1. Question.
It is a truth, universally acknowledged, that English is the language of globalization. Derrière ce pastiche de la première phrase de Pride and Prejudice, vous entendrez le fait, reconnu comme massif et d’importance centrale par la plupart des linguistes, que l’anglais est devenu non seulement une langue mondiale, mais la langue mondiale, et qu’il se diffuse selon trois cercles concentriques, l’anglais comme langue maternelle (English as a Native Language, ENL), comme langue seconde mais officielle, par exemple dans les anciennes colonies britanniques (English as a Second Language, ESL), et comme langue étrangère apprise comme telle à l’école (English as a Foreign Language, EFL). Et s’il est encore nombre de locuteurs aujourd’hui de par le monde qui ne sont pas capturés par un de ces trois cercles, on peut raisonnablement parier que leur proportion continuera à diminuer. Cette mondialisation de l’anglais pose cependant quelque problème : qu’entend-on exactement par « anglais » lorsque l’on dit que l’anglais est la langue de la mondialisation ? Quel est le statut ontologique de cette entité que l’on appelle « l’anglais » ? Est-ce la langue de Shakespeare ? Est-ce une langue diverse, qui répond aux besoins spécifiques de la mondialisation ? Peut-on encore dire qu’il s’agit d’une langue naturelle ? Et cette domination est-elle sans partage, ou suscite-t-elle des résistances, auquel cas la question se pose de l’avenir de cet anglais : subira-t-il le sort de son prédécesseur, le latin ? Je vais considérer ces questions, dont la réponse n’est pas donnée d’avance, comme un acquis, pour me poser la question de la possibilité et de la nature d’une littérature mondiale. Car si l’anglais est effectivement la langue de la mondialisation (et nous verrons qu’il faudra bien poser la question du statut ontologique de l’anglais), cette mondialisation linguistique ne peut pas être sans conséquences sur l’existence d’une littérature mondiale.
Je partirai, comme il est d’usage en la matière, du concept de Weltliteratur, inventé par Goethe et repris par Marx dans une page célèbre du Manifeste communiste :
L’ancien isolement des localités et des nations qui se suffisaient à elles-mêmes fait place à des relations universelles, à une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle l’est tout autant de la production intellectuelle. Les produits de l’esprit des diverses nations deviennent bien commun. L’exclusivisme et l’étroitesse nationaux deviennent de plus en plus impossibles, et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature mondiale1.
Je propose trois commentaires de ce texte.
1) L’argumentation de Marx, dans ce texte pris dans son contexte, peut se représenter comme une chaîne causale. Le capitalisme engendre une mondialisation économique. Cette mondialisation, à son tour, produit une mondialisation politique au moins potentielle, car l’interdépendance des nations finira par brouiller leurs frontières : Marx ici anticipe sur le thème de la décadence des États–nations cher au postmodernisme, aux tenants du capitalisme cognitif, et en particulier à l’Empire de Negri et Hardt. Cette mondialisation politique, inévitablement, s’accompagne d’une mondialisation linguistique (il est trop tôt pour que celle-ci soit envisagée par Marx – qui ne se préoccupe pas vraiment des questions de langage), laquelle à son tour produira une mondialisation littéraire (qui, inévitablement posera la question de la langue que Marx ignore ici : mon objet est justement de la poser).
2) On notera que le ton du texte, ce qui est notoire, n’est pas apocalyptique mais enthousiaste : cette mondialisation intellectuelle est une nécessité historique et a consummation devoutly to be wished. Comme l’on sait, on trouve dans le Manifeste une célébration quasi-lyrique de la nécessité du capitalisme et du rôle révolutionnaire de la bourgeoisie. Car la bourgeoisie nous a débarrassé des contraintes féodales, et elle est en train de « briser l’exclusivisme et l’étroitesse nationaux ». Mais il faut se souvenir que Marx est un dialecticien émérite : il ne fait pas l’apologie du capital et de la bourgeoisie, il en analyse les contradictions, entre son effrayant pouvoir de destruction et son potentiel de développement et par là de libération. Notre texte suit de près la très célèbre page, où il apparaît que la bourgeoisie a brisé les chaînes de la tradition, mais seulement pour noyer l’humanité dans les eaux glacées du calcul égoïste.
3) On notera les deux occurrences du terme « universel » dans le début du texte. Marx, fils des Lumières, se place sur le terrain de l’universel (là est la source de son enthousiasme). Et l’existence réelle d’une langue mondiale et celle, possible, d’une littérature mondiale posent la question de l’universel, question dont la réponse, aujourd’hui, pour nous, ne va plus de soi, prise qu’elle est dans la contradiction entre l’universalisme comme acquis imprescriptible des Lumières et comme imposition de la domination idéologique de l’Occident sur les cultures subalternes. Pour Marx, la question ne pouvait pas se poser en ces termes : la mondialisation bourgeoise était l’occasion d’une universalisation idéologique qui non seulement permettait aux prolétaires de tous les pays de s’unir, mais au prolétariat d’incarner les intérêts universels de l’humanité, et par là de mettre fin à la préhistoire de l’humanité, qui est celle de la lutte des classes. La question est : sommes-nous en mesure d’accompagner le slogan de Marx par les deux slogans que la chaîne causale suscite : « Locuteurs de tous les pays, unissez-vous ! » et « Romanciers de tous les pays, unissez-vous ! ».
Ma question est donc : comment, dans le cadre intellectuel défini par Marx (universalisme, mondialisation intellectuelle, qui pour nous passe par une mondialisation de l’anglais) puis-je concevoir cet objet que Marx appelle de ses vœux mais qu’il se garde bien de définir, la littérature mondiale ? De ce problème, on peut proposer trois solutions.
2. Première solution.
L’anglais étant la langue mondiale, s’il existe une littérature mondiale, elle sera – devra être – écrite en anglais. Cette solution est une excellente nouvelle pour l’angliciste que je suis, comme est la commande d’un paquebot de luxe pour les chantiers navals de St Nazaire. On notera l’ironie d’une réponse nouvelle donnée à la célèbre question : « Les subalternes parlent-elles ? ». Elles parlent, certes, mais elles parlent anglais. La conséquence est que cette littérature mondiale sera une littérature néo-coloniale, victime de l’impérialisme linguistique de l’anglais et vecteur de « linguicisme », terme formé sur celui de « racisme » par lequel Phillipson désigne l’impérialisme linguistique de l’anglais2. Si l’expérience subalterne ne peut se dire que dans la langue mondiale dominante, elle est contrainte et dominée par celle-ci.
