Lignes de fuite, minorités et machines de guerre : repenser la politique deleuzienne

Une certaine lecture marxiste de Deleuze a vite catalogué son apport : ou bien comme une pensée apolitique, intéressée par l’art et la création, ou bien associée à la cohorte des philosophies postmodernes. Selon cette dernière lecture, Deleuze n’aurait rien à voir avec le marxisme, délaissant la question de classe au profit des minorités, rejetant la dialectique au profit de l’affirmation, ou encore préférant parler des devenirs-révolutionnaires plutôt que des lendemains de l’insurrection victorieuse. Panagiotis Sotiris, théoricien-militant combinant Althusser et Gramsci, propose ici de lire Deleuze comme une source d’inspiration profonde pour la lutte politique. Le spinozisme singulier de Deleuze, sa pensée de l’immanence, comme son élaboration schizo-analytique aux côtés de Félix Guattari, donnent à penser la politique comme expérimentation, comme production d’espaces-temps émancipateurs et résistance à des sociétés de contrôle dont l’emprise tisse notre présent.

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En 1990, dans un entretien avec Toni Negri pour la revue Futur antérieur, Deleuze avance deux points importants concernant ses références et son horizon politiques.
Le premier point souligne la nécessité d’une rupture révolutionnaire, ce qui tranche nettement avec l’anticommunisme théorique de la scène intellectuelle et académique française d’alors.

On dit que les révolutions ont un mauvais avenir. Mais on ne cesse pas de mélanger deux choses, l’avenir des révolutions dans l’histoire et le devenir-révolutionnaire des gens. Ce ne sont même pas les mêmes gens dans les deux cas. La seule chance des hommes est dans le devenir-révolutionnaire, qui peut seul conjurer la honte, ou répondre à l’intolérable1.

Le second point important avancé par Deleuze est la reconnaissance bien connue d’une dette politique et théorique à l’égard du marxisme, particulièrement en ce qui concerne les textes co-écrits avec Félix Guattari :

Je crois que Félix Guattari et moi, nous sommes restés marxistes, de deux manières différentes peut-être, mais tous les deux. C’est que nous ne croyons pas à une philosophie politique qui ne serait pas centrée sur l’analyse du capitalisme et de ses développements. Ce qui nous intéresse le plus chez Marx, c’est l’analyse du capitalisme comme système immanent qui ne cesse de repousser ses propres limites, et qui les retrouve toujours à une échelle agrandie, parce que la limite, c’est le capital lui-même2.

Dans le même entretien, Deleuze esquisse les trois directions principales d’une politique menée dans le cadre de la schizo-analyse, particulièrement d’après Mille plateaux.
Premièrement, il insiste sur le fait que « chaque société est définie moins par ses contradictions que par ses lignes de fuite ». Deuxièmement, il faut prendre en considération les « minorités plutôt que les classes ». Troisièmement, les politiques révolutionnaires sont liées à des « machines de guerre » particulières qui ouvrent et créent de nouveaux espace-temps.

Enfin une troisième direction, qui consiste à chercher un statut des « machines de guerre », qui ne se définiraient pas du tout par la guerre, mais par une certaine manière d’occuper, de remplir l’espace-temps, ou d’inventer de nouveaux espaces-temps : les mouvements révolutionnaires (on ne considère pas suffisamment par exemple comment l’OLP a dû inventer un espace-temps dans le monde arabe), mais aussi les mouvements d’art sont de telles machines de guerre3.

Je pense que ces éléments permettent de s’interroger quant à la possibilité d’une politique deleuzienne. Autrement dit, cela permet de répondre à l’affirmation de Peter Hallward selon laquelle le travail de Deleuze est indifférent aux exigences et aux défis politiques actuels, indifférence qui rend impossible, selon lui, une politique deleuzienne.

Bien qu’un grand nombre d’enthousiastes continuent à consacrer beaucoup d’énergie à la tâche, la vérité est que le travail de Deleuze est essentiellement indifférent à la politique de ce monde. Une philosophie fondée sur la déterritorialisation, la dispersion et la fuite ne peut offrir que la prise la plus immatérielle et la plus fugace sur les mécanismes d’exploitation et de domination qui continuent à conditionner de manière décisive ce qui se passe dans notre monde. La guerre philosophique de Deleuze demeure précisément « absolue » et « abstraite », plutôt que dirigée ou « menée ». Une fois dit qu’« un champ social est défini moins par ses conflits et ses contradictions que par les lignes de fuite qui le parcourent », tout espace distinct pour l’action politique ne peut être que subsumé à l’intérieur des dynamiques générales de la création et de la vie. Et puisque ces dynamiques sont elles-mêmes anti-dialectiques, si ce n’est anti-relationnelles, il ne peut y avoir que peu de place dans la philosophie de Deleuze pour les relations de conflit ou de solidarité, c’est-à-dire les relations qui sont réellement entre les individus, les classes ou les principes plutôt qu’extérieures à eux4.

