L’usine nostalgique

La fin des années 1970 a été un moment de rupture et de reconfiguration historique de grande ampleur : l’après-Mai 68 et la recomposition du champ politique qui l’accompagne – avec pour horizon la décomposition du gauchisme. Dans le champ intellectuel, une certaine sociologie des classes populaires prenait le pas sur un marxisme en crise. Dans ce texte de 1980 issu de la revue-collectif Les révoltes logiques, Jacques Rancière invite à repenser le nouage entre pratique et savoir militant, à l’aune de ce retournement du marxisme en sociologie. Dans ce mouvement, Rancière lance déjà son attaque contre Bourdieu et trouve quelques ressources dans l’opéraïsme pour penser le déclin de la figure ouvrière traditionnelle et l’émergence d’une nouvelle forme d’antagonisme.

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Toutes les grandes affiches placardées sur les murs,
qui représentent sur un fond de fabriques
l’ouvrier robuste qui se dresse sur le ciel,
s’en vont en pièces, dans le soleil et dans l’eau. Masino enrage
de voir son visage le plus fier sur les murs
des rues, et de devoir tourner à la recherche du travail.
Pavese, Oisiveté

Mais le pire ennemi fut le peuple. Il ne voulait pas être peuple. Il
disait à Monsieur Beaulieu :
— Peuple, vous-même ! Je suis aussi bien bourgeois que vous.
Romain Rolland, Le théâtre du peuple

 

« Je ne me considère pas comme la prolo. Je ne me considère pas comme la super-­intellect. non plus, pas comme étudiante. Je suis pas… Voilà, je suis là » affirme Christine sur ce parvis de Beaubourg où, explique Eric, « on va à droite, à gauche, on reste assis sur les bancs, on regarde passer les gens1… »2

Voix blanche d’une subjectivité cherchant à s’affirmer dans les abréviations d’un vocabulaire raréfié. Regard revenu des grands voyages de la conscience de soi prolétarienne au degré zéro de la certitude sensible : Il y a ça, on est là, c ‘est comme ça. Ou bien tour nouveau de la dialectique qui soutient le regard de l’observateur, dans cet apparent retour à la simplicité de ses origines, à ce rien qui, en sa naissance, est identique à son être ?

Beaubourg, dit la voix populaire, ça ressemble à une usine. Est-ce pour cela qu’il faut y aller chercher aujourd’hui, chez les « non-travailleurs de la non-classe ouvrière », les voix de l’aliénation et de la révolte que ceux de la Sorbonne, il y a douze ans, cherchaient à Billancourt ? Billancourt, justement, en voilà un qui en est revenu. Il y a douze ans, bourgeois en rupture de ban et militant en rupture de gauchisme, il y avait vu le miracle : la classe ouvrière, le concept en chair et en os3. De quoi en mettre plein les gencives à ces petits-bourgeois auxquels Marcuse, Gorz ou Mallet et Belleville avaient fait rêver une nouvelle classe en blouse blanche de contrôleurs du travail automatisé ou d’ouvriers saisis par les pièges du crédit et du confort bourgeois. Un secrétaire de la C.G.T., enfant du vieux Faubourg Saint-Antoine, lui avait ouvert les clefs de la forteresse : clefs de l’évidente identité de l’ouvrier dans son travail et dans son combat. « Identité perdue, identité retrouvée », annonçait-il. Sitôt retrouvée que perdue, bien sûr, puisqu’à vrai dire le prolétaire ne se définissait que de cela, d’être aliéné : façonné par le Capital, mais aussi : lui-même en tant qu’Autre, présent à soi dans son altérité. L’inventaire des conditions de son aliénation, c’est-à-dire l’énumération ‒ en italiques bien lisibles ‒ des caractéristiques de l’exploitation (cadences, bruit, accidents, etc.) suffisait à ce que cette identité fût reconnue, donc virtuellement reconquise. Le savoir des conditions de l’exploitation ouvrait, au plus court, le chemin de l’émancipation : science du capital, organisation des travailleurs.

