Une question récurrente
Souvenons-nous, c’est dans le Gorgias de Platon que le problème de la relation de la technique aux valeurs apparaît pour la première fois. Dans ce dialogue en effet, Socrate débattait de la nature de la techne en tant qu’ « art » de la rhétorique, y distinguant entre les arts véritables, fondés sur le logos, et ce qu’il appelait simplement, dans la traduction française, « procédés » [empeiriae en grec], ces propositions fondées sur l’expérience mais sans rationalité sous-jacente (Dodds, 1959 : 225).
Pour Platon, un tel logos incluait nécessairement une référence au Bien desservi par l’art : si l’art est une construction navale, son logos ne se réduira nullement à enseigner au constructeur une pure procédure de carénage, mais le guidera plus précisément dans la construction d’un bateau solide et sûr. À l’identique, l’art du médecin ne saurait être réduit à la simple application mécanique d’une pharmacopée mais doit plutôt selon lui être envisagé à l’aune de sa mission curative.
C’est ainsi que les arts se distinguent d’une simple fonctionnalité sans finalité supérieure. Alors que les « procédés » se trouvent mis au service de buts subjectifs, la logique technique et les valeurs se rejoignent dans les arts véritables. Mais parce que nous sommes enclins à prendre les apparences pour la réalité, et à rechercher les plaisirs au lieu du Bien, à chaque art correspond alors un « procédé », qui imite ses effets et égare ses victimes. La gymnastique trouve ainsi un triste succédané dans les cosmétiques, qui donnent l’apparence de la santé sans sa réalité.
Quant à la rhétorique, le pouvoir de substituer l’apparence à la réalité grâce au langage, c’est le « procédé » par excellence, et sans conteste le plus dangereux. Dans un débat sur la construction navale ou la médecine, l’orateur réduira à chaque fois l’expert au silence, les moyens triomphent ainsi invariablement des fins.
C’est la leçon de Calliclès, l’avocat le plus disert du « procédé » rhétorique dans le Gorgias, qui, pourvu d’un appétit tout à fait illimité pour le pouvoir et les plaisirs, se propose de les obtenir par sa maîtrise des ruses du langage. Que cette ambition ne soit pas simplement une idiosyncrasie personnelle devient clair à la lecture d’Aristophane, de Thucydide et des autres auteurs contemporains, qui ont tous dénoncé la dégénérescence morale et l’égoïsme de l’Athènes impérialiste de la fin du Ve siècle : dans leurs affaires extérieures, les Athéniens opprimaient leurs propres alliés, quand, à l’intérieur, l’Agora devenait le champ de bataille d’orateurs affamés de pouvoir. La version platonicienne de cette question éternellement décisive était au fond tout simplement la suivante : la puissance fait-elle le droit ? Nul doute que la réponse de Platon soit au fondement de toute la pensée éthique rationnelle en Occident
En un sens, l’idée platonicienne de techne semble lumineuse. Les technologies sont de fait subordonnées aux buts, qui apparaissent dans les disciplines techniques comme des guides de ressources et de procédures. Nombre de ces objectifs proviennent de réflexions, sur la santé ou la sécurité, qui laissent toujours entrevoir une visée rationnelle. Ainsi, un ingénieur travaillant dans l’aéronautique pour Rolls-Royce m’a expliqué qu’il passait dix pour cent de son temps à créer des logiciels pour contrôler les moteurs, occupant les quatre-vingt-dix pour cent restant à les tester pour assurer la sécurité des passagers. Platon aurait sans aucun doute approuvé : le logos est à l’œuvre chez Rolls-Royce.
Toutefois, nous autres Modernes ne pouvons plus généraliser à partir de tels exemples comme Platon le faisait. En effet, force est de constater aujourd’hui que pour chaque ingénieur aéronautique, il y a désormais un fabricant de bombes quelque part. Si cette insistance de Platon quant à la nécessité d’une rationalité, d’un logos, peut encore faire sens, nous ne sommes toutefois plus tellement sûrs que cela comprenne l’idée de Bien. Et de fait, nous avons tendance à penser les technologies comme étant dépourvues de structures normatives, au service de buts uniquement subjectifs, tout comme Platon le faisait avec les fameux « procédés ». Dès lors, une question s’impose : que s’est-il donc passé dans les temps modernes pour disjoindre la techne et les valeurs ?
C’est Max Weber qui fut le tout premier théoricien de cette perspective moderne, en établissant entre « rationalité substantielle » et « rationalité formelle » une distinction qui correspond très signifïcativement à la différence platonicienne entre techne et « procédé ». La rationalité substantielle part d’une postulation du Bien et choisit ensuite les moyens pour l’accomplir. Au sens wébérien, de nombreuses institutions publiques seraient ainsi substantiellement rationnelles : le droit universel à l’éducation, par exemple, exprime une conception du Bien qui détermine des « moyens » appropriés, en l’occurrence des salles de classe et des enseignants. La rationalité formelle quant à elle se préoccupe uniquement de l’efficacité des moyens et ne contient aucune référence intrinsèque au Bien. Elle est en conséquence neutre au niveau des valeurs, comme l’empeiria platonicienne. La modernisation consiste ainsi dans ce triomphe d’une rationalité formelle par rapport à l’ordre, plus ou moins substantiellement rationnel, hérité du passé. Le marché est le principal instrument de cette transformation, substituant le « paiement comptant » à la recherche planifiée des valeurs. Quant à la bureaucratie, elle est l’un des domaines dans lesquels la rationalité formelle finit par prévaloir.
Rappelons également que le « procédé » chez Platon est soumis à la volonté de puissance d’un sujet individuel, Calliclès par exemple. Or, dans une société envisagée dans son ensemble, la volonté d’une subjectivité purement individuelle ne peut instaurer aucun ordre supérieur. Le triomphe de Calliclès ne pourrait que conduire à la tyrannie, et à la réaction anarchique qui s’ensuit. La neutralité au niveau des valeurs chez Weber implique tout autant un but subjectif, mais le marché et les processus politiques parviennent à fonder un ordre plus vaste. La question est alors la suivante, quel est cet ordre ? Weber lui-même était plutôt pessimiste. Il avait fort bien prévu la cage de fer de la bureaucratie se refermant sur la civilisation occidentale : la logique des moyens techniques employés dans la société occidentale avait bel et bien prévalu sur les valeurs de liberté et d’individualité des Lumières, un nouvel ordre émergeant alors, qui manquait singulièrement d’une quelconque visée supérieure ; mais au moins était-ce un ordre.
Dans les temps modernes, les aspects de la distinction platonicienne entre techne et empeiria sont recomposés. Là où Platon avait amalgamé la recherche du Bien et les moyens rationnellement élaborés, la poursuite du pouvoir et des plaisirs obéit désormais à sa propre logique, celle de l’institutionnalisation systémique des moyens, via les marchés et les bureaucraties, et cette logique s’impose d’elle-même, indépendamment du vouloir humain ou d’une quelconque conception du Bien. Là est la différence entre la tyrannie individuelle redoutée par Platon, et la tyrannie des moyens rationnels qui hantait Weber.
