Les classes sociales en Algérie. Au-delà de Bourdieu et Sayad

L’œuvre de Bourdieu et Sayad sur l’Algérie est souvent lue aujourd’hui comme un acte fondateur de l’entreprise bourdieusienne en sociologie. Dans ce texte de 1969, René Gallissot évaluait le principal mérite de ces études : faire entrer les classes sociales dans la sociologie du Maghreb, dans un moment théorique où l’on niait la lutte des classes dans les anciennes sociétés colonisées. Dans son examen critique, Gallissot met cependant en évidence les limites de la conceptualisation des classes chez Bourdieu et Sayad : focalisée sur des aspects culturels, elle rend compte de comportements et de hiérarchies statutaires entre groupes sociaux sans déterminer les frontières entre les classes dans les rapports de production. Cette omission rend les deux auteurs moins attentifs à « l’armée industrielle de réserve » théorisée par Marx. Cette lecture minutieuse offre une critique saisissante et pionnière de Bourdieu, à même de nourrir une approche marxiste de l’héritage bourdieusien.

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« Il était difficile, dans la situation coloniale précédant l’indépendance, de parler de  »classes sociales » selon le schéma marxiste traditionnel », affirme Andrée Michel dans sa contribution au colloque de l’Association internationale des Sociologues de langue française1. Il est vrai que ce qui est retenu en fait du « schéma marxiste traditionnel » n’est qu’une formulation résumée et maladroite de critères définis par Georges Gurvitch à la place de Marx ; la classe sociale est en effet réduite à « la conscience plus ou moins implicite de sa place dans la production ». Pour n’évoquer que le monde arabe et le Maghreb, car la négation des classes sociales fut indéfinie à ce colloque, Jacques Berque2 avait déjà parlé, mais ce n’était pas une disqualification entière, de « l’impropriété relative du schéma de la lutte de classes à l’exégèse rétroactive du passé proche » ; les classes et les luttes de classes étaient posées comme des « idées qui remuent le monde », et « signes et significations », « valeurs d’unanimité » semblaient plus dignes d’intérêt que les faits économiques. En Tunisie, et pour cause, parce qu’il ne prête attention qu’aux structures des groupes de peuplement ou aux unités locales, Jean Duvignaud3 ne pouvait trouver aucun « principe organique » (curieux organicisme !) « d’unification en classe sociale » ; le Néo-Destour toutefois et le corps des fonctionnaires nouveaux à l’heure de l’indépendance constitueraient l’unique et spécifique classe sociale de cette Tunisie qui reste « un agrégat confus de solidarités dispersées ». « Il n’existe aucune autre classe en dehors de celle qui a jeté le pays dans l’histoire moderne », ce qui permet à l’auteur d’ajouter : « on ignore ce qu’on appelle la terreur policière ».

Ainsi l’autorité des sociologues vient-elle justifier le lieu commun que répètent hommes en place et conservateurs au Maghreb pour qui la lutte de classes n’est qu’une marchandise d’importation, un schéma néo-colonialiste qui ne rend pas compte des spécificités nationales, fausse-monnaie étrangère qui ne doit pas avoir cours au Maghreb, ni plus généralement dans le tiers monde. La solidarité nationale, cette force unanimiste, traverse les conditions sociales assemblant des « frères » et non des « camarades » ; elle est donnée comme la transposition de l’esprit de famille, la dilatation de l’esprit de communauté villageoise ou tribale ; est alors invoquée la vieille solidarité consanguine, spiritualisée certes pour qu’elle ne paraisse pas raciste, celle que célèbre Ibn Khaldoun4 et que l’on célèbre à travers lui ; cette valeur l’Açabiya en sa déperdition et ses retours serait le support de l’histoire maghrébine, et non cette suspecte lutte de classe. Jean Duvignaud va jusqu’à découvrir une inaptitude de la langue arabe à cerner la notion de classe, car le mot arabe tabaqa indique un classement par superposition, ce qui n’est pas si mal, alors que le latin classis … Soyons sérieux5 ? Bref, le nationalisme a horreur des classes, ce qui est une réaction bien connue, mais pourquoi par amitié pour le tiers monde, se laisser gagner par la contagion comme si l’effort scientifique ne devait plus chercher à voir clair à travers les idéologies par delà la confusion des sentiments et des réflexes, par delà les glissements de conscience ?

Les expressions nationalistes ou nationalitaires6 (pour les ennoblir) ne paraissent pas originales à l’historien qui les compare aux idéaux et aux rêves, aux courants d’opinion que soulevèrent la formation ou la défense nationale en Europe centrale et méditerranéenne, en Irlande aussi et même dans l’Europe occidentale, tant il est vrai que, depuis l’indépendance des provinces unies et la Révolution française, de Fichte à Mazzini et combien d’autres et même jusqu’à Barrés, les nationalismes se répètent. Il est permis de se demander au contraire si, bien plus que par des écarts de conscience, des oppositions de valeurs, des spécificités idéologiques des pays du tiers monde ne se distinguent pas des pays capitalistes développés par une différenciation originale des classes sociales qui ne cessent pas pour autant d’être des classes, des proportions et des positions parfois inverses dans la composition et la situation des classes ; l’analyse politique et culturelle renvoie à une analyse des classes ; c’est précisément ce que démontre l’oeuvre de Pierre Bourdieu.

Analyse culturelle et analyse économique : remontée de Weber à Marx

Des économistes ont déjà tenté des approches des classes sociales en Algérie, mais les sociologues les récusent. Dans Économie du Maghreb7, Samir Amin nous met en garde contre l’illusion nationaliste, en soulignant l’effet de dissimulation des inégalités économiques que produit la coalition anticolonialiste : « La très forte inégalité entre l’ensemble du peuplement européen d’une part et la grande masse nationale d’autre part, a longtemps caché les inégalités importantes entre les différentes classes musulmanes. Le mouvement national, en mettant l’accent sur le premier de ces phénomènes, n’a pas peu contribué à la légende d’une faible différenciation de la société musulmane, que des statistiques dont on verra qu’elles étaient peu probantes, semblaient d’ailleurs confirmer ». Mais à la différence de la misère qui a honte, surtout dans les campagnes, la richesse ne se cache pas longtemps ; elle ne se dissimule que sous le coup de la peur sociale aiguë tout en sachant placer ses disponibilités à l’étranger, car elle aime à se montrer dans la vie de relations, dans les lieux et dans les villes, dans Alger et ses stations satellites que la colonisation a déjà surfaits comme centres de la représentation sociale. L’économiste se fait moraliste ; l’analyse économique oscille entre deux limites : le jugement sur les signes extérieurs de richesse et le simple contact des « tranches de revenus » dont les données chiffrées s’alignent en grands tableaux.

Samir Amin met cependant en évidence8 l’existence d’une « classe rurale musulmane » et même d’une classe de « riches exploitants », rappelle le caractère parasitaire du petit commerce et l’importance de la masse inemployée ; la différenciation citadine reste moins nette bien que l’avantage du salariat apparaisse par comparaison, celui des militaires et des fonctionnaires en premier lieu, dont le rôle économique ne justifie pas le nombre. Mais ces statistiques, parce que l’on divise des revenus globaux, fussent-ils établis par secteurs économiques, par les nombres correspondants de personnes actives risquent, comme les emplois ne sont déclarés qu’une fois, pour ne rien dire des variations dans les déclarations, de faire négliger les cumuls de revenus tel que celui — de première grandeur en pays méditerranéen — de la propriété urbaine d’instruments de production et d’immeubles de rapport d’une part, et de la propriété foncière. Les « grands féodaux » du marxisme effectivement simplifié sont souvent en même temps et déjà de « grands citadins » (et les petits aussi) ; ils relèvent ainsi de la vile bourgeoisie quelles que soient les traditions urbaines qui se veulent aristocratiques. L’étude d’André Prenant sur Tlemcen9, confirmée par des sondages dans d’autres villes, souligne que la bourgeoisie dite nationale existe bien, moins inoffensive qu’on le pense a priori ; la réforme agraire n’est-elle pas toujours à venir, comme la nationalisation du commerce d’import-export et du commerce en gros ?