Adéquation existentiellement douloureuse mais théoriquement heureuse de l’existence au concept et du travail au capital. L’Usine, quoi ! Celle-là aussi dont en 1968 l’Atelier des Beaux-Arts dessinait les pignons réguliers et la haute cheminée. L’usine-centre, où tout se jouait de l’aliénation et de l’émancipation, à partir de laquelle il fallait aller secouer les torpeurs de la société civile/bourgeoise. De l’usine à la ville, au quartier, à la maison, commandait-on alors. Celui-là, à sa manière, y a cru. Il a refait le chemin des longues marches maoïstes, des conserveries de Concarneau à la citadelle sochalienne, en passant par les chantiers de Grande-Synthe, les filatures du Nord et les aciéries d’Hayange. Aujourd’hui, revenu de ses certitudes et dégoûté de son parti, il nous rapporte son enquête sur la « culture ouvrière4 ». Et voici la marque la plus évidente du parcours accompli : le mot a changé de sens. La culture ouvrière, disait-il naguère, ce n’était pas Sophocle, Brecht ou le théâtre populaire des « boy-scouts gauchistes », c’était « un système de références historiques et philosophiques plus ou moins bien formulé », permettant aux prolétaires « d’analyser le monde où ils vivent, d’interpréter la poussière des événements quotidiens, de moduler leur lutte face à la stratégie scientifiquement élaborée de ceux qui les exploitent5 ». Aujourd’hui, ce n’est toujours ni Sophocle ni Brecht, mais la philosophie s’est évanouie en quittant l’usine. L’expérience militante nous l’avait déjà fait sentir : l’incarnation des concepts résiste mal à l’allongement des temps de transport. Restent alors des représentations, des images, des fantasmes, désignant des pratiques alimentaires, sexuelles ou vestimentaires : les ouvriers aujourd’hui, ce sont des gens qui aiment les viandes en sauce et les vêtements sans façons, s’en remettent à la vigilance mâle du soin d’éviter la procréation des enfants et au martinet du soin d’élever les rejetons échappés à cette vigilance, et livrent volontiers aux pratiques de sorcellerie‒ au rang desquelles, ô mânes d’Hâhnemann ! il faut compter l’homéopathie ‒ le maintien de leur santé.

Histoires, à la limite, de potlatch et de techniques du corps : la culture primitive des ethnologues, la culture paysanne des historiens des mentalités, les styles de vie et les habitus populaires de la sociologie culturelle… Bien loin, assurément, des certitudes du savoir marxiste et du combat ouvrier… Est-ce seulement désenchantement politique si tant de discours et de regards sur le peuple se réajustent dans ce registre d’une sociologie de l’ethos populaire, d’un peuple qui est et comme ça ? Est-ce le produit paradoxal de l’angoisse à découvrir que les théoriciens de la « nouvelle classe ouvrière » n’étaient pas totalement dans l’erreur ? Laisser tomber la lutte des classes pour préserver la classe de la lutte ? À moins qu’autre chose ne soit aussi en jeu dans le maintien à tout prix de la robuste identité populaire : la séparation entre les bons et les mauvais intellectuels ; la marque de reconnaissance de celui qui sait que les choses ne sont pas comme on les croit ‒ qui oppose le savoir vrai sur les conditions et les manifestations de l’identité ouvrière aux phrases vides des idéologues du « mode de production », mais aussi qui fait de l’adéquation à soi du corps populaire, de son « franc-parler », de son « franc-manger » et de son goût pour les chromos le réfèrent ironique de la « bonne volonté culturelle » de la « nouvelle petite-bourgeoisie6 ».

Fonction substitutive du discours sociologique et raison de son succès présent ? S’il affirme que « les membres des classes populaires […] attendent de toute image qu’elle remplisse une fonction » ou qu’elles « refusent d’entrer dans la comptabilité benthamienne des plaisirs et des peines7 » du même ton péremptoire qui nous signifiait hier que les ouvriers étaient « assez grands » pour s’occuper tout seuls de leurs affaires, n’est-ce pas que son statut s’assure à la même condition qui légitimait la parole du théoricien ou du responsable marxiste : il faut que le peuple reste identique à lui-même pour que le savant se sépare de l’idéologue comme le représentant ouvrier du petit-bourgeois. Ils sont ça, ils ne sont que ça : double légitimation pour le savant en science sociale dont la position implique le rapport privilégié à deux concepts (deux classes ?), la classe populaire du concept-existant et la petite-bourgeoisie de l’idéologie inconsistante. Rapport à trois que ne sauraient bouleverser les raffinements de l’analyse distribuant à chaque fraction sociale, selon les moments dialectiques du processus de distinction, ses marques de reconnaissance. Car la forme même du questionnaire aura toujours pour effet principal la distinction des deux identités corrélatives à la position du savant : il y a ceux qui ne savent pas en user et livrent ainsi la simplicité « sans chichis » de leur ethos populaire ; et il y a ceux qui, connaissant le truc, croient pouvoir se choisir librement philosophes ou garçons de café : les soldats anonymes de l’amor fati et les Don Quichotte grotesques de la « nouvelle petite bourgeoisie8 ».