C’est ce même pessimisme wébérien que l’on retrouve de manière paroxystique chez Heidegger. Écrivant une génération après Weber, Heidegger déplace en effet l’accent mis sur les marchés et la bureaucratie vers la technologie. La cage de fer, cette fois, est un système de recherche et de développement, une technoscience, capable selon lui de restructurer fondamentalement la réalité, d’une façon qui la dépossède complètement de ses potentialités intrinsèques et l’expose à une domination purement subjective, ce processus détruisant tout à la fois selon Heidegger l’homme et la nature. Dans cette perspective, un monde « dé-formé » par la technologie est un monde radicalement étranger et hostile. Même le moderne Calliclès s’est laissé prendre au piège du système qu’il pensait maîtriser. Car en effet, la technoscience est autrement plus dangereuse que la rhétorique et les marchés. Le danger n’est pas seulement celui – parmi tant d’autres périls – des armes nucléaires qui menacent notre survie, mais dans l’effacement même du statut particulier et de la dignité de l’humanité, en tant qu’elle est toujours ce par quoi le monde peut relever le défi de l’intelligibilité et du sens. Perdition alors pour ces êtres humains, devenus de simples matières premières, à l’image de cette nature qu’ils prétendaient dominer (Heidegger, 1977).
Platon n’aurait sans doute pas été tout à fait surpris par ce diagnostic, bien que le glissement d’accent, de l’usage abusif de l’empeiria, au pouvoir destructeur inhérent à la technologie elle-même, soit particulièrement moderne. Ce basculement provient du fait que la technologie n’agit pas simplement sur les apparences, mais organise la réalité de façon systémique. Chez Heidegger, la question centrale est donc reformulée. Car désormais, nous sommes moins préoccupés par le problème de la justification du pouvoir, que par le véritable challenge que représente sa présence désormais sublime dans la technologie même. Notre interrogation se décline alors ainsi : pouvons-nous vivre avec la technologie, avec le pouvoir dans sa forme moderne ? Le problème éthique du droit et de la force est supplanté par le problème ontologique de la transformation destructrice que la technologie réalise tout à la fois sur ses usagers et ses objets. Autant dire que nous nous soucions moins de savoir si les descendants de Calliclès ont le droit de décider pour nous, que de savoir si le monde qu’ils dominent peut désormais survivre aux moyens mis en branle par leur ambition dévorante.
À ce stade du raisonnement, il semble que l’on revienne à notre point de départ. La technologie, neutre au niveau des valeurs, finit par renfermer in fine une valeur en elle-même, à savoir cette valeur de pure domination. Comme l’écrit Heidegger : « La caractéristique marquante de la technologie moderne tient dans le fait qu’elle ne se réduit plus uniquement à des « moyens », des appuis ou des « services », mais déploie plutôt… un caractère spécifique de domination » (Cité in Zimmerman, 1990 : 214). Ce paradoxe est déjà implicite chez Platon dans son exposé de l’empeiria. Rappelons que les « procédés » ne sont pas explicitement orientés vers le Bien, mais sont « neutres » en eux-mêmes. Gorgias le dit au début du dialogue, lorsqu’il explique que le maître de rhétorique, pas plus que l’entraîneur de boxe, n’est en réalité responsable de l’usage que les élèves font de leur art (Platon, 1952 : 15- 16). Mais quand Socrate décrit les « procédés » tels que la cuisine ou les cosmétiques, il nous alerte sur le fait qu’ils sont essentiellement liés aux apparences, et donc soumis à différents types de séduction et de manipulation. Le « procédé » rhétorique en particulier soutient la domination, comme le fait la technologie chez Heidegger.
La Tyrannie de la Raison
Cet arrière-plan dresse le décor pour une discussion de la théorie marcusienne de la technologie. Marcuse était un disciple d’Heidegger, mais il fut tout autant grandement influencé par la philosophie classique. Son approche de la question technologique n’était en effet pas si différente de celle de Platon ou de Heidegger. Lui aussi était préoccupé par le triomphe de « moyens » visiblement anomiques sur les « fins », triomphe de la domination sur tout autre valeur. Lui aussi craignait que notre quête du pouvoir soit finalement objectivée dans un système, et ne soit plus freinée par un logos moralement informé.
Il en va de la critique de Marcuse comme de celle d’Heidegger : la principale difficulté théorique provient de ce qu’elle affirme à la fois la neutralité de la technologie et son penchant irrésistible pour la domination. Or, comment des moyens strictement neutres pourraient bien favoriser la domination plutôt que la libération ? La neutralité des « moyens » n’est-elle pas justement une garantie de son indifférence par rapport aux « fins » ?
Marcuse reprend ces questions plus explicitement dans L’Homme unidimensionnel (1964) dans lequel il retourne à l’ontologie classique pour formuler sa réponse. Pour les anciens Grecs, la raison est la faculté qui distingue le vrai du faux, non seulement dans le domaine des propositions mais également dans le royaume de l’Être lui-même. Tous les êtres visent des fins, aspirent à une forme parfaite qui réalise leurs possibilités. Puisque chaque « Étant » actuel est imparfait, et par conséquent dans l’erreur, le jugement rationnel d’un tel « Étant » implique un impératif des plus exigeants : l’ « Être » est également un « Devoir-Être ».
Cette conception ontologique de la Raison explique la notion platonicienne de techne. Le rôle des arts est de permettre à l’existence d’atteindre sa forme essentielle. Au cœur même de l’art vient en effet se lover une finalité implicite qui correspond au couronnement, à l’excellence de ses objets. Par exemple, l’art du gouvernement ambitionne de rendre les hommes justes ; l’art de l’éducation s’efforçant quant à lui de développer cette faculté rationnelle qui est l’essence même de l’homme. Aucune finalité semblable ne sourd de cette technologie moderne qui a émergé via la destruction de cette ancienne techne, héritée des métiers fondés sur les valeurs traditionnelles. La rationalité technologique moderne a en effet revendiqué sa « neutralité » vis-à-vis des « essences », ces « essences » vers lesquelles les précédentes technai avaient orienté leurs efforts. Et c’est ce renoncement aux « essences », qui lui donne sa couleur particulièrement positiviste, dans la mesure où elle semble bien être une forme de pensée purgée et dégagée des influences sociales.
La Raison technique moderne aspire à la classification, à la quantification et au contrôle. Parce qu’elle ne reconnaît de réalité qu’à la seule existence empirique, elle n’admet aucune tension existentielle entre le Vrai et le Faux, et ne fait aucune distinction entre les « choix » et les « potentialités ». Ce que l’ancienne ontologie prenait pour une finalité intrinsèque – l’accomplissement parfait de l’essence des choses – est désormais envisagé comme une préférence personnelle. La raison moderne aplanit ainsi la différence entre les potentialités inhérentes à l’essence des choses et les désirs uniquement subjectifs.
Par exemple, une analyse de l’État conduite en termes classiques aurait été immédiatement reliée à des finalités éthiques, notamment à la justice. À l’inverse, l’approche moderne, depuis Machiavel, se concentre exclusivement sur les rouages de la coercition et du consentement, sans égard pour des desseins plus larges. Mais comment la fin ultime du gouvernement, la Justice, peut-elle être placée sur le même plan que la volonté de pouvoir d’un Calliclès ? Un parti-pris se révèle dans cette équivalence, parti-pris entièrement à l’avantage de Calliclès, dont l’ambition est désormais non moins prise au sérieux qu’un véritable objectif public, puisque les deux sont envisagés comme strictement subjectifs. C’est cette suspension du jugement, pour dire ce qui relève du contingent et ce qui relève de l’essentiel, qui fait l’originalité de la violence de la Raison moderne ; c’est ce qui la met au service du statu quo.
