Marx, Engels et le parti révolutionnaire

Dans les récits canoniques, il y a deux lectures essentielles de la pensée de Marx sur le parti, toutes deux insuffisantes. L’une, héritée des traditions léninistes, fait de Marx et Engels les précurseurs de la social-démocratie allemande et russe, puis du bolchevisme. L’autre fait de Marx un penseur presque libertaire. Dans cet article de 1978, Étienne Balibar proposait une déconstruction minutieuse, une lecture symptomale de la pensée marxienne du parti. Entre le parti comme conscience et le parti comme appareil, se lisent des points d’incompatibilité, des points aveugles, mais aussi de puissantes intuitions qui méritent d’être réactivées. Au fond, il s’agit de faire travailler la contradiction féconde entre autonomie de classe et pouvoir ouvrier, entre une nouvelle intellectualité de masse et son devenir-État.

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L’appréciation des analyses consacrées par Marx et Engels à la question du parti révolutionnaire dépend d’une question préalable qu’il faut poser au moins schématiquement. N’y a-t-il pas chez eux, en fait, deux discours concurrents, diversement entrecroisés, sur la question du « parti » ? Le premier s’énoncerait sur le mode de l’analyse de ce qui est, historiquement, et qu’il s’agit d’expliquer. De ce point de vue, il n’y a pas « le » parti, selon un concept posé en soi avant ses réalisations plus ou moins imparfaites : il y a des formes d’organisation ouvrières et prolétariennes multiples, avec leur idéologie contradictoire, surgies de conditions économiques et politiques déterminées, et qui jouent un rôle plus ou moins durable dans les luttes de classes ; tels le chartisme, les organisations secrètes de type blanquiste, la « Ligue des communistes », les Trade-unions, l’Association internationale des travailleurs, l’Union générale des ouvriers allemands (lassallienne), etc. Mais à côté de ce discours analytique, et généralement critique, figure aussi semble-t-il un discours normatif, sur le mode du devoir-être : énonçant, sur la base d’une théorie des tendances historiques à long terme, ce que doit être le « parti prolétarien » pour être conforme à son concept, c’est-à-dire à sa destination historique : la conquête du pouvoir politique par le prolétariat en vue de l’abolition de l’exploitation capitaliste.

Ainsi le Manifeste du parti communiste, texte qui occupe ici une position stratégique en ce que, élaboré par Marx et Engels comme expression de leur première intervention politico-théorique réellement efficace, il devint un demi-siècle plus tard la base doctrinale du « marxisme » de la social-démocratie, pourrait-il être décortiqué en fonction de ces deux discours. Par quoi échappe-t-il au « positivisme » d’une simple description et d’une simple critique de l’utopisme des organisations ouvrières des années 1840, sinon en les inscrivant dans un processus d’histoire universelle ? Et en allant jusqu’à en faire implicitement les « germes » présents d’un avenir inéluctable, bref en développant une « téléologie » du parti :

Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers […] ils n’établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier […] dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité […] théoriquement ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien ( Manifeste, ch. 2).

 

Plus que de repérer la répétition de cette « dualité » de discours au sein des textes successifs, ce qui importe à nos yeux c’est d’examiner la façon dont s’infléchissent, selon qu’ils sont traités en fonction de l’une ou l’autre orientation, des thèmes décisifs tels que la concurrence entre les ouvriers salariés (la concurrence est inhérente au capitalisme, et le parti en représente déjà la négation : c’est ce qui assigne au moment de l’organisation syndicale une fonction décisive dans la constitution du parti, mais c’est aussi ce qui pose le problème de savoir si la forme syndicale et la forme politique du « parti » sont compatibles, et jusqu’à quel point) ; tel encore le thème de la différence entre ce que nous pouvons appeler des formations idéologiques nationales. On songera ici à la thèse récurrente chez Marx — point de rencontre et de divergence aiguë avec Lassalle — qui faisait de l’unité allemande la condition de la constitution du parti révolutionnaire en Allemagne, dépassant le corporatisme ouvriériste comme le démocratisme petit-bourgeois, et donnant son espace de réalisation au « sens allemand de la théorie » par opposition à la « politique » pure française et au pragmatisme « économique » anglais.

On ne saurait, aujourd’hui, réexaminer ces textes sans tenir compte que la tendance « téléologique » qu’ils comportent — et dont il faudra découvrir les causes dans les conditions initiales de la « fusion » du mouvement ouvrier et de la théorie marxiste — a directement facilité la constitution d’une conception apologétique du parti, qui a régné d ans la IIe et la IIIe Int ernationale et qui n’a pas été encore à ce jour radicalement critiquée. C’est précisément pour avoir systématiquement exposé et inculqué cette conception que Kautsky est apparu, en son temps, aux yeux mêmes de ses critiques « de gauche » et « de droite », comme le marxiste orthodoxe par excellence. On se reportera notamment à la brochure sur Les trois sources du marxisme (1908) : l’idéalisme de cette conception évolutionniste (qu’Althusser a pu désigner comme « l’hégélianisme du pauvre ») y apparaît clairement : le parti politique, dont la social-démocratie allemande représentait le modèle, se présente comme la forme supérieure d’une lignée d’évolutions qui conduit des organisations les plus « spontanées » (coopératives, associations de secours mutuel et d’éducation ouvrière) à la « conscience de classe » organisée (syndicats, parti). Or cette forme supérieure est, comme telle, historiquement définitive (aussi longtemps que subsiste la lutte de classes) parce que, selon Kautsky, elle résout toutes les contradictions en son sein. Elle est définie comme « fusion » (le terme apparaît ici) ou « synthèse » universelle : 1. Synthèse des sciences naturelles et morales ( Naturwissenschaften / Geisteswissenschaften ) dans sa théorie ; 2. Synthèse des acquisitions divergentes de la culture moderne : pensée économique anglaise, pensée politique révolutionnaire française, pensée philosophique allemande… ; 3. Synthèse du mouvement ouvrier (spontané) et du socialisme ; 4. Synthèse de la théorie et de la pratique en général. C’est donc un succédané du Savoir Absolu. Et s’il est vrai que les partis communistes se fondèrent, au lendemain de la « faillite de la IIe Internationale » et de la Révolution d’Octobre, sur la rupture avec la stratégie politique parlementariste de la social-démocratie, ils n’en conservèrent pas moins au niveau théorique l’essentiel de ce modèle téléologique du « parti de la classe ouvrière », quitte à inverser certaines des pratiques qu’il impliquait (notamment dans le rapport des syndicats et du parti) mais en conservant, comme l’indique justement Trentin1, la « division du travail » qu’il représente, et la hiérarchie invariable des luttes de classes « économiques » et « politiques » qu’il postule.