Ce parti savant, présent à l’horizon des interprétations de Frémontier, n’est pas pourtant celui qu’il voudrait adopter. Sa rage même à exhiber chez les héros prolétariens d’hier les stigmates du racisme ou du phallocratisme, la gloriole sexuelle ou la vanité devant les meubles hors de prix qui ornent un salon inhabité, laisse percevoir que les amours déçues du militant ne peuvent se satisfaire dans la positivité sociologique de ce prolétariat tombé de son piédestal. Sa complaisance même à l’écoute des petits secrets et des petits fantasmes de la cuisine et de l’alcôve exprime aussi un certain repentir d’avoir, pour la « bonne cause », réduit ses interlocuteurs à la stricte dimension usinière et militante. Dans l’identité quelque peu plastronnante et dans le discours souvent grasseyant de ses partenaires, il veut nous faire sentir la carapace nécessairement formée pour supporter l’insupportable du temps dérobé, des rêves écrasés et de l’identité non plus perdue ‒ récupérable donc au bureau des concepts trouvés ‒ mais irrémédiablement volée. La démarche, attentive au rêve refoulé mais indestructible qui entame l’identité populaire, entraînerait l’adhésion si le « laisser parler » dont elle se fait devoir ne délivrait vite son accablant revers : s’écouter interpréter. Qu’un mineur reconverti en tôlier évoque la dureté de la mine et celle de son nouvel apprentissage, et l’enquêteur ne manquera pas l’occasion de nous faire entendre qu’il a su, tout comme un autre, passer de Marx à Freud (à Adler plutôt ?) : « Traduisons : je faisais un métier dur, ça a été dur de me reconvertir, je reste donc un homme dur (et les connotations sexuelles de l’épithète nous frappent en plein ventre…)9 ». Ainsi lancé, l’enquêteur n’en finira pas de traduire et d’interpréter le langage culinaire ouvrier, depuis cette « grande bouffe » de ragoût et de pommes de terre par laquelle un jeune faïencier quimpérois se punit d’avoir assassiné sa mère ‒ la langue bretonne ‒ jusqu’à ces brochettes trop évidemment phalliques dont le nom ne revient plus aux lèvres d’une femme de mineur pour la même raison selon laquelle son minable époux qui « travaille avec des marocains » y investit ses rêves pimentés de revanche sexuelle. La bonne volonté à l’écoute du rêve ouvrier ne suffit point pour se libérer des douces habitudes marxo-freudiennes du : « ce n’est pas un hasard si ».

Il est vrai aussi que le grand déballage sexualiste recèle encore une intention honnête : opposer aux parades et aux fantasmes de la surcompensation mâle cette lutte pour une reconquête, pour une authentique affirmation de soi dont les femmes ‒ celles qui, privées des prestiges de la revanche mâle, quand elles n’en sont pas les victimes, ne peuvent que radicaliser leur désir d’être autres et elles-mêmes ‒ donnent le modèle. Mythe nouveau : la femme, prolétaire de ceux que les prolétaires ont déçus, représentante d’une identité dominée qui ne saurait en tout cas se perdre à la façon dont les prolétaires s’embourgeoisent parfois, les Bretons s’assimilent souvent et les jeunes vieillissent toujours.