Bien avant l’ouvrage de Samir Amin, dans deux articles de la revue Économie et politique10, R.Barbé avait déjà présenté une esquisse de classification sociale. En pleine guerre d’Algérie, cette étude militante rendait manifeste le poids de la colonisation, et les développements les plus sûrs étaient consacrés à la population européenne, plus que pour la campagne, car l’échelle des propriétés demeurait insuffisante, l’analyse valait par l’effort pour distinguer les clivages dans la population salariée algérienne, non seulement entre travailleurs permanents et occasionnels et le chômage ressortait, mais à l’intérieur du salariat entre catégories ouvrières : manoeuvres et ouvriers spécialisés ou professionnels, et employés, cadres, fonctionnaires. L’intérêt de l’analyse tenait au fait que l’on passait de la simple constatation des écarts dans le revenu à la perception de l’origine des revenus. Tant que l’on en reste en effet à des exercices sur les statistiques de revenus comme le font hélas les économistes pour qui l’économie n’est plus politique, les sociologues ont raison de répondre que les inégalités relevées ne rendent pas compte de la composition sociale. La découverte des classes passe par la mise en évidence de la source des revenus puisque l’on accède par elle à l’insertion dans les rapports de production ; la méthode de l’analyse économique directe sur l’exemple algérien nous conduit seulement au départ de l’analyse de classe.

Et voici maintenant que les aperçus des économistes, en l’occurrence R.Barbé et Samir Amin, se trouvent confirmés par les travaux de P.Bourdieu et de ses collaborateurs, mais par une toute autre méthode, proprement sociologique celle-là, par ce que l’on pourrait appeler le détour mais qui n’en est pas un — car la culture est sociale — de l’analyse culturelle. Les études de Bourdieu apportent ainsi une réponse à ceux qui rejettent les descriptions économiques pour faire leurs délices des solidarités ancestrales et des communautés de sentiment. Démonstration est faite que par l’étude des faits de conscience l’on peut accéder finalement à la condition sociale.

Ce n’est pas que Pierre Bourdieu méprise les statistiques. Les deux ouvrages11 sont fondés sur une base documentaire chiffrée. Le déracinement est établi sur les résultats d’enquêtes menées en 1960 dans des centres de regroupement créés par l’armée française dite de « pacification » dans la presqu’île de Collo d’une part (paysannerie kabyle d’habitat semi-groupe) et d’autre part dans la vallée du Chélif (région d’Orléansville où la vie rurale avait déjà été refoulée). Ces centres sont présentés dans leur implantation géographique, situés par un rappel historique, décrits par un état des familles, un inventaire économique, voire une étude de la consommation ; toutes ces données étayent les chapitres et sont réunies dans les appendices. Ces regroupements sont pris comme des zones témoins de cet immense déracinement qu’a connu l’Algérie durant la guerre et par la guerre d’indépendance. « En 1960, le nombre des Algériens regroupés atteignait 2.157.000, soit un quart de la population totale. Si outre les regroupements, on prend en compte l’exode vers les villes, on peut estimer à trois millions au moins, c’est-à-dire à la moitié de la population rurale, le nombre des individus qui, en 1960, se trouvaient hors de leur résidence coutumière. Ce déplacement de population est parmi les plus brutaux qu’ait connus l’histoire » (p. 13). La dépossession de la terre en cette phase ultime et brutale du regroupement n’est de plus que la répétition accélérée, la condensation donc de l’action coloniale tout au long de l’occupation française.

Dans Travail et travailleurs en Algérie, les données sont rassemblées dans la première partie statistique qui est l’oeuvre d’une équipe d’administrateurs de l’INSEE et ensuite dans les appendices qui livrent les réponses aux enquêtes. Dans les tableaux chiffrés, les informations sont fournies suivant le même classement pour la population algérienne d’abord, pour les Européens ensuite. Si les renseignements sur la société coloniale n’apportent rien de bien nouveau, il reste bon, cependant, de voir quantitativement confirmée la faiblesse de la qualification technique des salariés européens, comme l’ampleur de l’inculture (41% des ouvriers sans diplôme d’aucune sorte ; 40% des commerçants ; 46% du personnel de service) ; et les jeunes filles européennes poussent leurs études plus loin que les garçons qui se prétendent cependant étudiants dès le lycée et n’en finissent pas d’être étudiants. Le salariat algérien est présenté non seulement par le relevé des revenus individuels, mais aussi par le tableau des revenus familiaux ; nous découvrons ainsi comment tout un groupe familial peut vivre sur un salaire ou sur des bribes de salaires différents. Les statistiques en outre révèlent le privilège du salariat qualifié et plus encore du salariat des « cols blancs ». Une partie importante des ouvriers, employés et fonctionnaires est formée de fils de petits commerçants et d’artisans (page 138 et suivantes) ; la ville fournit le salariat par la crise du commerce et de l’artisanat, et l’exode rural vient se perdre dans le sous-emploi. Les réponses aux enquêteurs apportent les explications des intéressés sur les difficultés de l’embauche, les fausses occupations, le bakchich et le piston, l’acceptation du travail, les aspirations… ; elles offrent une voie d’accès facile à l’ensemble de l’ouvrage car les éléments de la synthèse sont là, et l’on pourrait aller jusqu’à dire que l’étude de la condition sous-prolétarienne n’est que le commentaire de cette confidence d’un chômeur de Constantine : « je reste en empruntant de l’un à l’autre, comme une épluchure sur l’eau ».

L’entreprise de Bourdieu prend donc appui à la fois sur des statistiques et sur le traitement mathématique12 de résultats d’enquête ; mais l’auteur se défend de tout fétichisme du « quantitatif » : « les mathématiques ne sont pas en elles-mêmes préférables à la recherche des motivations cachées ou à la description concrète des comportements. Si tant est que toute chose soit susceptible de mesure statistique, il ne s’en suit pas que la statistique soit la mesure de toute chose » (page 10). Le sociologue s’emploie à rendre « intelligible » les données brutes. La méthode est alors définie comme une déduction scientifique par « va et vient » de la statistique à l’observation pour « restituer à d’autres hommes le sens de leurs comportements » (page 259).