Or dès avant Octobre 17, une telle idéologie (et la fonction apologétique qu’elle acquiert en pratique) avait bien entendu ménagé une facile revanche à son contraire apparent : le positivisme d’une analyse « sociologique » du fonctionnement réel des partis ouvriers qui, substituant au passage à l’histoire des tendances de la lutte des classes la description des comportements individuels, mettait en évidence les mécanismes « charismatiques » (au sens de Max Weber) de soumission des « masses » à leurs « chefs », et de contrôle bureaucratique exercé par l’appareil politique sur les militants. Ouvrant ainsi la voie, par la critique du socialisme, à la dénonciation du caractère prétendument « oligarchique » de toute démocratie (cf. Robert Michels, Zur Soziologie des Parteiwesens, 1911).

L’étude historique des termes dans lesquels s’est posé au marxisme le problème du parti montre à la fois une profonde transformation tendancielle et la persistance d’un problème non résolu, sous ses formes successives. Elle peut nous permettre, de commencer à réouvrir la problématique marxiste, à un moment où, sous ses variantes successives, le modèle social-démocrate est définitivement entré en crise, et où la configuration du mouvement ouvrier est en passe de se transformer profondément.

La conception du parti révolutionnaire chez Marx et Engels est d’emblée liée à la conception de l’Etat. Mais — comme nous l’indiquons par ailleurs — on trouve tendanciellement chez Marx et Engels deux concepts successifs de l’Etat. Nous les prendrons comme fil conducteur. Comment s’y rattachent les « définitions » du parti ? quels problèmes posent-elles ?

Si l’on admet que le premier concept de l’Etat l’identifie à la « sphère politique », représentation aliénée et inversée des conflits d’intérêts de la « société civile » (l’essentiel de l’Etat bourgeois étant l’effet d’inversion qui constitue en une communauté illusoire de « citoyens » formellement égaux, des hommes réels qui sont, eux, partagés en riches et pauvres, propriétaires et non-propriétaires, bourgeois et prolétaires), on comprendra pourquoi toute une partie des analyses marxistes du parti est dominée par la question de la conscience de classe. Elles aboutissent à ce qu’on peut appeler schématiquement la thèse du « parti-conscience ». Par contraste, le deuxième concept de l’Etat identifie celui-ci avant tout à l’existence matérielle d’une « machine » ou d’un « appareil » dont les organes issus d’une « division du travail » spécifique assurent une fonction bien réelle (et non pas « illusoire ») dans la lutte des classes. Ce qui entraîne tendanciellement un déplacement correspondant à propos du parti : ce qu’on peut appeler schématiquement la thèse du « parti-organisation », dominée par la question de la direction tactique et stratégique de la lutte révolutionnaire.

Le « parti-conscience »

Si l’Etat bourgeois est avant tout une représentation mystifiée de la société, destinée à en masquer l’antagonisme interne (et réalisée dans les formes du droit « public »), le problème du parti révolutionnaire est celui d’une démystification qui doit s’opérer dans la conscience de soi de la classe révolutionnaire. La conscience de classe qui se réalise dans le parti s’oppose à l’aliénation « politique », elle fait surgir en face de celle-ci la réalité nue de l’exploitation et les intérêts communs du prolétariat qui sont en même temps les intérêts généraux de la tendance historique au communisme inscrite dans l’antagonisme de la société civile. C’est donc la classe exploitée elle-même qui se transforme en parti « autonome », au sein de l’ordre existant. Puis, à travers sa propre dissolution (dans la révolution), en réalisant sa propre suppression en tant que parti, elle aboutit par là-même à la suppression des classes, donc à la suppression de toute distinction entre « société » et « Etat ». En langage philosophique : le « parti » est la médiation nécessaire entre l’émergence de la classe et son abolition.

Il faut bien voir les contradictions de cette problématique, qui domine pourtant la plupart des formulations du Manifeste, et dont les variantes successives s’étendent de la Critique de la philosophie de l’Etat de Hegel et de la Question Juive (1843) à la Situation de la classe laborieuse en Angleterre (1844) et à L’Idéologie Allemande (1845), puis à Misère de la philosophie (1846) et au 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852).

Elle provient directement — fût-ce au prix d’une critique interne — de la problématique juridique bourgeoise du « droit naturel », dans laquelle les concepts de « classe » et de « parti » désignent la division de la société contre elle-même (cf. Rousseau, Contrat social, II, 2-3 ; IV, 1-2). A ceci près que, tandis que le droit naturel (du moins dans sa version rousseauiste) voit dans la négation du parti (et de la différence des partis) la condition qui garantit l’inexistence des classes et donc la possibilité de l’Etat démocratique (ou de l’identité du peuple et de l’Etat), Marx désigne dans la constitution de la classe en parti le processus historique qui conduit à la négation de l’Etat et seulement ainsi à la réalisation de la démocratie effective. Mais cette différence n’abolit pas pour autant la « dialectique » caractéristique de l’idéologie juridique entre l’ universalité, la vérité (ou l’authenticité) et la conscience : l’intérêt apparemment « particulier » du prolétariat recouvre en fait une universalité essentielle, puisque, soumis à une exploitation radicale, il tend non pas à une nouvelle domination, mais à l’abolition de toute différence de classe. C’est cette universalité qui, en profondeur, anime la constitution de la classe (prolétarienne) en parti (communiste) et garantit par conséquent l’authenticité de sa conscience de soi (par opposition à l’inauthenticité de la conscience idéologique incarnée dans l’Etat politique, qui présente comme universelle la perpétuation d’un intérêt particulier : la propriété bourgeoise).

On trouvera dans la Situation de la classe laborieuse en Angleterre et dans le Manifeste la traduction « matérialiste » de cette thèse : elle s’y présente sous la forme de la description des conditions de vie matérielles du prolétariat qui font de lui, d’ores et déjà, la « dissolution de la société bourgeoise », classe universelle parce que privée de toute propriété, et en ce sens de tout « intérêt » acquis à faire valoir (« n’ayant à perdre que ses chaînes »), arrachée par la révolution industrielle capitaliste à tous les liens sociaux traditionnels (famille, patrie, religion), et donc radicalement dénuée d’illusions sur la nature des rapports sociaux actuels.

