Musique et philosophie : Luigi Nono, Massimo Cacciari, la tragédie de l’écoute

Luigi Nono est l’un des compositeurs emblématiques de l’avant-garde de la deuxième moitié du xxe siècle, aux côtés notamment de Luciano Berio, Karlheinz Stockhausen ou György Ligeti. Son œuvre, d’une sophistication et d’une ambition de réflexivité impressionnantes, a toujours tenté de concilier formalisme rigoriste et nécessité de travailler le matériau musical à partir de la réalité et en l’inscrivant dans la pratique sociale, que ce soit dans sa période d’engagement aux côtés du PCI ou même plus tardivement dans une époque marquée par une crise de la perspective émancipatrice. Dans cet article, Jonathan Impett revient sur cette dernière période, celle de la collaboration de Nono avec le philosophe et militant de gauche Massimo Cacciari : cette séquence marque la volonté de redéfinir les modalités d’une pratique authentique de l’écoute ; elle doit être comprise comme une méditation, benjaminienne, sur la nature de la temporalité historique.

Print Friendly

« Musique et philosophie suivent le même principe de travail, à savoir celui de la construction et de la déconstruction. Ce sont deux systèmes permettant d’atteindre une forme de structure poétique. »

Massimo Cacciari1

Luigi Nono (1924-1990) occupe une position clé dans l’histoire et le développement de la musique contemporaine. Celle plus particulièrement du compositeur qui, dans les années 1950, s’est confronté de la manière la plus cohérente aux implications du sérialisme ‒ une approche s’attachant à structurer chaque aspect de la composition musicale, développée à partir des conceptions d’Arnold Schoenberg concernant l’ordre, la structure et la totalité dans l’usage de la gamme chromatique (la notion de série). À partir de l’évolution de la nature même de la composition et de l’œuvre composée, son travail a pu répondre directement à la plupart des grandes questions que l’histoire de la musique a par la suite du reconnaître : celles de la relation de la composition avec la réalité sociale et avec l’interprète, celle de la nature du matériau musical, de la représentation et de l’écoute, du temps musical et de l’espace, et enfin celle de la singularité de l’évènement musical. Profondément enraciné dans l’histoire de la musique, de ses conceptions théoriques et critiques, son travail transcende en effet le strict formalisme, précisément par sa grande conscience et son sens de l’appartenance historico-théorique.

Cet article se propose d’enquêter sur le rôle de la théorie critique ‒ entendue ici comme une perspective philosophique s’attachant à penser la détermination matérielle de l’activité artistique ‒ dans les œuvres du Nono de la maturité. Plus précisément, il interroge le rôle qu’a pu y jouer le philosophe italien et militant de gauche Massimo Cacciari. Nono fit en effet sa rencontre en 1965, alors que Cacciari, de vingt ans son cadet, était étudiant et membre d’un cercle très actif de théoriciens de la culture, comptant parmi ses membres Francesco Dal Co, Manfredo Tafuri et Marco de Michelis, et qui sera amené à dominer la vie intellectuelle et politique de Venise. Pour preuve, Cacciari devint maire de cette ville en 1993 ; les écrits de Dal Co et de Tafuri se sont imposés comme des standards de l’étude de l’architecture moderne ; et De Michelis, frère d’un ex-ministre, est actuellement à la tête d’un nouveau département d’architecture à l’université. L’année où Cacciari eut 18 ans, ce groupe fonda une revue de théorie critique, Angelus Novus, dont le titre prenait expressément ses sources auprès de la pensée de Benjamin. Cacciari développa à cette époque l’idée d’une « pensée négative », en empruntant à Nietzsche et Wittgenstein, qu’il se réappropria comme de véritables outils de déconstruction afin d’explorer les tensions et contradictions des discours traditionnels. Dans une série de travaux, il présente ainsi la pensée négative comme une pratique de résistance, préfigurant certaines conceptions caractéristiques de l’œuvre et de la pensée de Nono comme celles de l’a-totalité et du questionnement permanent, qui le conduiront notamment aux écrits d’Edmond Jabès. Surtout, il y avait ici quelque chose de l’ordre du sentiment de frustration qu’il s’agirait d’affronter : la défense de ce que Benjamin a décrit comme une œuvre d’art post-dialectique, et que ni les disciples d’Adorno ni les partisans de l’engament politique n’ont jamais réellement compris2.

