Les marqueurs grammaticaux sont des marqueurs de pouvoir : grammaire de l’interpellation

Prolongeant ses études sur le langage d’un point de vue marxiste, Jean-Jacques Lecercle propose ici d’approfondir la théorie de l’interpellation. À partir d’Althusser et de son célèbre article sur les appareils idéologiques d’État, le concept d’interpellation popularisé par Judith Butler est censé décrire la façon dont l’idéologie fait de nous des sujets parlants, des sujets situés dans le social et positionnés dans le discours comme sujets d’énonciation. Pour Lecercle, l’interpellation, le fait d’être désigné par la langue parlée ou écrite, suppose une grammaire de l’oppression et de la résistance, une dialectique sémantique et syntaxique qui articule la soumission à l’ordre établi, les formes de reconnaissance sociale et les expressions d’une négation de l’ordre établi. Lecercle conclut cette exposition magistrale par une théorie du style comme jeu incessant d’interpellation et de contre-interpellation. « Le style, c’est la lutte des classes dans la grammaire. »

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1. Mots d’ordre.

On se souvient que le quatrième plateau de Mille Plateaux contient une critique systématique de la linguistique dite « scientifique », dans sa version structuraliste et chomskyenne, autour des quatre postulats qui lui sont prêtés : (1) le langage serait informationnel et communicationnel ; (2) le langage est étudié selon un principe d’immanence, qui sépare l’objet de la linguistique du reste des phénomènes ; (3) il y aurait des universaux du langage et le système de la langue serait homogène ; (4) l’étude scientifique d’une langue est celle du dialecte standard ou majeur.

Je voudrais revenir sur l’incipit de ce plateau, où apparaît le personnage de la maîtresse d’école :

La maîtresse d’école ne s’informe pas quand elle interroge un élève, pas plus qu’elle ne s’informe quand elle enseigne une règle de grammaire ou de calcul. Elle « ensigne », elle donne des ordres, elle commande1.

Cet “ensignement” a deux caractéristiques. Premièrement, il nous dit que l’énoncé de base du discours n’est pas la phrase déclarative, la simple assertion mais le mot d’ordre – non pas transmission d’information et établissement de communication, mais impulsion d’une force et position d’un rapport de forces. Deuxièmement, il nous dit que la règle de grammaire est un marqueur de pouvoir avant d’être un marqueur syntaxique, qu’enseigner, c’est « ensigner », peut-être même « insigner », produire des signes et des insignes afin d’assigner une place. Et le terme de « mot d’ordre » doit être pris en trois sens : celui de slogan (et ce plateau fait dûment référence au pamphlet de Lénine sur les mots d’ordre), celui de mot qui transmet des ordres, et celui de mot qui crée de l’ordre, qui ordonne le chaos de phénomènes langagiers.

Ce dernier sens nous permet de dépasser ce que l’incipit a de provocation gauchiste (et potentiellement sexiste : pourquoi est-ce d’une « maîtresse » d’école qu’il s’agit ?) : cette imposition de règles par l’ « ensignement » est créatrice d’ordre en ce qu’elle est ce que Judith Butler appelle une « contrainte capacitante » (enabling constraint), le prix à payer pour l’Aneignung marxienne, c’est-à-dire l’appropriation du savoir accumulé par les générations antérieures, par laquelle le petit d’homme devient proprement humain2.