Cependant, sous cette forme la thèse du parti-conscience est intenable pour Marx : car à la limite cela voudrait dire que la politique révolutionnaire s’identifie à la prise de conscience et à ses effets (ce qu’ont bien entendu été conduits à admettre tous ceux qui, ultérieurement, et notamment contre le « mécanisme » de la IIe, puis de la IIIe Internationale, ont cherché dans une philosophie de la « classe » comme « sujet historique » les voies de la rectification du marxisme et du léninisme officiels : tel Lukacs). Or cette position purement et simplement idéaliste a été d’emblée critiquée par Marx : on peut même dire que c’est la critique de toute possibilité d’identifier la politique aux effets et aux figures de la conscience qui représente dès le début l’élément de matérialisme irréductible, moteur de l’évolution théorique de Marx et de sa rupture progressive avec toute l’idéologie bourgeoise. Cette impossibilité, Marx la lit d’abord dans l’écart entre l’idéologie des Lumières et l’histoire réelle de la Révolution française qu’elle inspire, ensuite dans l’écart entre le socialisme utopique et la lutte de la classe ouvrière. Dès 1843 il l’avait écrit : la politique n’est ni éducation ni propagande (« nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! … »), mais elle est lutte matérielle (« remplacer les armes de la critique par la critique des armes ») (Lettre à Ruge). Dès lors, dans le moment même où Marx passe de l’humanisme révolutionnaire au communisme révolutionnaire, il lui faut opérer un renversement matérialiste à l’intérieur de la thèse du parti-conscience : la constitution de la conscience de classe (ou encore, selon la terminologie du 18 Brumaire, le passage de la « classe en soi » à la « classe pour soi ») n’est pas une opération intellectuelle, c’est avant tout un processus pratique. C’est la somme, l’intégration progressive de toutes les pratiques d’unification et d’organisation des travailleurs au cours de leurs luttes contre l’exploitation. Ce qui suppose, sinon que ces pratiques tendent à se fondre dans un cadre institutionnel unique, du moins qu’elles convergent spontanément. On verra qu’une importante difficulté surgit ici pour autant que cette convergence est internationale dans son « contenu » et nationale dans sa « forme », c’est-à-dire contradictoirement opposée à l’Etat et dépendante de lui, « centrée » et « décentrée » par rapport à l’Etat dont le centre est, lui, toujours national.

Le prolétariat n’existe pas comme classe du seul fait que les travailleurs subissent tous des conditions d’exploitation analogues : au contraire le rapport capitaliste repose lui-même sur la concurrence entre les travailleurs (cf. Manifeste, Misère de la philosophie). Le seul effet immédiat, spontané, du rapport de production capitaliste, puisque sa base est la force de travail comme « marchandise », c’est de détruire, en l’atomisant, la classe de travailleurs salariés qu’il produit tendanciellement. C’est donc la lutte de classes, et elle seule, qui, leur imposant progressivement de faire prévaloir leur antagonisme commun envers le capital sur la concurrence, les constitue en classe. Au sens fort on peut donc dire que le « parti » est tendanciellement identique à la classe elle-même parce qu’il définit le devenir révolutionnaire de la classe, qui la constitue pratiquement en force autonome, et qui lui donne seul une existence historique.

Cette thèse signifie en particulier que la constitution des organisations syndicales (dont le prototype est le trade-union britannique) ne représente pas un phénomène distinct de la constitution du parti ; pas davantage une étape destinée à se cristalliser dans une organisation spéciale qui trouverait sa fin en elle-même (dans l’autonomisation d’une certaine forme — « revendicative » — de la lutte de classes). « Toute lutte de classes est politique», dit le Manifeste. La formation des syndicats est, comme telle, un moment décisif de la constitution de la classe, donc du parti révolutionnaire, dans lequel s’opère précisément la reconnaissance consciente de l’unité de classe.

Deux points appellent ici le commentaire.

En premier lieu, cette conception théorique serait inintelligible si on ne la rapportait, non seulement à la problématique philosophique dont elle tire sa logique, mais à la conjoncture historique dans laquelle Marx et Engels découvrent sa vérification. On peut dire schématiquement que la thèse du Manifeste repose sur une « synthèse » théorique des tendances observées, d’une part dans l’histoire du chartisme anglais, et d’autre part dans l’histoire des tentatives révolutionnaires du prolétariat français dont le blanquisme est la forme par excellence, et dont la Ligue des Communistes n’a d’abord été qu’un prolongement. On peut même dire que cette « synthèse » reflète le rôle personnel joué par Marx et (surtout) Engels pour mettre en rapport, à travers quelques-uns de leurs représentants, ces deux mouvements qui jusque-là s’ignoraient totalement (cf. Engels, Contribution à l’histoire de la Ligue des communistes, 1885). Le chartisme était le premier exemple d’un « parti de masse » à base ouvrière, combinant les objectifs économiques (coopératives, journée de 10 heures) et politiques (suffrage universel), et pratiquant l’action de masse (grèves, manifestations, pétitions). Le blanquisme était une « avant-garde » idéologique (passage de l’égalitarisme au communisme) qui s’assignait pour objectif la conquête du pouvoir d’Etat par les travailleurs. Marx et Engels, dans leur conception du parti, anticipent donc un développement des luttes de classes qui combinerait ces deux expériences et corrigerait l’une par l’autre leurs limitations : car dans le chartisme le mouvement de masse s’étend aux dépens de l’autonomie prolétarienne, il tend à subordonner la position de classe aux objectifs du démocratisme petit-bourgeois ; tandis que dans le blanquisme la « pureté » prolétarienne tend à dépasser ce démocratisme, mais s’enferme dans l’isolement des sectes et de la tactique insurrectionnelle, ce que Marx et Engels expliquent par l’insuffisance de sa base ouvrière. Comme nous le montrons par ailleurs, l’idée de cette « synthèse » comme produit nécessaire du mouvement de la société capitaliste est essentiellement liée à la formulation, au même moment, de ce qui s’appellera le « matérialisme historique ».