Les trajectoires politiques de Nono et de Cacciari se sont développées dans une grande contiguïté. Un communisme conscient de sa responsabilité sociale, intellectuelle et artistique caractérisa l’activité de Nono depuis ses débuts : il rejoignit le PCI (Parti communiste italien) en 1952, fut élu à son Comité Central en 1975, à une époque de crise ainsi qu’à celle du « compromis historique ». Pour ce qui concerne Cacciari, la plupart de ses premiers écrits politiques évoquent les dimension « structurelles », « organisationnelles », du communisme3, ainsi que celles renvoyant à ses dimensions intellectuelles et institutionnelles plus globalement4. Mais même à l’époque de sa participation la plus active à la vie politique, il a refusé avec véhémence de coopérer avec les principaux partis et les dynamiques qu’ils ont impulsées.

Trois axes de questionnement apparaissent dès lors ici clairement : l’influence de la pensée critique sur la musique de Nono considérée pour elle-même, plus largement le rôle que de telles idées ont pu jouer dans son évolution et dans sa pratique d’artiste, et enfin dans quelle mesure de tels outils conceptuels peuvent nous permettre de comprendre, non seulement les travaux musicaux de Nono, mais aussi la dynamique de la production culturelle moderniste et son rapport à la réalité sociale. Une telle hypothèse de compréhension globale est confortée par l’insistance de Nono sur la nature de la pensée musicale, considérée comme un mode particulier de l’activité humaine, et envisagée à l’aune de ses liens essentiels avec l’individu, la culture, la société, ainsi qu’avec leur transformation. De telles hypothèses se croiseront dans cet article. Précisons aussi que celui-ci ne consistera pas en une exégèse de la pensée de Nono concernant toutes ces questions, mais s’attachera plutôt à circonscrire la dynamique de leur interaction au sein de son travail. Enfin, je tenterai de montrer que l’engagement profond avec la pensée critique qui sous-tend tout le travail de Nono est ce qui lui permettra de repenser radicalement et d’une manière unique, dans son œuvre de maturité, la relation entre texte, représentation, acte et phénomène.

L’a-totalité

Dès ses débuts, Nono se distingua de ses contemporains sur le plan de son rapport avec la pensée critique, avec l’écrit plus généralement, ceci selon deux principales modalités : celle de l’ampleur de son éducation et de sa formation humanistes, ainsi que celle du sens de la responsabilité culturelle et politique. Celles-ci apparurent clairement dans une conférence qu’il prononça en 1960 au Ferienkurse [Cours d’été, Ndt.] de Darmstadt, alors à son apogée en tant que lieu de débats autour de la nouvelle musique. Il s’agissait d’une réponse passionnée et articulée à la thèse que Stockhausen avait développée l’année précédente à propos de l’œuvre de Nono Il Canto Sospeso (1956), selon laquelle ce dernier aurait réussi à supprimer toute trace de signification langagière pour des textes pourtant parmi les plus chargés émotionnellement ‒ les mots des victimes du fascisme ‒ en les transformant et en les révélant comme de purs matériaux compositionnels5. Avant d’en arriver à la réfutation de la position défendue par Stockhausen, Nono confronta ses auditeurs de Darmstadt ‒ qui sans doute s’attendaient à un tout autre développement ‒ à une analyse rigoureuse du rôle et de l’utilisation du texte dans la musique, ceci depuis Lassus jusqu’à Beethoven. Il démontra ainsi avec une précision légitime la superficialité des discours contemporains à propos de la composition lorsque ceux-ci s’attachaient à la sémiotique et à la thématique de la perte de signification du texte. Il évoqua à ce propos Merleau-Ponty : il n’existe pas de construction sans signification. Selon Nono, le texte est en effet une structure phonético-sémantique de laquelle l’expression musicale peut émerger, ses propriétés sémantiques se trouvant transposées dans le langage musical du compositeur.