Je suis en train de passer de Deleuze et Guattari à Althusser : cette dualité du mot d’ordre, dans l’unité dialectique de sa face négative et de sa face positive (créatrice d’ordre) se comprend si on considère que le mot d’ordre est vecteur d’interpellation, cette imposition nécessaire dont le résultat positif est la subjectivation. A condition bien entendu de sortir d’une interprétation déterministe de la scène primitive de l’interpellation althussérienne, qui n’est pas scolaire (mais l’école est pour Althusser l’appareil idéologique d’Etat majeur dans nos sociétés), mais policière. On se souvient de la scène : l’agent de police siffle, ou hèle (« Hé, vous, là-bas ») et l’individu se retourne, sachant instinctivement que c’est de lui, que ce ne peut être que de lui, qu’il s’agit. Et, dit Althusser, cette rotation de 180 degrés fait de lui un sujet3. A ceci près que ce sujet assujetti, assigné à sa place (« ici, c’est nous qui posons les questions », dit le flic au suspect) est aussi un sujet de plein exercice, doué d’agency, comme disent les Anglais, c’est-à-dire de capacité d’action. D’où une possibilité de renvoi de l’interpellation à l’expéditeur, agent de police ou appareil idéologique, ce que Judith Butler appelle « resignification » (renvoi de l’insulte homophobe à son auteur)4, ou bien la lecture que fait Sève de la scène primitive althussérienne : « La réalité contemporaine montre maintes fois comment l’individu interpellé policièrement ne se borne pas à se « retourner » dans la passivité, mais, à ses risques et périls, retourne activement l’interpellation au policier, lequel se voit alors, pourrait-on dire, en filant la conceptualisation althussérienne, interpellé en flic5 ». J’ai pour ma part proposé dans ce cadre le concept de « contre-interpellation » : toute interpellation d’un individu en sujet suscite de la part du sujet nouvellement constitué une contre-interpellation de l’instance interpellante.

Pour avancer, je vais remplacer cette scène primitive par une autre, empruntée aux Recherches sur l’origine de la conscience et du langage du marxiste vietnamien Tran Duc Thao6. Voici la scène, expérience de pensée longuement et systématiquement décrite : l’ancêtre préhominien chasse en groupe ; l’avant-garde se trouve séparée du gros de la troupe, qui perd de vue le gibier poursuivi ; un membre de la troupe fait le geste de l’indication dans la direction dans laquelle le gibier a disparu. Le geste, cœur de la scène primitive de l’émergence de la conscience et du langage, se fait d’abord le bras courbé, comme la Liberté dans le tableau de Delacroix, geste d’appel qui engage les autres à la poursuite, puis le bras tendu droit, pour pointer l’objet visé. Il y a dans ce geste trois moments interpellants : l’interpellation adressée à autrui, qui leur assigne une place et vise à induire une action ; ce que Jacques Bidet appelle l’interinterpellation, interpellation toujours déjà collective et réciproque7 ; et l’autointerpellation, par laquelle le sujet se reconnaît lui-même en tant que sujet. C’est ainsi que pour Tran Duc Thao, on passe du « langage de la vie réelle » (l’expression est de Marx), c’est-à-dire du processus matériel de production en commun (qui est aussi autoproduction de l’humanité), chasse et outils, au langage articulé, le geste de l’indication, geste matériel producteur d’idéalité, étant le pivot de ce passage.

Je me pose ici deux questions. Premièrement, comment ce processus d’interpellation et de contre-interpellation est-il inscrit dans la structure de notre langage articulé ? Il y a bien sûr des exemples évidents d’une telle inscription par grammaticalisation : l’impératif, vecteur d’ordre et d’assignation de place, et les pronoms déictiques, équivalents linguistiques du geste de l’indication. Mais on peut essayer d’aller plus loin. Deuxièmement, si ce processus est un processus matériel, par l’intermédiaire des sens, comment s’inscrit–il dans nos perceptions, à commencer par la vision, car il va bientôt devenir clair qu’il n’y a pas seulement une interpellation langagière, mais également une interpellation visuelle. Pour comprendre cela, nous allons regarder une affiche.

2. Le maréchal Kitchener.

Nous sommes en août 1914. La petite armée anglaise de professionnels (la conscription ne sera introduite qu’en 1916) a été décimée lors de l’avance allemande. Il y a donc un urgent besoin de recruter plus de cent mille volontaires. Le gouvernement anglais fait placarder une affiche de recrutement représentant le maréchal Kitchener, le héros du Soudan et d’autres campagnes impérialistes, récemment promu ministre de la guerre.