C’est pour étudier les conditions de cette combinaison que Marx et Engels définissent les conditions de la genèse pratique de la conscience de classe : d’une part conditions créées par le développement de la révolution industrielle capitaliste pour la convergence des luttes (concentration de la production, de l’habitat ouvrier urbain, effets des crises économiques qui menacent collectivement la subsistance des ouvriers) ; d’autre part, conditions créées par l’histoire politique : c’est la bourgeoisie elle-même qui est à l’origine de la constitution du prolétariat en parti politique dans la mesure où elle ne peut accomplir sa propre révolution anti-féodale, ou anti-aristocratique, sans mobiliser et enrôler la masse des travailleurs à ses côtés comme force de rupture, et la précipiter ainsi dans une lutte nationale, où elle finira par faire valoir ses propres objectifs (cf. le concept de « révolution en permanence »).

En second lieu, si la conception du parti révolutionnaire est directement liée à celle de l’Etat (« politique »), leur correspondance présente une remarquable dissymétrie, qu’on peut résumer en indiquant que le rapport des deux classes à « leur » expression politique propre est de nature totalement différente. Les termes qui doivent être comparés sont d’une part la classe bourgeoise et l’Etat, d’autre part le prolétariat et le parti révolutionnaire (communiste) (et non pas, remarquons-le, chaque classe, « son » parti, et d’autre part, comme un terme de référence commun, l’Etat et le « pouvoir d’Etat »). De même qu’il y a un rapport historique interne entre prolétariat et parti communiste, il y a un rapport interne entre bourgeoisie et Etat : en tant que gouvernement, celui-ci est le « comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière » ; et dans la mesure où l’Etat s’impose à la société tout entière (c’est-à-dire à toutes les classes) comme sphère « politique » supérieure, il n’exprime pas autre chose que la domination (voire la volonté) de la classe dominante. Le rapport entre bourgeoisie et Etat est donc essentiellement représentatif, aux deux sens du terme : « représentation » de la société sous une forme aliénée (y compris par le mécanisme parlementaire), et représentation de la classe bourgeoise par l’Etat à qui elle délègue l’expression de ses intérêts communs. Au contraire, le rapport du prolétariat au parti est non représentatif : c’est un rapport organique du prolétariat à lui-même, ou du moins à sa propre constitution tendancielle en classe révolutionnaire (et c’est dans ce sens seulement qu’on peut parler d’ « avant-garde » : le prolétariat est la seule classe de la société qui soit à elle-même sa propre avant-garde). Il est totalement exclu de considérer le parti comme un organisme délégué par la classe pour diriger sa lutte politique, voire pour la représenter dans l’Etat.

Ce qui signifie que Marx et Engels ont d’emblée récusé — on y reviendra — le « modèle » politico-sociologique qui deviendra par la suite un lieu commun du « marxisme » des IIe et IIIe Internationales : le modèle de correspondance biunivoque entre une topographie des « classes sociales » et une topographie des « partis politiques », attribuant à chaque classe une « représentation » (ou expression) politique, dans la sphère de la politique, sous forme de parti. Pas davantage ils n’ont admis la variante de ce modèle qui fait de l’Etat (ou de « l’appareil d’Etat ») un parti unique de la bourgeoisie (éventuellement scindé en tendances secondaires), bien que dans l’analyse des révolutions de 1848 ils aient repris à leur compte l’expression partout répandue alors qui opposait au « parti de l’anarchie » le « parti de l’ordre », c’est-à-dire l’alliance de toutes les classes possédantes dont l’Etat exprime précisément l’unité. Et ceci non pas parce que Marx et Engels s’en seraient tenus à une thèse plus faible (la diversité empirique, arbitraire, des expressions politiques de chaque classe), mais parce qu’ils soutiennent une thèse plus forte (fondée sur le primat de la lutte des classes par rapport à l’existence même des classes) : la différence de nature entre l’Etat et le parti révolutionnaire comme formes d’organisation des classes antagonistes. Première forme, abstraite, sous laquelle s’énonce la thèse fondamentale d’une différence de nature entre la « politique bourgeoise » et « la politique prolétarienne ».

Cette dissymétrie éclaire aussi le problème des classes « intermédiaires » sans forme d’organisation politique propre, qui ne peuvent de ce fait jouer aucun rôle autonome dans la lutte de classes : c’est le cas de la paysannerie parcellaire évoquée dans le 18 Brumaire, dont la caractéristique de classe est justement de ne pouvoir se constituer en classe (son titre de propriété privée la plaçant sous la dépendance de la bourgeoisie, son morcellement structurel interdisant la convergence des luttes). Une telle « classe » est prise dans le mécanisme représentatif où elle joue le rôle, non d’une force de rupture, mais d’une masse de manœuvre par l’intermédiaire de partis ou d’aventuriers populistes (Bonaparte) qui l’enrôlent à des fins qu’elle ignore elle-même.

Le « parti-organisation »

La thèse du « parti-conscience » n’a jamais été abandonnée par Marx et Engels, car elle correspond à la fois à une exigence fondamentale de la position « communiste » (l’antithèse de la tendance révolutionnaire et de l’Etat) et à certaines des formes idéologiques dans lesquelles Marx et Engels ont dû penser la « fusion » de la théorie et du mouvement ouvrier (la « sortie » de l’idéologie dominante). A preuve l’étonnante formulation d’Engels en conclusion de sa Contribution à l’histoire de la Ligue des Communistes, texte rétrospectif, mais daté de 1885 :

Aujourd’hui, le prolétariat allemand n’a pas besoin d’organisation constituée, ni publique ni secrète : la simple association, qui va de soi, de membres de la même classe professant les mêmes idées suffit à ébranler tout l’Empire allemand, même sans statuts, ni comité directeur, ni résolutions, ni autres formalités […]. Qui plus est, le mouvement international du prolétariat européen et américain est devenu maintenant si puissant que non seulement sa forme première, forme étriquée — la Ligue secrète — mais encore sa forme seconde, infiniment plus large — l’Association internationale des travailleurs, de caractère public — lui seraient une entrave. De fait, le simple sentiment de solidarité, fondé sur la reconnaissance de l’identité de la condition de classe parmi les ouvriers de tous les pays et de toutes les langues, suffit à créer et à souder un seul et même grand parti du prolétariat.

Ce qui n’empêcha pas Marx et Engels de prendre une part active dans la constitution et l’orientation des partis socialistes et de la IIe Internationale.

Si la thèse du « parti-conscience » n’a jamais disparu, elle a dû, sous l’effet de ses propres difficultés et de « l’expérimentation » historique, se subordonner tendanciellement à la thèse du « parti-organisation » qui la contredit sur des points essentiels.