Les raisons pour lesquelles Hallward rejette la possibilité même d’une politique deleuzienne sont les suivantes : la relation unilatérale chez Deleuze entre le virtuel et l’actuel implique qu’« il n’y a pas de place dans la philosophie de Deleuze pour une quelconque notion de changement, de temps ou d’histoire qui soit médiée par l’actualité ». La philosophie de Deleuze « écarte une conception typiquement relationnelle de la politique ». Cette « disqualification de l’actualité » mène à « la paralysie du sujet ou de l’acteur », et à un abandon des notions de sujet ou d’action collective. Ainsi, cette conception de la créativité absolue ne laisse pas de place à une véritable politique d’émancipation et de transformation. C’est pour cela que la conclusion de ce livre, qui demeure à tout point de vue une magistrale monographie de Deleuze, est :

Peu de philosophes ont été aussi influents que Deleuze. Mais ceux d’entre nous qui cherchent encore à changer le monde, et à donner plus de prise sur ce monde à ceux qui y vivent, auront besoin d’aller chercher leur inspiration ailleurs5.

La question est donc désormais celle-ci : où pouvons-nous trouver une politique deleuzienne ? Je pense que pour interroger la pensée spécifiquement politique de Deleuze, il est utile de prêter un regard attentif à certains aspects de ce que l’on peut décrire comme sa notion très idiosyncratique d’empirisme nomade.

Ce n’est pas par accident que Deleuze a commencé son oeuvre avec une lecture de David Hume. L’empirisme de Hume est différent des mécanismes de perception que nous trouvons chez Locke. Chez Hume, nous avons davantage affaire à une multitude de singularités sensorielles qui sont structurées en tendances régulières à travers l’intervention de l’imagination comme faculté spécifique. Chez Deleuze cet empirisme se traduit par le souci de rester à la surface. La surface n’est pas une soi-disant illusion phénoménale, opposée à une autre « substance plus profonde ». Au contraire, c’est sur cette surface, sur ce plan dimmanence que tout se produit. Les intensités, les dynamiques, les alternatives sont toujours produites sur ce plan, et non ailleurs. Ceci peut expliquer son retour constant à la figure de Duns Scott qui, en s’opposant nettement à toute forme de dualisme ontologique, a insisté sur l’irréductible univocité de l’être. Cela peut aussi expliquer l’intérêt particulier de Deleuze pour les philosophes qui peuvent en même temps « déconstruire » la métaphysique traditionnelle (nous songeons à sa lecture de Nietzsche) et chercher une potentialité créatrice. On le constate dans sa lecture de Hume, où l’imagination est la faculté cruciale, en tant que processus actif de création de connexions et d’associations qui construisent l’expérience et la pensée en général. On le voit aussi dans son amour pour le vitalisme de Bergson, et dans sa propre conception de l’immanence comme « vie » (à laquelle son dernier texte est consacré) qui n’est pas une quelconque « force vitale » mais une dynamique inhérente à la production de nouvelles formes sociales. Cependant, ce qui est le plus important est justement cette assimilation entre univocité et créativité. Comme Peter Hallward l’a souligné « Deleuze assimile l’être à une créativité infinie. Ce qui signifie que tous les êtres vivants existent comme facettes d’une seule force d’énergie productive. » Cette assimilation est fondée sur l’assomption fondamentale qui parcourt l’oeuvre de Deleuze : son insistance sur l’univocité comme rejet d’un dualisme ontologique ou métaphysique et en même temps potentialité et créativité. L’univocité renvoie à l’immanence comme négation du dualisme et en même temps comme affirmation de la multiplicité et de la différence. C’est justement cette conception d’une multiplicité immanente, d’une pluralité fondamentale des forces et des potentialités, toutes appartenant au même plan d’immanence, au même niveau ontologique, qui permet la créativité. La vie ou « l’existence » renvoient à une pluralité d’intensités, de forces, de sites productifs, de rencontres et de plis. Par conséquent, l’univocité devient le sol d’une créativité inconditionnelle, au sens d’une certaine puissance inconditionnelle, cause d’elle-même en tant que telle à la manière de la causa sui spinoziste. De sorte qu’ « il n’y a que de la production ou de la création de différence(s). C’est précisément la création qui, s’auto-permettant ou s’auto-créant, permet elle-même tout ce qu’elle crée. » C’est bien ce qui apparaît dans la méfiance de Deleuze à l’égard du « travail du négatif » illustrée par le lien qu’il établit entre différence et affirmation.

