Préface pour une édition hongroise de « Lire le Capital »1.
Je suis très heureux, répondant à la proposition qui m’est faite par mon ami Adam Takacs et son éditeur, de rédiger une préface pour l’édition hongroise complète de Lire le Capital. Évidemment, je ne peux pas deviner quel sort sera réservé à ce livre par les lecteurs qui en prendront connaissance, plus de cinquante ans après sa première publication française2.Mais je veux croire que ce sera l’occasion d’une meilleure connaissance de ce qu’a été l’histoire intellectuelle du 20ème siècle, étroitement liée à son histoire politique, dont bénéficiera aussi la connaissance de ce qui, aujourd’hui autant qu’hier, bien que selon d’autres modalités, unit les deux « moitiés » de l’Europe tout en creusant entre elles des écarts et des divergences qu’on ne surmonte pas du seul fait de les nommer.
Notre Europe commune entre en ce moment même dans une étape de son histoire qui promet d’être aussi tourmentée, peut-être aussi violente, qu’elle l’a été au cours du siècle passé. Pour y faire face, il ne sera certes pas suffisant d’acquérir une perception complète, aussi objective que possible, des conflits qu’elle a traversés et des pensées qu’elle a engendrées à l’époque de la grande « guerre civile européenne » des années 1930 à 1980. Mais je pense que c’est quand même indispensable. Le livre qu’Althusser, accompagné d’un groupe d’élèves dont je faisais partie, publia en novembre 1965, immédiatement après avoir fondé la collection « Théorie » chez l’éditeur François Maspero (qui avait publié également Nizan, Fanon, Vernant, Vidal-Naquet…), était celui d’un intellectuel communiste de l’Ouest, membre réfractaire mais discipliné du Parti Communiste français – un parti longtemps caractérisé par sa grande docilité envers les orientations successives du « centre » soviétique3. Il ne cessait d’être obsédé par la faiblesse historique que représentaient à ses yeux, en face de l’adversaire impérialiste, les divisions récurrentes du « camp socialiste ». Il aurait sans doute donné beaucoup pour que ses livres ou ses essais soient traduits et discutés en URSS et dans les démocraties populaires, et j’ai moi-même été témoin de plusieurs tentatives qu’il avait faites en ce sens, dont très peu ont été couronnées de succès.
J’ai découvert récemment, cependant, par l’entremise d’Adam Takacs qui m’a apporté ce volume à Paris, une anthologie de textes d’Althusser parue en 1968 à Budapest aux éditions de l’Institut de Philosophie de l’Académie des Sciences, constituée de textes choisis par lui et précédés d’une préface spécialement rédigée pour la circonstance. Si l’on ajoute que cette anthologie est traduite par Ernő Gerő, un des hauts dirigeants de la Hongrie stalinienne, obligé de se mettre en retrait après la tentative révolutionnaire et la répression de 1956, on pourra se poser sérieusement la question de savoir « de quel côté » se trouvait Althusser dans les conflits qui déchiraient alors le communisme européen. Le moins qu’on puisse dire est que ses positions pouvaient être utilisées par les adversaires de ce qu’on a appelé alors la « déstalinisation ». Cela tenait en particulier à son opposition aux thèmes de l’humanisme socialiste mis en honneur par Khrouchtchev, dont il considérait que, formant système avec l’économisme régnant en URSS, il représentait le cœur d’une idéologie bourgeoise en train de s’implanter au sein même de la révolution communiste. Alors qu’en réalité Khrouchtchev n’avait aucune intention de relâcher l’emprise du parti unique et de son système de « centralisme démocratique » sur la société soviétique et sur les pays satellites, cette proclamation d’humanisme avait donné des espoirs et des arguments aux intellectuels critiques de l’Est européen dont l’objectif était encore, à l’époque, une refondation du marxisme sur des bases antitotalitaires. Les insurrections hongroise et polonaise de 1956 avaient de ce point de vue marqué un tournant dont l’importance historique apparait aujourd’hui en pleine lumière. Les grands partis communistes occidentaux (italien et français en particulier) en avaient été profondément secoués, en tirant cependant des conclusions divergentes.
Étant moi-même devenu l’élève d’Althusser à la fin de 1960, entré au Parti communiste en 1962 à l’âge de vingt ans sous l’influence des mobilisations de la jeunesse française contre la Guerre d’Algérie, je n’ai pas le souvenir d’avoir vraiment discuté avec lui des événements de 1956. Mais comme ceux-ci avaient été l’occasion de départs et de « purges » spectaculaires dont furent victimes des intellectuels communistes notoires, et qui formèrent l’arrière-plan de beaucoup de controverses « théoriques » dans les années 1960, j’avoue que j’ai longtemps cru qu’Althusser, à l’époque, avait purement et simplement entériné la version officielle qui faisait de l’insurrection contre la dictature de Rakosi et de Gerő une conspiration anticommuniste, ourdie par l’Église, les survivants du fascisme et les services secrets américains… Les choses sont sans doute un peu plus compliquées, même si elles comportent une part d’ombre. Le témoignage de « normaliens »4 que j’ai recueilli suggère qu’Althusser avait sympathisé avec les motifs et la spontanéité de la révolte, puis été choqué par la répression, ce qui ne l’avait pas conduit pour autant à se dissocier de la position officielle du parti, lequel tirait argument de la simultanéité des événements de Budapest avec les guerres coloniales et des interventions impérialistes ailleurs dans le monde, sans oublier la violence des manifestations anticommunistes dont il faisait lui-même l’objet5. Je forme donc simplement l’hypothèse que ces événements, avec d’autres plus personnels dont il a fait état dans ses mémoires, sont entrés dans le complexe de motifs qui le poussèrent à travailler « de l’intérieur » à la transformation du parti, qu’il considérait toujours comme la seule organisation politique représentative de la classe ouvrière6. Cette conviction devait être soumise à des épreuves de plus en plus rudes au cours des années 1960 et 1970, mais il fallut très longtemps, ainsi que des échecs répétés dans ses tentatives pour engager au sein du parti des discussions de fond sur la philosophie, la théorie politique du socialisme et la méthode marxiste d’analyse du capitalisme, avant qu’Althusser ne finisse par se rendre à l’évidence que l’organisation n’était pas réformable. Sa trajectoire, à cet égard, me semble présenter des analogies avec celle de György Lukačs, le grand marxiste hongrois (et l’un des grands philosophes tout court du 20ème siècle), même si leurs positions philosophiques sont aux antipodes l’une de l’autre et leurs évolutions décalées dans le temps.
