technique, encore utile, est tournée vers le passé (i.e. vers le monde occidental européen), la face méthodologique (de « l’initiative historique » ?), voie ouverte de la recherche, est tournée vers le XXe siècle (i.e. vers le monde des «trois continents»)56. N’avons-nous pas là l’explication théorique de ces chevauchements que nous avons cru rencontrer dans Idéologie et renaissance nationale ?
Que l’on nous entende clairement. Nous ne sous-estimons nullement la valeur de l’entreprise d’Abdel-Malek et ses mérites ; nous sommes même tout à fait conscient des motivations qui la fondent et qui tiennent à la longue période, durement vécue par l’auteur lui-même et toute l’école marxiste égyptienne, des (més)interprétations dogmatiques et bureaucratiques du marxisme, lesquelles, par contrecoup, on le sait, suscitèrent diverses tentatives éclectiques et opportunistes. Et il est bien certain que la tâche ne fut pas facile pour les militants révolutionnaires qui se sentirent un temps prisonniers de schémas ne cadrant pas avec les conditions nationales de leurs luttes et, le temps d’après, comme livrés à eux-mêmes et voués au vide théorique. Aussi bien n’est-il question pour nous ni de mettre en cause l’effort de ceux qui, comme Abdel-Malek, n’ont jamais abandonné la voie scientifique de la recherche, et dont les travaux (disons-le quand même : dans des conditions objectives nouvelles) se multiplient actuellement ; ni, non plus, et s’il se peut moins encore, de leur contester l’initiative d’analyses dont nous autres marxistes d’Europe attendons les plus riches enseignements.
Cela dit, qui n’est pas une parenthèse, revenons à l’attitude d’Abdel-Malek et disons, sans aucune malveillance, qu’elle nous paraît pécher, du point de vue théorique, par deux « oublis ».
Il a déjà été fait allusion au premier et, et malgré son importance, il ne semble pas nécessaire d’y insister : il s’agit du sens du Capital. Ou bien cette œuvre instaure une science, le matérialisme historique, qui rend possible, grâce à la mise à jour des catégories fondamentales du mode de production capitaliste, une théorie générale des modes de production – ce qui est l’objet déclaré de Marx (cf. Introduction des Grundrisse) ; ou bien le Capital n’établit que le diagnostic d’une formation économique historiquement donnée et le matérialisme historique n’est plus qu’une grille57. Dans le premier cas, que nous tenons pour vrai, le « rapport du spécifique à l’universel » n’est rien d’autre que le rapport de toute démarche scientifique à son objet en vue d’en produire, sous forme de concepts, la connaissance ; à cet égard, il est hors de doute que Marx nous a laissé plus de travail qu’il n’en a lui-même accompli…une fois, par ses soins, la science fondée. Dans le second cas, celui d’Abdel-Malek, le spécifique va éclipser l’universel qui sera renvoyé à la prospective et la substitution du matérialisme historique par la « sociologie des civilisations » se ramènera, qu’on le veuille ou non, à celle de l’explication scientifique par la description empiriste.
N’opposons-nous pas, ce faisant, les (beaux) principes aux faits (têtus) ? Notre deuxième « oubli » répond à cette objection. Il est de taille. Aussi comprendra-t-on que notre propos, dans le cadre de cet article, ne peut lui être adéquat. Disons seulement que ce qui nous a le plus frappé et, – pourquoi le taire ? – choqué, à la lecture d’Idéologie et renaissance nationale, c’est l’absence de toute référence à Lénine. Or, au niveau d’une interrogation concernant une spécificité nationale, et, qui plus est, s’agissant d’une formation économique et sociale différente de celles qui avaient servi de base au travail de Marx, l’entreprise léniniste n’appelait-elle pas considération ? Ne fournissait-elle pas, n’ayons pas peur des mots mal menés, le modèle théorique susceptible de produire l’intelligibilité recherchée ? La Russie d’après l’abolition du servage entrait-elle si aisément dans le schéma « classique » (déjà) que l’on aurait pu, intus (dans le pays) et extra (dans le mouvement ouvrier de la IIe internationale) se dispenser d’en faire la démonstration ? Le développement du capitalisme en Russie n’est-il pas l’expression et l’acte même de la science du Capital ?