Ceci demande explication. Une langue, en tant qu’elle relève d’un système, c’est-à-dire une langue au sens de Saussure, impose, de par sa structure, des contraintes sur le dicible. En voici, un exemple, tiré du livre de Robin Lakoff, The Language Wars3 :
Christopher Columbus discovered America in 1492.
Cette phrase a toutes les caractéristiques de l’anglais standard, ce qui lui donne une apparence d’innocence : elle présente tous les avantages d’un énoncé pour langue internationale de communication, étant factuelle, non idéologiquement chargée (à première vue, elle ne semble pas véhiculer croyances ou valeurs), et syntaxiquement simple (une seule proposition, de forme SVO, avec syntagme prépositionnel de temps). Autrement dit, cette phrase est formulée dans une langue aussi neutre qu’il est possible, et cette langue est donc un excellent candidat au statut de langue internationale de la mondialisation.
Mais Robin Lakoff montre que chaque mot de cette phrase, et la phrase dans son ensemble, posent problème. « Christopher Columbus » n’est pas bien sûr le nom du personnage désigné, lequel n’a jamais été appelé par ce nom : il est né Cristoforo Colombo, et il était connu de ses employeurs espagnols comme Cristobal Colon. Nous avons affaire ici à une forme anglicisée de son nom, et chacun connaît l’importance symbolique de l’appropriation et de la réappropriation des noms propres (la pièce de Brian Friel, Translations, a pour sujet l’imposition des noms de lieu en Irlande par le colonisateur anglais). Le mot « discovered » suggère qu’avant la venue de Christophe Colomb l’Amérique n’était connue de personne et par là ignore (au sens anglais, actif du terme) l’existence des populations autochtones (dont Christophe Colomb entama, aux Caraïbes, le génocide). Le nom « America » fut bien sûr imposé par les envahisseurs – encore un exemple de colonialisme linguistique (la cartographie est un lieu d’exercice de pouvoir, comme le montre le succès de la projection de Mercator et le scandale causé en 1973 par la projection non-européocentrique du géographe allemand Peters4). « 1492 » est une date chrétienne et impose l’universalité douteuse de la temporalité européenne. Et même la préposition « in » n’est pas innocente, car elle métaphorise le temps en termes d’espace, convoquant par la une conception du monde (contre laquelle Bergson en son temps a notoirement polémiqué). Enfin, la structure SVO de la phrase impose un ordre de présentation qui n’est pas universel dans les langues et donc dans les cultures. On se souvient et des tentatives de généralisation du performatif à la structure de toute phrase (une phrase déclarative est gouvernée par un verbe performatif d’assertion, effacé en surface) et de la thèse de Deleuze et Guattari selon laquelle la structure de phrase d’origine n’est pas la déclarative mais le slogan, qui impulse une force avant de fournir une information5. Robin Lakoff quant à elle fait appel au concept barthésien d’exnomination. L’anglais comme langue de la neutralité et du sens commun est dans la même situation que la bourgeoisie selon Barthes, dans l’essai qui conclut ses Mythologies. Ce qu’il appelle « exnomination » est une caractéristique de classe de la bourgeoisie, celle de ne pas être nommée en tant que telle :
Or il se produit dans la dénomination de ce régime [de propriété bourgeois], un phénomène remarquable : comme fait économique, la bourgeoisie est nommée sans difficulté : le capitalisme se professe. Comme fait politique, elle se reconnaît mal : il n’y a pas de partis « bourgeois » à la Chambre. Comme fait idéologique, elle disparaît complètement : la bourgeoisie a effacé son nom en passant du réel à sa représentation, de l’homme économique à l’homme mental : elle s’arrange des faits, mais ne compose pas avec les valeurs, elle fait subir à son statut une opération véritable d’ex-nomination ; la bourgeoisie se définit comme la classe sociale qui ne veut pas être nommée6.
Ceci pour Barthes relève du mythe, dont la fonction est d’évacuer le réel et de transformer l’histoire en nature. Robin Lakoff a recours au concept pour rendre compte de la fonction du langage de la mondialisation, qui est de neutraliser et d’homogénéiser les différences, d’imposer un sens commun, c’est-à-dire un sens véhiculé par un langage qui fait l’objet d’un consensus. Que l’impérialisme linguistique fonctionne tendanciellement à l’exnomination est manifesté par les tentatives de diluer l’anglais dans le Globish ou la lingua franca.
Et voici d’autres exemples de ces contraintes sur le dicible. Le célèbre linguiste australien M.A.K. Halliday est un des fondateurs de ce qu’on appelle aujourd’hui l’écolinguistique. Il énonce et dénonce dans un article les aspects de la grammaire de l’anglais qui construisent la réalité « in ways which are no longer good for our health as a species »7. Voici quatre des exemples qu’il donne :
(i) Certains noms indénombrables, tels « water » et « soil » n’impliquent pas une limite quantifiable, ce qui empêche de les penser comme des ressources limitées (l’argument est contestable, à cause de la polysémie au moins potentielle des termes).
(ii) Les paires d’antonymes sont affectées de polarités positive et négative, la polarité négative étant marquée, ce qui la place en position dominée. Ainsi de « good » et « bad », « big » et « small ». Cela facilite les glissements analogiques, qui aboutissent à des métaphores structurales façon Lakoff et Johnson, du type « bigger is better ».
(iii) L’animé humain est doté par la grammaire de plus d’agency (capacité d’action) que les animés non humains, ce qui aide à traiter les autres espèces comme des moyens et non comme des fins.
(iv) La grammaire des pronoms personnels (on se souvient de la division de Benveniste entre pronoms de personne et pronoms de non-personne) et la sémantique des processus mentaux divise à tort le monde en entités conscientes (les humains et certains animaux domestiques) et entités non conscientes (tendanciellement toutes les autres espèces).
On voit ce vers quoi tendent ces quatre arguments. On n’est pas forcé d’y souscrire, mais ils attirent notre attention sur le fait qu’une grammaire, y compris dans sa structure (ce qui veut dire : pas seulement dans son vocabulaire) est une construction de monde, et cette construction est propre à chaque langue naturelle. On trouvera d’ailleurs dans l’œuvre de Kress et Hodge, deux disciples de Halliday, une analyse, vaguement inspirée par le marxisme, de la fonction idéologique de la structure grammaticale d’une langue8.