L’affiche représente bien le maréchal sur fond clair, mais il est réduit à sa tête, couronnée de sa casquette, et à son bras, qui pointe ce qu’on appelle un doigt vengeur vers le spectateur. Le regard est direct, lui aussi pointé vers le spectateur. Le teint et la peau sont ceux d’un nourrisson : aucune ride ne vient tempérer la juvénile virilité de l’image. Et le maréchal arbore une superbe moustache, semblable à la moustache de Plekszy Gladtz dans les aventures de Tintin (et derrière laquelle il fallait entendre la moustache de Staline). Mais ce qui frappe le spectateur, c’est cet avant-bras et cette main, rendus énormes par le jeu de la perspective. Au dessous de la tête, sur deux lignes, un slogan : « Your country needs YOU ». Ce « YOU » est imprimé en lettres très majuscules, bien plus épaisses que le reste, et colorées.

L’affiche combine, d’où son efficacité, deux interpellations : visuelle et langagière. Le doigt vengeur est au centre de l’interpellation visuelle, comme le geste de l’indication est au centre de la scène primitive de Tran Duc Thao. C’est le premier aspect de cette interpellation : le spectateur se voit désigné par ce doigt, assigné à sa place, qui est celle du futur soldat. Voilà le simple passant interpellé en sujet-soldat. Mais l’interpellation visuelle a deux autres aspects. Le premier est la perspective : l’affiche doit être vue d’un point de distance, face au milieu de l’affiche, afin de soutenir le regard droit du maréchal, dans ce qui est organisé comme un face-à-face entre le spectateur et le maréchal – ici, pas de rotation nécessaire, ni même possible : le regard fixe du portrait fixe le spectateur à sa place. Et le jeu perspectif, qui rend le doigt démesurément grossi, comme est la main dans le célèbre autoportrait du Parmesan, établit un lien quasi-physique, presque un contact, entre le maréchal et le passant. Enfin, troisièmement, la stylisation du portrait contribue à l’interpellation visuelle : le maréchal est beaucoup plus jeune qu’il n’est en réalité (il suffit de comparer l’affiche avec une photo prise à la même époque), ses traits ont été régularisés (on se souvient de la verrue du président Mao, qu’on laissait bien en vue pour suggérer qu’on ne voulait pas flatter le Grand Timonier, dans des portraits qui bien sûr étaient hautement stylisés). Tout cela facilite l’identification : le spectateur reconnaît le maréchal, mais il se reconnaît aussi en lui. Comment ne pas obéir à un aussi sémillant héros ? Comment résister à l’autorité d’une aussi paternelle moustache ?

Cette interpellation visuelle, qui est première (il s’agit d’une affiche) est aussi une interpellation verbale : nous sommes devant un exemple typique de la scène primitive althussérienne (et Althusser dit bien : « l’interpellation recrute des sujets parmi les individus » – et elle les recrute tous8). L’oralité est bien sûr indirecte, transcrite dans les caractères imprimés du slogan. Mais curieusement, cet écrit insiste sur son caractère primitivement et principalement oral, car le slogan est placé entre guillemets : c’est bien d’une parole qu’il est question, parole magistrale qui enjoint, ou vocation au sens biblique, comme on parle de la vocation de Saint Matthieu. Et il y a d’autres traces d’oralité dans cette transcription. Il y a d’abord une trace de l’intonation du message oral. On la trouve dans ce « YOU » énorme, épais et coloré – intonation impérative, qui contraste avec l’habituelle intonation assertive, qui fait que la phrase anglaise retombe sur la dernière syllabe : ici au contraire, celle-ci est fortement accentuée. D’où la seconde trace, celle du son, ou du ton, de la voix quasi divine. Ce « YOU » énorme est la marque d’une voix tonnante, autoritaire, une voix habituée à donner des ordres, qui fait que le spectateur est toujours-déjà soldat, aux ordres, tout comme l’individu althussérien est toujours-déjà interpellé en sujet. Mais ce message oral est une injonction, un mot d’ordre, d’où une troisième trace d’oralité, non dans la transcription mais dans la forme même de la phrase. Car les mots d’ordre, les slogans, ont une prosodie particulière (« CRS, SS ! », comme on disait dans ma jeunesse) : le slogan du maréchal, analysé en termes de métrique, est composé soit d’un iambe suivi d’un anapeste (une syllabe inaccentuée suivie d’une accentuée ; deux syllabes inaccentuées suivies d’une accentuée), soit d’un amphibraque (une inaccentuée, une accentuée, une inaccentuée) suivi d’un spondée (deux accentuées), selon que l’on décide ou non d’accentuer le « need » – ce que sa position sur l’affiche ne nécessite pas.