La négation, c’est la différence, mais la différence vue du petit côté, vue d’en bas. Redressée au contraire, de haut en bas, la différence, c’est l’affirmation. Mais cette proposition a beaucoup de sens ; que la différence est objet d’affirmation ; que l’affirmation même est multiple ; qu’elle est création, mais aussi qu’elle doit être créée, comme affirmant la différence, comme étant la différence en elle-même. Ce n’est pas le négatif qui est le moteur. Bien plutôt il y a des éléments différentiels positifs, qui déterminent à la fois la genèse de l’affirmation et de la différence affirmée6.

Cependant nous devons noter que cette créativité est une créativité sans sujet créateur. Nous ne sommes pas face à une créativité émanant de sujets mais face à un plan de rencontres et d’évènements singuliers,

La splendeur du on, c’est celle de l’évènement même ou de la quatrième personne. C’est pourquoi il n’y a pas d’évènements privés, et d’autres collectifs ; pas plus qu’il n’y a de l’individuel et de l’universel, des particularités et des généralités. Tout est singulier, et par là collectif et privé à la fois, particulier et général, ni individuel ni universel7.

C’est exactement ici que l’accent mis par Deleuze sur le virtuel entre en scène afin de décrire ce genre de possibilités. Pour autant, ce n’est pas une potentialité de forces expressives ; mais plutôt la possibilité sans fin de nouveaux évènements. C’est là ce qui peut expliquer l’insistance de Deleuze sur la topologie de (la) surface. « Le champ transcendantal réel est fait de cette topologie de surface, de ces singularités nomades, impersonnelles et pré-individuelles8. »

En ce sens, l’empirisme de Deleuze n’est pas seulement une réaction philosophique à la prédominance de l’historicisme et de la phénoménologie sur la scène intellectuelle française des années 1950. Son empirisme ne correspond pas à une théorie du savoir, mais plutôt à une ontologie : le monde est une surface d’intensités créatrices et de possibilités sans fin pour de nouveaux évènements. Et cela peut expliquer l’usage spécifique que fait Deleuze de la notion de « transcendantal ».

À chaque fois que Deleuze utilise le terme « transcendantal », cela ne renvoie pas à ce que Kant a décrit comme ces conditions de possibilité qui déterminent nos expériences subjectives, les conditions qui garantissent la fiabilité de nos représentations d’objets mondains. Cela renvoie simplement à la manière dont nous intuitionnons ou pensons (plutôt que nous représentons) l’être même ou la création du monde en tant que telle, et nous-mêmes par la même occasion9.

Par conséquent, ce n’est pas à la signification ou au sens comme interprétation ou simple définition qui est en jeu dans l’empirisme transcendantal chez Deleuze. « Définir quelque chose ne revient pas à expliquer ce que cela signifie mais à expliquer ce que c’est, c’est-à-dire le faire ou le produire dans le réel10 ». Les références, constantes chez Deleuze, à l’identité entre le sens et l’évènement (« L’évènement, c’est le sens lui-même », « l’évènement rend le langage possible »), renvoient justement à l’articulation entre son empirisme et une politique fondée sur l’infinie possibilité de nouveaux évènements. Par conséquent, le plan d’immanence n’est pas une surface à l’existence statique ; c’est un plan, fait d’intensités, de plis et d’incessantes transformations, qui produit des évènements, avec une constante redéfinition des frontières, des limites et des bords, précisément illustrée par la notion de déterritorialisation. De plus, c’est justement ici que doit s’entendre la préoccupation de Deleuze pour la différence. Ce n’est pas simplement le refus de quelque « travail du négatif » d’une métaphysique dialectique, ni simplement la frontière avec toute forme de platonisme ou d’hégélianisme ; la différence indique aussi une autre conception de la relation et de la relationalité; c’est la possibilité d’une conception non métaphysique de la relation et de la relationalité. Ceci est évident dans la complexe « dialectique » de l’« Idée », comme « multiplicité définie et continue, à n dimensions11 » dans Différence et répétition entre la multiplicité, la différence et la relationalité productive infinie, également illustrée dans sa lecture de la conception léniniste de la conjecture et du « moment révolutionnaire »