•••

Pour offrir souvent sa propre caricature, ce parcours n’est pas pourtant dérisoire. En témoignent différemment les recherches et les incertitudes actuelles de ceux qui ne désespèrent ni du marxisme ni des ouvriers, qui persistent à vouloir comprendre le présent et l’avenir ouvriers dans « l’antre du capitaliste », le procès de travail et de formation de la plus-value. Comment ne seraient-ils pas fascinés et provoqués par ces nouvelles unités de production ou se brouillent les contours de l’usine et les mécanismes de l’exploitation : dans ces raffineries et sur ces sites pétrochimiques où le fonctionnement automatisé conserve une marge d’aléas qui rend au savoir pratique ouvrier sa fonction et où des grappes d’ouvriers d’entreprises sous-traitantes, diversement qualifiés, tournent autour du noyau organique ouvrier, comment reconnaître au juste qui est de l’entreprise et qui n’en est pas, quel travail relève de la « fabrication » ou de l’entretien, qui commande à qui10? Sans doute l’homme de science retrouve-t-il, là aussi, une qualification à ce que la plus-value retrouve un mystère par trop divulgué. Mais le militant qui le double doit s’interroger en même temps sur ce qu’il advient alors du classique rapport entre les « idées justes » tirées du savoir technique de la production et les « idées justes » devant informer la lutte des classes. Car ce savoir ouvrier réhabilité par l’écart même entre le fonctionnement officiel de l’unité de production et son fonctionnement effectif n’est pas seulement un facteur d’intégration « responsable » à l’entreprise, autant que de conscience revendicative. Il accroît aussi la division entre le noyau ouvrier qualifié et le personnel généralement immigré des entreprises de sous-traitance que le sentiment de responsabilité et de risque des premiers les invite à surveiller, voire à commander, pour le bien commun de l’entreprise et des travailleurs.

Éclatement interne de l’usine, obéissant au même principe et produisant les mêmes effets que l’éclatement externe de l’usine diffuse, distribuant sa production, à travers la sous-traitance, jusqu’à retrouver les formes « archaïques » de l’atelier rural et du travail à domicile. Est-il absurde de penser que c’est peut-être l’interrogation sur les conséquences de ce processus qui donne sa nécessité ambiguë à un livre comme L’établi : témoignage ‒ à l’égard de ceux qui en sont revenus ‒ de ce que le despotisme d’usine et la lutte de classe n’ont rien perdu de leur « archaïque » actualité ; constat exemplaire d’une certaine idée du combat contre l’aliénation ouvrière, depuis le savoir dénié du vieil ouvrier ou la culture écrasée de l’immigré jusqu’à la reconnaissance/recomposition de l’identité et de l’unité dans la lutte ; mais peut-être aussi souvenir d’une usine précisément disparue, ensevelie aujourd’hui sous une forêt de tours ?

C’est le problème que posent avec plus de brutalité ‒ de naïveté, en un sens ‒ les observateurs de ce qui fut, il y a onze ans, la forteresse exemplaire du « nouveau » mouvement ouvrier : l’usine Fiat de Mirafiori ‒ réduite aujourd’hui à la fonction de montage et d’assemblage, largement automatisée, de pièces sous-traitées à plusieurs niveaux sur tout le territoire de « l’usine diffuse11 ». Dans le relâchement du pouvoir direct de la hiérarchie et la réduction des rythmes de travail qui caractérisent le fonctionnement nouveau, comme dans le comportement des jeunes ouvriers embauchés à la suite de la restructuration, ils voient s’évanouir, avec la figure classique du despotisme d’usine, le concept corrélatif qui avait trouvé son incarnation adéquate dans le paysan déraciné du midi devenu le paria révolté de la grande fabrique turinoise : l’ouvrier-masse, portant, face à l’appareil despotique de l’usine, tout le poids de son a-socialité d’être transplanté, parqué, frustré de tout, en même temps que la pure négativité de la foule anonyme identifiée et collectivisée par la machine productive ; contraint par l’absence même de toute « société civile » à trouver dans le seul espace de l’usine toute possibilité de socialisation et à porter dans ses luttes toute la rage de sa déréliction et toute la radicalité de ses besoins :

l’usine du despotisme productif des années soixante, puis l’usine de la révolte ouvrière au début des années soixante-dix fonctionnaient non seulement comme lieux stratégiques de la valorisation du capital global mais également comme lieux privilégiés de la formation d’identité sociale et de socialisation ouvrières. […] Dans ce moment privilégié d’exercice d’un pouvoir directement social, l’usine se posait immédiatement comme espace de socialisation, comme moment d’organisation de l’ouvrier collectif, pour lequel la dimension collective était directement condition et (processus) de transformation de la vie individuelle de chacun, déformation et de reproduction d’une nouvelle identité12.