On a peut-être ici une seconde scène primitive d’origine du langage dans la tradition marxiste, celle qu’esquisse le grand helléniste George Thomson dans une brochure éditée par le Parti communiste anglais juste après la guerre et intitulée, titre inhabituel, Marxism and Poetry9. Pour Thomson, qui suit en cela Engels, le langage et le travail ont une origine commune : le langage accompagne l’utilisation des outils, avant de devenir mode de communication articulée, et de se diviser en deux fonctions, la fonction communicative pour la vie ordinaire (celle du travail quotidien) et la fonction poétique, c’est-à-dire le langage musical rythmique qui accompagne les rituels et cérémonies religieux. Car c’est dans le rythme du travail que le langage est né, et il a donc une origine musicale (on se souvient ici de Jean-Jacques Rousseau). Le slogan du maréchal inscrit bien cette fonction poétique-musicale du langage : il impose un rythme, il vise à provoquer sur le spectateur qui lit le slogan et le prononce dans son langage intérieur quelque chose comme une fascination ou une transe.

Mais cette interpellation verbale ne se limite pas à ce que les linguistes appellent les phénomènes suprasegmentaux. Elle est inscrite dans la structure même de la langue, dans sa grammaire, et ce de trois façons. Premièrement – niveau pragmatique – le slogan remplit la fonction conative du langage. Ce « YOU » massif sur lequel se termine la phrase slogan, et qui donc est fortement focalisé, est un pronom d’interpellation. Deuxièmement – niveau sémantique – la phrase est le site d’une présupposition, qui se laisse percevoir dans la quasi répétition « Your »/ « You », par laquelle le focus répète le thème en l’accentuant. Le contenu de la présupposition est simple : puisqu’il s’agit de ton pays, c’est bien toi qui est appelé, et tu sais ce qu’il te reste à faire. Enfin – niveau syntaxique – la syntaxe assertive (cette phrase n’est pas un ordre, à l’impératif, mais se présente comme une constatation) transforme la proposition en vérité apodictique, dont on doit tirer les conséquences inéluctables. On se souviendra ici de ce que Barthes appelle le « sens imposé », qui justifie sa célèbre provocation, « la langue est fasciste ».

Le résultat de ce travail visuel et langagier est une double interpellation, qui vise à interdire toute inter-interpellation (ceci n’est pas l’amorce d’un dialogue), c’est-à-dire à prévenir toute contre-interpellation de la part du spectateur saisi par l’image autant que par le slogan. Le passant en situation de se porter volontaire et qui refuserait l’interpellation en traitant le maréchal de boucher impérialiste se verrait immédiatement taxer de lâcheté, et des jeunes personnes animées d’un fort sentiment patriotique et belliqueux se feraient un devoir de lui donner une plume blanche, marque de couardise, comme elles faisaient à tout homme en âge de porter les armes et qui n’était pas en uniforme. Ainsi l’interpellation se transforme en hystérie patriotique collective.

3. Grammaire de l’interpellation.

Que l’interpellation est inscrite dans la structure même du langage est clair ; cela s’appelle la fonction conative : impératif, insultes, déictiques comme équivalents du geste de l’indication, présuppositions (« As-tu cessé de battre ta femme ? »), questions à réponse obligée (« N’est-il pas vrai que… ? »). Et cette interpellation n’a pas besoin d’être directement grammaticalisée : au niveau pragmatique, elle jouera sur la possibilité d’indirection qui caractérise les actes de langage. En entrant dans une salle de cours, je n’ai pas besoin de dire sur un ton de rogomme : « Fermez donc cette fenêtre ! » : il suffit que je suggère « Il fait froid ici » pour que quelqu’un comprenne et que l’interpellation fonctionne, en prenant en compte ce que les pragmaticiens appellent « face-saving ».