En 1977, alors qu’il était dans un état de santé très fragile, Althusser déclara au Colloque de Venise sur « Pouvoir et opposition dans les sociétés post-révolutionnaires » organisé par ses amis du journal Il Manifesto, que la « crise du marxisme » était désormais ouverte, ce qui en soi n’était pas très original, même s’il le faisait avec passion et une certaine éloquence7. Surtout, contrairement à ce qu’il avait soutenu précédemment, il expliqua alors que les racines de la crise ne résidaient pas dans une « déviation » intervenue après la constitution du marxisme en théorie révolutionnaire, destinée à le faire régresser vers les idéologies dont il s’était séparé (ce qu’il avait appelé aussi la « revanche posthume de la IIème Internationale », ou le retour à l’économisme critiqué par Lénine, à quoi on pourrait ajouter une revanche posthume de la philosophie classique de l’histoire qui voit la succession des sociétés humaines comme une grande « marche au progrès » se terminant inévitablement par l’émancipation ou le communisme). Désormais sa position était que les racines de la crise sont présentes dès l’origine du marxisme, et font corps avec toute son histoire. La théorie marxiste est ainsi conçue dans sa constitution même (ou dans sa « problématique ») comme une théorie contradictoire, et surtout conflictuelle, au sein de laquelle se poursuit une lutte entre différentes inspirations philosophiques, différents programmes de connaissance, différents intérêts pratiques, qui n’a pas de fin prédéterminée. À partir de ce moment, l’évolution intellectuelle d’Althusser – rendue plus chaotique par les drames de sa vie personnelle et les alternances permanentes de dépression et de phases « hypomaniaques » qu’il traversait, mais nullement dépourvue de sens et de créativité pour autant, comme les publications posthumes ont permis de le comprendre – l’éloigna de plus en plus des positions qu’il avait défendues et des projets qu’il avait formés à l’époque de Pour Marx et de Lire le Capital. Il ne s’agit pas tant, me semble-t-il, d’une « autocritique » (comme il y en avait déjà eu précédemment plusieurs) que de la recherche d’une voie nouvelle pour la pensée et pour l’action, exploration à la fois excitante, incertaine, énigmatique, et bien entendue inachevée. Beaucoup de lecteurs contemporains y ont vu, non sans arguments, une sorte de « libération » (chèrement payée) par rapport aux contraintes d’organisation et de pensée qui avaient pesé sur l’ouverture intellectuelle des années 1960, en dépit de toute sa brillance. Au niveau du langage (dont l’importance en philosophie est toujours décisive) il est clair en effet qu’il s’agit d’une rupture, dont le symbole est l’introduction par Althusser de la notion du « matérialisme aléatoire » ou « matérialisme de la rencontre » en lieu et place de toute référence au « matérialisme dialectique »8.
On peut adopter différentes positions quant au contenu de cette rupture – y compris en soutenant, comme l’ont fait d’excellents interprètes, que les éléments du nouveau « matérialisme aléatoire » et le mot même de « rencontre » sont déjà présents au cœur des anciens développements, particulièrement ceux qui portaient sur l’élément de contingence caractéristique de toute « conjoncture » historique, quand on la lit du point de vue de la possibilité et de l’impossibilité de la politique9. Mais on ne peut se cacher que le sens et les développements de Lire le Capital doivent être examinés désormais sous un jour nouveau. Ils ne peuvent plus être considérés unilatéralement comme « fondateurs ».
Quelles conséquences le renversement des positions d’Althusser peuvent-elles donc entraîner pour la lecture que nous faisons aujourd’hui du livre de 1965, et pour celle qu’en feront les nouvelles générations, pour qui le « véritable Althusser » a bien des chances d’être le dernier en date, si incertaine que soit cette « date » ? L’écueil qu’il faut éviter, me semble-t-il, c’est celui qu’Althusser lui-même avait magistralement décrit à propos des débats sur les rapports entre le « jeune Marx » et le « Marx de la maturité » dans le chapitre II de son Pour Marx, sous le nom de « méthode analytique-téléologique »10. Il consiste à décomposer la problématique d’un philosophe à un moment donné de son évolution en éléments disjoints, indépendants les uns des autres, pour ensuite leur assigner une valeur positive ou négative en fonction de l’avenir qui les attend, et qu’on se représente rétrospectivement comme leur fin immanente, ou inconsciente d’elle-même. Et le garde-fou contre cet écueil, c’est à la fois de respecter la cohérence d’un moment théorique, et de l’inscrire dans un ou plusieurs contextes historiques qui permettent d’en restituer l’intention. En ce qui concerne Lire le Capital, ces contextes me semblent être au nombre de trois au moins11 :
– premièrement, le contexte politico-philosophique français des années 1960, marqué à la fois par l’intensité du conflit théorique entre les tenants de l’existentialisme phénoménologique et ceux du structuralisme naissant, et par l’obsession d’une relance de l’action révolutionnaire (ce que Bourdieu, puis Régis Debray, appelèrent une « révolution dans la révolution »), que la Guerre d’Algérie, notamment, avait rendue plus forte et que d’autres événements internationaux (la révolution cubaine) vinrent populariser ;
– deuxièmement, le contexte de l’ensemble des écrits d’Althusser, publiés ou inédits en leur temps, qui constituent désormais une énorme masse (peut-être encore incomplète, tant la « partie émergée » de l’iceberg était réduite par rapport à la « partie immergée ») dans laquelle les disparités de style, d’objet, d’orientation, sont considérables12 ;
– enfin troisièmement, le réseau, encore plus gigantesque, des « lectures » du Capital opérées par des philosophes, des économistes, des sociologues ou des anthropologues, des historiens, et même des politiques, depuis la parution de son Livre I en 1867, à l’intérieur et en dehors des « traditions marxistes », avec ses seuils, ses bifurcations, ses répétitions…
Arrivés à ce point, et supposant qu’on ait pris en compte, au moins partiellement, ces différents contextes, manifestement très hétérogènes, je crois qu’il n’est pas inintéressant de tenter une expérience de pensée : comment percevrions-nous l’évolution intellectuelle d’Althusser si, par une hypothèse extrême, voire absurde, on en retirait le moment de Lire le Capital ? Quand je dis le « moment », je ne pense pas seulement aux textes d’Althusser lui-même, c’est-à-dire à ses contributions personnelles à l’ouvrage collectif : le grand essai du milieu sur « L’objet du Capital » et la longue préface « Du Capital à la philosophie de Marx », rédigée bien entendu après-coup. Mais je pense indissociablement aux textes de ses disciples et collaborateurs avec lesquels, à l’époque, il travaillait en étroite symbiose, et qu’il a voulu associer à sa grande « entrée » sur la scène philosophique13. Que seraient « Althusser » et « l’althussérisme » sans Lire le Capital et le moment qu’il cristallise ou qu’il engendre ? Si l’on accepte cette question, on pourra défendre sur ce point des positions diamétralement opposées entre elles.