Si il s’agit bien ici d’évoquer le rôle de la pensée critique pour le travail de Nono, pourquoi commencer alors par l’évocation de ses conceptions concernant l’usage du texte ? Cette articulation deviendra plus explicite dans ses œuvres de maturité, mais dans sa pratique, le rapport qu’entretint Nono avec un certain nombre de textes était tel que, dès le début, cette matière textuelle et la réflexion consciente sur sa propre activité ne pouvaient être distinguées. Celles-ci prenaient en effet leur source dans un sens profond de la continuité historique, rendant la révolution effectuée par Nono sur le plan de la pratique compositionnelle bien plus radicale que celle de ses contemporains de Darmstadt, qui prétendaient pourtant opérer à partir d’un point zéro [ground-zero Darmstadt peers] ou en faisant table rase, la stratégie de Nono semblant être quasi-opposée à celle de Boulez ou Stockhausen qui souhaitaient réimaginer la pratique musicale ab initio. Au sein de tout le matériau poétique utilisé par Nono durant les années 1950 ‒ Lorca, Ungaretti, Machado ‒ les propriétés sémantiques et sonores des mots renvoyaient ainsi à ses propres conceptions concernant le rôle de l’artiste et la nature de son travail : la lutte politique, la difficulté pour la poésie d’exister après l’holocauste, la question de la traduction et du croisement des cultures, les origines de la musique et de la poésie ainsi que la fragilité de l’expression individuelle. C’est qu’ il s’agissait d’écrivains pour qui l’esthétique, la philosophie et l’engagement politique ne pouvaient être considérés séparément. Précisons aussi qu’à cette époque, les discussions concernant le statut d’une esthétique communiste étaient bien plus influencées par Gramsci que par Adorno et Marcuse. Ayant été étudiant en droit avant de se concentrer sur la composition, il retint en outre de son maître d’alors, le philosophe politique Norberto Bobbio, l’impératif social pour l’intellectuel de se remettre constamment en question dans la perspective d’une révolution culturelle permanente6. Un texte de Pavese, écrit très peu de temps avant le suicide de ce dernier en 1950 et qu’il a sûrement dû connaître dans la mesure où il a été la source d’un grand nombre de débats dans le monde littéraire de gauche7, s’est aussi avéré important pour ses œuvres plus tardives. Certes, rien ne semble en apparence plus éloigné de la spécificité de l’épique, des premières œuvres socialement engagées de Nono, que l’intemporalité de la mythologie grecque. Mais il s’agit toutefois pour Pavese de réhabiliter le mythe comme figure centrale de la pratique artistique, en suggérant que chacune de ses nouvelles époques se fonde sur une redéfinition du statut du mythe, et que chaque forme poétique y puise ses sources. Dans cette optique, la création d’une nouvelle œuvre consiste donc dans la constitution d’une nouvelle esthétique et d’une nouvelle éthique, de telle sorte qu’en leur absence l’œuvre se verrait réduite à être quelque chose que nous connaitrions déjà et nous conduirait loin de la nécessaire remise en question qui constitue la responsabilité de l’artiste. C’est qu’en effet, la réinterprétation du mythe et le questionnement continu caractérisent toute l’œuvre tardive de Nono.

La polyphonie phonétique d’Il Canto Sopseso ainsi que l’évocation de la propre voix d’Ungaretti dans Cori di Didone (1958), pièce pour chœur mixte et percussions, illustrent cette problématique de l’indivisibilité du son, de l’esthétique et du sens. L’implication de Nono dans les premières représentations de l’opéra de Schoenberg Moïse et Aaron en 1954 est à cet égard importante et significative sur bien des aspects. Traitant de l’impossibilité intrinsèque pour l’être humain de se réaliser selon la vision qu’il a de lui-même, cet opéra évoque de manière analogue la tâche du compositeur. Alors que les débats critiques de l’époque reconduisaient ce thème à celui de la crise du langage musical au XXe siècle, les travaux ultérieurs de Nono en démontrèrent une compréhension bien plus profonde concernant la nature même de la musique. C’est d’ailleurs à ce moment que s’origine sa conception de la musique considérée comme écoute de l’indicible, ainsi que de la composition comme médiatisant cette pratique ‒ ceci ne pouvant être envisagé de manière statique et dogmatique, mais plutôt dans la perspective de l’a-totalité, comme il aimait à le dire. La dramaturgie, l’inachèvement, et la technique du Sprechgesang [parlé-chanté, Ndt.] qui caractérisent l’opéra de Schoenberg n’ont eu de cesse de le fasciner, et il fit remarquer en plusieurs occasions aux différents partisans de Webern (du côté de l’école sérielle) que le travail de ce dernier posait un ensemble bien plus complexe de questions qu’ils ne pouvaient l’imaginer. Ce moment marque aussi le début de son intérêt pour la pensée juive plus particulièrement, ainsi que d’un point de vue plus général pour la pensée des périphéries philosophiques et géographiques de l’Europe8. Et ceci selon plusieurs axes directeurs : une compréhension de la composition comme activité herméneutique, une attention envers la figure de Schoenberg, envers le communisme comme non-catholicisme, et sur Venise appréhendée comme lieu de dialogue avec les cultures non-européennes, ayant été indifférente au pouvoir de l’Eglise et terre d’accueil pour les premiers ghettos.