Je reviens à mes moutons littéraires et mondiaux. Si la littérature mondiale s’écrit en anglais, elle ne peut être qu’une littérature néo-coloniale, qui ne peut rendre compte de l’expérience subalterne, qu’elle trahit nécessairement en la transcrivant dans la langue de l’impérialisme.
L’extrémisme de cette formulation vous aura frappé. Non seulement elle fait passer Rushdie et Arundathi Roy à la trappe, ainsi que la plus grande partie de la littérature dite postcoloniale, mais elle semble même mettre hors jeu la traduction, qui est donc nécessairement trahison. Pour saisir ce que ce genre de critique a de justifié, il faut quelque peu baisser le ton. Alors, on pourra entendre la protestation du marxiste pakistanais Aijaz Ahmad qui fait remarquer que la très grande majorité de la littérature indienne étant écrite dans les langues indiennes et rarement traduite, elle se trouve exclue de la « littérature mondiale ». Voici ce qu’il dit de la littérature mondiale :
Metropolitan countries accumulate cultural artefacts from the whole world; something called ‘world literature’ may arise out of these processes of accumulation, and the category may even have relevance in a context where these countries also import, in the same sweep, proletarian as well as professional strata from all parts of the globe, who in turn press the metropolitan university to expand its curricula. No such accumulation obtains in the imperialized formations such as India, and ‘world literature’ in that situation exists only as an abstraction or, at best, a universalist aspiration9.
Deux brefs commentaires. Le texte lie la littérature mondiale à l’accumulation artistique par dépossession, pour parodier David Harvey, c’est-à-dire par pillage, qui a rempli les musées occidentaux (souvenons-nous de l’histoire de la Vénus hottentote) – il y a là une ironie un peu sinistre, qui condamne la littérature postcoloniale à une forme d’orientalisme. Pour autant la littérature mondiale, qui ne concerne pas les formations sociales périphériques, y est dit pouvoir exister au titre d’une aspiration, et d’une aspiration de type universaliste, ce qui est l’exact contraire d’une imposition néo-coloniale. Nous aurons à revenir sur cette contradiction, dont je pense qu’elle fait l’intérêt du concept. Et si nous quittons l’Inde pour envisager la littérature postcoloniale africaine, nous trouvons une palette de réactions, qui vont d’Achebe, pour qui la langue anglaise est capable d’exprimer une expérience africaine, à Ngugi, qui, tirant les conséquences de la position inverse, prit le parti héroïque de renoncer à écrire en anglais pour n’écrire plus qu’en kikuyu. Entre les deux on trouvera Amos Tutuola, qui écrit dans ce New English qu’est l’anglais du Nigéria, et Ken Saro Wiwa dont le Sozaboy est écrit dans un rotten English de son invention10. Ces deux positions intermédiaires ne sont pas les moins intéressantes, et peut-être fourniront-elles la véritable solution à ma question de départ. Pour le moment, j’envisage une seconde solution.
3. Seconde solution.
Dans le domaine de la Weltliteratur, le programme de recherches le plus développé est celui de la lecture à distance de Franco Moretti.
Il ne m’est pas indifférent que ce programme soit issu, même si la source est lointaine, du marxisme. Moretti est en effet au départ un marxiste italien, dont la posture critique est celle d’une sociologie historique de la littérature, et dont le premier livre, Signs Taken for Wonders présente des analyses marxisantes, entre autres de Frankenstein et de Dracula11.
Le programme de recherches est esquissé dans un article, initialement publié dans la New Left Review, intitulé « Conjectures on World Literature12 » (il a donné lieu ensuite à un livre, La letteratura vista da lontano13). Le point de départ de Moretti est la théorie des systèmes mondes en histoire économique, c’est-à-dire la tradition de Braudel, Wallerstein et Arrighi. Cette théorie analyse chaque système monde en centre et en périphéries, et étudie leur séquence. Ainsi, chez Arrighi, l’histoire du capitalisme passe par un certain nombre de systèmes, dont les centres successifs se sont trouvés, au fil des siècles, à Gênes, en Hollande, en Grande-Bretagne, et aux États Unis. Et rien ne nous dit que le prochain système monde n’aura pas son centre à Pékin. Cette référence à la théorie des systèmes mondes permet à Moretti de penser la littérature mondiale en termes de domination (des centres) et de subalternité (des périphéries). La littérature dominante, celle des centres a pour lui trois caractéristiques. 1) Elle est quantitativement limitée, et ce en son sein même (personne ne lit plus ; 99% des milliers de romans anglais écrits à l’époque victorienne, car nous nous limitons aux quelques dizaines qui constituent le canon) ; 2) elle est donc fondée sur la constitution d’un canon, soutenu par une critique formulée en termes de jugements de valeur ; 3) et ces jugements de valeur sont à leur tour soutenus et justifiés par la pratique du close reading. Nous lisons peu, nous lisons pour juger, et nous lisons dans le plus extrême détail. Ces pratiques tendent à exclure les littératures de la périphérie, et on retombe sur l’observation d’Ahmad. C’est contre elles que Moretti propose sa méthode de lecture à distance, qui possède les caractéristiques inverses. Il s’agit d’abord de tout lire, et dans toutes les langues, ce qui ne peut être le fait que d’équipes nombreuses de chercheurs. Et tout lire veut dire aussi ne pas se restreindre à un canon établi et valorisé : on lira donc les « mauvais » romans comme les bons. Enfin, cette pratique plurilingue et sans frontières exclut la pratique du close reading, liée qu’elle est à une langue spécifique : on s’intéressera donc aux marques génériques, aux thèmes et aux types de personnages.
Le risque que court Moretti est une retombée dans le positivisme, par exemple celui de la sociologie anglo-saxonne : statistiques, graphes et tableaux (le livre en est principalement constitué), afin de découvrir des lois de la littérature enfin mondiale. Dans l’article, il évoque une « loi de Jameson », qui affirme que, dans les cultures périphériques, l’apparition du roman moderne n’est jamais un développement autonome, mais toujours le produit d’un compromis avec les formes du centre, c’est-à-dire les formes occidentales. Cette pratique pose le problème de l’importation des concepts et des méthodes d’un champ du savoir à un autre, pratique nécessaire, mais toujours problématique. Dans le cas de Moretti, sa méthode me semble avoir deux avantages et deux inconvénients.