Le « renversement matérialiste » qui affecte, nous l’avons vu, l’idée de « prise de conscience révolutionnaire » place déjà au premier plan l’idée d’organisation. La réalité pratique de la conscience de classe, c’est l’organisation de classe. Aussi longtemps toutefois que celle-ci ne fait qu’exprimer la manifestation de ce que la classe est déjà « en soi », l’idéalisme reste dominant. Ce qui reste impensable (sinon en termes de « retard » et d’« avance » de la conscience de classe) c’est le jeu complexe des contradictions idéologiques internes dont l’organisation de classe est le lieu et l’enjeu, et qui affectent la politique suivie par l’organisation dans des conjonctures déterminées : sa constitution, ses « crises », sa « ligne ».

L’Association internationale des travailleurs, fondée en 1864, avec la participation de Marx qui y joua rapidement un rôle dirigeant, réalisait aussi exactement que possible le modèle proposé par le Manifeste :

— par ses principes : « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre de la classe ouvrière elle-même », principe fondamental de l’autonomie ; « l’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen », « le grand devoir de la classe ouvrière c’est de conquérir le pouvoir politique » : principe fondamental de la politique prolétarienne ; enfin, principe de l’internationalisme de la lutte de classes.

— par sa composition : unité de toutes les formes d’organisation et tendances du prolétariat européen, soit qu’elles adhérent en bloc, soit qu’elles rejoignent individuellement les sections locales.

— par sa base ouvrière principale : les Trade-unions britanniques, qui fournissent l’infrastructure matérielle et la presse.

Mais l’histoire effective de l’A.I.T., en même temps qu’elle fait progresser la solidarité (grèves, opposition aux guerres de conquête), développe des contradictions internes qui n’ont rien à voir avec l’action destructrice de « la concurrence que se font les ouvriers entre eux » (Manifeste) et qui culminent, au lendemain de la Commune, dans la double scission de l’anarchisme et du trade-unionisme. L’Internationale est une organisation dans laquelle se déroule la lutte pour le communisme, elle n’est pas le « parti communiste ».

L’identification du parti au développement de la conscience de classe laisse insolubles deux problèmes majeurs.

D’abord celui des effets de l’histoire du capitalisme sur l’organisation syndicale : que devient celle-ci lorsque les résultats de la solidarité ouvrière et des luttes revendicatives (limitation de la journée de travail, de l’exploitation des femmes et des enfants) sont insérés dans le mouvement même de la révolution industrielle capitaliste, provoquant notamment le passage de la « survaleur absolue » à la « survaleur relative » (selon la terminologie du Capital ), c’est-à-dire d’une forme de surtravail à une autre ? Autrement dit, lorsque le rapport de production n’oppose plus le capital à des individus divisés, même semblables, mais à une classe ou des fractions de classe organisées ? lorsque cette organisation est prise en compte par la « stratégie d’accumulation » du capital, qui s’efforce de la contrôler ?

Autre problème insoluble : celui du rôle du parti dans la transition révolutionnaire. La première tâche du parti est de « conquérir le pouvoir politique » : quel sera alors le rapport entre classe, parti, Etat ? Est-ce le parti qui se fait Etat, devenant à son tour un « comité » chargé de « gérer les intérêts communs » du prolétariat, c’est-à-dire instituant avec lui (provisoirement) un rapport représentatif ? Ou bien est-ce une nouvelle forme de rapport antagoniste entre la forme d’Etat et la forme parti sur une même base de classe (prolétarienne) ? Le problème est en fait insoluble parce que, dans la problématique du parti-conscience, on l’a vu, « Etat » et « parti » n’ont pas d’élément commun, mais tombent de part et d’autre d’une « coupure » entre illusion (politique) et réalité (sociale).

On peut rattacher cette aporie au fait que, dans l’esquisse théorique du Manifeste comme dans celle de la Préface à la Critique de l’Economie politique (1859), la révolution communiste reste inanalysable en tant que processus historique, ayant une durée et des contradictions propres : elle n’est que le point-limite du « passage » de la société de classes à la société sans classes, bien que dans le même temps elle soit posée comme procès politique, où la transformation du rapport de production (c’est-à-dire de travail) passe par son contraire apparent, la lutte de classe dans la « superstructure ».

A ces deux types de problèmes, Marx et Engels ont tenté d’apporter une réponse en infléchissant leur conception du parti dans le même temps où ils la rattachaient à un second concept de l’Etat. De ce point de vue, on le sait, l’Etat est avant tout un « appareil » ou une « machine » matérielle, permanente, dans laquelle se concentrent les moyens de domination de la classe bourgeoise. S’il en est ainsi, la classe ouvrière ne peut parvenir à son émancipation qu’en opposant à cette machine, sur son propre terrain, une autre machine, un autre appareil.

Cette thèse s’est exprimée notamment dans l’adjonction de l’article 7a aux statuts de l’Internationale, qui a cristallisé les scissions en cours (Conférence de Londres, 1871 ; Congrès de La Haye, 1872) : « Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct et opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes. Cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême : l’abolition des classes. La coalition des forces ouvrières, déjà obtenue par la lutte économique, doit aussi servir de levier aux mains de cette classe, dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs. Les seigneurs de la terre et du capital se servant toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques et asservir le travail, la conquête du pouvoir politique devient le grand devoir du prolétariat ».

Cette formulation, si l’on fait abstraction des conditions dans lesquelles elle est avancée, semble très proche du Manifeste. En fait, elle marque une rupture sur des points essentiels. Les statuts originels ne parlaient que d’« établir un point central de communication et de coopération entre les sociétés ouvrières des différents pays aspirant au même but », et définissaient les fonctions du Conseil Général comme ceux d’une « agence internationale entre les diverses sociétés qui collaborent ». Ce qu’il s’agit maintenant d’assurer c’est la centralisation effective, « systématique » ( planmässig ) du mouvement ouvrier ; c’est aussi la distinction institutionnelle du « parti » et du « syndicat » ; enfin c’est la présence de la classe ouvrière en tant que force autonome, par l’intermédiaire du parti, sur le « front » des luttes politiques qui ont pour enjeu la forme (constitutionnelle) de l’Etat, sa politique économique (protectionnisme et libre échange), sociale (législation du travail, logement, éducation), internationale et militaire (guerres nationales « offensives » et « défensives »).