On peut aller jusqu’à soutenir que, d’un certain point de vue, l’effacement de Lire le Capital ne changerait rien à l’intelligence de la trajectoire qui a été suivie par Althusser entre le début des années 1960 et la fin des années 1970 (ou au-delà), parce que la tentative paradoxale de « refonder la dialectique » en la détachant de l’héritage hégélien, pour lui substituer une référence à la « coupure épistémologique » et à la dialectique du « déplacement des contradictions » au sein de la conjoncture (inspirée par le texte de Mao Sur la contradiction, de 1935), sous-tendue par une ontologie de type spinoziste, tentative qui est la caractéristique fondamentale du « premier Althusser », est déjà entièrement là dans les textes de Pour Marx et dans quelques essais contemporains, comme le célèbre « Freud et Lacan » de 1964 ou l’essai de 1966 sur « Cremonini, peintre de l’abstrait » (qui fait pendant à l’essai plus connu de 1962 sur le théâtre : « Bertolazzi et Brecht. Notes sur un théâtre matérialiste » )14. Or c’est à elle que s’adressent les successives « rectifications » et « autocritiques » ultérieures (y compris par la revalorisation de l’héritage hégélien, que marque l’introduction de la notion de « procès sans sujet », et, en sens inverse, par le praticisme exacerbé que connote la notion de « lutte des classes dans la théorie »)15. Et, comme je le suggérais plus haut, c’est de cette problématique que prend définitivement congé Althusser quand il renonce (« enfin », diront certains, « hélas » diront d’autres…) à transformer la dialectique, pour inventer l’idée d’un « matérialisme aléatoire », radicalement antidialectique.
Mais on peut aussi soutenir une position opposée, dans laquelle le « moment » de Lire le Capital ne représente pas seulement le développement collectif des idées auxquelles Althusser avait donné forme dans la première moitié des années 1960, auxquelles ses disciples seraient venus apporter le renfort de leur enthousiasme juvénile, mais un supplément ou un excès par rapport à ces idées mêmes : précisément cet excès qui a été ensuite critiqué comme « théoriciste » et qui a donné lieu presque immédiatement à un flot d’autocritiques. Comme tout supplément, celui-ci s’est avéré « dangereux », car il emmenait en fait dans une autre direction que celle qui avait été imaginée, en raison de certaines potentialités incluses dans les textes rédigés pour le séminaire, et de leur résonance dans la conjoncture philosophique du moment (dont Althusser et ses élèves n’étaient évidemment pas les seuls participants, mais que peut-être ils ont nourri l’illusion de pouvoir maîtriser)16. C’est pourquoi, après quelques mois de fiévreuse activité interne, tenue « secrète » pour préserver la tranquillité nécessaire à l’énonciation d’hypothèses incertaines, et aussi pour pouvoir « mettre entre parenthèses » les engagements des participants dans des organisations politiques incompatibles entre elles (dans le PCF ou en dehors de lui), le travail entrepris sur cette lancée a été brutalement interrompu, pour le meilleur ou pour le pire17.
Mon objectif n’est pas ici de tenter une reconstruction de ces développements virtuels, mais d’en prendre argument pour soutenir la double thèse suivante : premièrement, il y a dans Lire le Capital, au-delà des analyses très détaillées qu’il contient (et qu’on peut toujours lire pour elles-mêmes, bien entendu, en particulier si on souhaite les comparer à d’autres tentatives d’interprétation du Capital de Marx, dans la même période et au-delà)18, un programme de recherche implicite, avec ses centres d’intérêt principaux et ses orientations préliminaires marquées au signe d’une certaine hyperbole ; deuxièmement, même si de toute évidence l’auteur principal de ce programme est Althusser lui-même, dont les idées et les suggestions sont à l’origine du séminaire de 1964-1965, et dont les contributions apparaissent aujourd’hui à la fois comme les plus substantielles et les plus originales, ses lignes de force n’en sont pas moins une œuvre collective, dans laquelle l’apport des « disciples » n’est pas du tout négligeable. On peut penser qu’ils auront contribué à pousser Althusser lui-même dans l’une des directions potentielles de sa recherche, en l’amenant à « penser aux extrêmes » et peut-être au-delà de ce qu’il avait d’abord conçu. Après quoi, pendant quelque temps au moins, tout s’est passé comme s’il avait cherché à « surenchérir » sur la tendance spontanée de ses propres élèves, ou à la « perfectionner » dans toute la mesure du possible… avec les risques d’excès que cela comportait. On pourrait dire aussi – scénario un peu différent mais dont le résultat est en gros le même – que les disciples avaient particulièrement bien « deviné » certaines orientations risquées d’Althusser, et l’ont systématiquement encouragé dans ce sens.
Si je considère d’abord ce deuxième aspect du problème, qui relève de ce qu’on pourrait appeler l’intersubjectivité ou la transindividualité théorique, je dirai que l’effet de renforcement et d’influence mutuelle entre Althusser et ses élèves tenait essentiellement à deux facteurs institutionnels : d’une part au fait que le séminaire « Lire le Capital » fut le point d’aboutissement d’une intense collaboration entre professeur et étudiants, s’étendant sur quatre années (de 1961 à 1965), ouverte à un grand nombre de participants, mais finalement resserrée autour d’un petit groupe uni par l’amitié intellectuelle et des conversations incessantes, ce qui avait eu pour résultat d’engendrer un « code » philosophique commun et de sélectionner les éléments d’un « corpus » de référence (où l’on trouvait Marx, Spinoza, Freud, mais aussi Rousseau, Kant, Husserl relu par Derrida, Freud, Bachelard, Cavaillès, Canguilhem, le Foucault de l’Histoire de la folie et de Naissance de la clinique, Lacan et ses textes alors « introuvables », Brecht)19. Et d’autre part il tenait au fait que les élèves les plus proches d’Althusser à cette époque étaient presque tous formés dans le séminaire d’épistémologie et d’histoire des sciences de Georges Canguilhem ou travaillaient sous sa direction, ce qui eut pour effet de leur inculquer un « biais épistémologique » très puissant mais aussi très original au regard des tendances dominantes de l’épistémologie, même « française », en raison de sa position critique par rapport au rationalisme de type positiviste, auquel même Bachelard n’échappait pas totalement. J’insiste sur ce deuxième élément, parce que je vois aujourd’hui dans les thèses de Lire le Capital les traces omniprésentes de cette double appartenance, ou de ce double enseignement. Et aussi parce que, au nombre des virtualités inaccomplies de Lire le Capital, figure évidemment une confrontation qui n’eut jamais vraiment lieu avec la façon dont Canguilhem lui-même avait enregistré et discuté les propositions du groupe althussérien20.