De ce rapport de l’individuel et du collectif témoignait, selon les temps faibles ou forts de la conflictualité, le passage de l’absentéisme individuel à la grève participative. Or, aujourd’hui, le rapport s’inverse : les taux d’absentéisme les plus élevés coïncident avec les moments de conflictualité maximale et les vétérans des combats d’il y a dix ans regardent, amers, les nouveaux embauchés identifier la grève avec la désertion de l’usine : comportement typique d’un nouveau prolétariat de jeunes nés dans le tissu urbain, plus longtemps scolarisés ‒ plus « diplômés » ‒ que leurs aînés et qui vivent l’usine comme un lieu de passage où ils se sont trouvés par accident ; effet aussi de la réduction des heures et des rythmes du travail qui permet ou impose l’appoint d’une autre occupation et noie le salaire dans le « revenu », lui ôtant ainsi son caractère d’instrument politique du pouvoir ouvrier : l’usine se trouve alors reniée, le travail divorce d’avec le Capital :

Si, dans la phase précédente, il était possible de lire les comportements productifs de la force de travail comme une articulation de la composition technique de classe, expression ‒ au besoin médiatisée ‒ de la manière d’être de la classe au sein du Capital, maintenant les choses semblent obscurcies par la pénétration du « social  » à l’intérieur de la sphère de la production dont le pouvoir normatif sur les comportements ouvriers se trouve désormais limité13.

Là encore, la fin d’un certain miracle, d’une incarnation du concept trop parfaite pour être honnête : miracle de cet ouvrier-masse que l’opéraisme avait façonné comme le Double de ce mouvement ouvrier intégré auquel il devait opposer la radicalité de « l’autre mouvement ouvrier » ; ce rebelle soutenant de la sauvagerie même de ses besoins extensifs le primat de la revendication salariale ; opposant le « refus du travail » communiste à la gestion socialiste du travail productif, mais propre en même temps à supporter le vieux discours de l’émancipation socialiste par lequel la positivité de la classe productrice recueille l’héritage de la puissance bourgeoise du négatif ; ce prolétaire collectif revalorisé en théorie comme sujet moteur du développement même du Capital, mais dont la subjectivité et la capacité demeurent forgées à la seule « école de la fabrique » : « La centralité productive de la grande usine […] se renversait sous la forme de la centralité politique de la force de travail employée, sujet politique dont la capacité d’exercice du pouvoir était liée directement à son rôle productif : l’émancipation du travail14. »

La centralité se renversait… l’usine se posait… cet ouvrier prend conscience... : ce synchronisme séculaire de l’usine du capital et de la machine du concept ne viendrait-il pas enfin à se dérégler dans ce mouvement inverse, cette « irruption de la société dans l’usine » caractérisant les nouveaux rapports du travail et du capital ? Et sans doute n’est-on pas très convaincu par la trop fonctionnelle substitution de la « culture métropolitaine » à la « culture d’usine », comme éducatrice de l’identité rebelle, par le volontarisme qui confère l’ancestrale pesanteur de la seconde au « solide bagage de modèles entièrement structurés par la centralité des pratiques reproductives externes à l’univers productif de l’usine15 ». Dans le détail, le solide bagage de cette centralité en trompe-l’œil tend à nous renvoyer vers deux types d’explication, deux modes d’identification dont la nature ‒ et les limites ‒ sont déjà éprouvées : décalage entre les exigences de la production et les caractères d’une identité culturelle formée dans le cadre d’une scolarité prolongée et « surqualifiante » au regard des emplois possibles ; appel, d’autre part, à ces « nouvelles identités collectives » qui sont aussi les plus vieux partages de l’existence : « C ‘est toujours davantage aux jeunes en tant que jeunes, aux femmes en tant que femmes, aux vieux ouvriers en tant que “anciens”, qu’il revient de constituer les contours et la matière des sujets collectifs […]16 ».

Mais peut-être est-il question de quelque chose de plus essentiel dans le va-et-vient entre l’inadéquation à soi de l’État capitaliste et l’adéquation à soi des sexes et des classes d’âge auquel condamne la poursuite infinie d’une introuvable « nouvelle composition de classe ». Car cette recherche c’est aussi la tension perpétuelle du retour du courant opéraiste vers sa tendance indéfiniment contrariée : celle qui proclamait naguère la nécessaire « lutte de la classe ouvrière contre elle-même comme capital17 » et qui reconnaît aujourd’hui, dans la séparation « objective » de la classe ouvrière et du capital, l’occasion, l’exigence d’un processus subjectif d’arrachement confirmant le principe le plus profond de la démarche marxienne : la recherche d’une « méthode de la transformation sociale » fondée sur l’antagonisme et non plus sur la contradiction ; rendant donc la dialectique au Capital pour que le matérialisme devienne « le seul horizon entièrement innervé par la logique de l’antagonisme et de la subjectivité18 » ; pour opposer radicalement les chemins communistes de l’affirmation et de la destruction prolétariennes à ces chemins dialectiques de l’école de la fabrique au bout desquels le socialisme attend l’héritage du Capital.