Le système de classe tire avantage de cette démission, car elle annule la possibilité d’un ordre social égalitaire et pacifié, pourtant rendu possible par l’avance technologique. C’est le point crucial de la critique de Marcuse : la société avancée est, en un certain sens, techniquement dépassée par ses propres réalisations. Elle est capable de pacifier l’existence, mais maintient artificiellement la concurrence comme fondement de l’inégalité et de la domination. Selon Marcuse, c’est dans la mesure même où la domination prend racine dans les structures héritées de la société que la rationalité formelle contribue à la maintenir et à la reproduire.
Le monde du travail est le domaine principal dans lequel est assurée cette « pérennité de la domination ». Si l’autodétermination et l’épanouissement des travailleurs sont considérés comme des préférences subjectives plutôt que comme des potentialités humaines, elles perdent l’autorité normative qui leur permettrait de contrecarrer la course au profit et à l’efficacité du Capital. L’autonomie et l’expression personnelle sur une chaîne de montage demeurent parfaitement chimériques, alors que des produits tout à fait concrets sortent de la chaîne de production et prouvent de fait sa valeur. C’est ce que Marcuse voulait signifier quand il écrivait : « La Raison théorique, en demeurant pure et neutre, est entrée au service de la Raison pratique… Aujourd’hui, la domination se perpétue et s’étend non seulement à travers la technologie, mais en tant que technologie même, et cette dernière fournit la grande légitimation à l’hégémonie d’un pouvoir politique en expansion, qui absorbe toutes les sphères de la culture » (Marcuse, 1964 : 58).
Cette critique s’avère bien plus percutante que celle du marxisme traditionnel. Alors que le marxisme semblait tout prêt à proposer une réinterprétation moderne de la finalité historique, l’histoire a rendu obsolète sa focalisation sur les relations de propriété et son optimisme technologique. La technologie moderne ne peut tout simplement pas être instrumentalisée à des fins radicales, car la logique de son fonctionnement normal les contredit. Quel sens y aurait-il à essayer de transformer le travail à la chaîne en un lieu de plénitude personnelle, ou à diffuser de la propagande en faveur de la pensée libre ? C’est la propre nature systémique de la technologie qui entrave son recours en vue de telles fins. La technologie a sa logique propre, indépendante des buts qu’elle soutient. Dans la mesure où c’est avéré, changer uniquement les visées ne modifierait pas cette logique, qui est en dernier ressort à l’origine même de la menace. Pour faire une différence à ce niveau, ce ne sont pas seulement les « fins » de la production, mais aussi les « moyens » qui doivent être transformés, dans la mesure où ils intègrent la domination dans leur structure.
« En effet, la liberté dépend largement du progrès technique, de l’avancée de la science. Mais ce fait obscurcit facilement la pré-condition essentielle : dans le but de devenir les véhicules de la liberté, la science et la technologie doivent changer leur orientation et leurs visées actuelles ; elles doivent être reconstruites en congruence avec une nouvelle sensibilité – les exigences des instincts vitaux. Alors, on pourra parler d’une technologie de la libération, produit d’une imagination scientifique, libre de projeter et de dessiner les formes d’un univers humain sans exploitation et sans dur labeur » (Marcuse, 1969 : 19).
Une alternative véritable modifierait le fondement matériel aussi bien que les superstructures institutionnelles. Marx, Engels et Lénine ont condamné la société existante au vu de son incapacité à développer de façon optimale les assises technologiques. Or, le problème aujourd’hui, selon Marcuse, n’est pas tant de développer cette infrastructure, que de l’utiliser pour en créer une autre, nouvelle et différente.
Cet intérêt pour la transformation technique distingue Marcuse tout à la fois d’Heidegger et du reste de l’École de Francfort. Vraie pour Marcuse l’idée que la technologie a le pouvoir et qu’elle entraîne les conséquences que dénoncent Heidegger et Adorno, mais elle recèle également selon lui une promesse. Chez Heidegger, le mieux que l’on puisse espérer est une « relation libre à la technologie », un changement d’attitude salutaire ; et Adorno ne nous offre rien de plus avec son concept de Lumières « tamisées » par le « souvenir [Engedenken] de la nature » (Heidegger, 1966 : 54 ; Adomo et Horkheimer, 1972 : 40). De loin plus radical, Marcuse appelle au changement de la nature même de l’ « instrumentalité », qui serait fondamentalement modifiée par l’abolition de la société de classe et le principe de rendement qui lui est associé. Ainsi, Marcuse donne à la question de la technologie une tournure nouvelle. Il ne s’agit pas seulement d’une question ontologique visant à comprendre ce que la technologie fait de nous ; cette question a besoin d’être posée, bien évidemment, mais nous devons aussi poser la question politique, à savoir ce que nous pouvons, nous, faire de la technologie.
Le Retour à la Techne
En effet, Marcuse soutenait que le bien être du monde objectif est en dernier ressort entre nos mains, et que notre propre survie, notre propre bonheur, reposent bien davantage sur la reconnaissance de ses potentialités que dans son exploitation funeste. C’est bien dans ce dessein qu’une société post-révolutionnaire pourrait créer une nouvelle science et une nouvelle technologie, seules capables de nous faire vivre en harmonie avec la nature. Ces nouvelles science et technologie considéreraient la nature, non plus comme une simple matière première, mais véritablement comme un autre Sujet. Les êtres humains apprendraient à réaliser leurs objectifs à travers l’épanouissement des possibilités mêmes de la nature, au lieu de les dilapider dans la recherche du pouvoir et du profit (Marcuse, 1972 : 65).
Dans cette approche, la résurrection moderne de la conception classique de techne est implicite. La technologie doit être reconstruite à partir d’une conception du Bien ; à partir de l’Eros dans la terminologie marcusienne. Le nouveau logos technique doit mettre l’accent sur la compréhension des Essences, et la technologie doit plutôt s’orienter vers le perfectionnement de ses objets, non vers leur sujétion. Comme l’écrit Marcuse : « Ce qui est en jeu, c’est la redéfinition des valeurs en termes techniques, comme substrats du processus technologique. Les nouvelles fins, en tant que « fins techniques », interviendraient ainsi dans le projet et dans l’élaboration des machines, et plus seulement dans leur usage » (1964 : 232). Marcuse réclamait ainsi le renversement du processus de déréalisation par lequel la rationalité formelle avait été détachée de la rationalité substantielle, et réduite à une entreprise de pure domination.
Mais aussi désireux soit-on de ressusciter l’ancien concept de techne, force est de constater qu’il repose sur une ontologie périmée aux implications socialement conformistes. Les schèmes à partir desquels les potentialités étaient assignées aux objets dans l’Antiquité étaient des modèles communautaires, acceptés sans critique par les philosophes. Par exemple, il semblait évident à une société aristocratique valorisant la contemplation par rapport au travail que « l’homme est un animal rationnel ». La philosophie grecque trahissait inconsciemment une fidélité aux limites, historiquement dépassables, de sa société (Marcuse, 1964 : 134-135). La philosophie moderne ne peut pas procéder de cette façon naïve, mais exige des fondements rationnels. Comment Marcuse parvient-il alors à justifier une conception normative des ressources potentielles ? Quels seraient, par exemple, les causes, les principes rationnels, qui inciteraient à préférer à la domination de classe, une liberté accrue sur le lieu de travail ?