Cette somme documentaire minutieusement amassée est soulevée ensuite par une inspiration qui vient de Max Weber. Ainsi, principalement dans Travail et travailleurs en Algérie, est invoquée la fameuse notion d’ « ethos » capitaliste : esprit de calcul et rationalisation, effort pour maximaliser le revenu et le profit. Le risque d’arbitraire n’est peut-être pas toujours écarté, mais en reproduisant les propos des enquêtes, l’auteur reprend pied à tout moment dans la réalité. Dans le déracinement, se produit aussi, sous influence weberienne, quelque glissement au formalisme. « Ethos » est un mot qui sent la ville et l’intellectualisme ; pour parler de bergers et de paysans, le terme sonne comme un barbarisme. Cet « ethos » ensuite ne définit-il pas une mentalité moyenne d’un groupe social déjà réduit à ses cas moyens ? Cette propension qui pousse vers des abstractions arbitraires ou des banalités savantes est en particulier sensible dans le chapitre qui reste cependant un des plus riches : Thafallah’th ou le paysan accompli ; ce type du paysan accompli est obtenu par réduction en éliminant gros propriétaires, paysans aisés et aussi ces Ichrikan, ouvriers agricoles et autres brassiers. Un paysan si moyen se différencie mal de l’immense paysannerie universelle ; le paysan algérien découvre la maladie, mais ma grand’mère aussi disait : « avant, on ne savait pas ce qu’était la maladie. On se couchait, on mourait » (page 215). Par travers wébérien encore, n’y a-t-il pas quelque idéalisation dans la référence à la société traditionnelle dont la vie de travail n’était pas aussi harmonieuse ? La nature a ses intempéries tout autant que ses saisons ; l’entraide villageoise est faite certes de solidarité, mais celle-ci recouvre la nécessité de constituer des équipes de travail pour compenser la faiblesse de l’outillage agricole ; les rapports familiaux cachent mal l’exploitation sordide entre ménages, qui pèse également sur ceux qui ne se marient pas, sur les femmes, etc.. et qui plus encore s’exerce à travers ou par les écarts économiques entre propriétaires terriens, métayers, domestiques agricoles. Cependant les analyses ne s’enferment pas dans la description des mentalités et l’inventaire culturel, dans la boule de cristal de l’« éthos », mais, en suivant les évolutions intellectuelles, dégagent les linéaments d’une classification sociale ; la recherche vise à pénétrer les répercussions psychologiques, les variations de sensibilité et de conscience et les ruptures morales que provoque la mutation générale qui secoue l’Algérie dans l’ébranlement final de la colonisation, pour discerner les fondements sociaux et économiques des faits de culture, pour remonter, si l’on veut, de Max Weber à Marx.

Suivons l’exemple de la paysannerie qui subit le choc de la transplantation. Le malheur qui la frappe et qui est bien ainsi un déracinement lui enlève toute prise sur le réel ; l’insécurité devient sa condition ; la destruction des moyens de subsistance traditionnels provoque la mise en cause des relations familiales et villageoises et celle de tous les anciens modèles moraux ; il n’est plus de « paysan accompli », maître de la terre, mais seulement des « paysans empaysannés » qui s’accrochent aux références passées avec désespoir, sombrent dans le fatalisme, et des « paysans dépaysannés » qui se retournent contre des pratiques désuètes et des valeurs mortes pour se perdre dans l’individualisme qu’aiguisent la quête de travail et la quête de monnaie. Sondant les reins et les coeurs, les auteurs (Bourdieu et Sayad) traquent les derniers efforts de résistance morale, démontent les attitudes défensives, les fuites en arrière à l’égard de la famille, de l’argent, de la religion ou simplement de l’usage du temps ; puis tout craque, et la cause de l’exode rural se situe bien dans la dépression de la terre : « on ne part pas, on déguerpit ». C’est alors le passage de la campagne au « bidonville rural » qu’est le regroupement. « Nous n’avons rien ici, nous sommes des étrangers » ; la conscience devient flottante et le dépossédé ne comprend pas encore parfaitement qu’il est chômeur. Misère oblige, et des éléments d’une nouvelle éthique apparaissent ; l’activité agricole n’est plus perçue que comme un « semblant d’activité » tandis que se produit la découverte du travail non-agricole et que s’impose la prévision monétaire. L’attirance porte vers l’emploi public, le travail en ville, et l’émigration qui s’offrent comme des mirages. « La découverte du travail entraîne une réinterprétation des rôles à l’intérieur de la famille ». Avec l’esprit de calcul se développe aussi la contagion des besoins ; les communautés se rompent et l’émigration elle-même échappe au contrôle du groupe ; l’individualisme personnel et du ménage s’affirme. « Bref, la crise du système de valeurs est la conséquence directe de la crise qui affecte le groupe, gardien des valeurs : en raison de l’éparpillement des unités sociales, du relâchement des liens sociaux traditionnels et de l’affaiblissement du contrôle de l’opinion, la transgression de la règle tend à devenir la règle ». « Maintenant les hommes disent », répond un paysan, « chacun pour son ventre, chacun pour soi » alors qu’avant on disait « chacun sa tombe » parce que c’est seulement là-bas que chacun est confronté avec ses actes.

Parlant en terme de « culture », Bourdieu et Sayad montrent la destruction de ce qui constituait la culture paysanne, qu’ils idéalisent du reste car elle était aussi une culture sans culture, un esprit sans esprit, donc, en partie, un opium du peuple. Se substitue à l’homogène culture paysanne un « sabir culturel », bric à brac de réflexes économiques et de rêves, de quelques aptitudes pratiques et de débrouillardise généralisée, dans le mélange des parlers, des nostalgies et des aspirations. « La colonisation a ôté au paysan algérien plus que sa terre ; elle l’a dépouillé d’un bien qui ne saurait lui être magiquement restitué ou octroyé et qu’il doit non seulement refaire, mais faire, à savoir sa culture » (page 170). Mais à travers la mine des solidarités, des modèles traditionnels et des habitudes mentales, c’est finalement un fait de classe, ou plutôt de délassement, qui est étudié : la chute d’une paysannerie dans le sous-prolétariat, sous-prolétariat rural encore inavoué, sous-prolétariat des « bidonvilles ruraux », sous-prolétariat qui campe dans les campagnes mêmes tout autant qu’aux portes des villes, et les conclusions vont à l’encontre de la foi révolutionnaire d’un Frantz Fanon : « il faut tout ignorer de la condition des ouvriers agricoles et des paysans dépaysannés, hantés par l’incertitude du lendemain, empêchés de trouver dans un monde qui les écrase un début de réalisation de leurs espérances, et n’ayant d’autre liberté que d’exprimer leur révolte par la tricherie avec l’effort et par la ruse quotidienne qui ronge peu à peu le sentiment de la dignité, pour accorder quelque créance aux prophéties eschatologiques qui voient, en la paysannerie des pays colonisés, la seule classe véritablement révolutionnaire » (page 170). Magiquement, le nationalisme qui compense le déracinement — et le mot déracinement conserve alors son sens barrésien — peut tenir lieu de perspective sociale.

Cette désagrégation du monde rural suscite d’autres transformations sociales. « Les regroupements ont aussi accéléré la formation d’une classe aisée faite de paysans qui ont pu exploiter les terres abandonnées par les autres parce qu’ils avaient conservé des moyens de production (bétail), de commerçants et aussi de fonctionnaires et d’employés ». Sur la détresse du sous-emploi s’élèvent ainsi des catégories qui se trouvent privilégiées précisément du fait qu’elles travaillent. Les deux voies principales de salut se trouvent dans la réussite commerciale, somme toute exceptionnelle, et dans le service public moins rarement. Par capitalisation antérieure généralement, quelques fils de paysans réussissent à monopoliser un secteur commercial par-dessus le grand nombre de petits commerces qui se renouvellent sans cesse en illusoire dérivatif du chômage ; surtout quelques familles, car l’installation appelle frères, neveux et cousins, en collaborant avec un colonisateur, ou grâce à un minimum d’instruction ce qui leur permettra de se perpétuer par delà l’indépendance, prennent place dans les emplois publics, dans les mairies en particulier ; bureaucratisation par le bas qui inquiète les auteurs tandis que la prise en charge du gouvernement et de l’administration à l’indépendance généralisera les tendances bureaucratiques. En définitive, « le déracinement » est bien la démonstration d’une méthode qui par l’analyse aboutit à l’analyse de classe, ce qui fonde ensuite une réflexion politique.