 …nous devons condenser toutes les singularités, précipiter toutes les circonstances, les points de fusion, de congélation, de condensation dans une sublime occasion, Kairos, qui fait éclater la solution comme quelque chose de brusque, de brutal et de révolutionnaire. C’est encore cela, avoir une Idée. Chaque Idée a comme deux faces qui sont l’amour et la colère : l’amour dans la recherche des fragments, dans la détermination progressive et l’enchaînement des corps idéaux d’adjonction ; la colère, dans la condensation des singularités, qui définit à coup d’événements idéaux le recueillement d’une « situation révolutionnaire » et fait éclater l’Idée dans l’actuel. C’est en ce sens que Lénine eut des Idées. (Il y a une objectivité de l’adjonction et de la condensation, une objectivité des conditions, qui signifie que les Idées pas plus que les Problèmes ne sont seulement dans notre tête, mais sont ici et là, dans la production d’un monde historique actuel12.)

Il est évident que nous avons ici une très intéressante conception de la conjoncture et de la relation complexe entre possibilité/potentialité (il me semble que le mot juste chez Deleuze serait virtuel) et actualité, qui d’après moi est aussi bien plus complexe et, effectivement, bien plus matérialiste que la récente tentative d’Alain Badiou de-proposer de nouveau le communisme comme une idée presque platonicienne.

À la lumière de ce qui précède, l’insistance de Guillaume Sibertin-Blanc sur le fait que la pensée de Deleuze est essentiellement une « pensée du devenir13 », indique un refus de la dialectique classique de l’autoréférentialité ou de l’« unité des contraires » comme scission de la substance unitaire (illustrée par l’obsession d’Alain Badiou pour l’Un). C’est le devenir d’un plan de multiplicités constamment traversé et redéfini par des forces et des virtualités s’opposant entre elles, bien qu’elles reproduisent constamment la condition de sa créativité immanente. Ceci apparaît également dans la conception plutôt spinoziste qu’a Deleuze du corps selon Sibertin-Blanc :

Avant d’être une substance individualisée ou le foyer d’une subjectivité et de son rapport au monde, le corps constitue le corrélat contemporain d’une individuation comme d’un degré intensif de puissance. Loin de renvoyer à une individualité constituée, le corps est un champ d’individuation qui est lui-même impersonnel et a-subjectif14.

Au vu de ceci, il est très intéressant de constater l’accent mis par Deleuze sur le caractère central de l’expérience dans l’Ethique de Spinoza, qui en un certain sens présente la version deleuzienne d’une potentielle politique spinoziste, articulée autour de la question : comment former des notions communes ? Cette question est pour Deleuze précisément celle de la production de pratiques collectives d’émancipation et de transformation. Pour Deleuze, cela renvoie aussi à la question : comment forme-t-on de bonnes rencontres ? Une telle conception ramène au défi machiavéllien consistant à combiner fortuna et virtu, ou au défi des politiques communistes qui tentent de saisir les dynamiques des conjonctures singulières et leurs radicales contingence. Et ce, non pas au sens d’une métaphysique de la contingence et d’une fidélité à la miraculeuse advenue de l’évènement, mais au sens de l’organisation et de l’expérimentation. Voilà une position qui évoque à la fois la conception léniniste de la politique, celle gramscienne du parti politique comme laboratoire et la recherche althussérienne des « rencontres qui durent ».

Il apparaît alors que les notions communes sont des Idées pratiques, en rapport avec notre puissance : contrairement à leur ordre d’exposition qui ne concerne que les idées, leur ordre de formation concerne les affects, montre comment l’esprit « peut ordonner ses affects et les enchaîner entre eux » . Les notions communes sont un Art, l’art de l’Éthique elle-même : organiser les bonnes rencontres, composer les rapports vécus, former les puissances, expérimenter15.

Ainsi, l’action politique n’est pensable que comme expérimentation. Comme l’a souligné Sibertin-Blanc, la prudence est requise pour affronter l’expérimentation sur un plan de singularités multiples. C’est ce que Deleuze nommait « la prudence de l’expérimentation » :

La schizo-analyse ou la pragmatique n’ont pas d’autre sens : faire rhizome, mais vous ne savez pas avec quoi vous pouvez faire rhizome, quelle tige souterraine va faire effectivement rhizome, ou faire devenir, faire population dans votre désert. Expérimentez. C’est facile à dire ? Mais s’il n’y a pas d’ordre logique préformé des devenir ou des multiplicités, il y a des critères, et l’important est que ces critères ne viennent pas après, qu’ils s’exercent au fur et à mesure, sur le moment, suffisants pour nous guider parmi les dangers16.