Marcuse répond à ces questions en historicisant la question de l’Essence. La nature figée des Essences dans la Grèce antique correspondait à sa propre absence de conscience historique, à son incapacité à concevoir le devenir comme la détermination ontologique fondamentale.
Aujourd’hui, une telle conception anhistorique de l’Essence est inacceptable. Nous savons désormais que les êtres humains se réalisent et édifient leur monde dans le courant de l’Histoire. Les Essences sont tout autant entraînées par la temporalité que les objets individuels. Si nous voulons ressusciter le langage de l’Essence aujourd’hui, sa conceptualisation doit être historique (Pippin, 1988). Par conséquent, Marcuse ré-élabora le Logos et l’Eros comme des catégories historiques, en réinterprétant les antagonismes observables dans la réalité comme les fragments d’un processus historique plus vaste.
Parce que l’historicisme marcusien est enraciné dans le matérialisme et l’anti-utopisme de la tradition marxiste, c’est la dialectique, comme logique des interdépendances et des conjonctures révélées dans le conflit historique, qui offre une alternative moderne à l’ancien dogmatisme. En effet, ses concepts régulateurs, tels que la Liberté et la Justice, ne sont pas des idéaux au sens traditionnel du terme car ils n’ont pas de signification immuable. Le contenu de tels universaux provient en réalité davantage du jeu des tensions conflictuelles que d’une notion abstraite préconçue, ou d’un consensus social mollement accepté. Ils ne se trouvent pas épuisés par un quelconque accord purement institutionnel, mais s’élèvent toujours au-delà, comme des promesses non encore exaucées (Marcuse, 1964 : 133 notes). La visée de la philosophie pour Socrate, en tant que connaissance transcendant les faits, est dans cette optique, remplacée par ces universaux « critiques » ou « substantiels ».
La récupération marcusienne de la question de l’Essence nous offre l’occasion de juger une société obnubilée par la richesse et le pouvoir, mais elle soulève aussi la question des fondements de sa pensée. Recourir à la théorie sociale marxiste telle que Marx la concevait, comme contrepoids à la science, ne suffit pas. En effet, bien que Marcuse l’utilise, il en admet par avance la faiblesse. Le problème a à voir avec la structure de la pensée marxiste qui assoit toute une dialectique de la transcendance à partir des tensions de la réalité existante plutôt qu’à partir d’un royaume suprasensible d’Idéaux. À mesure que ces luttes s’affaiblissent dans la société industrielle avancée, l’écart se creuse entre la réalité concrète intrinsèquement conflictuelle et la vision d’une société meilleure. Chez Marx, ce fossé est destiné à disparaître dans la mesure où la théorie se fait conscience et où la spéculation philosophique s’introduit dans le monde réel sous la forme de l’Idéologie de masse. Le jeune Lukacs marxiste avait appelé cette matérialisation de l’Idéal, « l’unité de la théorie et de la pratique ». Dans un essai de 1929 très influencé par Lukacs, Marcuse décrit cette rencontre comme « l’exigence suprême de toute l’activité philosophique » (Marcuse, 1978 : 397)1.
Mais au début des années 1960, quand Marcuse écrivit L’Homme unidimensionnel, l’unité de la théorie et de la pratique semblait définitivement perdue. D’où le ton pessimiste de l’ensemble du livre ; Marcuse était bien obligé de concéder que la déduction des « potentialités » aurait à continuer sur un mode négatif, sur des bases purement philosophiques, comme le diagnostic d’une massive détresse privée et d’une grande misère publique, produites par une société répressive ayant absorbé toutes les forces d’opposition. Mais alors, l’écart existant entre d’inconsistantes résistances, les symptômes de la détresse, et des valeurs bien définies, menace l’ensemble de la théorie. En effet, qui peut bien confirmer le diagnostic, sinon la voix même des victimes ? Sans leur consentement, qu’est-ce qui distingue l’analyse philosophique du simple mécontentement de la « belle âme »2 ?
Et si ce mécontentement guide à ce point l’action, qu’est-ce qui barre la route à l’idée régressive de « tyrannie éducative », destinée à imposer aux foules irrationnelles une solution philosophiquement rationnelle à l’énigme historique ?
Le virage de Marcuse vers l’Esthétique pour y trouver une réponse a semblé inexplicable à ses critiques, mais il fait sens eu égard au contexte. En effet, l’argument de Marcuse prend racine, non dans l’analyse du combat anti-capitaliste, mais dans l’histoire des avant-garde artistiques. Son Esthétique de la technique tente de reprendre le tournant manqué dans le développement du modernisme, au moment où des expériences radicales, visant à surmonter l’écart entre la vie et l’art, proliféraient dans les premières années du siècle. Cette période, qui précéda la conquête des masses par la culture commerciale, projeta une utopie concrète, qui réapparut dans les années 1960 dans l’expression d’une nouvelle sensibilité. Dans la perspective de Marcuse, seul un retour à l’échelle collective de ces primes avant-gardes peut libérer la civilisation technologique du collet dans lequel elle a été prise au piège3.
C’est la dernière expression publique de l’élan utopique dans la Nouvelle Gauche et la Contre-culture qui servit à Marcuse de référence pour une transformation démocratique de la société industrielle avancée. Ces mouvements marquèrent l’émergence au niveau des masses, d’une exigence de transcendance enracinée dans l’expérience esthétique.
À la recherche du Concret
La référence à l’expérience est cruciale dans le projet de Marcuse, dans la mesure où il cherche à construire une critique rationnelle de la modernité. La pensée moderne se définit elle- même par son refus de l’autorité et du dogme, par son ancrage dans l’expérience d’un individu autonome. La science prétend fonder ses assises grâce à l’analyse soigneusement établie de l’expérience empirique. S’il y a quelque chose que la science ne peut expliquer, c’est-à-dire, si la critique philosophique a toujours un objet, il faudra d’autres types d’expérience pour le vérifier. L’interprétation existentielle de l’expérience apparut dans les années 1920, non seulement chez Marcuse mais tout autant chez de nombreux autres philosophes, comme une réponse spécifiquement moderne au scientisme naturaliste et à l’objectivisme néo-kantien. La pensée expérientielle offrait un moyen de récupérer l’intuition essentialiste sans retomber dans le dogmatisme pré-moderne.
Malheureusement, les termes dans lesquels Marcuse développa son propos sur l’expérience n’ont pas très bien survécu à l’épreuve du temps. Il avait commencé par envisager l’idée d’une « philosophie concrète » fondée sur l’existence individuelle (« Dasein ») et je pense qu’il n’a jamais entièrement délaissé cette approche bien que la référence à Heidegger ait été rapidement abandonnée (Marcuse, 1978 : 385ff). Le « concret » apparaît ici comme l’activité d’un sujet existentiel, lui-même façonné à l’intérieur d’un « monde », au sens de Heidegger. Mais à la différence d’Heidegger, Marcuse situe ce monde dans le courant de l’interprétation marxiste de l’Histoire. Par conséquent, l’appartenance au monde moderne intègre le combat politique comme un moment essentiel. Le problème est de trouver une politique authentique, c’est-à-dire philosophique, capable d’exprimer clairement la situation du Dasein contemporain. Suivant Lukacs, Marcuse interprète cette politique grâce aux concepts de « réification » et d’ « unité de la théorie et de la pratique ». Toutes les dernières tentatives de Marcuse pour atteindre le « concret », à travers des concepts tels que la « nouvelle sensibilité », la volupté, l’esthétique, les instincts, font écho à cette philosophie existentielle originale de la praxis.