Dans Travail et travailleurs en Algérie, l’étude sociologique passant du monde rural au milieu urbain, procède du même dessein ; la conclusion s’intitule : « Esquisse pour un tableau des classes sociales ». « Tous les aspects de l’expérience individuelle, conduites, attitudes et opinions ont pour racine commune une certaine appréhension de l’avenir individuel et collectif. Cette appréhension dépend directement dans sa forme, sa modalité et son contenu des potentialités inscrites dans la situation, c’est-à-dire de l’avenir qui se propose objectivement à chaque sujet comme accessible, au titre d’avenir collectif de la classe dont il fait partie » (page 382). L’analyse ne concerne que secondairement les artisans, ces « ruraux de la société urbaine » ; l’ambiguïté de leur condition et de leur idéologie n’en est pas moins magnifiquement explicitée (pages 551 à 557) à travers les sous-groupes distingués d’un artisanat de survie, d’un artisanat de subsistance et d’un artisanat qui se tient à la frontière du capitalisme. L’essentiel de l’ouvrage demeure l’étude du monde dit du travail qui est qui est aux ¾ ou aux 4/5 un monde de « sans-travail ». Quelques traits caractéristiques, connus certes mais souvent rappelés et soulignés : un salariat étroit d’une étonnante stabilité s’oppose ainsi à la masse mouvante des incessants candidats au travail : « Les emplois stables le sont extrêmement et les emplois instables non moins extrêmement ». D’autre part, le bidonville apparaît en son dénuement même comme relativement privilégié ; l’entassement croupissant des vieux quartiers est pire. La brutalité des conduites ou la démission, la confusion du langage et des projets, le rejet dans le rêve ou vers l’espoir d’une folle revanche sont produits par la dérive sociale ; la conscience du chômeur flotte, et le semblant d’occupation remplace le travail tandis que revient « la nostalgie des relations enchantées ». « Le sous-prolétariat est conscience du chômage ; le prolétariat a conscience du chômage … Ceux qui sont dans la condition de sous-prolétaires ne peuvent la concevoir en tant que telle, parce que cela supposerait qu’ils puissent projeter la possibilité d’en sortir ».

« Avec les salariés permanents, on entre dans un univers », celui de la stabilité dans l’emploi et même de l’attachement coûte que coûte ; celui de l’amorce d’une rationalisation de la conduite personnelle, professionnelle et familiale. Pierre Bourdieu dépasse Max Weber en insérant cet éveil de l’esprit de calcul dans un ensemble social ; la structure est ici déterminée par la colonisation ; le contact avec les Européens fouettent les besoins d’autant plus que la société coloniale est société de consommation ; la rivalité avec les Européens excite l’ambition sociale et soulève le nationalisme ; dans le même temps, la jalousie dans l’imitation rejette vers un traditionalisme de comportement extérieur ; enfin pour ce salariat réduit et à part, la hiérarchie du traitement et la garantie de l’emploi font de la fonction publique un « paradis professionnel ».

Certes, l’étude des comportements laisse subsister quelque flou ; Pierre Bourdieu souligne par exemple l’importance politique, mais sans en préciser les contours, de la catégorie instruite ou censée l’être, « cette petite bourgeoisie rêveuse en ses aspirations et éprise de rhétorique socialiste » qu’il appelle, après Max Weber, une intelligentsia « prolétaroïde ». L’examen psychologique et culturel, de même, demeure insuffisant pour fixer les frontières entre groupes sociaux, plus particulièrement les clivages entre salariat manoeuvrier, salariat ouvrier qualifié et salariat des employés, mais l’oeuvre de Pierre Bourdieu n’en constitue pas moins une réponse aux affirmations d’inexistence des classes. Mieux même en conjuguant l’analyse culturelle et l’analyse sociale, elle aborde la difficile question de la liaison entre classe et conscience de classe d’une part, et plus encore les problèmes de rapports entre les classes dans un ensemble social. Si les pays du tiers monde offrent des originalités de classification sociale, ce n’est pas en effet par la négation des classes que l’on peut trouver une explication, mais plutôt, comme leur réalité est suffisamment patente, dans l’appréhension de leur contexture et de leur valorisation relative. La réflexion sur les classes sociales trouve dans les travaux de Bourdieu une matière, et l’esquisse aussi de premières hypothèses, celles notamment de la distinction entre condition et position de classe13.

Classes sociales en pays sous-développé : condition-situation-position de classe

Outre l’avantage de donner une réplique aux sociologues sur leur propre terrain, la méthode de Bourdieu manifeste donc toute sa vertu dans l’interprétation sociale des faits de culture. Il n’en reste pas moins que le recours direct à Marx, en lieu et place de digression weberienne, aurait souvent apporté une économie de développement. Il est en effet curieux de relever que les analyses de Marx sur le sous-emploi ne sont jamais reprises ici, pas plus qu’elles ne sont utilisées ailleurs par les auteurs traitant du sous-développement. Dans l’étude de la surpopulation relative (Capital, livre I, chapitre XXV, 4), Marx montre comment la pression sur l’emploi s’exerce de la campagne vers la ville et se démultiplie à travers diverses catégories qui à la fois dissimulent le chômage et entretiennent des conditions de surexploitation. Si la surpopulation relative, matrice donc du sous-prolétariat, « présente toujours des nuances variées à l’infini », ses différentes formes d’existence se ramènent cependant à quelques groupements ; sur l’exemple anglais, le Capital reconnaît ainsi les catégories de surpopulation flottante, latente et stagnante. La surpopulation relative à l’état flottant provient de l’incessant renouvellement de l’emploi industriel qui maintient un fond de chômage ; liée au développement industriel, sa permanence est confirmée par la situation des pays capitalistes les plus avancés, en particulier les États-Unis. En pays sous-développé, ce sont les autres formes de surpopulation qui comptent : surpopulation relative, latente et stagnante. Le marxisme simplifié (et déjà chez Kautsky) se contente de répéter la formule de l’armée de réserve, mais oublie d’approfondir les suggestions de Marx sur la diversité de cette « réserve de forces de travail ». Ce qui constituait dans l’Europe du XIXème siècle, le problème, du paupérisme, se retrouve à une autre échelle dans le tiers monde ; une masse urbaine en mal d’emploi mêle les surnuméraires de l’industrie et les faux-occupés ou mal-occupés du travail à domicile et des métiers qui ne sont que des cache-misère ; cette foule est encore gonflée, comme doublée par cette seconde réserve de candidats au travail qui se cache dans l’ombre des maisons, celle de l’emploi féminin ; elle est battue ensuite par la vague précoce des enfants pauvres qui sont contraints de grapiller monnaie — les petits cireurs ne sont pas oubliés — ; elle charrie aussi les vagabonds, les mendiants, les prostituées, les criminels, car la dégradation morale est la corrélation de l’exclusion du travail. Trop de gloses sur le lumpen prolétariat ont vicié les analyses, comme plus récemment la simplification méprisante de la « clochardisation » a dispensé de regarder en face la réalité. L’attention devrait surtout se porter sur la surpopulation latente : « Une partie de la population des campagnes, comme le note Marx14, se trouve toujours sur le point de se convertir en population urbaine ou manufacturière dans l’attente de circonstances favorables à cette conversion ».

L’intérêt des distinctions de Marx est essentiellement de montrer comment ces catégories constituent la base misérable du prolétariat, le soubassement de la société capitaliste. Cette surpopulation relative est composée non seulement d’ouvriers dont l’emploi est incertain, d’ouvriers en disponibilité sous une fausse occupation, de chômeurs déclarés mais aussi de tout un ensemble indéfini de candidats au travail qui traînent en ville, et d’un sous-prolétariat dans les campagnes. Il y a donc gradation du prolétariat au sous-prolétariat et même au lumpen prolétariat, glissement des « classes laborieuses aux classes dangereuses ». Marx nous invite à voir que l’importance d’une catégorie sociale par rapport à une autre peut changer, ce qui donne, par disposition interne, des particularités distinctives à un groupe social de même définition globale. Le sous-prolétariat des pays sous-développés se caractérise non seulement par son volume par rapport au prolétariat, mais encore qualitativement par l’incessante croissance des catégories latente et surtout stagnante de surpopulation. La différence dans la structure de classes entre pays capitalistes développés et pays colonisés se situe non pas dans la condition de classe, mais dans la composition des classes et plus encore et corrélativement dans leur place dans l’ensemble social, dans la situation et la position de classe.