De sorte que, par contraste avec la proposition de Peter Hallward selon laquelle il n’y a pas de politique deleuzienne, nous pouvons définir certains éléments d’une pratique politique très spécifique associée au travail de Deleuze. C’est précisément cette conception d’une nouvelle pratique de la politique qui peut expliquer la façon très singulière dont le philosophe définit les différentes lignes. Nous sommes familiers de sa distinction entre « lignes molaires, lignes moléculaires et lignes de fuite ». Il y a d’abord une opposition entre les lignes molaires et les lignes moléculaires :

Mais plutôt que des lignes molaires à segments, ce sont des flux moléculaires à seuils ou quanta. Un seuil est franchi, qui ne coïncide pas forcément avec un segment des lignes plus visibles. Il se passe beaucoup de choses sur cette seconde sorte de lignes, des devenirs, des micro-devenirs, qui n’ont pas le même rythme que notre « histoire ». C’est pourquoi, si pénibles, les histoires de famille, les repérages, les remémorations, tandis que tous nos vrais changements passent ailleurs, une autre politique, un autre temps, une autre individuation17.

Cela indique une interaction continue entre la reproduction et la transformation, résultant de l’efficacité constante de l’antagonisme social. Cependant, Deleuze ne se satisfait pas de ce genre d’acception de la dialectique matérielle des contradictions sociales. Contrairement à une certaine conception marxiste de l’antagonisme social (le premier opéraïsme vient à l’esprit), une politique d’émancipation sociale n’est pas simplement l’expression de l’antagonisme social. C’est pour cela que Deleuze ouvre la voie à d’autres types de lignes qui renvoient à la possibilité d’une société radicalement nouvelle, à des configurations sociales et politiques novatrices.

En même temps encore, il y a comme une troisième sorte de ligne, celle-là encore plus étrange : comme si quelque chose nous emportait, à travers nos segments, mais aussi à travers nos seuils, vers une destination inconnue, pas prévisible, pas préexistante. Cette ligne est simple, abstraite, et pourtant c’est la plus compliquée de toutes, la plus tortueuse: c’est la ligne de gravité ou de célérité, c’est la ligne de fuite et de plus grande pente18.

Si le second type de ligne tend vers les micro-ruptures de la vie quotidienne ou vers la possibilité de changements mineurs à l’intérieur de notre réalité sociale, le troisième prend la forme d’une rupture majeure, quand « on dirait que rien n’a changé, et pourtant tout a changé19. » Cela ressemble à un « voyage immobile20. » bien qu’en fait tout le monde ait été pris dans un devenir, dans une sorte de mouvement pur.

Les lignes du premier genre dépendent de machines dichotomiques et binaires ainsi que de dispositifs de pouvoirs qui fixent « le code et le territoire du segment correspondant ». L’appareil d’État est aussi une « machine abstraite » qui effectue le « surcodage de la société », créant un plan d’organisation opposé au plan de consistance ou plan d’immanence, lui-même créé par les autre lignes, quelque chose qui correspond précisément à la relation entre immanence et potentialité. En contraste avec la binarité créée par les machines abstraites qui survolent, les lignes de fuites mènent à une rupture de cette dualité et indiquent la possibilité de quelque chose d’entièrement différent. En ce sens, une politique d’émancipation ne peut pas être définie comme la simple élévation d’un pôle de la relation sociale antagoniste, mais comme un processus plus large et plus profond de changement. Et cela peut expliquer le sens de la nouveauté voire du caractère externe des mouvements qui tendent vers cette direction.

Parler toujours en géographe : supposons qu’entre l’Ouest et I’Est une certaine segmentarité s’installe, opposée dans une machine binaire, arrangée dans des appareils d’Etat, surcodée par une machine abstraite comme esquisse d’un Ordre mondial. C’est alors du Nord au Sud que se fait la «  déstabilisation », comme dit mélancoliquement Giscard d’Estaing, et qu’un ruisseau se creuse, même un peu profond ruisseau, qui remet tout en jeu et déroute le plan d’organisation. Un Corse ici, ailleurs un Palestinien, un détourneur d’avion, une poussée tribale, un mouvement féministe, un écologiste vert, un Russe dissident, il y aura toujours quelqu’un pour surgir au Sud21.

Deleuze tente explicitement de présenter cela comme une analogie avec le marxisme, ou comme une correction/un ajout à la notion marxiste de caractère constitutif de l’antagonisme social.