Dans ses travaux ultérieurs, Marcuse évolua de Heidegger et Lukacs à Freud pour forger cette théorie du réel. Freud lui permettait d’élaborer un concept plus fourni de l’expérience individuelle dans lequel l’érotique et l’esthétique apparaissent comme des dimensions irréductibles. Mais les catégories freudiennes de Marcuse semblent induire une conception statique de la nature humaine telle qu’il ne la en fait jamais envisagée.
Chez Marcuse, les principes du progrès social, tels que l’allégement de la répression des instincts, ne sont pas basés sur la biologie en un quelconque sens scientifique, ou bien déduits d’un idéal humain, mais sont les reflets des conflits historiques et des représentations artistiques. Des notions comme le « principe de réalité » et le « principe de plaisir » sont scrupuleusement historicisées dans les théories de Marcuse. Comme l’écrit Robert Pippin, « loin de faire entrer en contrebande une anthropologie a priori dans sa théorie critique, comme certains lecteurs l’en accusent parfois, Marcuse soutenait que même les instincts devaient être envisagés comme des phénomènes historiques » (Pippin, 1988 : 86). Tout ce qui peut être rattaché en amont à un monde antérieur à l’Histoire est une énergie primordiale qui s’exprime elle-même dans des formes socialement construites, à l’horizon d’une société qui l’a originellement modelée, mais aussi, sous certaines conditions, par-delà cet horizon4.
L’approche de Marcuse peut toujours paraître inacceptable aux post-modernes, persuadés, à cause d’un triste travestissement de Derrida, que l’Histoire est un superficiel « jeu de signifiants », mais l’ironie postmoderne est dépourvue d’un quelconque sens de la participation historique, participation s’effectuant à la première personne, sous la pression des passions humaines et des exigences incontournables du présent. Un certain discours post-modeme et féministe introduit cette dimension à travers une nouvelle focalisation sur le corps. Marcuse aurait sans aucun doute porté intérêt à ces réflexions. Pour lui, la portée existentielle de l’Histoire était un aspect indéniable de la condition humaine et devait être conceptualisée d’une façon ou d’une autre. Ce que Marcuse constatait lui-même à propos de Freud était valable pour lui aussi : « Le biologisme est une théorie sociale en profondeur » (Marcuse, 1966 : 6). On peut refuser le langage biologique au motif qu’il serait déplacé, sans perdre de vue cette dimension.
Le Tournant Esthétique
La recherche marcusienne du « concret » soulève autant de problèmes qu’elle en résout. D’un côté, elle fonde l’argumentation sur l’expérience, un domaine potentiellement universel auquel tout le monde peut participer et qui peut appuyer un discours rationnel. D’un autre côté, elle valorise l’une des dimensions de l’expérience qui est la plus difficile à universaliser rationnellement, l’art.
L’esthétisme de Marcuse est-il compatible avec une conception démocratique du socialisme ? Comme Habermas l’a avancé de façon si convaincante, la raison publique démocratique est le fruit d’un processus intersubjectif, mais dans la mesure où l’Esthétique est une réalité expérientielle, qu’elle doit s’y révéler grâce à une sensibilité raffinée, il semble qu’elle soit une affaire privée. L’idée de beauté individualise la rencontre avec l’esthétique, qui est elle-même objectivée en tant que vérité supérieure accessible uniquement aux rares privilégiés.
Comme toujours chez Marcuse en ce qui concerne les nombreuses difficultés interprétatives, celle-là résulte de la « compression » dialectique des niveaux théoriques qui irriguent sa méthode d’analyse. L’Esthétique de Marcuse essaie de construire un pont entre trois phénomènes tout à fait différents : la nouvelle sensibilité de la Nouvelle Gauche, qu’il interprète en termes freudiens comme récupération et libération des énergies érotiques, le concept de beauté, qu’il relie à l’histoire de l’art, et la théorie kantienne de l’imagination. La constellation formée par ces éléments a hissé les innovations culturelles des années 1960, passionnantes mais plutôt marginales, au niveau d’une expérience mondiale et historique via la réalisation politique d’idéaux artistiques. Il y a des problèmes évidents dans cette perspective, mais nous polariser sur eux peut nous conduire à négliger ce qui est encore pertinent dans la théorie de Marcuse, à savoir, son approche esthétique d’une politique de la technologie.
Walter Benjamin introduisit le thème de « l’esthétisation du politique » dans la critique des écrits d’Ernst Jünger sur la guerre moderne (Benjamin, 1979). Depuis, il a toujours été largement établi qu’une affinité intrinsèque entre l’esthétisation du politique et le fascisme existe. Mais Martin Jay a bien montré qu’il y a aussi des interprétations progressistes de l’esthétisation du politique, par exemple dans les écrits d’Hannah Arendt sur la théorie esthétique de Kant (Jay, 1993). Arendt essaya de démontrer que ce que Kant appelait « jugement » pouvait être étendu des arts à la politique. Le jugement politique dans ce propos relève bien plus d’une doxa que d’une épistèmè, il est plus une question d’opinion que de connaissance, fondé sur l’imagination plus que sur l’entendement, et c’est précisément dans cette apparente imperfection qu’il fonde notre attachement à la liberté (Arendt, 1982 : 106). Le jugement politique n’a rien de scientifique mais il implique nécessairement un recours aux autres pour sceller l’entente. Ainsi, il n’est ni universellement valable ni strictement personnel, mais il construit une communauté intersubjective soudée par un certain type de discours rationnel.
À cet exemple d’une esthétisation progressiste du politique signalé par Jay, on peut ajouter la radicalité de la politique marcusienne de transformation technologique. Il y a en effet une certaine similitude entre son projet et celui d’Arendt. Est-ce une coïncidence si ces deux disciples d’Heidegger affirment le pouvoir de Révélation de l’art et tentent de le transposer au domaine politique en s’inspirant de la troisième Critique de Kant ? Là où Arendt trouvait un modèle de jugement politique dans la théorie kantienne de l’imagination, Marcuse prit un chemin bien plus radical en appliquant cette théorie à la technique, qu’il concevait, comme nous l’avons vu, comme intrinsèquement politique dans les sociétés avancées. C’est une approche apparemment paradoxale : après tout, la technique n’est-elle pas précisément l’application la plus rigoureuse de l’intelligence conceptuelle plutôt qu’un fruit de l’imagination ?
À l’instar d’Heidegger, Marcuse considère la technologie comme bien plus qu’une simple « technique », bien plus même qu’un domaine politique : c’est la forme de l’expérience moderne elle-même, le principal truchement par lequel le monde est révélé. Ainsi pour les deux philosophes, la « technologie » a une portée qui dépasse de loin les limites des dispositifs techniques. Elle est une façon de penser et un style d’expérience engagée dans une restructuration quasi-transcendante de la réalité soumise au contrôle technique (Marcuse, 1964 : 218-219). Se libérer de cette forme d’expérience suppose la découverte d’une autre forme d’expérience. En termes heideggeriens, tels qu’Hubert Dreyfus nous les explique, Marcuse appelle à une nouvelle Révélation de l’Être à travers une transformation des pratiques fondamentales (Dreyfus, 1995).