Revenons alors, pour conclure, au premier aspect dont j’ai parlé : ce que j’ai appelé le programme de recherche de Lire le Capital. Je me contenterai de signaler trois noyaux théoriques qui me paraissent ressortir avec netteté, et auxquels les différents auteurs de l’ouvrage ont contribué de façon inégale (parfois dissonante) : chacun d’entre eux, on le comprendra, surgit au point de rencontre de plusieurs développements du livre, mais trouve sa formulation la plus serrée en au moins un point de l’ouvrage (évidemment, sous la plume d’Althusser lui-même). Ils comportent tous une proportion variable de conceptualisation réelle et d’indétermination résiduelle, ou de potentialité théorique, à laquelle il faudrait pouvoir consacrer une discussion dont je n’ai pas ici la place.
Le premier noyau est proprement épistémologique, mais il ne se réduit aucunement à la réitération de la thèse de la « coupure » entre les œuvres de jeunesse de Marx (qui seraient enracinées, même de façon critique, dans des problématiques philosophiques relevant de l’idéologie) et les œuvres de maturité (donc, essentiellement, le Capital lui-même), où se déploie la « révolution théorique » faisant passer de l’idéologie à la science (une science d’un modèle unique en son genre…). Allant plus loin que cette ébauche, il faut bien le dire assez mécanique, Lire le Capital dans certains de ses développements prépare la voie à ce qui deviendra un peu plus tard chez Althusser (à l’occasion de son « autocritique », jamais vraiment exploitée sur ce point) la thèse beaucoup plus dialectique de la « coupure continuée », perpétuellement remise en cause par son effectuation même. Ce qui constitue ce premier noyau, me semble-t-il, c’est la combinaison des propositions suivant lesquelles (1) « toute science est science de l’idéologie » (thèse originairement formulée par Pierre Macherey, mais développée aussi à sa façon par Jacques Rancière qui était allé en chercher les protocoles au lieu le plus inattendu et le plus malaisé pour les althussériens : dans les analyses du « fétichisme de la marchandise »), et (2) toute science qui est en même temps une critique de son objet doit procéder au moyen d’une « lecture symptomale » des théories préexistantes dans lesquelles cet objet a été reconnu (ou « identifié ») sans être pour autant connu. Peut-être aurait-il suffi qu’Althusser et ses élèves fassent une application redoublée de ces deux thèses au discours de Marx et à leur propre discours pour que s’ouvre ici une perspective de dépassement du « théoricisme » à l’intérieur même de sa problématique… Mais ne spéculons pas.
Le deuxième noyau, que je suis tenté d’appeler aujourd’hui ontologique, est constitué fondamentalement par l’initiative du seul Althusser, dans l’extraordinaire chapitre IV de sa contribution sur « L’objet du Capital » (d’abord intitulé : « Les défauts de l’économie classique. Esquisse du concept d’histoire », puis, de façon plus précise dans la deuxième édition : « Esquisse du concept de temps historique »). Le centre de ce chapitre est la thèse de la « non-contemporanéité à soi du présent », qui s’oppose terme à terme à l’idée hégélienne (ou attribuée à Hegel) d’une « coupe d’essence », permettant de « lire » la réalisation à venir de l’esprit absolu dans chacun des moments de l’histoire de l’humanité. Nous pouvons aujourd’hui confronter en détail cette idée à d’autres tentatives « postmarxistes » pour conférer à la temporalité une multiplicité et une hétérogénéité intrinsèques, dont la conséquence est toujours une réfutation de l’évolutionnisme et de l’historicisme : en particulier celle de Benjamin et celle d’Ernst Bloch. Indépendamment de ces précédents, qu’Althusser ne connaissait pas ou dont il ne tenait pas compte, son originalité réside dans le caractère structurel des « instances » de la temporalité, idée en partie dérivée de la tradition sociologique et historiographique française (la « multiplicité des temps sociaux »), en partie aussi des débats marxistes sur le « développement inégal ». Mais surtout elle correspond à une sorte de réflexion (quasi)transcendantale sur les implications ontologiques de l’idée de « totalité complexe originaire » qu’avaient énoncée les chapitres de Pour Marx, en passant de la structure au processus (ce dont, me semble-t-il, les critiques souvent virulents du « structuralisme » d’Althusser, qui ont cru qu’il ne savait penser que la fixité ou l’immobilité des structures, n’ont pas suffisamment tenu compte)21. C’est pourquoi je suis tenté de penser aujourd’hui que la ligne d’ouverture principale de la philosophie d’Althusser à cette époque, se dessine (ou se dessinerait) à travers la convergence de ce thème de la non-contemporanéité irréductible du présent et du devenir avec la question de « l’effet de société », telle que la formulent les derniers paragraphes de la Préface (« Du Capital à la philosophie de Marx »), qui a pour effet en particulier de renverser toute la question du « devenir sujet de la substance », que ce soit dans ses variantes sociologiques positivistes ou dans celles qui relèvent de la « théorie critique ».
Enfin il existe un troisième noyau, auquel dès lors je suis tenté de réserver le nom de théorique (au sens de cette « théorie régionale » que constitue le matérialisme historique, ou comme Althusser dira beaucoup plus tard, au sens d’une « théorie finie », c’est-à-dire ouverte sur un champ de découvertes possibles à l’intérieur de limites déterminées, qui font par exemple que la théorie des formations sociales doit recouper celle des formations de l’inconscient, à travers la question de l’idéologie, mais ne peut fusionner avec elle ou se substituer à elle)22. Ce qui constitue ce dernier noyau (très compliqué dans le détail) est une réflexion sur les conditions de possibilité et les éléments constituants d’une définition de « l’objet » de l’économie politique, tel qu’il sort métamorphosé de la critique marxienne (en passant d’une théorie des conditions d’équilibre de l’accumulation du capital à une théorie de ses contradictions et de ses conflits). Il y a ici sans aucun doute une ambiguïté, puisqu’on ne peut savoir d’emblée s’il s’agit de construire cet « objet », dans son autonomie relative, en l’arrachant à l’empirisme des apparences quantitatives engendrées par l’échange et en fondant ses variations (ou ses transformations historiques) dans l’invariance (la reproduction) d’une structure sociale complexe qui ne se réduit jamais à l’économique, ou bien s’il s’agit au contraire de le déconstruire, voire de le dissoudre comme objet autonome dans le jeu même des situations (ou des « rapports sociaux », qui sont aussi des rapports de force, des formes de conflit et de luttes) que ne cesse d’engendrer la « causalité structurale ». Cette question travaille différemment les exposés de Balibar, de Rancière, d’Establet, et d’Althusser lui-même, dont on voit bien qu’il n’a jamais été totalement satisfait de la façon dont, en 1965, il avait cherché à la dégager d’une double critique du positivisme économétrique (y compris dans ses variantes « planificatrices ») et de la dialectique de la « forme marchandise » (venue, en dernière analyse, de la logique hégélienne de l’essence et du phénomène). Pour nous, aujourd’hui, cette question est sans doute formulée dans les termes d’une épistémologie datée. Mais il serait bien naïf de la croire totalement obsolète, dès lors que la conjugaison du néo-libéralisme et de polémiques redoublées (entre les économistes eux-mêmes) sur la possibilité de pratiquer une science économique isolée de ses propres « externalités » positives ou négatives, pose avec acuité la question d’une « nouvelle critique de l’économie politique ». La lecture althussérienne des conflits internes à la critique marxienne n’est, sans aucun doute, pas la seule dont nous ayons ici à tenir compte. Mais elle fait indiscutablement partie des ressources23.