L’examen des variations par situation et position exige comme préalable que soit solidement établi ce qui fonde une classe par référence à la production ; certaines ambiguïtés de l’oeuvre de P.Bourdieu ne résultent-elles pas du fait que l’effort d’analyse se complaît dans les particularités de situation et position avant d’avoir suffisamment assuré la détermination de la condition de classe ? Reprenons le cas du sous-prolétariat puisqu’il fait masse ici et revenons à Marx. Comment définir la condition sous-prolétarienne ? C’est par la dépossession des instruments de production et par la vente de la force de travail que le prolétariat se caractérise ; mais dès 1847, dès Misère de la philosophie et Travail salarié et Capital, Marx15 insiste non seulement sur ce qui est négatif dans cette condition, mais aussi sur ce qui constitue déjà en creux le renversement de cette négation ; la condition ouvrière est contradictoire, faite d’une part de concurrence dans l’emploi et d’autre part de solidarité dans le travail. La concurrence dans l’emploi fixe le degré premier qui joue contre la constitution en classe sociale et plus encore contre la prise de conscience de classe ; elle éclate dans les réflexes individualistes, les premières révoltes et l’anarchisme primitif, dans les bris de machine par exemple ; elle se transpose ensuite dans l’adaptation hiérarchique de la classe ouvrière et éventuellement dans sa domestication par une hiérarchisation interne et l’attraction d’une élite. Le prolétariat cependant n’est pas qu’individualisme et concurrence, quoique cette tension subsiste et tende toujours à faire retomber la lutte de classes ; dans sa dépression et par elle, il est en même temps totalement socialisé, entraîné par la division et la vie de travail dans une solidarité de fait qui établit l’assise toujours contrebattue de la conscience de classe.

Pourquoi cette réaffirmation marxiste ? parce que la condition sous-prolétarienne se trouve définie dans ce même mouvement de classification sociale. Le sous-prolétariat se situe au-deçà de l’emploi, de la vie de travail, de la socialisation donc ; il est, à l’état brut, concurrence pour l’emploi ; comme le constate P.Bourdieu, il n’a pas conscience du chômage, il est conscience du chômage. La dépression, l’individualisme forcé et parfois forcené empêchent même sa formation en classe sociale. À cette condition sous-prolétarienne est liée non seulement la mine des solidarités familiales ou communautaires, non seulement le risque de dégradation morale par absence de travail, mais les formes mêmes de la sensibilité et de la conscience ; nous retrouvons alors l’insécurité fondamentale, l’absence de projet d’avenir individuel puisqu’il n’y a pas d’issue sociale ; l’analyse des phénomènes culturels ou plutôt de destruction de la culture s’éclaire également, celle que justement P.Bourdieu conduit en mettant en valeur le penchant désespéré au fatalisme, la fuite dans le rêve et la revanche eschatologique messianique. Ne pourrait-on pas aller jusqu’à avancer que le refuge dans les idéaux d’unanimité, de confusion collective à travers un nationalisme mystique s’ouvre comme l’inversion imaginaire d’une condition de concurrence individuelle : penchant nationaliste quand la pente de classe ne débouche pas vers une socialisation et vers une issue révolutionnaire ? Les faits de classes expliquent les oblitérations de la conscience de classe et les mésaventures de la lutte de classes alors que les sociologues du primat des forces unanimistes et de l’irréductible nationalisme ne rendent jamais compte de la société. Les aperçus de Marx sur la condition sous-prolétarienne sont confirmés par les enquêtes de P.Bourdieu, comme plus généralement par les travaux qui sont des études directes du sous-prolétariat en pays sous-développé, en particulier par les transcriptions d’Oscar Lewis16.

Sur cette base de la condition de classe, il devient possible de discerner les variations qui résultent de changements de situation et de position de classe. Synthétisant les conclusions de son tableau des classes sociales en Algérie, P.Bourdieu écrit17 : Dans les sociétés où le faible développement de l’économie et, plus précisément de l’industrie, ne confère à la bourgeoisie industrielle et au prolétariat qu’un faible poids fonctionnel, le système des relations entre la petite bourgeoisie qui fournit les cadres administratifs de l’État et l’immense sous-prolétariat, formé des chômeurs, des travailleurs intermittents des villes et des paysans « dépaysannés », domine et détermine toute la structure de la société. Il s’ensuit que la petite bourgeoisie des travailleurs permanents et non- manuels peut présenter nombre de traits qui la rapprochent des classes moyennes de sociétés plus développées au point de vue économique, comme l’inclination à l’ascétisme et au moralisme, tout en devant nombre de ses caractères originaux, par exemple dans l’ordre de l’action politique, à sa position par rapport au prolétariat porté à contester son « embourgeoisement » et ses privilèges mais trop faibles pour lui imposer ses exigences, et par rapport aux sous-prolétaires prêts à accueillir les prophéties millénaristes que lui propose « l’intelligentsia prolétaroïde » issue des classes moyennes. La position de classe peut-elle modifier la condition de classe ? P.Bourdieu le suggère en présentant « les travailleurs permanents et non-manuels » comme une petite bourgeoisie par suite de leur apparentement idéologique avec les classes moyennes qui résultent de leur place surfaite dans la structure sociale d’ensemble. La condition de cette catégorie est bien évidemment ambiguë ; elle est salariée et donc socialisée comme le prolétariat, mais sans prendre une participation directe à la production. Ce n’est pas cependant parce que se produit éventuellement un glissement de mentalité que son statut économique s’en trouve modifié, elle n’obtient pas pour autant une emprise sur les moyens de production ; elle ne devient pas bourgeoise de condition ; Marx rangeait les employés de chemin de fer dans le prolétariat ; nous sommes en présence d’un prolétariat de service18. En suivant le raisonnement de la mutation de classe par position, qui est faux car il procède par substitution de faits de nature distincte, ne risque-t-on pas, sur simple similitude idéologique d’aboutir au même point que Frantz Fanon qui fait du prolétariat des pays sous-développés, surtout à travers le syndicat, une petite bourgeoisie ?

Mais en réalité cette querelle tient souvent à des défaillances de vocabulaire. P.Bourdieu parle d’une part de condition et de situation de classe dans un sens voisin, celui de la définition économique d’une classe ; en dissertant ensuite sur la position de classe, il évoque tantôt la disposition des classes dans la société, leur place proportionnelle, puis leur position hiérarchique (classes inférieures, moyennes, supérieures), pour finir par l’examen des statuts juridiques et honorifiques qui renvoient eux-mêmes à une échelle de valeurs propre à une culture. Voilà plusieurs notions sous un même mot qui est encore enrichi de références multiformes à Weber et à la sociologie américaine. Pour clarifier, grossissons les grandes lignes d’un tableau des classes sociales en pays sous-développé : bourgeoisie possédante restreinte en nombre plutôt qu’en puissance, prolétariat étroit, salariat de service productif et salariat administratif proches l’un de l’autre et qui se trouvent privilégiés par l’emploi, bourgeoisie intellectuelle ou classe bureaucratique pour reprendre une expression à la mode, le tout étant porté par un sous-prolétariat nombreux et divers qui sort de l’immensité paysanne19. En son partage entre les classes, la société de sous-développement offre l’image inverse d’une société capitaliste développée, non seulement par le jeu du nombre, mais plus encore comme dit P.Bourdieu par le « poids fonctionnel » de chaque classe. Cette disposition particulière que nous avons déjà relevée entre les catégories d’une même classe sociale par l’étude du sous-prolétariat des campagnes et des villes, se répète à une autre échelle entre les classes sociales elles-mêmes par suite essentiellement de la concentration non pas de prolétaires mais de sous-prolétaires. La faiblesse du développement industriel et les charges politiques et répressives de l’état colonial d’abord, puis de l’état indépendant, ont grossi absolument et relativement le secteur administratif et la fonction publique, tandis que la vie coloniale hypertrophiait le commerce de luxe ou plutôt de consommation ostentatoire et que le petit commerce devenait un subterfuge contre le chômage. En simplifiant et en brutalisant les notions économiques, disons que le mode de production capitaliste qui fonde la structure de classes des sociétés bourgeoises s’est implanté dans une colonie comme un mode de non-production ; ce qui fait le sous-développement, c’est l’infirmité productive, soit le nombre des improductifs, de cette masse qui n’est pas entrée dans les rapports de production alors que sont détruites les anciennes formes de subsistance. Ces évidences nous rappellent simplement que les classes sociales sont fondées là aussi, fut-ce par carence ou avec détour, sur les rapports de production et sur le développement des forces productives, qu’ici encore la détermination économique constitue les différences sociales qui se situent, non pas dans la nature des classes, mais dans leur composition et leur répartition.