Premier avantage. Elle permet de faire entrer dans la littérature mondiale des textes écrits en tagalog, en urdu et en swahili. Ce faisant elle provincialise littérairement l’Europe. Mais cet avantage s’accompagne d’un inconvénient ironique, car le programme de recherche reproduit la hiérarchie entre langue dominante et langues subalternes, c’est-à-dire la domination néocoloniale, à un autre niveau : les lecteurs des romans parlent les langues subalternes, mais ils transmettent le résultat de leur lecture en anglais, au théoricien, installé dans sa prestigieuse chaire américaine, qui les publie en anglais (même si le livre de Moretti est également publié en italien, sans indication de traduction). Tel est le paradoxe de Moretti : le critique italianophone acquiert une notoriété scientifique internationale en s’exportant, géographiquement et linguistiquement. Ce cas n’est pas isolé : c’est, pour les marxistes qui les critiquent, le paradoxe des théoriciens subalternistes qui font « parler » les subalternes en anglais, depuis leurs chaires anglo-saxonnes (Guha à Sussex, le berceau des études subalternistes, Spivak, Chakrabarti, Appadurai aux États-Unis). Je renvoie sur ce point à la critique des études subalternes menée par Vasant Kaiwar14.
Et il y a, bien entendu pour nous un second inconvénient, autrement plus grave. Cette méthode de lecture traverse le texte comme s’il était transparent, ignore le signifiant, c’est-à-dire ce qui fait que pour nous la littérature est littérature. Je constate d’ailleurs que le dernier livre de Moretti, publié cet été, The Bourgeois, lit les romans et pièces victoriens en y analysant des mots clés, à la façon de Raymond Williams, ce qui entraîne pas mal de close reading15. Mais ce second inconvénient attire notre attention sur le second avantage de la méthode : elle nous oblige, même si c’est pour le défendre, à reposer la question du canon, à ne plus le concevoir comme un objet unique statique mais comme une multiplicité et un processus, objet de luttes littéraires et idéologiques16.
Ni la première ni la seconde solution ne sont donc satisfaisantes, et en fin de compte pour la même raison : elles font dépendre la littérature mondiale, à un niveau ou à un autre, de la langue mondiale, qui est aussi la langue de l’impérialisme. Je propose donc une troisième solution.
4. Troisième solution.
Ma troisième solution étend à la littérature mondiale la solution proposée par les philosophes qui s’efforcent de penser l’Europe au problème de la multiplicité de ses langues et de la domination de plus en plus accentuée de l’anglais. Cette solution suggère, à la suite d’Umberto Eco, Etienne Balibar et Barbara Cassin (on pense naturellement au grand dictionnaire des intraduisibles), que la lingua franca de l’Europe n’est pas l’anglais mais la traduction. Voici Balibar, celui des philosophes contemporains qui a réellement essayé de penser l’Europe. Le rôle de l’intellectuel européen est pour lui celui du passeur, qui pratique la traversée entre les cultures et les langues, et dont la fonction, il nous faut être à la hauteur de ce paradoxe, est de traduire l’intraduisible :
Je trouve, [en tant qu’intellectuel européen], que nous n’exerçons pas suffisamment notre capacité de traverser les frontières, de traduire ce qui peut l’être et même ce qui ne peut pas l’être (Derrida dit, à juste titre, qu’on ne traduit jamais, au fond, que l’intraduisible), en bref que nous ne contribuons pas assez activement à l’émergence de la citoyenneté européenne17.
Deux brefs commentaires de ce texte. A la suite de Derrida, et de son monolinguisme de l’autre (« Je ne parle qu’une langue, et ce n’est pas la mienne18)», ce processus de traduction – et donc cette lingua franca – est placé sous le signe du paradoxe : on doit traduire, et on ne peut pas traduire. L’ universel de la lingua franca n’est atteint que par conjonction de singularités irréductibles. Ce qui risque de rendre la solution en question utopique : un effort renouvelé vers un échec programmé. Mais un effort nécessaire, ceci est le second commentaire, car là est, contre tous les replis nationalistes (et comme l’on sait ils ne manquent pas aujourd’hui), la tâche politique de tous les intellectuels européens dignes de ce nom : constituer une citoyenneté européenne. Et comme je suis un marxiste non reconstruit (Prolétaires de tous les pays, unissez vous !), je n’ai pas de peine à étendre cette nécessité politique au niveau mondial : la littérature mondiale en sera alors le site et l’expression.
Traduit donc en termes de littérature mondiale, cela donne : la littérature mondiale est un ensemble de traductions, où chaque langue source est, dans la même proportion, une langue cible. C’est là le seul terrain sur lequel la langue de l’impérialisme se trouve sur un pied d’égalité avec les autres langues. Pour le domaine anglophone, on sera paradoxalement aidé par le fait que, les anglais et les américains n’apprenant plus (ou presque plus) les langues étrangères à l’école, ils ont besoin de traductions pour connaître le monde tel que les autres cultures en font l’expérience. Et pour les langues et cultures dominées, la traduction est une nécessité qui vient en complément de l’apprentissage de la langue mondiale (on pourrait évoquer ici la politique de traduction des éditeurs italiens). Et l’on se dirige, ce qui est encore plus important, vers ce bilanguaging, c’est-à-dire cette pratique de la mixité des langues dans un processus de minoration réciproque, que Miscolo, à la suite de Glissant et de Gloria Anzaldua, appelle de ses vœux19. C’est ainsi que l’on contribuera à l’émergence d’une citoyenneté littéraire mondiale. D’où mon nouveau slogan : Lecteurs et romanciers de tous les pays, unissez vous !
L’intérêt de cette troisième solution est pour moi qu’elle est susceptible d’une explication marxiste, que je vais maintenant essayer de construire.