Comme je le disais tout à l’heure, ce n’est pas ici le lieu d’essayer d’éprouver la consistance de ces noyaux théoriques – auxquels pour faire simple j’ai donné une indépendance et une rigidité que certainement ils n’avaient pas alors dans notre esprit – en déterminant ce qui, pour chacun d’eux, n’a plus de valeur, et ce qui pourrait encore nous faire penser. Ou si l’on veut : ce qui n’avait que le caractère d’une affirmation dogmatique, et ce qui comportait des virtualités de développement et de reformulation. Mais, sur la base de ce que je viens d’avancer sommairement, je voudrais livrer une hypothèse supplémentaire à propos de ce que connotèrent dans les discussions de l’époque les termes de « théorie » et de « théoricisme ». C’est, je l’ai dit, par excellence le texte et la posture intellectuelle de Lire Le Capital qui supportèrent le poids de cette accusation. Althusser la reprit à son compte de façon « autocritique » tout en essayant de lui donner un autre contenu philosophique24. Mais que faut-il donc entendre par « théoricisme », et surtout par rapport à quoi s’agirait-il d’une « déviation » ? Comme ci-dessus à propos des effets de récurrence qu’entraîne la substitution du « matérialisme aléatoire » au « matérialisme dialectique », il faut prendre garde à la téléologie rétrospective. L’imputation de « théoricisme » fut sous-tendue en son temps par une sorte de revanche de la catégorie de pratique, implantée au cœur de la tradition marxiste depuis les Thèses sur Feuerbach (« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit de le transformer ») jusqu’aux formules léninistes sur le « primat de la pratique » (qui s’exprimerait aussi bien dans le champ de l’épistémologie que dans celui de la politique, à travers « l’analyse concrète des situations concrètes »). Surtout, elle fut nourrie (chez Althusser et les althussériens eux-mêmes) par l’idée (j’allais dire le remords) d’un sacrifice de la lutte des classes dans la définition de la théorie, aussi bien du côté de son objet que du côté de sa méthode (ou, mieux, de sa « pratique théorique »), qu’illustrerait exemplairement Lire Le Capital. Il fallait donc, en retour, sacrifier quelque chose de la « théorie » – son autosuffisance, voire son omnipotence « théoriciste » – pour reprendre pied dans l’élément de la lutte des classes, à la fois objectivement (par l’engagement militant) et subjectivement (par la promotion de nouvelles catégories, dans lesquelles la conflictualité du concept, ou son caractère intrinsèquement polémique, exprimerait directement la conflictualité du réel, c’est-à-dire de l’histoire, de la société et de la politique). Mais quel fut le résultat de cette rectification en quête d’orthodoxie ? Non pas bien entendu (contrairement à ce qu’il m’est arrivé de soutenir naguère) une simple annulation des pensées précédentes, mais une torsion ou déviation inverse, de signe contraire, qui entraina Althusser dans une quête remarquable du concept de la politique (du côté de Machiavel et d’autres), mais qui engendra aussi un terrible piétinement au voisinage des dogmes marxistes (et léninistes) dont il avait semblé un moment vouloir et pouvoir déconstruire et reconstruire toute la généalogie, et que sous-tendait une idée passablement mythique du « prolétariat ».
C’est qu’en réalité il n’y a pas d’orthodoxie, ou plus exactement la prétention d’orthodoxie et la croyance dont elle s’accompagne sont la « déviation » par excellence, à laquelle on ne peut échapper par l’invocation de la vérité, mais seulement, de façon toujours relative, par l’exposition à l’erreur et par l’assomption des risques antithétiques qu’elle engendre25. Mais alors – et c’est ce que je voulais suggérer – la question du rapport entre ce que désigna le nom (négativement connoté) de « théoricisme » et ce que fut la théorie elle-même (pour le meilleur ou pour le pire), n’est plus une cause entendue. Il faut rouvrir la question, dans la multiplicité de ses implications. La pratique de la théorie n’est théoriciste que dans la représentation qu’on s’en fait au point de vue d’un certain « primat de la pratique », qui n’est peut-être pas la seule possible. Le « théoricisme » est l’image inversée d’un « praticisme », dans un va-et-vient qui pourrait être interminable. Mais la valeur de la théorie ne se juge pas d’avance, au fait qu’elle est de la théorie, ou qu’elle s’autonomise en tant que telle. Il faut en examiner le contenu au regard des applications, et aussi du point de vue de sa consistance propre26. Il n’y a pas de « voie courte », pas plus que de « voie royale » selon le mot de Marx27.
J’arrête ici ces réflexions, qui sont à la fois trop courtes pour être vraiment démonstratives, et trop étendues pour ne pas risquer de servir d’écran aux textes qui vont suivre. Ce que j’ai voulu dire, au fond, en répondant à la sollicitation d’Adam Takacs et de son éditeur, c’est qu’on doit pouvoir continuer aujourd’hui de lire « Lire le Capital » de façon libre et critique, pour peu qu’on se laisse encore un peu saisir par le mélange de passion intellectuelle et d’attraction vers les incertitudes de la politique qui en constituait le moteur secret, tout en sachant que rien de ce qui y figure ne pourrait sans doute être énoncé ou maintenu aujourd’hui tel quel. Mais il faut convenir aussi que rien de ce qui a été une fois problématisé dans un sens fort du terme, c’est-à-dire au moyen de concepts, ne peut jamais purement et simplement disparaître de l’horizon intellectuel. C’est ainsi que j’essaye de procéder moi-même avec ce livre auquel je me trouve avoir contribué dans une autre vie, et c’est ainsi que, avec un mélange de nostalgie légère et d’intense curiosité, je vois d’autres s’y essayer de leur côté. Il va sans dire que je leur en suis infiniment reconnaissant, pour moi-même, pour mes amis d’alors et d’aujourd’hui, et surtout pour celui qui nous apprit à travailler ensemble dans la « théorie ».