Nous rapportons donc à la situation de classe les particularités introduites par les modifications de la place occupée par une classe dans la structure d’ensemble, ce que P.Bourdieu20 perçoit ainsi : « Il faudrait montrer aussi comment les caractéristiques des différentes classes sociales dépendent non seulement de leur position différentielle dans la structure sociale mais aussi de leur poids fonctionnel dans cette structure, poids proportionné à la contribution qu’elles apportent à la constitution de cette structure et qui n’est pas lié seulement à leur importance numérique ». La situation de classe ne modifie pas la condition de classe : un ouvrier reste un ouvrier et le prolétariat conserve ses potentialités révolutionnaires qui tiennent à sa condition de dépossession socialisée ; on pourrait dire que c’est ce qui donne, malgré tout, une tendance révolutionnaire de l’action syndicale dans le tiers monde ; mais que la classe ouvrière, par sa situation dans l’ensemble social ; soit une implantation limitée mais consolidée par la rareté du salaire, n’en voit pas moins ses caractères de classe altérés. Sur les propriétés de condition se surimposent, dans l’acception géographique du terme, des propriétés de situation. La malformation de la conscience de classe dans le tiers monde s’explique par cette situation de classe qui rend les ouvriers, étant donné le privilège de l’emploi, plus défensifs de leur poste, et qui, dans cet attachement au salaire, les éloigne du sous-prolétariat et les rapproche de la petite bourgeoisie. La situation de classe déterminée par la structure sociale d’ensemble retentit sur la position de classe, c’est-à-dire sur la relation des classes les unes par rapport aux autres. Sur l’exemple algérien et grâce aux travaux de P.Bourdieu, il est possible de tenter une systématisation du jeu qui s’établit par chevauchement entre condition, situation et position de classe.

Dans la société coloniale d’abord, la population européenne était répartie par conditions suivant un étagement qui s’échelonnait de la bourgeoisie possédante à un prolétariat de petits blancs. Mais toutes les catégories de cet ensemble colonial se trouvaient en état de supériorité sur la société colonisée ; il en résultait notamment que, sauf extrême vertu syndicale ou politique, disons communiste — et encore était-elle fragile — le prolétariat, sans cesser d’être de condition prolétaire, par situation de classes, à l’intérieur de la société coloniale, se trouvait dévoyé en son cheminement politique ; sa prise de conscience de classe était faussée. Les positions de classe étaient, elles aussi, marquées d’originalité ; ainsi la bourgeoisie européenne, parce que les représentants des plus grands intérêts n’étaient pas sur place — ils appartenaient à la bourgeoisie métropolitaine ou cosmopolite — n’était qu’une bourgeoisie de puissance économique seconde et parfois mineure, mais dans le pays même, elle se trouvait placée au premier rang. Cette prééminence ne manquait pas de renforcer les affirmations de supériorité en tout domaine, l’attachement à des conventions et l’ostentation d’une médiocre culture d’emprunt. Une société coloniale reste une, société de parvenus ; P.Bourdieu le sait bien, qui a rajouté un chapitre à son petit ouvrage de sociologie de l’Algérie21.

Cette évocation de la société coloniale et des perturbations des effets de condition de classe qu’engendrent la situation et la position sociales nous aide à comprendre des conséquences similaires qui se produisent dans la société algérienne elle-même, après l’indépendance : ce dédoublement social par simplification. La bourgeoisie nationale n’est pas absente, même si numériquement elle reste faible ; encore faut-il compter avec la démultiplication de la propriété dans une même propriété terrienne et puissance citadine qu’épaule bien souvent le placement des enfants dans les professions libérales ou, à l’heure du socialisme, dans la fonction publique. Parce que son ampleur est réduite et parce qu’elle subit en même temps la pression des classe dépossédées, cette bourgeoisie se trouve, par situation, cantonnée sur une position en retrait ; elle n’occupe pas le devant de la scène politique, quitte à trouver des intermédiaires ; son effacement valorise alors les catégories secondes de la bourgeoisie, en particulier les catégories instruites. Ne revenons pas encore sur l’importance du sous-prolétariat et la faiblesse du prolétariat ; nous savons que leur situation dans l’ensemble social entretient des particularités de position ; citons par exemple les conflits entre ouvriers permanents et ouvriers occasionnels. Il est peut-être plus intéressant de souligner combien la croissance du sous-prolétariat, quoiqu’on veuille, pèse sur la vie politique, impose, pour le moins, des promesses de mesures sociales, réduit la liberté d’action de la classe possédante et en même temps la marge d’initiative de tout gouvernement, rend nécessaire l’affirmation du socialisme sinon sa réalisation.

Il reste tout l’étagement intermédiaire qui va du salariat non-manuel à la fonction publique et au personnel de gouvernement, ces ambivalentes catégories de service. Par situation, leur importance est surfaite puisque leur place est consolidée entre une bourgeoisie de condition qui se tient en retrait, et les masses prolétarisées et sans travail ; elles bénéficient donc d’une promotion de position, et cherchent encore à gagner en dignité en jouant les premiers rôles dans la représentation sociale. L’origine de ces couches salariées se situe dans le déclin de la petite bourgeoisie commerçante et artisanale et dans la paysannerie aisée ; l’instruction, à degrés divers, accompagne la réussite sociale. Comme ces catégories n’ont d’homogénéité que par situation, et qu’en outre leur emploi et leur salaire, publics, les rendent proches de l’État et dans la jeunesse de l’organisation politique, proches même du gouvernement, cette incohérence de condition explique leur division en clans, cliques et maffias pour ne pas parler de la survie de solidarités de cousinage ou de pays d’origine. Le parti politique quand il perd la puissance de parti unique de masse, se réduit à une clientèle ou à des clientèles rivales prises dans ces catégories ; la « classe politique » est finalement très restreinte ; la lutte pour le pouvoir est toujours ouverte et un coup d’État n’est qu’un changement de personnel dans le même cercle. Toutefois l’orientation sociale d’une équipe peut changer, non pas tellement du fait d’impératifs de classe, mais plus précisément du fait d’impératifs de la nature contradictoire de ces classes de service. Des relations familiales ou des liens d’intérêt, parfois de simples dispositions idéologiques ou des réflexes personnels acquis, sont les voies de pénétration d’influences proprement bourgeoises, et tel ministre se trouve partisan de l’entreprise privée. Que la pression des masses au contraire soit perçue et une tendance sociale se fait jour, sentimentale ou d’intention, mais qui peut aussi se transformer en volonté politique. Cette perméabilité socialiste est plus grande dans les catégories les plus intellectuelles, celles formées de ceux qui sont arrivés grâce à leur niveau d’instruction ; de là le marxisme automatique ou réfléchi des intellectuels révolutionnaires. Elle apparaît également dans les couches qui, à cause de leur origine — les militaires par exemple — conservent une sensibilité populaire. L’ambiguïté de la condition de classe des maîtres du pouvoir, l’étroitesse de manœuvre pour un gouvernement étant donné la pesanteur sociale, rendent le régime politique et économique indéterminé : État à deux versants qui peut être tenu aussi bien pour un socialisme d’État que pour un capitalisme d’État22 car l’issue des oppositions reste incertaine, ce qui maintient malheureusement en suspens le développement, c’est-à-dire perpétue le marasme politique et la dégradation économique.