Après une tentative pour réaliser ces objectifs en transformant l’A.I.T. de l’intérieur, Marx et Engels travailleront à les réaliser en appuyant la formation des partis socialistes nationaux (prototype : la social-démocratie allemande, résultat de l’unification des « lassalliens » et des « marxistes » au Congrès de Gotha de 1874). En réalité ces deux formules n’étaient pas, à leurs yeux, contradictoires, puisque dès 1872 l’un des principaux griefs de Bakounine contre Marx était de vouloir transformer l’A.I.T. en une « internationale de partis ».

A nouveau, les problèmes posés par cette conception et par la pratique correspondante sont inintelligibles si on ne les réfère pas à deux grands événements historiques : l’évolution du trade-unionisme britannique liée à la formation de l’Etat « libéral », et les leçons de la Commune de Paris. On peut dire que c’est l’évolution du trade-unionisme qui a contribué à persuader Marx de la nécessité d’une distinction théorique et organisationnelle entre « syndicat » et « parti », mais que la Commune (à travers ses effets idéologiques ambivalents d’attraction et de répulsion sur le socialisme européen) l’a simultanément convaincu que l’étatisme, sous ses différentes formes (depuis les illusions parlementaristes jusqu’au nationalisme et à la tendance au « socialisme d’Etat ») représentait bien le danger principal inscrit dès l’origine dans la constitution des « partis ouvriers ».

Aussi longtemps que la grande industrie anglaise devait soumettre la population ouvrière, pour l’adapter à la révolution industrielle, à un processus sauvage de paupérisation et de déqualification abolissant toute sécurité de ses conditions de vie, la conjonction des revendications « économiques » et de l’exigence du suffrage universel avaient un caractère potentiellement révolutionnaire (cf. le remarquable livre de John Foster, Class struggle and the Industrial Revolution, Weidenfeld and Nicolson, 1974). De 1850 à 1870, l’émigration massive des travailleurs anglo-irlandais aux Etats-Unis, la « deuxième révolution industrielle » liée aux industries mécaniques et métallurgiques, la domination économique mondiale de l’Angleterre et la formation d’une « aristocratie ouvrière » modifient complètement la situation. La bourgeoisie anglaise peut mettre en place un système d’hégémonie dans lequel le suffrage universel n’est qu’une pièce complétée par le contrôle moral, religieux et scolaire, par le corporatisme et l’assistance publique. C’est cette situation qu’il faut évoquer pour expliquer l’évolution du trade-unionisme, qui remet en cause le « modèle » de développement de la conscience de classe élaboré par Marx.

Dans Salaire, Prix et Profit (1865), celui-ci avait avancé deux thèses :

1) par la lutte revendicative quotidienne, la classe ouvrière peut contrecarrer la tendance capitaliste à l’aggravation de l’exploitation, mais non la supprimer. « Dans la lutte purement économique », en dernière instance, le capital est le plus fort ».

2) cette lutte fait surgir d’elle-même « la nécessité d’une action politique générale » qui en vient à s’attaquer, non seulement aux effets mais aux causes de l’exploitation: le syndicalisme débouche alors sur l’abolition du salariat, la transformation révolutionnaire des rapports de production. Autrement dit, entre action revendicative et action politique révolutionnaire, il y a certes une différence de généralité et un seuil (qui peut ne pas être franchi tout de suite), mais il y a aussi un passage logique (remontée des effets aux causes) : la politique révolutionnaire est donc la seule voie ouverte par la lutte revendicative à partir de ses propres limites. L’évolution du trade-unionisme prouve qu’il n’en est rien : à partir de la lutte revendicative sont ouvertes, en fait, deux voies contradictoires ; le trade-unionisme existe comme une tendance de longue durée, prise dans la structure de développement du capitalisme, et compatible avec la subordination du mouvement ouvrier à une « politique bourgeoise » (libéralisme anglais). Il faut donc que se constitue en face du syndicat et en dehors de lui, pour donner corps à l’alternative politique, une organisation politique fondée sur des principes stratégiques et tactiques prolétariens.

Mais une telle organisation n’est-elle pas d’emblée grevée de redoutable contradictions internes ? Faut-il considérer la lutte soutenue par Marx et Engels contre l’opportunisme congénital de la social-démocratie allemande comme un épisode particulier, ou comme l’indice d’un problème général ? Ce qui était en cause, on le sait, c’étaient des « questions de principe » aussi centrales que : l’internationalisme du parti, sa « conception du monde » hésitant entre l’idéologie juridico-morale et le matérialisme, sa tendance à attendre d’une intervention étatique la solution des questions sociales voire l’instauration du socialisme, la nécessité de constituer un parti de masse, avec des dirigeants ouvriers, tout en combattant l’ouvriérisme (l’idée que, en dehors de la classe ouvrière, il n’y a « qu’une seule masse réactionnaire », etc.). (On se souviendra que Marx et Engels ont été placés par Liebknecht devant le « fait accompli » de la fusion avec les lassalliens : ils ne la voulaient pas sous cette forme ; s’y résignant, ils durent tenter d’en infléchir le sens « de l’intérieur », par une lutte idéologique prolongée, à l’occasion de laquelle a resurgi une idée qu’on pouvait croire définitivement abandonnée : celle d’une « philosophie » propre au mouvement ouvrier, la « dialectique matérialiste ». Inversement, Marx et Engels ont étroitement contrôlé la constitution du Parti ouvrier Français de Guesde et de Lafargue, dont ils se sont ainsi assuré la « pureté » originelle. Ce qui pourrait paradoxalement expliquer, autant et plus que les différences du génie national, la faiblesse théorique persistante, notoire, du socialisme et du communisme français modernes).