5. Tentatives d’analyse marxiste.
Mes trois solutions tournent autour de la question de l’universel : elles sont toutes trois traversées par la contradiction entre l’universel et le singulier. En ce qui concerne la « littérature mondiale », cela se dira : toute littérature, étant écrite dans une langue naturelle, est une littérature nationale (au sens large), ce qui semble interdire une littérature mondiale. La première solution réduit la contradiction entre l’universel et le singulier à son pôle universel : s’il y a une langue mondiale, alors la littérature écrite dans cette langue a vocation à être littérature mondiale. Cette solution, nous l’avons vu, prête le flanc à la critique subalterniste, qui dénoncera le faux universalisme inspiré des Lumières (y compris le recours à la Raison) comme une imposition de l’Occident, qui doit être provincialisée. Ce que Miscolo appelle l’ « épistémologie » occidentale est au service des global designs qui ignorent ou répriment les local histories (dans le cas de Miscolo, il s’agit des histoires locales latino-américaines). La seconde solution tient compte de la multiplication des singularités nationales, mais les soumet de nouveau à l’universel quand elle en fait la théorie. Imposition non plus simplement politique, mais aussi théorique. Ce qui se dit aussi, c’est un des thèmes favoris de Miscolo : l’anglais est la langue mondiale de la recherche. On ne sort donc pas du néo-colonialisme. Seule la troisième solution tente de penser ensemble les deux pôles de la contradiction, mais c’est sous l’espèce du paradoxe (traduire l’intraduisible) avec le danger de l’utopie : la tâche est héroïque parce qu’à la fois nécessaire et impossible.
C’est ici que le recours à la tradition marxiste peut nous aider, précisément parce qu’il y a dans la marxisme une pensée originale de la contradiction. Pour les marxistes en effet, la contradiction n’est pas d’abord logique (ce qui enfreint le sempiternel principe de non-contradiction sur lequel la philosophie occidentale s’est construite depuis Aristote20), mais dialectique, moteur d’un processus. À première vue donc, cela devrait nous permettre de penser ensemble les deux pôles de l’universel et du singulier sans verser dans les apories du paradoxe. D’où les pistes marxistes qui suivent.
La première est empruntée à l’esthétique de Lukacs. On sait que Lukacs, à la fin de sa vie, voulait écrire une Éthique, et qu’il est mort avant d’avoir pu la rédiger complètement. Mais s’il a pris tant de temps, c’est parce qu’il a jugé nécessaire, avant d’en arriver à l’Éthique, de produire et une Esthétique et une Ontologie. L’Esthétique n’est pas traduite en français, mais nous disposons maintenant de l’admirable essai de Pierre Rusch, sur et à partir de l’esthétique de Lukacs21.
Le concept central de l’esthétique de Lukacs est la « mondanéité » (Welthaftigkeit) de l’œuvre : toute œuvre d’art fait monde. Cette mondanéité est le lieu de deux contradictions. La première dit que l’œuvre est séparée du monde (elle est un monde, un monde séparé) et qu’en même temps elle est ouverte au monde, notre monde, le monde de la réalité. Le concept essentiel ici est celui de Verspiegelung, que Rausch traduit par « représentation » plutôt que par « reflet », pour marquer que l’œuvre n’est pas une image photographique du monde, mais une reconstruction par analogie (là est pour Lukacs la différence entre le réalisme et le naturalisme). La seconde contradiction nous dit que l’œuvre relève à la fois de l’universel et du singulier, qu’elle présente l’universel (l’essence générique de l’humanité, qui n’est pas éternelle, mais qui, selon la célèbre formule de Marx est constituée par l’ensemble des rapports sociaux) sous la forme du singulier : la vie sous la forme d’une vie. Les concepts essentiels sont ici ceux de « particularité » (Besonderheit), qui marque la médiation entre l’universel et le singulier du côté du singulier et de « typique » (Typisch), qui marque la même médiation, mais du côté de l’universel.
On comprend les conséquences que l’on peut tirer de ce système de concepts pour la question qui nous occupe. Car l’œuvre est d’emblée mondiale non seulement parce qu’elle fait monde (un monde, mais qui est ouvert sur le monde), mais parce qu’elle vise l’universel et le singulier dans un seul geste – elle présente le typique sous la forme de la particularité. Car l’œuvre littéraire est à la fois singulière (marquée par la singularité d’un style), particulière (phrasée dans le commun d’une langue naturelle), typique (elle s’insère dans des formes ou dans des genres, par exemple le roman, soumis à la loi de Jameson, qui sont translinguistiques et transculturels) et universelle (cet universel, qui est un universel situé historiquement, tout comme est la vérité scientifique, est pour l’instant l’universel générique, mais il devra être précisé). Essayons donc de le préciser.
La contradiction entre l’universel et le singulier traverse le langage, et toute linguistique ou philosophie du langage doit en tenir compte, même si c’est ordinairement pour la réduire. Ainsi la dichotomie saussurienne de la langue et de la parole est à l’origine de la science du langage. Et certes, si la parole est singulière, la langue, collective, n’est pas universelle, chaque langue naturelle constituant un système indépendant. Mais l’universalisation du système est en quelque sorte déjà inscrite dans la dichotomie, et elle devient explicite avec le passage, chez Chomsky, de langue/parole à compétence/performance, où la compétence est une caractéristique de l’espèce, inscrite dans le mind/brain sous la forme de la grammaire universelle (le niveau saussurien de la langue naturelle est ici dissous : quelques paramètres de plus ou de moins et l’on passe sans solution de continuité de l’allemand au hollandais et du hollandais à l’anglais).
Le problème est que la dichotomie n’est pas pensée comme l’unité d’une contradiction mais, qu’on la prenne de l’un ou l’autre côté, sur le mode de l’exclusion : un des deux termes est pertinent, l’autre pas.
Si je choisis la langue / la grammaire universelle comme terme pertinent, je n’aurai pas de mal à penser la régularité du système comme un ensemble de règles, et donc la quasi identité des idiolectes (nous parlons tous la même langue), mais j’aurai du mal à penser et la créativité idiolectale (le style de Henry James, la phrase de Proust, et l’on sait que Léo Spitzer a jadis fondé la stylistique sur de telles idiosyncrasies) et j’aurai également du mal à penser le changement (la grammaire universelle est ancrée dans la quasi-éternité de l’évolution de l’espèce, et la synchronie que demande la langue est une coupe d’essence, qui ignore le changement linguistique ou l’exil dans les marges de l’étude diachronique).
Mais si je décide de partir de la parole (pôle dominé depuis la fondation de la science, et donc choix minoritaire), je n’aurai pas de mal à penser la multiplicité des idiolectes et des styles, c’est-à-dire la créativité poétique (celle qui n’hésite pas à enfreindre les règles), et je n’aurai pas de mal à penser le changement, par exemple les phénomènes de créolisation. Mais j’aurai du mal à penser la régularité systématique des idiolectes. Je fais allusion ici aux conceptions écolinguistiques de Salikoko Mufwene, pour qui une langue est une population d’idiolectes soumis aux lois d’une évolution lamarckienne (c’est-à-dire avec hérédité des caractères acquis22). Il rend compte de façon très convaincante de l’apparition des créoles, dont il est spécialiste, mais il peine à expliquer la quasi identité des idiolectes qui forment sa population linguistique, et il est contraint de s’en tirer en faisant un vague geste vers la grammaire universelle de Chomsky.