Les particularités de position d’une classe par rapport aux autres et de situation dans un ensemble social apportent donc des variations et altérations aux propriétés de classe, auxquelles elles se surajoutent. Position certes est un moyen terme puisque la situation donnée par la structure d’ensemble fixe la position des classes, et d’une autre façon encore parce qu’ensuite la position de classe introduit insensiblement dans une hiérarchie d’ordre juridique et culturel. Résultante de la situation de classe, la relation des classes entre elles ou position de classe ne peut être isolée des effets psychologiques qui naissent des rapports établis. Du fait de la situation générale par exemple, le prolétariat et plus fortement le prolétariat non manuel, se trouve sur une position voisine de celle de la fonction publique, surtout en ses emplois inférieurs ; ce rapprochement est encore encouragé quand interviennent des nationalisations ; à la limite se produit une sorte d’osmose, et le passage d’une catégorie à l’autre n’est plus perçu ; le syndicalisme en fait en quelque sorte la démonstration ; l’organisation syndicale est dirigée par des fonctionnaires qui parlent au nom du prolétariat et se prennent même pour des prolétaires. Bien d’autres aspects des propriétés de position seraient à envisager ; l’importance de l’appareil d’État (ce qui ne veut pas dire son efficacité) donne des propriétés de position particulière dans la plupart des nouveaux pays indépendants, et la remarque vaudrait pour les pays socialistes. Il faudrait encore ajouter qu’une position, en dépit de sa propension au fixisme, n’est pas statique ; une classe (ou une simple catégorie sociale) se trouve en position montante ou descendante, se perçoit comme telle et se comporte en conséquence ; elle prend une attitude défensive ou offensive qui entretient des parades de dissimulation, imitation ou ostentation similaires ou contraires ; nous revenons aux effets psychologiques des faits de classe.

Pour finir et en liaison avec elles, un autre champ de recherche est ouvert par ces observations sur la position de classe, que l’on trouve déjà chez P.Bourdieu. L’analyse de l’échelle des positions de classe entraîne vers l’examen de hiérarchies de groupes de statut qui sont étages en un système d’honneurs, de représentation, de distinctions symboliques et englobés dans une vision culturelle qui tend à s’étendre à toute la société. Plutôt que de position, ce qui confond une classification économique et sociale et un classement juridique et honorifique, ne faut-il pas parler précisément de statut, ce qui traduirait par un terme unique, le fameux « Stand » de Weber et des wébériens ; il y aurait ainsi des propriétés de statut qui viendraient encore interférer. Nous touchons à ce qui pourrait s’appeler l’effet de caste par valorisation des avantages de position, qui deviennent alors des privilèges. Parler de privilèges renvoie aux « ordres » et aux « sociétés d’ordre », et aux discussions actuelles des historiens23. Dans le tiers monde, l’effet de caste est particulièrement visible dans la fonction publique ; les fonctionnaires tendent à former un corps constitué qui cherche à se manifester publiquement comme tel, qui secrète des habitudes de consommation et même toute une symbolique, reprend des usages coloniaux tout en affichant le respect des traditions ; ces comportements, ces manières qui se figent en conventions, définissent un style ou un genre de vie, supportent une culture moyenne ; cela nous conduit de la chemise blanche et du costume sombre à la 404 noire, au désir de respectabilité comme aux rides de la mode.

Parce qu’il y a ainsi tout un jeu de relais de la condition de classe en passant par les propriétés de situation et, par dérivation, de position qui est d’abord position sociale puis devient position de convention sociale, et statut pour accéder aux phénomènes culturels, il ne saurait exister d’adéquation ou de dépendance immédiate entre les hiérarchies de statut (les comportements et les usages publics et professionnels, voire privés, les jugements de valeur), et les rapports économiques fondamentaux. Une convention sociale est sociale à deux degrés, par une signification dans l’échelle de valeurs qu’une société porte à un moment donné, et par rattachement indirect à une réalité de base de structure économique. Nous sommes proches de la conclusion de P. Bourdieu24 : « Les rapports sociaux ne se réduisent jamais à des rapports entre des subjectivités qu’animerait la recherche du prestige ou toute autre  »motivation », parce qu’ils ne sont autre chose que des rapports entre des conditions et des positions sociales qui s’accomplissent selon une logique prédisposée à les exprimer et, à ce titre, ils ont plus de réalité que les sujets qui les habitent. L’autonomie qui rend possible l’instauration des rapports symboliques à la fois systématiques et nécessaires n’est que relative : les rapports de sens qui s’établissent à l’intérieur de la marge restreinte de variation laissée par les conditions d’existence ne font qu’exprimer, en leur faisant subir une transformation systématique, les rapports de force : ils s’agirait donc d’établir comment la structure des rapports économiques peut, en déterminant les conditions et les positions sociales des sujets sociaux, déterminer la structure de rapports symboliques qui s’organisent selon une logique irréductible à celle des rapports économiques ». Encore faudrait-il faire intervenir, par esprit historique, les rémanences de faits culturels antérieurs, la persistance d’usages et de conventions et plus encore de symboles alors que leurs supports sociaux d’origine ont disparu. Enfin, exerce une pression plus grande l’impact toujours modifié des rapports de force entre classes sociales antagonistes ; l’incessante lutte de classes, par lente pesée ou par à-coups, donne un sens libérateur ou conservateur aux comportements et aux idéologies. L’imitation culturelle, fut-ce celle de l’ancien colonisateur, pour ce qui est de la condition féminine par exemple, peut ainsi être émancipatrice. Les sociétés d’ordres, ou plutôt ce modèle toujours donné de la société d’ordres de l’ancien régime français ne seraient sociétés d’ordres, si ostensiblement et en un cadre aussi rigide, à tel point que les groupes de statut se trouvent en discordance avec les classes, que parce que précisément les classes privilégiées étaient en position de défense ; le statut, effet superstructurel, tend à figer les structures réelles, à arrêter un déclin. La culture en son idéologie dominante participe de même à la conservation sociale ; comme le démontre l’oeuvre de P.Bourdieu, ce n’est pas changer de domaine d’étude que de passer de la sociologie de l’Algérie à la sociologie de l’éducation. L’analyse culturelle est en profondeur une analyse sociale.

Cet exercice, lourd d’évidences et de banalités, voudrait se terminer par un appel, qui est celui du retour à Marx. Sur l’exemple algérien, nous avons vérifié que les sociologues qui ne raisonnent que sur les apparences, soit les significations symboliques, soit les solidarités les plus visibles, celles de parenté, de groupements locaux, ou de rassemblement religieux ou patriotiques ne pénètrent pas plus la réalité sociale que les économistes de la statistique à l’état brut. L’examen des données sociales poussé jusqu’à la mise en évidence des faits de classe, donne au contraire la possibilité de mener à bien l’étude des phénomènes culturels et d’esquisser même une explication des mentalités collectives, nationalisme compris. Cette méthode n’offre-t-elle pas le seul moyen fécond d’analyse culturelle, en abandonnant à la fois l’économisme schématique et le relativisme de juxtapositions descriptives qui aboutit au mieux à l’étude de mœurs ? Weber mérite bien une réinterprétation marxiste, et même quand l’on remarque la vogue des références secrètes ou avouées à Pareto pour comprendre les sociétés du tiers monde — n’est-on pas à la recherche d’une classe d’entrepreneurs qui soit en même temps une élite politique ? — il n’est pas jusqu’à certaines de ses notations qui ne soient susceptibles de réinterprétation. Il ne s’agit pas de suivre la pente descendante du révisionnisme qui ajoute au marxisme Weber et Pareto, mais de remonter de Weber à Marx. N’est-ce pas tout simplement rendre la sociologie, historique ?