Dans un entretien, alors qu’il travaillait sur A Floresta (1966) ‒ une pièce pour trois récitants, soprano, plaque de cuivre et bande magnétique ‒ Nono évoque son usage grandissant des documents :

Je choisis des textes documentaires…parce que je crois qu’ils possèdent un plus grand lien avec le réel que la pure poésie. Nous vivons toujours dans le temps que Brecht a décrit : il serait assurément beau de pouvoir parler de fleurs, de roses et d’amour, mais malheureusement les conditions sociales ne le permettent pas. Je suis aussi convaincu que comme musicien, j’ai une responsabilité sociale à assumer. Je suis convaincu qu’en tant que musicien, on vit dans une situation historique déterminée9.

Le « document » recèle en son sein de multiples niveaux de médiation et de complexité esthétiques. Son usage dans les œuvres d’écrivains politiquement engagés comme Lorca ou Pavese semble clair, mais dans le cas de Il Canto Sospeso , les textes s’avèrent issus d’un regroupement possédant sa propre teneur artistique et son propre agenda. Le document, ici, semble plutôt se référer au signifié ‒ la vérité de l’injustice, de la lutte politique ‒ qu’aux mots pris eux-mêmes comme signifiants. Ceci pourrait constituer un argument valide si il était rapporté aux termes des débats années 1960, mais se révèle bien trop simpliste pour ce qui concerne les positions déclarées de Nono. Le lieu de l’authenticité semble être celui de la voix, de l’immédiateté de la communication provenant de l’artiste, du héros ou de la victime. Sara dolce tasere, ces lignes de Pavese utilisées par Nono en 1958 se sont avérées prémonitoires. L’interpénétration, inextricable, entre la musique, le texte, la pensée esthétique/philosophique et l’engagement social, atteint ainsi son sommet dans la « azione scenica » de Al gran sole carico dʼamore (1975). L’ « Azione scenica » (l’action scénique) est une formule que Nono a adoptée pour caractériser sa propre conception du théâtre-musical développée pour Il Canto Sospeso, ainsi que pour signifier l’ironie, qui ne lui aurait pas échappée, selon laquelle Venise aurait à la fois donné naissance à l’opéra moderne ainsi qu’à sa métamorphose en une nouvelle réalité esthétique et sociale. Dès lors, un réseau de multiplicité et de simultanéité entre le texte, le matériau et l’identité se trouve concentré en un site intemporel qui est l’ici et le maintenant de l’œuvre et de son public.