Le marxisme et son concept de contradiction vont me permettre de penser les deux termes de la contradiction dans leur unité dialectique. Je formule cette dialectique sous la forme de deux propositions :
(i) L’anglais n’existe pas, mais il insiste.
(ii) Il n’y a pas d’interpellation sans contre-interpellation.
J’explique ces deux formulations sibyllines.
Mon point de départ est la théorie althussérienne de l’idéologie. La fonction de l’idéologie est d’interpeller les individus (tous les individus) en sujets. Cette interpellation, issue des Appareils Idéologiques d’État, avec leurs rituels et leurs pratiques, est principalement linguistique : la langue est le site ou le milieu privilégié de l’interpellation. J’ai proposé d’ajouter à la chaîne althussérienne de l’interpellation un dernier maillon, celui des actes de langage qui fixent le sujet à sa place23. L’interpellation linguistique produit donc des sujets par capture de l’individu par des appareils idéologiques. Dans le cas du langage, cette capture est le fait de deux appareils qui se succèdent et se complètent, la famille et l’école. L’interpellation familiale, qui est la première, fait entrer le sujet locuteur dans le langage du groupe (dialecte, accent, registres), déterminé ethniquement, géographiquement et socialement (par appartenance de classe). C’est ainsi que le locuteur s’approprie, à un premier niveau la langue collective pour constituer son idiolecte. A cette interpellation familiale s’ajoute l’interpellation scolaire, par prolongement ou rupture. Et il y a toujours rupture potentielle. Le petit Jean-Jacques, fils d’agrégés de l’université, parlait déjà le langage de l’École en y entrant ; le petite Sally (destinée à devenir la belle-mère du précédent), fille de paysans gallois et galloisants, y apprend une tout autre langue et d’autres registres ; le petit Pierre Bourdieu y passe du patois au français régional, avec son accent, et au français standard. L’interpellation linguistique, par laquelle l’individu devient sujet locuteur, s’insère dans un système et se l’approprie, est donc un processus contradictoire. Le sujet est interpellé à sa place par le dialecte puis par la langue standard et il les contre-interpelle pour constituer son idiolecte : le petit Jean-Jacques y acquiert son style inimitable, la petite Sally parle l’anglais avec un reste d’accent gallois, etc.
Et on comprend le sens de ma première proposition. Car l’anglais n’existe pas, il est toujours divisé au moins entre le dialecte et l’anglais standard (qui, je vous le rappelle est le dialecte de seulement 12% des anglophones natifs – mais qui a pour lui le poids des institutions), et cette division se démultiplie (anglais régionaux ou nationaux en voie de séparation, New Englishes, registres et jargons, styles et idiolectes). Mais l’anglais insiste parce que, sous la forme de la langue standard, il est grammatisé : normalisé, orthographié, prononcé comme il se doit (cela s’appelle RP), inscrit dans les grammaires, objet d’une science, imposé par des institutions (l’école, l’édition, les media, le British Council). Je peux donc formuler l’opposition entre l’anglais, qui insiste, et les anglais, qui existent, sous la forme d’une corrélation:
L’ anglais Les anglais
Unique Multitples
Séparé Dans le monde
Réduit Totaux
Stable En variation continue
Systématique Semi-chaotique
Hors temps Changeants
Abstrait Réels
Enseignable Pratiqués
Car les anglais sont bien la réalité de ce qu’on appelle la langue anglaise : ce sont eux qui sont pratiqués dans le monde réel (et non dans les grammaires) – mais ils sont aussi changeants et peu systématiques (on parlera de systèmes de variation), et donc difficilement enseignables. Et ils sont bien multiples : du Globish, cette version simplifiée de l’anglais, limitée à 1500 mots24 aux langues en séparation (car l’anglais d’Australie finira par se séparer de celui de la métropole), aux dialectes régionaux (par exemple le Wenglish, l’anglais parlé au Pays de Galles), aux dialectes et registres sociaux ou de génération (par exemple cet Estuary English, parlé par les jeunes, et qui avait contaminé jusqu’à la Princesse Diane), aux registres et jargons professionnels (l’anglais des hommes de loi), aux argots (par exemple le rhyming slang), et jusqu’aux styles, collectifs et individuels. L’anglais standard est donc toujours déjà minoré, pour parler comme Deleuze et Guattari, et sa principale forme d’existence est son insistance (y compris dans la conscience linguistique des locuteurs des dialectes mineurs, sur qui il exerce son hégémonie – et l’on se souviendra que le concept gramscien d’hégémonie est emprunté par son auteur non seulement à la tradition politique marxiste, Lénine et Plekhanov, mais à la tradition linguistique italienne, le maître de Gramsci, Bartoli, analysant les phénomènes d’hégémonie entre l’italien standard et les dialectes). Les dialectes mineurs sont donc et la réalité de la langue (ce qu’il y a au niveau des phénomènes) et sa vie (ce qui évolue). Et l’anglais standard est une imposition idéologique.
Cette corrélation oppose donc l’anglais standard, en tant que représentant d’un universel linguistique potentiel, à la particularité des anglais réellement existants, et qui va jusqu’à la population d’idiolectes de Mufwene.