Nous ne tenons nullement la doctrine de Marx pour quelque chose d’achevé et d’intangible ; au contraire, nous sommes persuadés qu’elle a seulement posé les pierres angulaires de la science que les socialistes doivent faire progresser dans toutes les directions s’ils ne veulent pas retarder sur la vie. Nous pensons que les socialistes russes doivent absolument développer par eux-mêmes la théorie de Marx, car celle-ci n’indique que des principes directeurs généraux, qui s’appliquent dans chaque cas particulier, à l’Angleterre autrement qu’à la France, à la France autrement qu’à l’Allemagne, à l’Allemagne autrement qu’à la Russie58

L’homme qui a écrit ce texte et qui, des années durant, a plus que n’importe qui, traité de la spécificité (russe), n’a pas fini de s’adresser à nous.
Un mot encore, fût-il maladroit : les «analogies» ne font pas défaut, apparemment du moins, entre la Sainte Russie et la vieille Égypte, au point que les caractères de l’une pourraient bien convenir à l’autre sur tous les plans, économique, politique et idéologique. Lénine qui prend la Russie au même endroit historique qu’Abdel-Malek l’Égypte, n’est-il pas confronté à la complexe problématique d’un capitalisme retardataire, d’une exploitation étrangère, d’une dominante agraire, d’une (sorte de) symbiose étatique, d’une inflation idéologique, etc.59 ?
Mais laissons cela qui ne nous sert qu’à redire notre surprise devant la lacune inexpliquée, celle de la pratique léniniste du marxisme, dans l’œuvre d’Abdel-Malek. Les remarques élémentaires qui ont été notre fait dans ces quelques pages n’avaient d’autre fin que de suggérer la fécondité de cette pratique. Nous sommes persuadé qu’Abdel-Malek ne l’ignore pas et qu’il n’est pas dans son intention de promouvoir quelque marxisme spécifique qui serait à la théorie ce que sont à la pratique politique ces socialismes nationaux dont on nous rebat si fort les oreilles. Sans doute a-t-il été trop prisonnier de son sujet, trop pénétré de la spécificité égyptienne qu’il en a passablement négligé les limites. Quant à nous qui lui donnerons sûrement l’impression des les avoir trop grossies, nous sommes tout disposé, ne serait-ce que pour nous dédommager d’avoir tenu le rôle le plus ingrat, à transformer en questions toutes nos remarques. Aussi bien nous ne sommes pas plus égyptien que…russe. Mais la science dont nous nous réclamons ensemble comme l’avait bien dit une fois Modibo Keita, ne l’est pas non plus.

Paris, février 1970.

Article paru pour la première fois dans La Pensée n° 151, 1970.

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  1. Sous-titre : L’Égypte moderne ; thèse pour le doctorat ès-lettres publiés avec le concours du C.N.R.S., éditions Anthropos, Paris, 1969. []
  2. Très nombreux travaux, même depuis la recension considérable de J.-P. Charnay, Le marxisme et l’Islam, Essai de bibliographie in Archives de sociologie des religions, n° 10, pp. 133-146. Pour l’école marxiste égyptienne, voir notamment Hassan Riad, L’Égypte nassérienne, Editions de Minuit, Paris 1964, et, plus récemment Mahmoud Hussein, La lutte des classes en Égypte, Maspero, 1969. []
  3. Abdel-Malek a pris une part importante aux activités du marxisme en Égypte ; il a quitté ce pays en 1959, au moment de la répression contre la gauche ; depuis vit à Paris ; très nombreuses publications, cf. infra, passim. []
  4. Le Seuil, Paris, 1962. []
  5. Aussi nombreux que peu connus chez nous… []
  6. « L’Égypte nassérienne au miroir marxiste », Temps modernes, n° 203, avr. 1963. []
  7. 1952-1954, 54-56, pour rappel : Union Égypte-Syrie (1/2/58), révolution irakienne (14/7/58), fin de l’union (28/9/61). []
  8. En politique intérieure, alternance entre anticommunisme et utilisation des communistes, entre réalisations sociales, nationalisations de quelques secteurs clefs et collaboration avec la bourgeoisie ; en politique étrangère, alternance entre Est et Ouest ; contradiction aussi entre politique intérieure et extérieure : neutralisme. []
  9. Cf. L’Union socialiste arabe []