Face à ces problèmes, il n’y a pas de théorie de Marx et d’Engels ; il y a — ce qui est bien différent — une « ligne » d’intervention politique consistant essentiellement en rappels théoriques (cf. la Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt). Comme si la possession par le parti de principes théoriques (philosophiques, économiques et politiques) pouvait à elle seule « garantir » leur mise en œuvre pratique, voire tenir lieu d’une théorie du parti, analysant sa réalité sociale et historique. On peut peut-être rapprocher de cette lacune les contradictions qui grevèrent les interventions de Marx et Engels et ne restèrent pas sans conséquences sur l’évolution ultérieure de la social-démocratie : avant tout le fait que, ne cessant d’insister sur la double exigence d’une pratique de masse de la politique et d’une « épuration » des principes, Marx et Engels aient été amenés à garder secrètes certaines de leurs interventions (ou à accepter qu’elles soient tronquées et dissimulées par le «  Parteivorstand » au nom de l’unité du parti ou d’opportunités tactiques). Cela revenait à faire de l’état-major du parti le canal obligé et l’arbitre de la « fusion » entre la théorie et le mouvement révolutionnaire. Cela signifiait aussi — et certes les conditions historiques l’expliquent pour une bonne part — que Marx et Engels croyaient pouvoir résoudre les contradictions idéologiques internes au parti par la distinction formelle de deux centres, l’un « politique » et l’autre « théorique », et par leur couplage au travers de rapports personnels (« les gens s’imaginent que nous tirons d’ici toutes les ficelles de toute cette histoire, alors que vous savez aussi bien que moi que nous ne nous sommes presque jamais mêlés des affaires intérieures du parti et que, si par hasard nous l’avons fait, ce fut uniquement pour redresser dans la mesure du possible les bévues qui avaient selon nous été commises et à vrai dire toujours dans l’ordre de la théorie ») (souligné par Engels, lettre à Bebel du 18-28 mars 1875).

Mais ces contradictions ont une autre racine, qui renvoie aux limites des « leçons de la Commune ». Aux yeux de Marx et Engels, la Commune a d’abord confirmé une thèse déjà suggérée par les insuffisances de l’A.I.T. : « En France le mouvement a échoué parce qu’il n’avait pas été préparé » (Marx, intervention à la Conférence de Londres de l’A.I.T.). Face à la coalition des gouvernements et aux moyens répressifs dont ils disposent, il faut, disent-ils, des « centres d’organisation militante de la classe ouvrière » (ibid.) capables de prévoir et de diriger des phases successives de la lutte, qu’elle soit insurrectionnelle, parlementaire ou sociale. Quand, ensuite, il leur a fallu se battre pour la reconnaissance des principes de la Commune dans la social-démocratie, ce qui est passé au premier plan fut la portée anti-étatique de la révolution communarde : c’est cela qu’il s’agissait de réinscrire dans le parti, en en « rectifiant » l’orientation initiale (favorisée par l’amalgame des conceptions de Marx et de celles de Lassalle sur « l’Etat populaire libre »). Or la Commune, et pour cause, ne jette aucune lumière nouvelle sur les rapports entre le parti (révolutionnaire) et l’Etat (de la dictature du prolétariat) : elle fait émerger une forme de « gouvernement de la classe ouvrière » sans parti organisé, a fortiori sans parti dirigeant, ce qui fait à la fois sa faiblesse et sa portée historique (« auto-gouvernement » de la classe ouvrière dans ses organisations de masse). On notera que cette question non résolue ne le sera pas davantage, resurgissant à chaque fois aussi aiguë, chaque fois que, historiquement, une conjoncture révolutionnaire a remis à l’ordre du jour le « modèle de la Commune de Paris » : en Russie soviétique en 1917-1918 comme à Shanghaï en 1967 pendant la Révolution Culturelle chinoise.

Fonctions et ideologie du parti

C’est qu’en réalité la définition de l’Etat comme « machine » ne suffit pas à déterminer le type d’organisation que doit être le parti et les fonctions qu’il doit remplir.

Il est remarquable que ce qui importe à Marx et Engels (plus encore, après eux, à Lénine) ne soit pas simplement l’idée d’organisation et de centralisation, mais celle de direction stratégique et tactique des luttes de classes (cf. par exemple le « testament d’Engels », préface à la réédition en 1895 des Luttes de classes en France, et toute la discussion sur le rapport entre insurrection et suffrage universel). Mais il y a ici un déséquilibre évident. Si la lutte de classes du prolétariat requiert une direction politique, c’est que la lutte de classes bourgeoise est elle-même déjà dirigée, orientée, qu’elle comporte sa propre « stratégie » d’alliances de classes, d’utilisation des crises économiques et des conflits internationaux, des législations répressives ou libérales, des oppositions d’intérêt corporatifs et des divisions idéologiques au sein des masses exploitées, etc. Or le concept de l’appareil d’Etat esquissé par Marx et développé par Engels dans l’ Origine de la famille, si indispensable soit-il pour rompre avec l’idéalisme de l’Etat conçu comme « société politique » illusoire, ne fournit aucun moyen d’analyser la direction politique de la lutte de classe bourgeoise, les formes différentes qu’elle peut prendre, le rôle qu’y joue la centralisation étatique. Il ne fournit qu’une description des moyens dont elle dispose, c’est-à-dire la preuve que l’Etat existe, matériellement, dans la lutte des classes. Mais il n’explique pas ce qu’il faut (ou mieux : ce qui se fait à travers lui), et ne constitue en ce sens aucun progrès par rapport au premier concept d’Etat. Or, faute de pouvoir analyser la direction politique bourgeoise (qui ne se confond évidemment pas avec les décisions des gouvernements), la direction politique prolétarienne reste prisonnière du pragmatisme et de ses fausses « évidences ». Elle juxtapose des tâches de propagande, de formation, d’organisation (cf. le fameux mot d’ordre de Liebknecht : « studieren, propagandieren, organisieren » qui sera fréquemment cité par Lénine) en les rattachant à un même « centre » qui semble pouvoir harmoniser toutes ces fonctions comme l’Etat semble unifier en son sein les « fonctions générales » de la société.

Mais, dans ces conditions, certaines « fonctions » essentielles du parti restent formelles ou symboliques, elles sont vaguement aperçues sans être véritablement intégrées au concept du « parti révolutionnaire » : il s’agit ici notamment de ce qu’on peut appeler la fonction d’analyse collective de sa propre situation, des contradictions et de la « composition politique » du prolétariat. Seul le développement d’une telle conception peut finalement permettre de rompre définitivement avec la thèse du « parti-conscience », faire du parti non pas la forme sous laquelle la classe ouvrière devient consciente de sa mission historique, mais la forme sous laquelle elle prend connaissance de sa place objective dans les rapports sociaux d’une conjoncture donnée. Seule elle pourrait également déranger le jeu de miroir du « centre politique » et du « centre théorique » du parti, dont le couple formé par Marx-Engels d’une part, Bebel-Liebknecht d’autre part, a constitué la première figure historique, avant de se trouver incarné dans l’individualité d’un seul dirigeant ou d’un seul groupe de dirigeants. Or, chez Marx, le seul élément — combien ténu — qui puisse, rétrospectivement, être interprété dans ce sens est son insistance à assigner d’abord à l’A.I.T., plus tard au parti ouvrier français, comme tâche collective prioritaire, la réalisation d’une enquête ouvrière. Seul Lénine, dans Que faire ?, commencera à poser ce problème, au moins implicitement, en écrivant que « pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les social-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la population, envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée ».