J’en viens à ma seconde proposition : pas d’interpellation qui ne suscite la contre-interpellation de l’instance interpellante. C’est ma seconde contribution à la théorie althussérienne de l’idéologie, inspirée par la lecture que Butler fait d’Althusser, et en particulier par son concept de re-signification (le slogan haineux, par exemple homophobe, est repris et retourné à l’envoyeur par ses victimes). Cette thèse est clairement illustrée dans le cas du langage : c’est la langue qui parle, qui me parle, qui contraint, dans sa structure même, ce qui est par moi dicible, et pourtant c’est bien moi qui parle la langue et qui au besoin la plie à mes exigences d’expression, car il n’est pas de règle de langue qui ne soit défaisable à des fins expressives25. Le locuteur de l’anglais mondialisé, interpellé à sa place par la langue de l’impérialisme dispose des ressources linguistiques qui lui permettent de la contre-interpeller, et cette contre-interpellation ne restera pas sans effets. Cela va du locuteur qui créolise l’anglais en le soumettant à l’influence de sa langue maternelle au romancier ou poète qui pratique une forme de weird English (et en anglais cela s’exprimer comme un procès : weirding English)26, car c’est le rôle de la littérature que d’exprimer et de réaliser les potentialités de résistance que l’interpellation dominante est constitutivement incapable de maîtriser. Ce qui se dit, par provocation : c’est dans la littérature dite post-coloniale, dans la mesure où elle minorise l’anglais standard, que se joue l’avenir de la langue anglaise. Ou encore, puisque ces interpellations qui sont multiples (plus d’une AIE m’interpelle à ma place de sujet) et continues (la subjectivation par interpellation est un processus continu et qui ne s’achève, comme le désir freudien, qu’avec la mort du sujet), elles produisent du jeu aussi bien que du je et induisent donc des contre-interpellations. De la guerre des langues (dialecte contre langue standard) naît la possibilité d’une contre-interpellation linguistique. La littérature est le trésor de ces idiolectes : un prophète est un fou qui a réussi, un style est un idiolecte qui à trouvé à s’inscrire dans des textes et à se canoniser. On voit donc en quoi la littérature mondiale sera traversée, comme la langue mondiale et à vrai dire comme le langage, par la dialectique de l’universel et du singulier.
Mais je n’ai toujours pas indiqué avec précision quel est l’universel visé par la littérature mondiale : l’universel générique de Lukacs est encore trop vague. Ou plutôt il risque de retomber, s’il n’est pas précisé, dans l’essentialisme anhistorique de la « nature humaine ».
On repartira donc de la formule de Marx (« l’essence humaine est la totalité des rapports sociaux ») et de la position des subalternistes et de Miscolo qui voient dans l’universel une imposition occidentale, y compris l’universel de la Raison caractéristiques des Lumières. On lira à ce sujet la critique systématique des subalternistes par le marxiste indien Vivek Chibber, Postcolonial Theory and the Specter of Capital27. Chibber reproche aux subalternistes d’ignorer deux universels. Il y a d’abord un universel de fait, appelons le universel 1, qui est celui de la mondialisation capitaliste (le capital étend son règne à la totalité de la planète, la dirigeant ainsi vers un désastre écologique, comme il étend son emprise sur toutes les activités sociales – les universitaires que nous sommes en savent quelque chose -, en s’emparant en particulier de tous les communs). Mais il y a aussi un autre universel, appelons le universel 2, un universel éthique et politique, celui de la lutte des exploités contre la domination du capital, car les contradictions internes du capital suscitent sans cesse des résistances renouvelées qui sont potentiellement universelles (prolétaires de tous les pays…) et sont menées, dans le meilleur des cas, au nom de l’universel, c’est-à-dire de l’essence générique de Lukacs. On comprend ce que j’entends par « universel situé » : un universel déterminé par la conjoncture historique, qui est celle de la mondialisation du capital et des résistances qu’elle suscite. La littérature mondiale, si ce terme a un sens, doit être celle qui vise, par le biais de la singularité de l’œuvre et de la particularité de sa position esthétique, ces deux universels. Cela pose la question de la situation de l’artiste dans l’état présent de la société.
Nous pouvons nous appuyer ici sur le livre récent, et remarquable, d’Isabelle Garo, L’or des images, qui entreprend, en filant l’analogie entre l’art et la monnaie (entendus comme deux formes de représentation), de relire les textes de Marx sur l’art (qui selon elle ne constituent en aucune façon une esthétique – c’est là une différence majeure avec Lukacs), et d’analyser la situation de l’œuvre d’art dans le monde contemporain28. Pour énoncer sa thèse en une phrase, selon elle la position de l’artiste dans le monde moderne (c’est-à-dire depuis le moment où le mode de production capitaliste a supplanté le mode de production féodal) est marquée par une ambivalence. D’un côté, l’artiste est, depuis l’effacement du patronage et du mécénat, soumis aux règles de la valorisation capitaliste et de la marchandisation (ses œuvres ont une valeur marchande, et dans certains cas, comme pour le cinéma, elles dépendent de l’organisation industrielle capitaliste pour voir le jour) ; mais de l’autre, le travail artistique n’est pas concerné par la subsomption réelle du travail au capital qui caractérise le capitalisme tardif (il n’est pas tenu, par exemple, à l’augmentation constante de productivité par laquelle le capital cherche à contrer la baisse tendancielle du taux de profit), et l’artiste est donc une figure, qui peut servir de modèle ou d’exemple pour les autres travailleurs, du travail non aliéné qui est l’objectif poursuivi par ceux qui militent pour le passage du capitalisme au communisme. L’artiste donc est à la fois nécessairement intégré à l’organisation économique et sociale capitaliste et virtuellement situé hors d’elle, ce qui lui permet une distance critique vis-à-vis d’elle. Autrement dit, l’artiste participe à la fois de l’universel de la globalisation capitaliste et de la singularité de sa pratique, qui échappe jusqu’à un certain point aux normes sociales : d’où la particularité, au sens de Lukacs, de sa pratique et de son œuvre. On trouve une position similaire chez le poète et critique italien d’extrême gauche, Edoardo Sanguinetti, qui a beaucoup réfléchi sur le concept d’avant-garde. Pour lui l’avant garde a deux aspects ou moments contradictoires : un moment héroico-pathétique, qui est celui de la révolte contre l’ordre esthétique et social établi, celui du renversement des idoles et des proclamations révolutionnaires, et un moment cynique, celui de l’intégration au système, c’est-à-dire celui de l’adaptation aux lois du marché et de la consommation29. Chaque avant-garde vit ces deux moments et en tire des conséquences politiques différentes (son exemple favori est celui des différences politiques entre le futurisme italien, belliqueux et mussolinien, et le futurisme russe, qui flirta avec le bolchévisme). Cette analyse nous permet de formuler le slogan de la littérature mondiale (version marxiste) : littérateurs de tous les pays, unissez vous, au sein inévitable de l’universel 1, mais au nom de l’universel 2, rejoignant ainsi les luttes des exploités pour leur émancipation et celle de l’essence humaine. Je suis sûr que Lukacs aurait approuvé cette position.