New-York, novembre 2018
- La présente préface a été rédigée pour la traduction hongroise de la version complète de Lire le Capital (1965), par Louis Althusser, Etienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière, à paraître en 2019 aux éditions Napvilág Kiadó. Nous la publions ici avec l’aimable autorisation des éditeurs. [↩]
- La traduction hongroise s’inscrit dans un remarquable renouveau d’intérêt pour ce livre, sans doute explicable par la magie des dates anniversaires, mais qui peut-être ne s’y réduit pas. Il a conduit dans les dernières années à réaliser dans plusieurs langues (allemand, anglais, grec, espagnol, italien, coréen, etc.) des traductions ou retraductions de l’ouvrage complet, alors que les traductions antérieures ne comprenaient que les interventions d’Althusser et les miennes, conformément à l’édition « réduite » de 1968. [↩]
- Cela s’était manifesté en particulier, d’une façon qui a certainement pesé sur les orientations d’Althusser, par le fait que le PCF, alors dirigé par Maurice Thorez, après avoir fait front commun avec Mao Zedong et le PC chinois pour refuser la publication du « rapport sur les crimes de Staline » en 1956, s’était rallié inconditionnellement à Khrouchtchev (et à ses successeurs) dès que celui-ci l’eut emporté sur ses rivaux du Bureau Politique du PCUS. On peut dater de 1968, au moment du « Printemps de Prague » et de sa tragique répression, la prise de distance relative des communistes français avec la direction soviétique. [↩]
- Élèves de l’Ecole Normale Supérieure, où Althusser exerçait depuis 1948 les fonctions de « préparateur » des philosophes en vue du concours de l’Agrégation. [↩]
- Au même moment, d’autres figures intellectuelles du communisme français, comme Henri Lefebvre (qui sera finalement exclu en 1958), entrent en dissidence. L’annonce par le gouvernement Nagy de son intention de quitter le Pacte de Varsovie fut la raison principale invoquée par les Soviétiques pour justifier leur intervention, et celle qui demeura longtemps la plus crédible auprès des militants du parti. Le 7 novembre 1956, plusieurs milliers de manifestants, principalement étudiants, avaient incendié le siège du PCF à Paris en représailles contre l’intervention de l’Armée Rouge : les militants du parti français en furent durablement traumatisés. Sur les raisons qui conduisirent alors de nombreux intellectuels communistes, même critiques, à « choisir leur camp » dans l’affrontement idéologique où retentissaient à la fois les événements de Pologne et de Hongrie, et les guerres menées à l’Ouest au Vietnam, en Algérie et au Moyen-Orient (l’expédition de Suez), on peut lire avec profit les mémoires de Lucio Magri, Il Sarto di Ulm, Milan 2009 (traduction anglaise The Tailor of Ulm ; Communism in the 20th Century, Verso 2011). [↩]
- L’autre aspect de ce problème, plus souvent évoqué, c’est le rapport d’Althusser avec le « maoïsme », qui ne s’est jamais traduit par un ralliement aux organisations « prochinoises » après la scission et à l’époque de la révolution culturelle, à la différence de certains élèves et amis, mais qui l’a conduit pendant un temps à reprendre à son compte un grand nombre de thèses et de mots d’ordre énoncés par Mao, dans lesquels il a vu (comme d’autres) une « critique de gauche du stalinisme ». Voir mon article de 2015 : « Althusser et Mao », sur Période, revue online : http://revueperiode.net/althusser-et-mao/ (Préface écrite pour la traduction d’œuvres d’Althusser en chinois). [↩]
- Il Manifesto, Pouvoir et opposition dans les sociétés post-révolutionnaires, Editions du Seuil, Paris 1978. Le journal Il Manifesto avait été fondé en 1968 par des intellectuels communistes dissidents dont l’une au moins, Rossana Rossanda, fut une amie d’Althusser et son interlocutrice politique. Le colloque de Venise (suivi par d’autres discussions auxquelles participa Althusser) était remarquable par la présence simultanée de « dissidents » des pays socialistes (y compris Cuba) et de représentants de plusieurs courants de la « gauche marxiste indépendante » de l’Ouest, dont certains vétérans du communisme international (en particulier Fernando Claudin, auteur de l’ouvrage de référence sur l’histoire du Komintern et du Kominform, pour qui Althusser avait beaucoup d’admiration). [↩]
- Voir L. Althusser, « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre » (1982), in Écrits philosophiques et politiques, Paris, Stock/IMEC, 1994, t. 1, p. 539-579. [↩]
- Voir le livre fondamental de Warren Montag : Althusser and His Contemporaries : Philosophy’s Perpetual War, Duke University Press, 2013. Emilio de Ipola, quant à lui, soutient qu’il y a toujours eu « deux Althusser », ésotérique et exotérique (Althusser, El infinito Adios, Buenos Aires Siglo XXI 2007 ; traduction française 2012 ; traduction américaine 2018). [↩]
- L. Althusser, Pour Marx (965), nouvelle édition, Avant-propos de E. Balibar, Editions La Découverte, Paris 1996, chapitre II : « Sur le jeune Marx (questions de théorie) ». [↩]
- Je ne fais naturellement que les indiquer : il faudrait, pour entrer dans les détails, un tout autre espace que celui de cette préface. [↩]
- Le travail d’édition posthume a été accompli pour l’essentiel par François Matheron, puis par Michael G. Goshgarian à qui les lecteurs d’aujourd’hui sont également redevables. La question de la composition (ou de la proportion) suivant laquelle se répartissent les livres ou essais publiés par Althusser ou laissés par lui inachevés et inédits entre les différents styles et les différentes orientations de sa pensée, est à mes yeux un problème non résolu, dont dépend évidemment la façon dont chacun d’entre nous ordonne et hiérarchise l’intérêt de ces textes. Par exemple je considère (aujourd’hui) la Réponse à John Lewis de 1972 comme un texte désastreux, terriblement dogmatique, tout en sachant parfaitement qu’il exprimait la position qu’Althusser voulait défendre dans les débats de l’après-68 ; et au contraire le livre inédit Machiavel et nous – exactement contemporain – comme un texte magnifique, tout en comprenant pourquoi Althusser a cru que sa publication n’aurait pas les résultats escomptés et donc l’a retenue, comme il le fera pour des quantités d’autres textes de moindre valeur, dont certains sont évidemment des livres. [↩]
- Non seulement, par conséquent, ceux qui sont inclus dans le volume final, mais ceux qui ont paru séparément, en des lieux adjacents, et ceux qui n’ont eu qu’une existence virtuelle, parce qu’ils ont fait l’objet de communications orales sans rédaction aux fins de publication. Trois choses me semblent importantes de ce point de vue, allant au-delà de la « petite histoire » :
1) les deux volumes publiés en 1965 sous le titre Lire le Capital (et reproduits ici, sous une forme que précise l’avertissement) ne contenaient qu’une partie des discussions et des travaux préparatoires du séminaire tenu à l’Ecole Normale Supérieure en 1964-65 ;
2) certains des livres publiés dans la Collection « Théorie » fondée par Althusser dans la suite immédiate de ces volumes, constituent en réalité des composantes du même projet et du même « moment » (c’est le cas en particulier pour les livres de Pierre Macherey : Pour une théorie de la production littéraire, 1966 ; d’Emmanuel Terray : Le Marxisme devant les « sociétés primitives », 1969 ; et de Jean-Pierre Osier : traduction commentée de l’Essence du Christianisme de Feuerbach, 1968) ; la question de savoir pourquoi le livre de Nicos Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales paru en 1968 chez Maspero n’avait pas été publié dans la collection d’Althusser m’a souvent été posée : cette séparation avait fait l’objet d’un accord entre eux pour lequel je fus consulté par Althusser. Je regrette encore aujourd’hui de l’avoir encouragée. Les travaux « althussériens » de Michel Pêcheux (avant son livre Les Vérités de La Palice de 1975) ont essentiellement paru dans les Cahiers pour l’Analyse sous le pseudonyme de Thomas Herbert imposé par la prudence universitaire.