Article initialement paru dans L’homme et la société, 1969, Vol. 14, n°1, pp. 207 – 225. Publié ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.

 

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  1. Cahiers internationaux de sociologie, Volume XXXVIII ; 1965. Andrée Michel Les classes sociales en Algérie, p. 207. []
  2. Id. Jacques Berque. L’idée de classes dans l’histoire contemporaine des Arabes, p. 175. []
  3. Id. Jean Duvignaud, Classes et conscience de classes dans un pays du Maghreb : la Tunisie, p. 185 – 200. []
  4. Cf les interprétations d’Ibn Khaldoun par Yves LACOSTE. Ibn Khaldoun. Naissance de l’histoire, passé du tiers-monde. Maspero. Paris 1966, et même par G.LABICA. Ibn Khaldoun. La moqaddima. Extraits. Traduction J.BENCHEIK. Centre pédagogique maghrébin (Hachette). 1966. []
  5. Cf les remarques de Maxime RODINSON. Dynamique interne ou dynamique globale ? L’exemple des pays musulmans. Cahiers internationaux de sociologie. Volume XLII. 1967. Page 34. []
  6. Pour Anouar ABDEL-MALEK, les nationalismes du tiers-monde sont porteurs de valeurs, en les qualifiant de nationalitaires, il les distingue des nationalisme malsains des puissances impérialistes. En réalité, comme l’a déjà relevé à plusieurs reprises Maxime RODINSON (en dernier lieu : Marxisme et nation, N 7 de l’homme et la Société), c’est le propre de tout nationalisme, fut-il afro-asiatique, d’entretenir un complexe de supériorité qui peut donc pousser au chauvinisme et soutenir une volonté d’expansion. Le nationalisme trouve certes un sens positif par sa contribution à la constitution de la nation, mais il n’en véhicule pas moins des éléments nocifs par leur pouvoir d’imprégnation irrationnelle ; le mysticisme du « peuple » est un fait général et la folie raciste se trouve en germe. L’orientation négative du nationalisme l’emporte une fois la nation constituée d’autant plus facilement que le nationalisme devient toujours l’idéologie de défense de la classe, quel qu’elle soit, même en pays socialiste donc, qui prend en charge l’appareil d’État. Ne faudrait-il pas réserver l’emploi du qualificatif nationalitaire, comme il était d’usage dans le vocabulaire politique français des années 1830 – 1840, pour caractériser les forces qui sont les agents économiques et culturels de la formation nationale, ce qui se dit justement : mouvement de nationalité, avant l’établissement donc de l’État national indépendant ? Cf. allusivement sur la nationalité algérienne : René GALLISSOT. Abd el Kader ou la nationalité algérienne. Revue Historique. Avril-Juin 1965. Pages 339 – 368. []
  7. Samir AMIN, Économie du Maghreb. Tome I : La colonisation et la décolonisation. Les Éditions de Minuit. Paris 1966. Citation page 114. []
  8. Op. cit. p. 130–131. []
  9. André PRENANT. La propriété foncière des citadins dans les régions de Tlemcen et Sidi Bel Abbès. Annales algériennes de géographie, N 3. Janvier – Juillet 1967. []
  10. Raymond BARBE. Les classes sociales en Algérie. Économie et politique. N 61 et 62. Septembre – octobre 1959. []
  11. P.Bourdieu et A.Sayad. Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie. Ed. de Minuit, Paris 1964, 226 pages et : Travail et Travailleurs en Algérie (I – Données statistiques par Alain Darbel, Jean-Paul Rivet, Claude Seibel ; Étude sociologique par Pierre Bourdieu). Ed. Mouton et Cie, La Haye 1963, p. 568. []
  12. Étant donné le poids et surtout le prix de l’ouvrage, ne fallait-il pas supprimer le rapport des opérations mathématiques qui ont servi à confectionner les tableaux (plus de 30 pages), et même parfois passer à une élaboration concise des données chiffrées ? Une édition allégée pourrait reproduire les principales réponses à l’enquête, l’étude sur l’artisanat rejette ici en appendice et la synthèse sociologique. []
  13. Réflexion poursuivie par P.Bourdieu dans un article des Archives européennes de sociologie. 1966 Tome VII – numéro 2 : Condition de classe et position de classe, p. 201 – 223. []
  14. Le Capital. Livre I. Tome troisième. Éditions sociales, page 85. []
  15. Et même allusivement dès les Manuscrits de 1844, ce qui montre que derrière les ruptures épistémologiques soulignées par Louis Althusser, il demeure chez Marx des continuités. []
  16. Oscar LEWIS : Les enfants de Sanchez et La Vida. Gallimard. Paris 1963 et 1968. []
  17. Archives européennes de sociologie, 1966. Article cité, p. 210 – 211. []
  18. Deux domaines de recherche s’ouvrent, que les marxistes ont à approfondir : celui de la définition de classe par participation non plus seulement directe, mais indirecte à la production ; c’est le cas que pose le développement scientifique et technique et la part grandissante des techniciens et scientifique dans la production. Cf. trop rapidement, les interrogations de R.Garaudy sur la place des intellectuels ; Démocratie Nouvelle, avril-mai 1968. En deuxième lieu, l’exemple du prolétariat de service renvoie à une bourgeoisie de service, celle des catégories du secteur tertiaire, y compris la fonction publique, qui n’appartiennent pas à la bourgeoisie par condition, c’est-à-dire par la propriété privée, mais par situation dans un appareil de production capitaliste et une société bourgeoise ; il y aurait une définition de classe par condition et par situation . En pays socialiste, ces mêmes catégories sociales qui en système capitaliste relèvent de la bourgeoisie par situation, bourgeoisie de service si l’on veut, par service de la bourgeoisie possédante, se retrouvent en principe au service du prolétariat : changement et situation, car leur condition est simplement une condition d’appoint. []
  19. Les cas d’inversion dans le tiers-monde sont au reste nombreux, comme celui par exemple du développement de l’instruction, fut-il tardif, précaire et encore partiel, qui précède l’emploi productif alors qu’en pays capitaliste, m’emploi productif a antériorité et bien souvent encore priorité sur l’instruction. []
  20. Archives européennes de sociologie. 1966. Art. cit. p. 210. []
  21. Pierre BOURDIEU, Sociologie de l’Algérie. Collection Que sais-je ? Paris P.U.F. 3E édition, 1961. []
  22. Cf. sur la face de Janus de l’État algérien, les observations de Jean Leca en critique de l’ouvrage de G.Chaliand. []
  23. Les discussions des colloques de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud (colloque de 1965 : L’histoire sociale. Sources et méthodes. Paris. P.U.F. 1967 – colloque de 1967 à paraître), et les prises de position de Roland Mousnier ne sont pas concluantes parce qu’elles négligent de reconnaître la signification sociale immédiate des ordres et de mettre en évidence ensuite les mécanismes de relais, les plans étant différents, qui font qu’une société d’ordre est en même temps une société de classes et que les ordres peuvent être en porte à faux par rapport aux classes. Sur la poursuite du débat : Roland Mousnier Actes du colloque international sur les problèmes de stratification sociale. Paris. P.U.F. 1968. []
  24. Archives européennes de sociologie. 1966. Article cité, page 223. []
René Gallissot