Nous disons plutôt que, dans une société, tout fuit, et qu’une société se définit par ses lignes de fuite qui affectent des masses de toute nature (encore une fois masse » est une notion moléculaire). Une société, mais aussi un agencement collectif, se définit d’abord par ses pointes de déterritorialisation, ses flux de déterritorialisation.22

Deleuze insiste sur le fait que sa conception ne relève pas d’un optimisme naïf et il renvoie à la conception guattarienne des potentiels micro-fascismes qui peuvent résulter du fait que des lignes moléculaires ne se transforment pas d’elles-mêmes en processus émancipateurs, « les Staline de petits groupes, les justiciers de quartiers, les micro-fascismes de bande », auxquels Deleuze ajoute une référence aux dangers spécifiques liés à la combinaison entre avant-garde et marginalité. Cependant, Deleuze insiste finalement sur la possibilité d’une politique révolutionnaire qui peut éviter aussi bien la défaite que la déformation/décomposition, politique fondée sur l’articulation entre la multiplicité des luttes et le souci du travail et de l’expérimentation de chemins qui peuvent rendre possible un constant devenir-révolutionnaire du peuple.

Au lieu de parier sur l’éternelle impossibilité de la révolution et sur le retour fasciste d’une machine de guerre en général pourquoi ne pas penser qu’un nouveau type de révolution est en train de devenir possible, et que toutes sortes des machines mutantes, vivantes, mènent des guerres, se conjuguent, et tracent un plan de consistance qui mine le plan d’organisation du Monde et des États ? Car, encore une fois, le monde et ses États ne sont pas plus maîtres de leur plan, que les révolutionnaires ne sont condamnés à la déformation du leur. Tout se joue en parties incertaines, « face à face, dos à dos, dos à face …». La question de l’avenir de la révolution est une mauvaise question, parce que, tant qu’on la pose, il y a autant de gens qui ne deviennent pas révolutionnaires, et qu’elle est précisément faite pour cela, empêcher la question du devenir-révolutionnaire des gens, à tout niveau, à chaque endroit 23.

Au vu de cela, nous constatons deux choses : d’abord que les textes sur la schizo-analyse sont fondés sur une critique du capitalisme inspirée du marxisme. Ensuite, qu’ils sont aussi une tentative de repenser les questions fondamentales de la stratégie révolutionnaire, la possibilité des séquences révolutionnaires ainsi que la question de savoir comment se confronter à la matérialité de l’État et de ses appareils. Ce passage de Mille plateaux l’illustre :

Si les deux solutions d’extermination et d’intégration ne semblent guère possibles, c’est en vertu de la loi la plus profonde du capitalisme : il ne cesse de poser et de repousser ses propres limites, mais il ne le fait qu’en suscitant lui-même autant de flux en tous sens qui échappent à son axiomatique. Il ne s’effectue pas dans les ensembles dénombrables qui lui servent de modèles sans constituer du même coup des ensembles non dénombrables qui traversent et bouleversent ces modèles. Il n’opère pas la « conjugaison » des flux décodés et déterritorialisés sans que les flux n’aillent encore plus loin, n’échappent à l’axiomatique qui les conjugue comme aux modèles qui les reterritorialisent, et ne tendent à entrer dans des « connexions » qui dessinent une nouvelle Terre, qui constituent une machine de guerre dont le but n’est plus ni la guerre d’extermination ni la paix de la terreur généralisée, mais le mouvement révolutionnaire (connexion des flux, composition des ensembles non dénombrables, devenir-minoritaire de tout le monde)24.

C’est également sous cet angle que nous devons lire les références de Deleuze aux minorités. Il est évident que pour Deleuze la notion même de mineur ou de minorité renvoie à une notion / concept particulière de subalternité, au fait qu’une série de pratiques, d’identifications / de reconnaissances, d’aspirations collectives sont dans une position subalterne au regard de la configuration sociale, politique et idéologique dominante. En ce sens, on pourrait dire que c’est une notion proche de celle de Rancière quand il parle de « la part des sans parts », c’est-à-dire nommément le demos comme expression de tous ceux qui sont laissés pour compte par la configuration politique – une notion très proche de la notion de Deleuze et Guattari d’« indénombrable ». Un telle notion est également proche de la relation très subtilement articulée entre hégémonie et subalternité/condition subalterne dans le travail de Gramsci, où ce qui est en jeu est précisément la manière dont un projet hégémonique s’articule autour d’une forme particulière de « majorité ».