3) certaines des hypothèses de travail sur lesquelles se fonde Lire le Capital ont été explicitées dans la période suivante à travers des publications collectives issues du « cercle » des élèves et collaborateurs d’Althusser, non sans divergences internes cependant : en particulier dans les Cahiers pour l’Analyse (qui ont fait l’objet récemment d’une réédition critique par les soins de Peter Hallward et Knox Peden à l’Université de Kingston : voir le site http://cahiers.kingston.ac.uk/) et les Cahiers Marxistes-Léninistes (qui attendent encore un traitement du même genre). [↩] - L. Althusser : « Freud et Lacan » (1964) (réédité dans Ecrits sur la psychanalyse, Stock/IMEC 1993). « Cremonini, peintre de l’abstrait » (1966), rééd. dans Ecrits philosophiques et politiques (t. II, pp. 596-609). Paris : Stock/IMEC 1995. [↩]
- Voir Lénine et la philosophie, réédition augmentée sous le titre Lénine et la philosophie suivi de Marx et Lénine devant Hegel, Maspero 1972 ; Réponse à John Lewis, Maspero, 1973 ; Éléments d’autocritique, Hachette, 1974. [↩]
- Je pense aujourd’hui que cette illusion de maîtrise, assez évidente dans les schémas de « conjoncture théorique » proposés par Althusser aussitôt après Lire le « Capital », a cessé dès la publication en 1966 des deux ouvrages, les Ecrits de Lacan, et le grand livre de Foucault : les Mots et les Choses, qui ont paru « refonder » le structuralisme philosophique sur des bases, certes divergentes entre elles, mais de toute façon irréductibles au programme d’Althusser, qui voulait faire de la philosophie marxiste la « théorie générale » des différentes modalités du savoir. Elle aurait donc duré très peu de temps, même si les discussions se poursuivaient, en particulier au sein des « Cahiers pour l’Analyse ». Le « Cours de philosophie pour scientifiques » organisé en 1967-68 à l’E.N.S. par Althusser et Macherey avec les collaborations de Badiou, François Regnault, Balibar, Pêcheux, Michel Fichant, lui est donc postérieur. Une partie des « corrections » apportées par Althusser et Balibar à la 2ème édition « abrégée » de Lire le Capital en 1968 (Petite Collection Maspero), qui tendent à « effacer » les traces du structuralisme, s’explique aussi, me semble-t-il, par cette clôture. [↩]
- Le principal document permettant aujourd’hui de se faire une idée du contenu et des orientations de ce travail inachevé, qui « radicalisait » les orientations « théoricistes » (ou, si l’on veut, structuralistes) de Lire le Capital, est constitué par les « Trois Notes sur la Théorie des discours » rédigées par Althusser en étroite collaboration avec Yves Duroux (également membre fondateur des « Cahiers pour l’Analyse »), dans le cadre d’un échange organisé avec Alain Badiou, Etienne Balibar, Pierre Macherey et Michel Tort. Voir L. Althusser, Ecrits sur la psychanalyse. Freud et Lacan, IMEC/Stock 1993 (also in English in L.A., The Humanist Controversy and Other Writings, edited by F. Matheron, translated by G.M. Goshgarian, Verso 2003). [↩]
- Voir par exemple mon essai: „A point of Heresy in Western Marxism. Althusser’s and Tronti’ s Alternative readings of Marx’s Capital in the early 60’s”, in Nick Nesbitt (ed.), The Concept in Crisis. Reading Capital Today, Duke University Press 2017. [↩]
- Les séminaires organisés par Althusser en collaboration avec ses élèves, et qui apparaissent rétrospectivement comme une sorte de progression, ont été les suivants : Le jeune Marx (1961-62) ; Les origines philosophiques du structuralisme (1962-63) ; Lacan et la psychanalyse (1963-64) ; Lire « Le Capital » (1964-65). Les notes prises au cours de ces séminaires (en particulier par moi-même) sont déposées à l’IMEC. [↩]
- Le principal document théorique dans lequel se trouve consignée cette discussion par Canguilhem des propositions épistémologiques du groupe althussérien est l’essai de 1969 « Qu’est-ce qu’une idéologie scientifique ? », repris en 1977 dans le recueil Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie (éd. Vrin). Althusser lui-même – il est vrai déjà très malade et engagé dans une voie « politique » complètement différente – ne l’a jamais discuté à ma connaissance. Il convient cependant de faire une exception, d’une très grande importance personnelle aussi bien que philosophique : le travail de Dominique Lecourt (qui avait rejoint le groupe « althussérien » après la publication de Lire « Le Capital », et qui devient l’un des collaborateurs les plus proches d’Althusser, et même son confident principal dans les années 70) est entièrement situé au point d’intersection de l’inspiration althussérienne et de l’inspiration canguilhemienne, et contient de nombreuses réflexions critiques et autocritiques sur les modalités de leur fusion, dont les conséquences se sont fait longuement sentir au cours de ses travaux personnels ultérieurs. [↩]
- Il est très étonnant que, au moment même où se déroulait le séminaire dirigé par Althusser sur « Le Capital » de Marx, et dans les mêmes locaux universitaires, Jacques Derrida y tenait de son côté un séminaire consacré à « Heidegger : la question de l’Etre et l’Histoire » (aujourd’hui publié aux éditions Galilée, 2013), où il se posait également la question d’un dépassement de la conception hégélienne du temps et de l’historicité. Il n’y eu aucune communication entre les deux. [↩]
- L. Althusser, « Le marxisme comme théorie finie » (1978), in Solitude de Machiavel et autres textes, édité par Yves Sintomer, PUF 1998. [↩]