  10. Respectivement, selon la périodisation adoptée par Anouar Abdel-Malek (Idéologie et renaissance nationale, p. 17) : 1805-1879, 1879-1892. []
  11. Cf. Idéologie et renaissance nationale, p. 408 ; même idée chez A. Laraoui, in L’idéologie arabe contemporaine, Maspero, 1967 ; sur ce dernier ouvrage et les divers rapprochements que l’on peut faire entre certaines des thèses qu’il développe et celles d’Abdel-Malek, je renvoie globalement à mon analyse, Les Arabes, M. Jourdain et la dialectique, parue dans La Pensée, n° 140-141, août-octobre 1960. []
  12. Cf. Idéologie et renaissance nationale, p. 93 : «…le terrain de la sociologie de la culture qui constitue l’objet propre de notre travail» ; autres réf. infra, passim. []
  13. Cf. p. 84 sur le changement de recrutement dans la classe des grands propriétaires fonciers ; sur un phénomène analogue, en Algérie, cf. l’étude André Prenant, La propriété foncière des citadins dans les régions de Tlemcen et de Sidi bel Abbes, apud Annales algériennes de géographie, Alger, n° 3, 1966. []
  14. Cf. p. 112, l’auteur emprunte cette expression à M. Rodinson qui, dans Islam et capitalisme (Le Seuil, Paris, 1966) propose d’entendre sous ce terme, l’ensemble du secteur couvert par le capital marchand et le capital financier, ces deux formes représentant le mode d’existence le plus ancien du capital et caractérisant les sociétés «pré-capitalistes» ; sur l’ouvrage de Rodinson, cf. La Pensée, n° 131, févr. 1967. []
  15. Abdel-Malek a plusieurs fois insisté sur ce point, cf. « La question agraire et la réforme de 1952 », in Tiers-Monde, III (1962) ; il a en particulier repris ses analyses à la suite de la publication d’Islam et capitalisme (73-83) ; cf. Idéol…, p. 112, notes 1 et 2. []
  16. 1801-1873 ; dédicataire de l’ouvrage []
  17. Cf. encore pp. 440-1 : à la naissance même du parti national égyptien au début des années 1980 ; aussi l’influence de la Commune, p. 445. []
  18. Ce qui définit la spécificité historique égyptienne (cf. p. 287). []
  19. Plus exactement en 1879 puisque Abdel-Malek prend comme départ de la période l’exil force d’Ismâ’îl. Regrettons, à ce propos, que l’ouvrage ne contienne pas l’index chronologique. []
  20. Parce qu’ils étaient, indépendamment de leur valeur scientifique, aussi des idéologues d’une sorte d’œcuménisme spiritualiste notamment, dont les intentions politiques n’étaient pas toujours anodines. []
  21. Son nom est souvent associé à celui de Gamâl al-Din al-Afghânî, qui fut son maître. []
  22. Les vues de ‘Abdoh me paraissent bien plus en retrait que celles d’Ibn Khaldûn qu’Abdel-Malek ne le pense ; le Maghribin [Khaldûn NDLR], par exemple, condamnait expressément la recommandation de suivre les califes Râshîdîtes ; il était déjà nationaliste, lui. []
  23. Cf. Abdel-Malek, in Anthologie de la littérature arabe contemporaine, in Les essais, 41-4. []
  24. Le «groupe de Hélouân», auquel appartenait le colonel ‘Arabî, aurait tenu des réunions clandestines dès 1876 (p. 426). []
  25. « Que le musulman parmi vous, ô Égyptiens, fasse retour à son frère musulman pour fortifier la ligue religieuse. Que tous deux fassent retour au copte et à l’israélite, afin de renforcer l’union patriotique. Que tous ne soient plus qu’un seul homme qui œuvre en vue d’un but unique : préserver l’Égypte pour les Égyptiens » ; cité p. 470. []
  26. C’est le premier nommé qui l’emportera à travers l’idéologie des Frères musulmans et celle des Officiers libres ; cf. p. 494. []
  27. « Un itinéraire sociologique, le concept de renaissance nationale », n° 12, 1969, pp. 3-16. []
  28. La distinction vient de M. Rodinson ; nous l’avons utilisée aussi dans l’étude consacrée à Laraoui (cf. supra note 11). []
  29. In L’homme et la société, art. cit., note 27. []
  30. Le lecteur pressé se reportera utilement aux aperçus synthétiques très clairs qu’Abdel-Malek donne de ses démarches dans son ouvrage pp. 489-494 et dans l’art. cit. note 27, pp. 12-15. []
  31. Cf. art. cit. note 27. []
  32. Ainsi que Égypte société militaire. []