Renversement dont l’ambiguïté pourtant se manifeste encore dans l’emploi qu’il lui faut faire encore du concept même de la confusion entre les deux processus : celui de ce « travail productif » dont l’universalité doit servir à transformer le « refus du travail » en force productive d’un genre nouveau, force d’une auto-valorisation ouvrière déplacée de la production du Capital à l’invention d’un monde nouveau, du pouvoir des locomotives au pouvoir des fleurs19. Faut-il, après d’autres, dénoncer cette conversion du marxisme en discours de la subjectivité absolue ? Ou bien y reconnaître la limite d’un processus de dédoublement constitutif de l’énoncé même du discours marxien, sensible dès l’origine de ce qui devait demeurer pour la postérité son maître-mot : ce développement des « forces productives » appliqué à donner au sillon boueux de la charrue feuerbachienne le parcours aérien de la négativité hégélienne ‒ mais aussi à enfouir l’obsession, le remords originel, le Je = Je de la subjectivité stirnérienne sous les tableaux et les statistiques du baron Dupin, père commun des ouvriers et du susdit concept20? Dédoublement originel qui ne peut se colmater jamais que dans le regard qui indéfiniment statufie les ombres et dans le discours qui inlassablement prête parole aux voix blanches ?

De l’usine cherchée au miroir trouvé… Peut-être les mésaventures de l’identification pourraient-elles induire à reposer la question du rapport entre ceux que l’on cherche toujours là et ceux qui sont instruits de la science d’être toujours ailleurs. Et si le rapport s’inversait ? S’il avait toujours été inverse ? Si, au regard de ces « masses » qu’il nous plaît ou déplaît alternativement de traiter en « héros », nous avions toujours été, en tout cas, « d’une naïveté ridicule » ?

Ce texte est initialement paru dans Les révoltes logiques (n°13, Hiver 1980-1981). Il est ici reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur, Horlieu, qui l’a rendu de nouveau disponible dans Les scènes du peuples de Jacques Rancière 2003.

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  1. Patrick Cingolani,« La non-reproduction » []
  2. Cet article est initialement paru avec pour sous-titre «(Notes sur un article et sur quelques ouvrages)». Il y est question de Patrick Cingolani, « La non-reproduction » in Révoltes logiques, n°13, Hiver 1980-1981 ; Jean Frémontier, La vie en bleu, Fayard, 1980, et La forteresse ouvrière, ibid. 1971 ; P. Bourdieu, La distinction, éd. de Minuit, 1980 ; Usines et ouvriers, ouvrage collectif, Galilée, 1978. R. Linhart, L’établi, éd. de Minuit, 1978. []
  3. La forteresse ouvrière, op. cit. []
  4. La vie en bleu, op. cit. []
  5. La forteresse ouvrière, op. cit., p. 177. []
  6. La Distinction, op. cit. []
  7. Ibid., p.43, p. 201. []
  8. Ces remarques cursives n’entendent pas annuler les problèmes posés par La Distinction. On y reviendra plus longuement. []
  9. La vie en bleu, op. cit., p. 57. []
  10. R. Linhart,  « Procès de travail et division de la classe ouvrière », in La division du travail, op. cit. Cf. également dans Usines et ouvriers, les contributions de J. P. de Gaudemar et B. Coriat. []
  11. S. Belforte, M. Ciatti et A. Magnaghi, « Restructuration productive et composition de classe à la Fiat de Turin », et M. Berra et M. Revelli, « Absentéisme et conflictualité : l’usine reniée », in Usines et Ouvriers, op.cit. []
  12. Berra et Revelli, Loc. cit., p.111. []
  13. Ibid., p.110. []
  14. Ibid., p.111. []
  15. Ibid., p.122. []
  16. Ibid., p.136. []
  17. Tronti, Ouvriers et Capital, Ch. Bourgois, 1977, p. 322. []
  18. A. Negri, Marx au-delà de Marx, Ch. Bourgois, 1979, p. 292. []
  19. A. Negri, ibid., p.317, et « Sabotage et auto-valorisation ouvrière » in Usines et Ouvriers, pp.145-160. []
  20. Sur le rapport Marx-Stirner, voir le livre très suggestif de Hervé-Marie Forest, Marx au miroir de Stirner, Sycomore, 1978. []
Jacques Rancière