Ce qui est finalement non moins significatif, c’est l’aporie dans laquelle Marx s’est trouvé enfermé au cours de sa polémique avec les anarchistes sur la question du parti et de la nature de « l’autorité » qui s’y exerce (autorité des chefs, autorité des théoriciens). Si le parti est l’organisation qui doit sur son propre terrain s’opposer à la « machine » de l’appareil d’Etat bourgeois, est-ce à dire que le parti constitue lui aussi une « machine » de même nature ? Il semble qu’il en soit ainsi, au moins potentiellement, dès lors qu’on rejette la thèse anarchiste selon laquelle l’organisation des révolutionnaires doit être à l’image de la société future qu’ils veulent construire, une « libre association de sections autonomes » (cf. Engels, Le Congrès de Sonviliers et l’Internationale, 1872 : « Nous défendons aujourd’hui notre peau par tous les moyens ; (selon Bakounine) le prolétariat, lui, devrait s’organiser non pas d’après les nécessités de la lutte qui lui est imposée chaque jour, à chaque heure, mais d’après la vague représentation que certains esprits chimériques se font d’une société à l’avenir ! […] Et surtout pas de sections disciplinées ! Surtout pas de discipline de parti, pas de concentration des forces sur un objectif, surtout pas d’armes de combat ! […] Une méthode révolutionnaire qu’en vérité le prolétariat n’imitera pas ! Les premiers chrétiens tiraient de leur représentation du ciel le modèle de leur organisation ; nous devrions à l’instar prendre pour modèle le ciel social de l’avenir »).

Mais, s’il ne peut être l’image de la société future, le parti ne sera-t-il pas l’image de l’Etat actuel ? Or cette conclusion n’est pas, évidemment, celle de Marx et Engels : en face de la machine de l’Etat, le parti n’est pas une machine anti-Etat (bourgeois), c’est plutôt une anti-machine, qui réalise déjà en son sein une liberté inconnue de l’Etat répressif. D’où l’argumentation de Marx, dans son Discours sur le Congrès de La Haye du 15 sept. 1872 :

Le Congrès de La Haye a conféré au Conseil Général des pouvoirs nouveaux et plus étendus. De fait, à un moment où les rois se réunissent à Berlin, où de nouvelles mesures répressives contre nous, aggravées, doivent sortir de ce rassemblement des puissances représentatives de la féodalité et du passé, et où l’on organise systématiquement la persécution, le Congrès de La Haye a estimé convenable et nécessaire d’élargir les pouvoirs du Conseil Général et de centraliser en vue du combat en cours toutes les actions qui, isolées, restent impuissantes. Et qui pourrait bien s’inquiéter des pouvoirs attribués au Conseil Général, sinon nos ennemis ? Est-ce qu’il dispose d’une bureaucratie, d’une police armée pour contraindre les gens à l’obéissance ? Est-ce que son autorité n’est pas une autorité purement morale ? Est-ce qu’il ne soumet pas ses résolutions au jugement des fédérations qui sont chargées de les exécuter ? S’ils étaient placés, eux, dans de telles conditions, sans armée, sans police, sans tribunaux, du jour même où ils se verraient réduits à ne disposer que d’une influence et d’une autorité morales pour maintenir leur pouvoir, les rois n’opposeraient plus que des obstacles dérisoires à l’avancée de la révolution […] le principe fondamental de l’Internationale, c’est la solidarité.

Mais qu’est-ce qu’une « autorité morale » ? Marx, en fait, pense ici plus que jamais selon l’antithèse philosophique de la « machine » (coercitive) et de la « liberté » ou de l’autonomie : non pas l’autonomie d’une politique de classe par rapport à la classe dominante, mais l’autonomie personnelle des militants révolutionnaires, celle de leur volonté : le parti est une « association volontaire ». Il pense donc dans la problématique de la « conformité de la fin et des moyens » où Bakounine a voulu l’enfermer (non sans succès). C’est pourquoi, il n’a jamais pu répondre véritablement à cette question. Ou, pour le dire en d’autres termes : Marx n’a pu se poser de façon elle-même matérialiste et critique la question de l’idéologie du parti (et de l’idéologie de parti) qui assure (ou non) l’unité du parti révolutionnaire, compte tenu de la façon dont elle se développe et de la place qu’elle en vient à occuper dans la configuration des luttes de classes idéologiques d’un pays et d’un temps. C’est pourquoi il n’a pas pu davantage (ni les « marxistes » après lui, quelle que soit la richesse de leur contribution pratique aux luttes de classes et à la politique prolétarienne) surmonter l’oscillation entre une critique des organisations ouvrières existantes et une anticipation du « parti communiste » idéal, lui qui a pourtant contribué de façon décisive à arracher la politique de la classe ouvrière à l’idéalisme et à l’utopisme. C’est pourquoi il a, au moins négativement, ouvert la voie à la « réponse » qu’ont imposée les IIe et IIIe Internationales : l’idéologie du parti, c’est l’idéologie prolétarienne, qui est elle-même une non-idéologie, autrement dit une pure science (ou une « conception scientifique du monde » : le socialisme scientifique, le matérialisme dialectique, etc.). Et à ce titre il occupe lui aussi une place dans le système des causes qui ont fait que les partis social-démocrates et communistes ont spontanément tendu, non pas à développer de façon critique la science qu’il avait inaugurée, mais à l’enfermer dans le carcan désastreux des successives « orthodoxies ». C’est pourquoi on peut dire que la position de ce problème, resté chez lui aveugle, est aujourd’hui l’une des clés de toute résurrection de la théorie scientifique marxiste.

10 juin 1978

 

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  1. Cf. l’importante introduction de son libre : Da Sfruttati a produttori, De Donato, Bari 1977 ; sa contribution « Partiti, sindicati e movimenti di massa nella crisi italiana » au colloque P.C.I., classe operaia e movimento studentesco (Guaraldi, Firenze, 1977). Et son intervention récente au colloque « Pouvoir et opposition dans les sociétés post-révolutionnaires » organisé par « Il Manifesto » (éd. du Seuil, Paris, 1978). []
Étienne Balibar