Plus intéressante que cette interpellation grammaticalisée directement ou indirectement, ordre direct ou suggestion impérative, est la manipulation syntaxique de ce qui se présente comme une simple assertion, en jouant sur la répartition de l’information entre thème (l’information considérée comme acquise et partagée) et focus (l’information nouvelle, qui pourra donc facilement faire l’objet d’une insistance), car ainsi s’établit un rapport de forces.

Je me propose de réinterpréter cette inscription grammaticale de l’interpellation dans les termes de la scène primitive de Tran Duc Thao, c’est-à-dire sous la forme d’une théorie de l’interpellation généralisée. On se souvient du cheminement d’Austin, le fondateur de la pragmatique linguistique. Il est passé d’une opposition entre deux types d’énoncés, constatifs et performatifs (quand dire, c’est faire), à une triple opposition, à l’intérieur de chaque énoncé, entre le contenu locutoire, la force illocutoire et l’effet perlocutoire10. Nous allons donc passer de l’opposition entre énoncés interpellatifs (ordres, etc.) et énoncés non-interpellatifs (simples constatations ou vraies questions : « Quelle heure est-il ? ») à une opposition, à l’intérieur de chaque énoncé, entre : (i) l’interpellation (il y a virtuellement dans chaque énoncé une utilisation de la fonction conative du langage : ma question innocente présuppose pour moi qui questionne le droit de poser des questions – vision agonistique du langage comme assignation de places et création de rapports de forces) ; (ii) l’inter-interpellation de Bidet (car tout énoncé remplit virtuellement la fonction référentielle du langage, et il m’arrive de demander l’heure parce que je n’ai pas moi-même de montre – vision irénique du langage comme échange coopératif d’information et donc comme instrument de communication) ; et (iii) auto-interpellation (car tout énoncé implique une distance, au moins virtuelle, entre le sujet d’énonciation et l’image qu’il donne de lui-même dans l’énoncé, et il m’arrive de demander l’heure par ironie, auto-citation ou citation de l’autre, pour taquiner mon interlocuteur ; comme il m’arrive d’utiliser l’énoncé en mention plutôt qu’en usage, dans un commentaire métalinguistique).

Reste la question de la contre-interpellation, et d’une possibilité de son inscription dans la structure du langage sous forme de grammaticalisation. Le cœur d’une telle grammaire ne pourrait être que la resignification butlérienne, dans sa lecture d’Althusser, par exemple le renvoi à l’insulteur homophobe de son insulte. Autrement dit, la grammaire de la contre-interpellation ne peut être que réactive, par reprise et retour à l’expéditeur de l’interpellation grammaticalisée. Nous sommes en train de passer de la scène primitive de Tran Duc Thao à ce qui pourrait être celle de Sève, chez qui, on se souvient, l’interpellé par l’agent de police réagit, à ses risques et périls, en le traitant de sale flic. On a là un exemple de ce « non ! » retentissant par quoi, pour John Holloway11, commence toute résistance à l’oppression – expression de ce que dans mon jeune temps on appelait la haine de classe, dont nous faisions une vertu. Cette contre-interpellation est effectivement grammaticalisée, sous la forme pragmatique de la fiction et du mensonge (qui tous deux, à leur façon, refusent le jeu irénique de la communication coopérative, avec sa maxime de qualité : ne dites que ce que vous savez être vrai), et sous la forme syntaxique de la négation, car c’est une caractéristique fondamentale du langage que de dire ce qui n’est pas, de refuser de dire, de dire en disant qu’on ne dit pas (vous avez reconnu la figure de la prétérition). Je renvoie sur ce point à la philosophie de la négation de Paolo Virno, un des philosophes contemporains qui a le plus systématiquement essayé de penser le langage12.