C’est une notion très complexe, celle de minorité, avec ses renvois musicaux, littéraires, linguistiques mais aussi juridiques, politiques. Minorité et majorité ne s’opposent pas d’une manière seulement quantitative. Majorité implique une constante d’expression ou de contenu, comme une mètre-étalon par rapport auquel elle s’évalue. Supposons que la constante soit l’Homme-blanc-mâle-adulte-habitant des villes-parlant une langue standard-européen-hétérosexuel quelconque (l’Ulysse de Joyce ou d’Ezra Pound). Il est évident que l’ « homme » a la majorité, même s’il est moin nombreux que les moustiques, les enfants, les femmes, les Noirs, les paysans, les homosexuels25

Je souhaiterais souligner que cette conception de l’autonomie ne doit pas se lire simplement comme une forme de « libération de toute contrainte », mais aussi comme le moment où un groupe social assume son rôle autonome, devenant ainsi, pour le dire en termes gramsciens, hégémonique. La possibilité révolutionnaire émerge donc comme la possibilité de devenirs qui conduisent à l’émergence de machines révolutionnaires qui contre-attaquent la machine de guerre de l’État et ouvrent de nouveaux possibles. « Cependant, les conditions mêmes de la machine de guerre d’État ou de Monde, c’est-à-dire le capital constant (ressources et matériel) et le capital variable humain, ne cessent de recréer des possibilités de ripostes inattendues qui déterminent des machines mutantes, minoritaires, populaires, révolutionnaires26. » De telles initiatives et de telles pratiques révolutionnaires sont à la fois antagonistes et créatrices ou transformatrices. Deleuze et Guattari soulignent justement ce point : une pratique politique révolutionnaire doit immédiatement créer de nouvelles relations sociales, contrairement aux logiques instrumentales qui séparent le temps de la confrontation et le temps de la construction d’une société nouvelle.

Si la guérilla, la guerre de minorité, la guerre populaire et révolutionnaire, sont conformes à l’essence, c’est parce qu’elles prennent la guerre comme un objet d’autant plus nécessaire qu’il est seulement « supplémentaire » : elles ne peuvent faire la guerre qu’à condition de créer autre chose en même temps, ne serait-ce que de nouveaux rapports sociaux non organiques.

Et cela peut expliquer l’association explicite entre des politiques de devenirs minoritaires et une perspective socialiste ou communiste. « Aussi la question des minorités est-elle plutôt d’abattre le capitalisme, de redéfinir le socialisme, de constituer une machine de guerre capable de riposter à la machine de guerre mondiale avec d’autres moyens27. »

Les dernières interventions politiques majeures de Deleuze ont pour sujet la transition vers les sociétés de contrôle. Si cela peut sembler similaire à la position des théoriciens des sociétés post-industrielles qui ont souligné le caractère immatériel et informationnel de la production capitaliste contemporaine, cela concerne en réalité d’abord les transformations induites par la transition vers le post-fordisme, l’émergence du régime néolibéral d’accumulation et les nouvelles formes d’inscription des normes sociales. Deleuze parvient à saisir la transformation moléculaire fondamentale associée à ce qui peut être défini en termes gramsciens comme la « révolution passive » du néolibéralisme.

Ce qui compte c’est que nous sommes au début de quelque chose. Dans le régime des prisons : la recherche de peines de « substitutions » au moins pour la petite délinquance, et l’utilisation des colliers électroniques qui imposent au condamné de rester chez lui à telles heures. Dans le régimes des écoles : les formes de contrôle continu, et l’action de la formation permanente sur l’école, l’abandon correspondant de toute recherche à l’université, l’introduction de l’ « entreprise » à tous les niveaux de scolarité. Dans le régime des hôpitaux : la nouvelle médecine « sans médecin ni malade » qui dégage des malades potentiels et des sujets à risques, qui ne témoignent nullement d’un progrès vers l’individuation, comme on le dit mais substitue au corps individuel ou numérique le chiffre d’un matière « dividuelle » à contrôler. Dans le régime d’entreprise : les nouveaux traitements de l’argent, des produits et des hommes qui ne passent plus par la vieille forme-usine28.

Il est intéressant de noter que cette appréhension politique aiguë de la transformation profonde à l’oeuvre de façon souterraine dans la production et la reproduction capitalistes, est en même temps l’illustration de l’insistance de Deleuze sur l’importance d’une politique de transformation et d’émancipation collective. En ce sens, l’entretien avec Futur antérieur en 1990 est très important. Il est d’ailleurs intéressant que Deleuze prenne ses distances avec toute pensée du potentiel créateur des nouvelles technologies de l’information, offrant d’une certaine manière une critique « avant la lettre » des positions développées ensuite par Negri à l’égard du potentiel émancipateur inscrit dans les technologies de l’information. Deleuze insiste sur la distinction entre communication et création :

Vous demandez si les sociétés de contrôle ou de communication ne susciteront pas des formes de résistance capables de redonner des chances à un communisme conçu comme « organisation transversale d’individus libres ». Je ne sais pas, peut-être. Mais ce ne serait pas dans la mesure où les minorités pourraient reprendre la parole. Peut-être la parole, la communication est-elle pourrie. Elles sont entièrement pénétrées par l’argent : non par accident, mais par nature. Il faut un détournement de la parole. Créer a toujours été autre chose que communiquer. L’important, ce sera peut-être de créer des vacuoles de non-communication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle29.