Dans ce contexte, la référence de Marcuse à l’esthétique peut être comprise, non pas seulement comme l’introduction d’un critère de beauté dans des jugements politiques radicaux, mais comme la forme a priori d’un nouveau type d’expérience au sein d’un nouvel ordre social.
Vers la libération renferme la discussion la plus radicale sur l’Esthétique de la technologie. Il y soutient que l’émergence des « nouveaux besoins » dans la Nouvelle Gauche et la Contre-Culture sont symptomatiques de l’affaiblissement du contrôle de la société unidimensionnelle. Ce n’est pas seulement que les jeunes gens expriment des opinions politiques radicales. De simples opinions auraient inspiré des exigences facilement récupérables en faveur de réformes bien déterminées à l’intérieur du système, ce qui ne serait pas une mauvaise chose en soi mais ne serait pas non plus révolutionnaire. La « nouvelle sensibilité » agit à un niveau bien plus profond que le niveau politique, au niveau de la forme même de l’expérience. La conception de Marcuse d’une « Lebenswelt esthétique » se réfère à un ordre d’expérience dans lequel les qualités esthétiques des objets sont révélées. Grâce à la Nouvelle Gauche, la Lebenswelt esthétique pénétrait chaque jour la vie quotidienne même, comme la forme même de la perception, chargée d’implications révolutionnaires.
À cette expérience « esthétisée » correspond une nouvelle organisation des facultés. Ici Marcuse s’inspire d’une critique historique d’ordre plutôt spéculatif, des restrictions positivistes de la pensée moderne, partagée par de nombreux penseurs de l’École de Francfort. Selon cette critique, il existait par le passé un mode d’expérience originel, primaire mais en un certain sens plus riche, qui avait volé en éclats sous l’effet de l’émergence d’une société de classe. Dans cette société, la raison et la sensibilité humaine sont limitées. Capables en principe de faire face au monde concret dans ses dimensions plurielles, elles sont cantonnées dans la pratique à une gamme étroite de valeurs associées au combat pour la survie. Dans cette lutte, les capacités expérientielles qui vont au-delà de ce qui est requis pour la victoire sont déréalisées.
Dans ce contexte, le monde de l’art était évincé, suite au divorce entre l’imagination et la raison. Alors même que la raison devenait technique, l’imagination maintenait quant à elle sa représentation, contraire à l’évidence des faits, d’un monde harmonieux ; exercice de déni tenace qui était prudemment confiné à une sphère artistique marginale (Adomo et Horkheimer, 1972 : 32ff).
La reconquête d’un concept plus riche de la raison, une raison qui tiendrait compte de l’imagination, est une fois de plus possible, maintenant que la lutte pour la survie est pour l’essentiel terminée grâce aux avances technologiques. La validité historique contestable de cette théorie est moins importante que la perspective qu’elle ouvre sur l’avenir.
Marcuse retourne à Kant pour aborder la question de l’influence de la libération sociale sur les facultés. Dans la troisième Critique de Kant, le fossé entre les catégories universelles abstraites de l’entendement, et les singularités de l’expérience des sens, est comblé grâce à l’imagination. Ainsi, l’imagination agit comme médiatrice entre les sens et la raison, élevant l’expérience des sens au plan universel qui permet de découvrir la beauté dans ses formes, pendant qu’elle rend concrets les concepts organisant ses représentations (Marcuse, 1969 : chapitre II ; Lukes, 73ff). Avec l’abolition de la rareté dans les sociétés avancées, le travail de l’imagination peut déborder les frontières de l’art. Obéissant à une révolte de la sensibilité réprimée, la Nouvelle Gauche « invoque l’acuité sensorielle de l’imagination » et projette une réorganisation en profondeur des facultés (Marcuse, 1969 : 30). De sa position marginale, l’imagination se déplace au centre de la scène, en tant que faculté réconciliant les exigences des sens et celles de la raison. L’imagination ordonne en effet en un ensemble cohérent les contenus hétérogènes de l’expérience esthétisée de la nouvelle sensibilité. Dans une société libérée, elle deviendrait en fait « productive », comme l’imagination d’un créateur artistique, et guiderait la pratique technologique dans son travail de « pacification de l’existence ».
Une raison transfigurée, « à l’écoute des exigences émancipatrices de l’imagination » parviendrait ainsi à des solutions très différentes pour comprendre et maîtriser le monde (Marcuse, 1969 : 31). À une telle raison, les potentialités apparaissent comme des contenus concrets perçus dans la structure des objets eux-mêmes, comme des potentialités de ces objets, et non uniquement comme des désirs ou des volontés subjectives. Ces contenus sont disponibles grâce à des jugements esthétiques émis sur la réalité sociale, jugements nourris par l’imagination, et ils ne sont plus seulement des objectifs subjectifs à poursuivre par le biais de moyens techniques appropriés. Ici, les essences esthétisées sont au fondement d’une techne moderne.
Comment ces essences sont-elles appréhendées dans l’expérience esthétique ? C’est toute la question du mode d’abstraction nécessaire à une reconstruction moderne du concept d’essence. Une fois la métaphysique et la tradition écartées, c’est seulement à travers la saisie de la réalité par le prisme de l’imagination que la raison peut aller au-delà du simple catalogage et de la simple quantification des objets, en vue d’une appréciation de la vérité de leur Essence. La réflexion sur l’expérience esthétique appuie un type de jugement rationnel capable de reconnaître la « Forme » authentique de la réalité, en distinguant l’essentiel du contingent ; à savoir le gisement le plus riche de cette existence empirique racornie. Suivant Hegel, Marcuse appelle cet acte d’abstraction associé à la perception esthétique une « réduction esthétique » (1964 : 239). Elle consiste à se détacher des aspects contingents des objets, qui les limitent et les « rabougrissent », afin d’atteindre ce qu’ils pourraient être s’ils étaient rendus à leur libre développement. La réduction esthétique conduit ainsi la théorie dialectique de l’essence au-delà de la théorie ; elle vérifie à un niveau théorique les prétentions de l’expérience esthétique et convertit cette expérience en représentations concrètes. Ici, la Beauté est l’emblème du Bien, la révélation de l’Être dans sa plénitude5.
Est-il important que les « essences » mises en avant par cette nouvelle rationalité technologique soient en dernier ressort sans fondements scientifiques, qu’elles soient sélectionnées par « l’imagination productive » parmi tout un éventail de possibilités sur la base d’un jugement de valeur, d’une préférence pour la liberté et l’épanouissement humains (Marcuse, 1964 : 220) ? Il ne fait aucun doute que la théorie de Marcuse aurait reçu de nos jours un accueil bien plus chaleureux, s’il s’était tout à fait écarté du langage de l’essence, et s’il avait évoqué pour les valeurs un fondement rationnel à la Habermas, ou encore la liberté du sujet post-moderne construisant arbitrairement ses identités et le réel.