Cette contre-interpellation généralisée ne concerne pas seulement l’interpellateur humain (agent de police ou canaille homophobe) mais la langue elle-même en tant qu’instance interpellante. Nous revenons ici à Deleuze et Guattari et à mon titre. L’interpellation grammaticalisée fixe au destinataire sa place, et les marqueurs grammaticaux sont des marqueurs de pouvoir (ici c’est la langue qui impose les questions). A cette contre-interpellation de la langue par le sujet, qui est aussi généralisée que l’interpellation du sujet par la langue, je propose de donner un nom : cela s’appelle un style.

4. Une théorie du style.

Cette contre-interpellation généralisée fonctionne à deux niveaux (mais c’est en réalité le même) : celui de l’interlocution, où le destinataire du discours contre-interpelle le destinateur, et celui du discours lui-même, où le locuteur contre-interpelle la langue.

Au niveau pragmatique, on trouvera tous les jeux de resignification par retour à l’envoyeur, et tous les refus de jeu, qui enfreignent délibérément le principe de coopération qui pour Grice gouverne la conversation13. Chaque fois qu’Alice, au Pays des Merveilles, se trouve désarmée devant les arguties des personnages qu’elle rencontre, elle s’écrie « Nonsense ! », qui est la marque discursive de la contre-interpellation pragmatique. Et il y aura des formes sémantiques, par lesquelles le locuteur, en brave soldat Schveik, se joue des contraintes du sens, par exemple en prenant au pied de la lettre les expressions figées, ou en traduisant littéralement celles d’une langue étrangère (il a parlé la langue dans la joue : dans sa version anglaise, l’expression est un cliché ; traduite littéralement en français, elle a la fraîcheur d’une métaphore vive). Enfin, il y aura des forme syntaxiques, dont le nom général est le figural, concept par lequel Laurent Jenny désigne tout ce qui gêne le déroulement habituel de la chaîne parlée, tout ce qui retarde ou interrompt la lecture, anacoluthes, coqs-à-l’âne ou petites agrammaticalités, qui mettent en question la grammaire mais n’empêchent pas la compréhension (l’exemple canonique de Jenny est l’expression, rencontrée dans une traduction, « une terrasse en printemps »)14. Et cela ira jusqu’au délire anti-syntaxique d’Antonin Artaud.

On voit donc opérer la dialectique de l’interpellation et de la contre-interpellation, dont l’enjeu est la subjectivation, la transformation des individus en sujets, aux deux niveaux de l’interlocution (c’est la dialectique de l’agôn et de l’irene, de l’interlocution comme site de rapports de force ou comme coopération communicative) et de la grammaire, car l’interpellation du sujet par la langue est à la fois positive (une contrainte capacitante : elle me permet de prendre la parole en tant que sujet d’énonciation) et oppressive (c’est la langue qui me parle, qui impose ses limites à mon dire, car la langue est fasciste dans sa syntaxe même, limites qui sont la cible de ma contre-interpellation).

C’est cette double dialectique que vise à saisir le concept de style. La théorie du style que je propose consiste dans le développement systématique d’une thèse centrale :

Le style est l’inscription de la dialectique de l’interpellation et de la contre-interpellation en quoi consiste le processus de subjectivation.

Un certain nombre de thèses développeront les termes utilisés dans cette thèse centrale. En s’inspirant des scènes primitives d’Althusser et de Tran Duc Thao, on peut décrire ce processus en quatre phases ou moments.

Premier moment, celui de l’interpellation. L’individu est interpellé en sujet par un appareil idéologique. Ce processus est pluriel, car il y a plus d’un appareil, et indéfiniment répété (aucune interpellation n’est définitive). La langue, comme le suggère mon titre deleuzien, est l’un de ces appareils, et sans doute le plus important. Elle m’interpelle, me fait passer du statut d’infans à celui de locuteur, en m’imposant ses contraintes, qui sont pourtant, on l’a vu, des contraintes capacitantes. La langue me parle, dans les deux sens de l’expression (elle s’adresse à moi et elle parle à travers moi) et ce faisant elle me permet de parler.