Deleuze prend clairement ses distances avec toute identification naïve entre les nouvelles technologies et l’émancipation humaine ou avec toute utopie technologique. Cela ne signifie pas qu’il ne voit pas le potentiel pour une pratique révolutionnaire. Au contraire, même en un temps de profonde crise de la forme révolutionnaire ou des politiques de transformation, il insiste sur la possibilité de ruptures politiques, qu’elles soient minimes ou importantes, qui engendrent la création d’un peuple et la création de nouvelles formes sociales. Ainsi, il insiste sur le fait de « croire au monde ».

Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédé. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. C’est ce que vous appelez « pietas ». C’est au niveau de chaque tentative que se jugent la capacité de résistance, ou au contraire la soumission à un contrôle. Il faut à la fois création et peuple.

Si nous acceptons la primauté de la rencontre dans notre pensée de la politique révolutionnaire, nous rencontrons une tension particulière entre deux conceptions de la politique de la rencontre. D’une part, le problème de l’ « organisation de rencontres », le fait de les faire durer, de « transformer l’évènement en durée », et d’autre part l’acceptation pleine du caractère aléatoire de toute rencontre. La première est liée à la question politique et organisationnelle par excellence, nommément celle du Nouveau prince, du « devenir Prince de la multitude » (comme le disent Hardt et Negri dans leur Commonwealth), le défi des rencontres qui durent. La seconde est liée au caractère ouvert et aléatoire de la conjoncture, à la nécessité de la contingence. Au lieu de simplement osciller entre ces deux conceptions, comme s’il s’agissait d’une tension tragiquement inévitable, Deleuze nous appelle à penser ces deux aspects comme étant entrelacés : nous avons besoin de la créativité et d’un peuple.

De sorte que pour conclure, l’on peut dire qu’en effet, nous pouvons penser une politique deleuzienne, nous pouvons penser une politique d’un devenir-peuple, nous pouvons penser la nécessité de l’expérimentation et la nécessité de la prudence. Et ce, afin d’organiser de bonnes rencontres, nécessaires à une nouvelle pratique de la politique, à une nouvelle pratique politique communiste.

Traduit de l’anglais par Ernest Moret.

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  1. Gilles Deleuze, Pourparlers 1972-1990, Paris, Ed. de Minuit, 1990 []
  2. Ibid. []
  3. Ibid. []
  4. Out Of this World, Deleuze and the philosophy of creation, Londres, Verso, 2006. []
  5. Ibid. []
  6. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p.78. []
  7. Gilles Deleuze, Logiques du sens, Paris Ed. de Minuit, 1969, p.178. []
  8. Ibid., p. 133. []
  9. Peter Hallward, op. cit., p.74-75. []
  10. Ibid., p.75. []
  11. Gilles Deleuze, Différence et répétitionop. cit., p. 236. []
  12. Ibid., p. 246 []
  13. Guillaume Sibertin-Blanc, Politique et Clinique. Recherche sur la philosophie pratique de Gilles Deleuze, Thèse de Doctorat, Université Lille 3, 2006, p. 26. []
  14. Ibid, p. 76-77 []
  15. Gilles Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, Paris, Ed. de Minuit, 1981, p. 161. []
  16. Gille Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Ed. De Minuit, 1987, p. 704-705 []
  17. Gilles Deleuze, Dialogues, avec Claire Parnet, Paris, Flammarion, 1977, p. 151-152. []
  18. Ibid, p. 152 []
  19. Ibid, p. 154. []
  20. Ibid, p. 49 []
  21. Ibid, p. 158. []
  22. Ibid, p. 164 []
  23. Ibid, p. 176. []
  24. Gilles Deleuze, Mille Plateauxop. cit., p. 590. []
  25. Ibid, p. 299-300. []
  26. Ibid, p.1192. []
  27. Ibid, p. 1332. []
  28. Gilles Deleuze, Pourparlers…, op. cit. []
  29. Ibid. []
Panagiotis Sotiris