S’il refusa ces deux issues, je crois que c’est parce qu’il était fidèle au dessein fondamental de l’École de Francfort : la raison subjective de la rationalité technologique existante et la raison objective du concept d’essence ne sont pas opposées ou alternatives mais les moments disjoints d’un ensemble qu’on ne peut qu’anticiper. Exclure l’une au bénéfice de l’autre ne fait pas plus sens que d’essayer de les baser l’une sur l’autre. Ainsi, Horkheimer écrit que « la tâche de la philosophie n’est pas de jouer obstinément l’une contre l’autre, mais d’encourager une critique mutuelle et par suite, si cela est possible, de préparer dans la sphère intellectuelle la réconciliation des deux dans la réalité » (Horkheimer, 1947 : 174). Cette conception, selon laquelle nous pouvons trouver trace de l’Idéal dans la réalité, ne pouvait pas être plus éloignée de la subjectivité surchargée du transcendantalisme et du constructivisme. Il est vrai que là où Horkheimer, à l’instar d’Adomo, demeurait obstinément lié à une dialectique négative, une pure critique, Marcuse transgressait cette limite et élaborait des conceptions positives de libération. Mais son plan de travail continuait bel et bien à s’inscrire à l’horizon du projet de l’École de Francfort tel qu’Horkheimer le définissait dans le passage précédemment cité.
Cela distingue également sa position de celle d’Habermas, qui renverse la vieille conception de l’École de Francfort d’une raison holistique, plus réelle en un sens qu’une raison subjective « mutilée ». Là où Habermas voit une différenciation, en fin de compte salutaire, de la raison technique par rapport aux visions du monde pré-modemes, Horkheimer avance que dans les temps modernes « la capacité de la raison est réduite arbitrairement » (Horkheimer, 1947 : 20). Ainsi, l’École de Francfort offrait au départ l’espoir de l’élaboration d’un concept plus riche de la raison, une raison qui pourrait encore intégrer des valeurs dans sa nature, ne serait-ce qu’au travers d’une autocritique négative.
Marcuse conclut que l’esthétique devrait être le socle de fondation d’un nouveau concept de la raison qui fusionnerait l’art et la technique. Une nouvelle forme de rationalité technologique viserait l’enrichissement de la vie, le telos de l’esthétique. « La rationalité de l’art, la faculté de « représenter » l’existence, de définir des évolutions non encore réalisées, est sanctionnée par la transformation scientifico-technolgique du monde et qu’elle a une fonction dans cette transformation » (Marcuse, 1964 : 239 ; 263 de l’éd. française).
La Rationalité Technologique
L’argument de Marcuse culmine dans la notion d’un changement radical de la rationalité technologique. Mais le concept même de rationalité technologique est obscur. Une interprétation fort commune provenant de la lecture d’Habermas identifie la notion de Marcuse à l’intérêt générique pour le contrôle technique, l’efficacité abstraite (Habermas, 1970). Dans cette interprétation, une réforme technologique d’envergure, du genre de celle que Marcuse envisage, serait impossible ; elle serait une violation des conditions fondamentales de l’existence humaine. D’autres ont avancé qu’au bout du compte la position de Marcuse n’équivalait à guère plus qu’une technophilie agrémentée et rehaussée par la rhétorique (Alford, 1985 : 175-176).
Dans ces conditions, on est condamné à choisir entre deux interprétations inacceptables de la pensée de Marcuse : soit sa critique de la rationalité technologique induit la nécessité d’une forme technologique entièrement nouvelle, qui n’impliquerait pas du tout le contrôle et l’efficacité – idée absurde –, soit il a simplement évoqué d’une façon confuse le besoin d’orienter le contrôle et l’efficacité technologique vers de nouveaux objectifs – idée proprement insignifiante.
1) Si la nouvelle technologie « esthétisée » est fondée sur des principes techniques complètement nouveaux, alors l’ensemble de la théorie est invraisemblable. Qui va inventer ces principes, et à quoi ressembleront-ils ? Bien qu’il semble parfois que Marcuse projette une rupture totale avec le passé, la révolution qui le préoccupait n’était pas censée nier l’arithmétique élémentaire, changer de place les décimales du chiffre pi, ou trouver des substituts esthétiquement plaisants au levier et à la roue. Pas plus que rechercher, comme Habermas le suggérait, une communication personnelle avec la nature au lieu de la contrôler grâce à la technique. Marcuse ne croyait pas qu’il soit possible de remplacer la technologie telle que nous la connaissons par cette sorte d’union mystique (Marcuse, 1968 : 238).
2) Peut-être Marcuse avait-il des ambitions plus modestes et espérait-il simplement que cette technologie soit mise au service de l’amélioration de la vie, et non au service de sa destruction. Mais s’il ne proposait rien de plus novateur que cela, il est alors difficile de comprendre en quoi, dans la pratique, sa position peut différer d’une simple transformation des finalités. Bien sûr nous pouvons fabriquer à la place d’armes, des jouets et des médicaments, mais cela requerrait-il en vérité un changement technologique de fond ? Si la nouvelle technologie est simplement une nouvelle application des anciens procédés techniques, alors il est difficile de comprendre à propos de quoi faire un tel tohu-bohu. En effet, dans cette perspective, la position de Marcuse ne se distingue pas de l’optimisme technologique traditionnel, et de son trop connu cortège technocratique. Mais Marcuse lui-même parle constamment en termes de nécessité d’un changement de la rationalité et pas seulement des procédés technologiques.
C’est là l’énigme marcusienne qui a tourmenté les critiques. Je voudrais proposer une interprétation différente, qui, alors même qu’elle déprécie quelque peu les ambitions spéculatives de Marcuse, a le mérite de ne pas le faire passer pour un doux rêveur, et qui s’accorde avec sa propre insistance à souligner l’importance qu’il y a à situer les concepts abstraits, tels que la « rationalité », dans un contexte social concret (Marcuse, 1968 : 223-224).
L’écart entre ces deux interprétations défaillantes correspond plus ou moins à ce que l’on a appelé la « culture technique », l’univers culturel du travail technique lui-même. Les « réalisations » ne sont pas conçues en fonction des seuls principes techniques abstraits mais émergent de disciplines techniques concrètes. Naturellement, ces disciplines intègrent les principes techniques, mais elles comprennent beaucoup plus. En tant qu’institutions sociales, elles fonctionnent sous différents types de contraintes, incluant des impératifs sociaux qui influencent leur formulation des problèmes et des solutions techniques, et se révèlent dans les réalisations qu’elles conçoivent. C’est seulement au travers d’une telle culture de la technologie que les principes techniques deviennent historiquement actifs. Malheureusement, Marcuse n’a jamais développé de tels concepts à ce niveau sociologique concret, mais rien ne nous empêche de poursuivre son argumentation dans ce cadre. Il apparaît alors que les référents les plus importants de son concept de rationalité technologique sont les impératifs sociaux fondamentaux dans la forme dans laquelle ils ont été intériorisés par une culture technique. De tels impératifs fondamentaux relient la technologie, non seulement à une expérience locale spécifique, mais aussi aux caractéristiques marquantes des grands systèmes sociaux, tels que la société antique, le capitalisme, ou le socialisme. Ils se trouvent incarnés dans des dispositifs techniques qui émergent de cette culture et consolident ses valeurs fondamentales. En ce sens, la technologie peut être dite « politique » sans mystification ou risque de confusion6.
Conçue en ces termes, la théorie de Marcuse fait sens. Au niveau des formes historiques concrètes de la culture technique, il y a place pour une grande variété de rationalités différentes, et il nous appartient de juger entre elles et de choisir la meilleure. L’écologie nous a permis de donner un contenu concret à cette notion, comme Marcuse le constatait lui-même à la fin de sa vie (Marcuse, 1992). Une rationalité technologique en quête d’une préservation à long terme et d’une amélioration de la vie humaine comme de la nature, contraste singulièrement avec une rationalité guidée par la lutte pour le contrôle des ressources et une exploitation n’envisageant que le court terme.