Second moment, celui de l’inter-interpellation. L’interpellation est collective, elle interpelle le sujet en tant que membre d’un groupe, familial, tribal, de classe ou national. La langue m’interpelle en tant que membre d’une communauté linguistique (du quasi idiolecte familial au dialecte régional, au sociolecte de classe à la langue nationale à prétention universelle – je renvoie ici aux travaux de Renée Balibar15). Ce moment est celui du style en tant que ce terme désigne la langue d’un groupe (car c’est une des caractéristiques du terme d’être ambigu entre le collectif – le style gothique, le style Rococo, etc. et l’individuel – « le style c’est l’homme ») : il y a donc des styles de classe ou de génération, issus de ce que Raymond Williams appelle des « structures de sentiment16 ».

Troisième moment, celui de l’auto-interpellation (chez Tran Duc Thao c’est la conséquence du développement du geste de l’indication, le moment où la conscience passe du sporadique, puis du collectif à l’individuel). Ce moment est celui de la reconnaissance du sujet par lui-même en tant que sujet. Je ne suis plus seulement parlé par la langue, je la parle, je la plie à mes besoins expressifs. Bref je suis, en tant que locuteur, en train d’acquérir un style individuel, qui se déploie dans le moment suivant.

Quatrième moment, celui de la contre-interpellation. L’individu devient un sujet de plein exercice, centre de conscience de responsabilité et d’action (doué d’agency) en contre-interpellant le ou les appareil(s) qui l’interpellent. Dans le cas de la langue, cela consiste, comme nous l’avons vu, à mettre en œuvre la grammaire de la contre-interpellation, et à le faire d’une manière à nulle autre pareille, dans ce style inimitable qui est le mien et par lequel, même si je ne suis pas Marcel Proust, je parle véritablement la langue.

Il apparaît donc bien que les marqueurs grammaticaux sont des marqueurs de pouvoir, mais que ce pouvoir est gros d’un contre-pouvoir. De cette dialectique vit non seulement le sujet parlant, mais la langue, dans son incessante évolution. Permettez-moi de terminer sur un pastiche : le style, c’est la lutte des classes dans la grammaire.

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  1. G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, Paris : Minuit, 1980, p. 95. []
  2. L. Sève, « L’homme » ?, Paris : La Dispute, 2008. []
  3. L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », in Positions, Paris : Editions Sociales, 1976. []
  4. J. Butler, Excitable Speech, Londres : Routledge, 1995. []
  5. L. Sève, op. cit., p. 122. []
  6. Tran Duc Thao, Recherches sur l’origine de la conscience et du langage, Paris : Editions Sociales, 1978. []
  7. J. Bidet, « le sujet interpellé : au-delà d’Althusser et de Butler », in Actuel Marx, 61, Paris : PUF, 2017, pp. 184-201. []
  8. L Althusser, op. cit., p. 113. []
  9. G. Thomson, Marxism and Poetry, Londres: Lawrence & Wishart, 1945. []
  10. L.J. Austin, How to Do Things with Words, Oxford: Clarendon Press, 1962. []
  11. J. Holloway, Change the World without Taking Power, Londres: Pluto, 2002. []
  12. P. Virno, Essai sur la négation, Paris : Editions de l’Eclat, 2016. []
  13. H.P. Grice, “Logic and conversation”, in Essays in the Way of Words, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1975. []
  14. L. Jenny, La parole singulière, Paris : Belin, 1990. []
  15. R. Balibar & D. Laporte, Le Français national, Paris : Hachette, 1974. []
  16. R. Williams, Marxism and Literature, Oxford: oxford University Press, 1976. Voir aussi le livre fondamental de Daniel Hartley, The Politics of Style, Leiden : Brill, 2016. []
Jean-Jacques Lecercle