  33. « L’intellectuel doit donc, par-dessus tout, livrer combat pour la terre natale» (p. 516). []
  34. « En arrêtant ces choix et sa résolution, l’intellectuel qui vit l’odyssée de son peuple à l’époque de sa libération et de sa renaissance nationale n’a pas de garantie. Rien ne saurait l’assurer a priori de la validité de son choix, de la réussite de son projet – de la vérité de sa vie » (p. 517). []
  35. Pour les définir ensemble, il faudrait risquer des expressions telles que politique théocratique, ou, peut-être, État monopoliste. []
  36. Qui, avec Tahtawi, parvenait aux abords du socialisme. []
  37. Un phénomène analogue a marqué le jihad algérien ; et, dans une certaine mesure, l’évolution de la « théorie » de la négritude. []
  38. Pour l’Égypte, voir par exemple, les changements d’attitude d’un Taha Hussein ; pour l’Algérie, le rôle de l’idéologie des Ulama-s avant et après l’indépendance. []
  39. C’est ainsi que l’auteur évoquant (p. 506) ceux qui, parmi les modernistes, en viennent à « se distancier », et déclarant que « les motivations directes en termes de classes sont insuffisantes pour rendre compte de ce phénomène », semble oublier qu’il a lui-même donné, en termes de classes, l’explication de ce phénomène un peu plus haut (p. 480). []
  40. Ce que fait l’auteur, cf. pp. 508-509. []
  41. Page 509. []
  42. Notons que la première partie, introductive, de l’ouvrage lui est consacrée et que les enseignements qu’elle a dégagés ne se retrouvent pas directement dans les parties suivantes ; que, d’autre part, la caractérisation économique n’intervient qu’en second lieu dans l’ordre des concepts présentés comme résultats de la recherche. []
  43. Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, in Marx-Engels, Etudes Philosophiques, Ed. Sociales, Paris, p. 54. []
  44. Cf. notre Politique et religion chez Ibn Khaldûn, & 39 à 41, SNED, Alger, 1968. []
  45. Une classification, ou une typologie, de ces formes serait utile. []
  46. Et sans doute aussi, en bonne part, dans le Tiers-Monde. []
  47. Chez tous les modernistes et surtout chez les marxistes ; cela explique sans doute l’audience et la sympathie que rencontrent chez nombre d’intellectuels les fines analyses phénoménologiques de Berque. []
  48. Op. cit., (note 43), p. 57. []
  49. Cette étape, celle de l’affirmation de la personnalité nationale, qui faisait le lit de l’idéologie fondamentaliste, semble bien, au dire même d’Abdel-Malek (p. 508), dépassée par le retour au modernisme socialisant de Tahtawi qui tend à pénétrer de larges couches sociales. []
  50. Le Capital n’établit en effet le diagnostic d’aucune société historiquement donnée ; nous l’avons rappelé récemment dans un article de La Pensée (n° 146, août 1969, p. 76). []
  51. Cf. p. 105-106 où l’auteur compense la sécheresse des « schèmes » du « marxisme classique» par « le mouvement de la vie » issu des descriptions de J. Berque. []
  52. « Marxisme et sociologie des civilisations », in Diogène, Nouvelle actualité du marxisme, n° 64, 1968 ; sur l’Égypte, p. 131. []
  53. Ibid. p. 132. []
  54. Ibid. aussi la thèse, p. 509. []
  55. In Diogène, art. cit. p. 127. []
  56. Que l’auteur nous pardonne ces expressions qui nous viennent sous la plume. Nous savons qu’il désapprouve la source d’où elles émanent et nous le remercions, au passage, du crédit qu’il accorde à « l’attitude fondamentalement critique de La Pensée » (L’homme et la société, Vers une sociologie comparative des idéologies, n° 7, 1968, p. 123, note 20). []
  57. Cette définition figure in Diogène, art. cit. note 52, p. 132. []
  58. Notre programme, tome 4, pp. 217-218. []
  59. À noter tout particulièrement l’attitude de Lénine face à « l’héritage » : distinction entre deux formes historiques de populisme (passim, t. 1 et 2) ; nécessité du clivage – et non de la « synthèse » – au sein des formations idéologiques, afin que les social-démocrates puissent valablement tenir leur place et assumer leur fonction dans la lutte idéologique. []
Georges Labica