6. Conclusion.
La littérature mondiale, du moins telle que la conçoit le marxiste que je suis, a une relation contradictoire avec l’universel : une visée de l’universel 2 qui est en même temps une résistance à l’universel 1. En ce qui concerne la langue de la mondialisation, cela veut dire une attitude contradictoire à l’égard de l’anglais : la langue de Shakespeare est un des dialectes qui entrent dans le jeu faste de la multiplication des traductions (la lingua franca mondiale est la traduction) ; mais l’anglais aseptisé qui sert de langue bureaucratique mondiale est l’objet de résistance (Barbara Cassin appelle cela résister au tout-à-l’anglais, et elle ajoute ; je dis « tout-à-l’anglais » comme on dit « tout-à-l’égout »)30. Cela impliquera le bilanguaging de Miscolo ou d’Anzaldua, le weird English d’Evelyn Ch’ien, ou, pour parler un langage qui nous est plus familier, tous les procédés de minoration de la langue standard.
Mais je ne veux pas terminer sur cette note solennelle, c’est pourquoi je vous propose, la langue dans la joue, une illustration de cette dernière proposition. La mise en examen de Nicolas Sarkozy a inspiré, au début de l’été 2014, les caricaturistes du Guardian, journal de centre gauche. Voici donc un cartoon où Sarkozy a affaire à un gendarme31.
Je me demande pourquoi la vue de ce cartoon m’inspire une telle jubilation. Je pense que c’est parce qu’il constitue un bel exemple de la formule d’Eco sur la traduction comme lingua franca de l’Europe. On peut en effet se demander laquelle des deux langues traduit, et par là minorise, l’autre. Car ce texte en français est en réalité en anglais, et donc minoré par la langue anglaise qu’il traduit littéralement, c’est à dire délibérément « mal ». Mais cet anglais est un anglais minoré par le français dans lequel il est traduit : le littéralisation que produit la « mauvaise » traduction révèle que les expressions traduites n’ont en réalité aucun sens littéral et seulement un sens pragmatique. Ainsi, « Maintenant alors, maintenant alors » ne veut rien dire en français. Mais si on y réfléchit, l’expression anglaise qui est ici traduite, « Now then, now then » n’a aucun sens littéral mais seulement le sens pragmatique de mettre le locuteur en position d’autorité et de tenter de calmer le jeu. La traduction est une prise de distance et une re-sémantisation, qui revivifie les deux langues. L’expression « Pissez-vous en !! » ne veut rien dire en français : c’est une expression valise interlinguale, qui combine « Allez-vous en ! » et « Piss off ! ». Et bien sûr c’est une traduction par allusion du célèbre « Casse-toi, pauv’ con ! », qui avait beaucoup réjoui les britanniques, et dont « Piss off ! » est une « bonne » traduction. Décidément la traduction est bien la lingua franca de l’Europe. Notre tâche est de déprovincialiser l’Europe sur ce point et d’étendre cette minoration réciproque à l’échelle de la littérature mondiale.
Illustration : Jules Gervais Courtellemont, 1929. Floristera de la Rambla de les Flors, de Barcelona.
- K. Marx & F. Engels, Manifeste du parti communiste, Paris : Flammarion, 1998, p. 78. [↩]
- R. Phillipson, Linguistic Imperialism, Oxford : Oxford University Press, 1992. [↩]
- R. Lakoff, The Language War, Berkeley: University of California Press, 2001, p. 20 and p. 283. [↩]
- J. Brotton, A History of the World in Twelve Maps, London: Allen Lane, 2012. [↩]
- G. Deleuze & F. Guattari, Mille Plateaux, Paris : Minuit, 1980, Plateau n° 4. [↩]
- R. Barthes, Mythologies, Paris : Seuil, 1957, p. 225. [↩]
- M.A.K. Halliday, « New Ways of Meaning: The challenge to applied linguistics », in Journal of Applied Linguistics, 6, 1990, p. 8. [↩]
- G. Kress & R. Hodge, Language as Ideology, Londres: Routledge, 1979. [↩]
- A. Ahmad, In Theory, Londres : Verso, 1992, p. 15. [↩]
- Cf. R.M. Bhatt, « Unraveling Post-Colonial Identity through Language”, in N. Coupland, ed., The Handbook of Language and Globalization, Chichester: Wiley-Blackwell, 2013, pp. 520-38. [↩]
- F. Moretti, Signs Taken for Wonders, Londres: Verso, 1983. [↩]
- F. Moretti, « Conjectures on World Literature », in C. Prendergast, ed., Debating World literature, Londres: Verso, 2004, pp. 148-62. [↩]
- F. Moretti, La letteratura vista da lontano, Turin : Einaudi, 2005. [↩]
- V. Kaiwar, L’Orient postcolonial, Paris : Syllepse, 2013. [↩]
- F. Moretti, The Bourgeois, Londres : Verso, 2014. [↩]
- J.J. Lecercle, « Leçon du canon », in RFEA, 110, décembre 2006, pp. 10-21. [↩]
- E. Balibar, L’Europe, l’Amérique, la guerre, Paris : La Découverte, 2003, p. 14. [↩]
- J. Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris : Galilée, 1996. [↩]
- W.D. Miscolo, Local Histories/ Global Designs, Princeton: Princeton University Press, 2012 (2000). [↩]
- Sur ce point, cf. les pages de Barbara Cassin, in B. Cassin, L’archipel des idées de Barbara Cassin, Paris : Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2014, pp. 29 sqq. [↩]
- P. Rusch, L’œuvre-monde, Paris : Klincksieck, 2013. [↩]
- S. Mufwene, The Ecology of Language Evolution, Cambridge: Cambridge University Press, 2001. [↩]
- J.J. Lecercle, Interpretation as Pragmatics, Londres : Macmillan, 1999 ; Une philosophie marxiste du langage, Paris : PUF, 2004. [↩]
- I. Mackenzie, English as a Lingua Franca, Londres: Routledge, 2014, p. 74. [↩]
- J.J. Lecercle, Interpretation as Pragmatics, op. cit.. [↩]
- E. Ch’ien, Weird English, Harvard: Harvard University Press, 2004. [↩]
- V. Chibber, Postcolonial Theory and the Specter of Capital, Londres : Verso, 2013. [↩]
- I. Garo, L’Or des images, Paris : La Ville Brûle, 2014. [↩]
- E. Sanguinetti, Ideologia e linguaggio, Milan: Feltrinelli, 1970. [↩]
- B. Cassin, op. cit, p. 199. [↩]
- Guardian, 62, 07/07/2014, p. 24. [↩]