Conclusion : une Culture Technique Démocratique
Récemment, des philosophes ont souligné les insuffisances d’une quelconque conception purement procédurale des droits démocratiques, en ce qu’elle échoue à prendre en compte ces revendications communautaires qui permettent aux peuples de se définir collectivement. La critique du procéduralisme a de la valeur, mais l’argument est encore plus convaincant là où la technologie est passée sous silence, comme c’est malheureusement la tradition en philosophie sociale et politique. Mais puisque la technologie triomphe partout de la tradition, le communautarisme offre tout au plus une contribution mineure à une compréhension de la politique aujourd’hui. Je ne pense pas que Marcuse l’aurait agréée de toute façon. Il n’y aurait eu aucun sens pour lui à revenir aux moules restrictifs de la communauté traditionnelle au stade actuel de développement. Il est possible et même nécessaire d’avancer vers plus de paix, de liberté, et d’épanouissement. II y a bien sûr des problèmes à invoquer l’esthétique comme perspective d’avenir pouvant procurer une dimension substantielle à la démocratie procédurale. Mais interprétée dans les termes généraux de la théorie de l’imagination sociale, l’approche de Marcuse offre une solution particulièrement moderne à cette énigme. Peut- être pouvons-nous accomplir dans cette optique des projets plus émancipateurs que ceux de la tradition ou du commerce.
Je suggère que le concept de Marcuse d’un critère esthétique pour le nouveau logos technique soit réinterprété comme une tentative pour exprimer une telle conception démocratique substantielle. Dans cette perspective, l’esthétique ne serait pas une affaire de contemplation, mais devrait être interprétée en termes classiques, comme une catégorie ontologique, exprimant la signification réflexive de l’action : l’existence des acteurs ne se trouve en réalité définie qu’à travers le prisme de leurs propres actions. Dans le mythe socratique des îles des Bienheureux qui conclut le Gorgias, les âmes nues du royaume des morts sont jugées dans leur réalité. Ainsi l’esthétique marcusienne apprécie les « sociétés nues », dépouillées de leurs images médiatiques auto-congratulatrices. Une société dans laquelle la précarité du logement, la misère urbaine, les prisons et la guerre sont le lot quotidien, se juge elle-même par ces « actions », en termes que nous pouvons condamner en raison, à partir des critères esthétiques au sens classique. C’est ce que j’avais appelé ailleurs un problème de politique « civilisationnelle », une politique « d’auto-définition » qui n’aurait aucune relation avec le pouvoir, les lois ou les institutions, mais qui entrerait en résonance avec le sens même de notre humanité (Feenberg, 1999b). Et cela, comme nous l’avons vu, dépend de la structure technique de la société.
À quel point le projet de Marcuse est-il vraisemblable ? Il est facile d’écarter sa référence esthétique au nom des concepts classiques de la rationalité discursive. Il semble que cela soit la perspective adoptée par la plupart des théoriciens critiques influencés par Habermas. Toutefois, on aboutit ainsi à une conception de la politique incroyablement maigre, qui s’assimile plus ou moins à l’argumentation sur les droits moraux. Elle ne permet en aucune façon d’appréhender la complexité de la vie sociale moderne et les débats politiques auxquels elle donne lieu. Les tentatives faites pour compléter le tableau grâce à une idée supplétive du « Bien » retombent sur un pur traditionalisme. Devons-nous conclure que la Théorie Critique contemporaine considère les réponses créatives aux problèmes politiques et sociaux comme étant irrémédiablement irrationnelles ? C’est précisément une théorie de la rationalité pour de telles réponses que Marcuse nous offre, en une tentative quelque peu forcée mais néanmoins suggestive, pour comprendre la créativité politique et sociale des années 1960.
Ce n’est pas tant que le projet de Marcuse soit impraticable, comme son langage très abstrait pourrait le laisser penser. Dans l’un des passages de L’Homme unidimensionnel, il mentionne « les jardins, les parcs et les réserves » comme un petit exemple de la « transformation libératrice » qu’il attend (Marcuse, 1964 : 240). Plus généralement je pense que nous avons déjà des versions modestes des technai modernes dans des domaines tels que la médecine, l’architecture, et la planification urbaine et écologique. Les cultures techniques, adossées à un degré significatif à ces valeurs d’amélioration de la vie qui proviennent d’une large gamme d’expériences et d’exigences, sont aux prises, dans ces sphères, avec les obtuses ambitions technocratiques et mercantiles. Chacune de ces disciplines part d’une essence idéalisée, comme la Santé, le Beau dans le domaine architectural, l’Idéal urbain, l’Équilibre naturel. La démocratie requiert la discussion publique et le perfectionnement de ces idéaux, dans un environnement libéré de la propagande, de l’influence du monde des affaires, et de l’idéologie technique déterministe. Ce n’est pas encore possible, mais en dépit des limitations évidentes de ces domaines, ils offrent au moins un modèle imparfait à la nouvelle rationalité technologique dont Marcuse se faisait l’avocat. Généraliser cette forme de rationalité technologique et la contrôler grâce au débat politique démocratique n’est pas une pure chimère mais un projet concret de résistance au pouvoir techno-corporatiste.
Il est vrai qu’aujourd’hui l’espérance marcusienne apparaît encore moins crédible politiquement qu’à son époque ; cependant si on la refuse, encore devrait-on proposer une autre solution. En effet la question centrale demeure celle qu’il a formulée. Exprimons-la pour conclure : Comment la technologie peut-elle faire sienne les valeurs humaines, au lieu de s’élancer à l’aveuglette sous l’impulsion d’un système technique archaïque, façonné par la rareté et des luttes qui peuvent aujourd’hui être surmontées, dans la prospère et puissante société que la technologie a elle-même suscitée ?
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Traduit de l’américain par Julia David.
Première publication dans Quaderni, n° 49, Hiver 2002-2003, L’ « École de Francfort » aujourd’hui », p. 81-101. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.
- Comme l’écrit Kellner, « L’importance de Lukacs pour Marcuse et les autres intellectuels radicaux de sa génération doit être particulièrement soulignée » (Kellner, 1984 : 381). [↩]
- Que Marcuse ait bien été conscient du danger est mis en évidence par cette anecdote personnelle : sur le mur de sa salle à manger en Californie, il conservait le grand tableau de Brueghel, La Chute d’Icare, qu’il envisageait comme un incessant avertissement à l’égard de l’idéalisme romantique. [↩]
- Toutefois, notons les réserves qu’il ajoute in Marcuse, 1972 : 108. Pour un exposé minutieux de l’évolution des perspectives de Marcuse sur l’art, voir Kellner, 1984 : 347ff. [↩]
- Voir Marcuse (1969 : 10). Il est important de noter que Marcuse refuse l’interprétation normalisatrice de la théorie freudienne de la sexualité et valorise en fait les « soit-disant perversions » : « Dans un ordre répressif, qui fait respecter l’équation entre le Normal, socialement utile, et le Bien, les manifestations de plaisir pour son propre compte apparaissent comme des « fleurs du mal » » (Marcuse, 1966 : 50). [↩]
- Pour en savoir plus sur la théorie marcusienne de « réduction esthétique » voir Kellner, 1984 : 334ff. [↩]
- J’ai développé cette interprétation in Feenberg, 1999a [↩]