- On pourra se faire une idée de la façon dont la question de « l’objet de l’économie politique » ou de ses « lois », et de leur « autonomie relative » au regard de la totalité sociale, a continué de préoccuper Althusser, ou est revenue l’occuper à l’occasion de certaines « rencontres » avec des économistes marxistes, en lisant la Préface rédigée par lui pour le livre de Gérard Duménil, Le concept de loi économique dans « Le Capital » (Maspero, 1979) (également reproduite dans le recueil Solitude de Machiavel). On verra qu’Althusser ne cesse de se battre avec l’idée que, pour « fonder » les analyses de Marx sur une critique matérialiste, il faudrait pouvoir les arracher à « l’ordre d’exposition » dialectique, dont l’analyse des contradictions de la forme-marchandise constitue à la fois le point de départ et le modèle. Il m’est aujourd’hui difficile de ne pas penser qu’un des « obstacles épistémologiques » inhérents à ce débat aurait pu être levé si Althusser avait vraiment pris en compte la contribution de Suzanne de Brunhoff dans La monnaie chez Marx (1967), à bien des égards très proche méthodologiquement de Lire le Capital, mais orientée vers un autre « noyau » théorique (la « reproduction de l’équivalent général » et « l’extériorité immanente » de la forme-argent au sein de la forme-marchandise). On a là un autre exemple fascinant de l’aveuglement que produit parfois la trop grande proximité. [↩]
- François Matheron a montré que cette autocritique a sa racine dans une « crise » intellectuelle (et peut-être existentielle) que reflète la correspondance d’Althusser en 1967 avec Franca Madonia : cf. F. Matheron, « Des problèmes qu’il faudra bien appeler d’un autre nom et peut-être politiques » (Multitudes n° 22, 2005/3, reproduit dans L. Althusser, Machiavel et nous, suivi de deux essais de François Matheron, préface par E. Balibar, Tallandier 2009). Elle est développée dans Eléments d’autocritique, 1972, où il lui donne une racine « spinoziste », et reprise de façon plus nuancée dans la « Soutenance d’Amiens » de 1975 (voir Solitude de Machiavel, cit.). [↩]
- Althusser est arrivé à cette conclusion, me semble-t-il, au terme d’une terrible errance, et non sans hésitations encore, dans les textes qui précèdent immédiatement son diagnostic de « crise du marxisme » : je pense en particulier à la Préface rédigée en 1976 pour le livre de Dominique Lecourt, Lyssenko, histoire réelle d’une science prolétarienne, qui parle d’une « déviation sans norme de vérité », et au texte contemporain « Sur Marx et Freud », dans lequel figure l’idée de « science conflictuelle », qui possède virtuellement par rapport à la lutte de classes dans la théorie la même portée réflexive que la « coupure continuée » par rapport à la pratique théorique (voir, respectivement, Solitude de Machiavel, cit., et Ecrits sur la psychanalyse, cit.). Il importe ici de se souvenir que l’étau dans lequel est pris Althusser au moment de son autocritique provient du fait que le reproche de « théoricisme » lui est adressé à la fois, en termes pratiquement identiques (à part les références historiques et organisationnelles) par les philosophes officiels du PCF et par les plus intolérants de ses anciens élèves « maoïstes », que leur mortelle hostilité n’empêche pas de faire front commun sur ce point. [↩]
- On posera à juste titre la question de savoir comment j’articule cette mise au point avec mon appréciation de la violente critique adressée par Jacques Rancière (dans La leçon d’Althusser, 1974, réédition en 2012 aux éditions La Fabrique) à l’entreprise dont il avait été lui-même un des artisans majeurs, et qui dénonce aussi les autocritiques d’Althusser comme des faux-semblants doublés d’une imposture (celle qui consiste à « récupérer » les objections de ses adversaires). Une fois défalqués toute une série d’éléments conjoncturels, je pense qu’on peut dire ceci : ce que Rancière attaque essentiellement n’est pas le « théorique » pour lui-même, mais le pédagogisme associé à une certaine conception et pratique de la « théorie », portée par Althusser (« professeur » de marxisme par excellence) à son extrémité, mais qui fait corps en réalité avec toute la tradition marxiste, et notamment avec la conception kautskyste et léniniste d’une « lutte théorique » contre la conscience « spontanée » des ouvriers. Si l’on se penche à nouveau vers la « micro-histoire » du groupe althussérien, il est impossible de ne pas mentionner ici le fait que l’usage des textes et des thèmes de « Lire Le Capital » avait essentiellement consisté à en faire les instruments d’une « formation théorique » des militants (étudiants) « moins instruits », à laquelle nous avions tous participé avec enthousiasme… Exactement ce que Mai 68 fera voler en éclats. La théorie, cependant, est-elle identique à son usage pédagogique ? Ou encore : la pratique pédagogique est-elle la seule forme de la pratique théorique ? Cette question n’a rien de simple. En réalité elle fait corps avec toute l’histoire de la « science » et de la « philosophie » en Occident, qui se sont voulues à la fois « connaissance » et « enseignement », présupposant à la fois une distinction entre le savoir et l’ignorance et, corrélativement, entre les savants (ou les « sachants ») et les ignorants, dont la portée est politique autant qu’épistémologique. Si l’on pense que la philosophie est incurablement « enseignante », on peut alors récuser la philosophie (comme l’a fait Rancière lui-même dans Le philosophe et ses pauvres, 1983). Tout en exerçant imperturbablement mon métier d’enseignant (mais pas de professeur de marxisme…), je n’oublie jamais, pour ma part, que Spinoza avait décliné l’offre d’une chaire universitaire en faisant valoir qu’il ne souhaitait être le maître à penser de personne… [↩]
- Gregory Elliott, le traducteur, éditeur et interprète anglais d’Althusser, eut de ce point de vue bien raison de se saisir du mot de « détour » qu’avait employé Althusser (« nous avons fait le détour par Spinoza pour comprendre le détour de Marx par Hegel ») et d’intituler son excellent livre sur Althusser : The Detour of Theory (Verso 1987). [↩]