Pavese lui-même a écrit sur la dépression de l’artiste consécutive à la naissance et à la manifestation du mythe10. À cet égard, il est notable que Al gran sole carico dʼamore a initié une assez longue période de grandes difficultés pendant laquelle, hormis quelques œuvres de circonstance, Nono n’a pu produire que des œuvres sans texte, comme… sofferte onde serene…(1976), pour piano et bande magnétique, qui peut être considérée comme une étude sur l’acte musical pris en lui-même. Plutôt qu’une pièce multimédia polémique, …sofferte onde serene… est un travail dont l’immanence unitaire est unique dans le travail de Nono, retravaillant certains fragments du jeu de piano de Pollini au sein d’une immobilité modulée transcendant la figure de la souffrance personnelle qui se trouve à son origine et censée refléter un certain environnement vénitien. Dans le quatuor à cordes de 1979, Fragmente – Stille, an Diotima, une œuvre qui défie et étend l’activité d’écoute à partir de « moments suspendus » ‒ longs accords soutenus et silences prolongés ‒, Nono utilisa de courts passages d’Hölderlin qu’il transmit aux interprètes et, pendant les répétitions, insista sur la nécessité de les réciter intérieurement. L’absence du texte lui-même dans la structure sonore de l’œuvre est une des conclusions logiques de son désir d’étendre sa signification jusque dans la musique elle-même. On peut aussi évoquer ici les comptes-rendus de Nono concernant les répétition d’œuvres orchestrales romantiques par Scherchen, quand il s’attachait à ajouter certains mots à une phrase afin de mieux transmettre son sens aux interprètes. Ici, la multiplicité textuelle d’une œuvre comme Al grande sole est remplacée par un nouveau type de multiplicité : celui d’une interprétation constructive exercée tant par l’interprète que par l’auditeur. Le modèle n’est pas ici celui des poèmes d’Hölderlin tels qu’on les connait sous leurs formes définitives, mais celui de ses carnets, dans lesquels des mots, des développements et même des langues différentes, se côtoient sans sélection apparente.

Pensée musicale

En évoquant sa découverte d’une nouvelle productivité et pratique compositionnelles, Nono s’est souvent référé à deux facteurs : son travail avec le live electronics au SWF Experimentalstudio de Fribourg, ainsi que sa collaboration avec le philosophe Massimo Cacciari. Les techniques offertes par le système live electronics permirent à Nono d’envisager un nouveau mode de relation entre temps, espace, structure et texte ‒ qu’il soit verbal ou musical ‒ qui semble avoir atteint les limites de la praticabilité dans ses œuvres du début des 1970, plus particulièrement depuis Al gran sole carico dʼamore. Il pu ainsi appliquer directement ces perspectives émergentes à sa propre pratique. Dans le même temps, la formulation de ces idées et leur subséquent développement trouva un nouveau catalyseur dans sa relation avec Cacciari, qui lui fournit par exemple les textes d’un certain nombre de ses œuvres de la décennie qui suivra, plus particulièrement leur tragedia dellʼascolto (Tragédie de l’écoute), et Prometeo, un « opéra » dont la première eut lieu en 1984.

En écrivant la pièce Das atmende Klarsein (1981), pour flûte basse, bande magnétique et électronique live, Nono s’est référé à la nature multiple de l’instant11, une question qui selon Cacciari est devenue l’une des obsessions du compositeur12. En suivant Musil, Nono observa souvent que le sens de la réalité devait impliquer celui de la possibilité. L’homme sans qualités, comme il le suggéra, constitue un manuel de composition idéal. En effet, il pourrait proposer une métaphore du procès de travail de Nono à cette époque, celui d’éliminer non seulement ce qui est superflu mais aussi tout ce qui détourne ou éloigne du présent, « un processus d’évidement, d’effacement, de purification » selon les mots de Cacciari13. Wittgenstein pouvait aussi être associé, tant pour Nono que pour Cacciari, à ce besoin de « rompre avec le schématisme, les formules, le maniérisme, avec les données et ce qui est pris pour acquis ou comme allant de soi, avec la répétition. »14 D’une manière caractéristique, ceci s’accompagna d’un repositionnement politique, celui-ci ne consistant non pas en un abandon des principes, mais plutôt en une volonté de laisser derrière soi le dogme et l’orthodoxie, comme lorsque Nono cessa son engagement actif aux côtés du PCI. Prometeo est ainsi évoqué dans une lettre au sein de laquelle Cacciari propose, pour Das atmende Klarsein, des extraits de Rilke et d’hymnes orphiques, et dans laquelle il résume aussi ses conceptions quant à la relation de Nono au texte et à la pensée :

Ce qu’ils [certains musicologues] comprennent correspond à la dissolution (réellement : dis-sout ‒ par conséquent critique ‒ non une soudaine illumination) de la relation du métaphysique avec le signifié ‒ ce qu’ils ne comprendront jamais (comme l’« avant-garde ») est précisément comment tout est déjà donné dans le « signe » ‒ et ainsi certainement aussi pour La Fabrica, ou encore pour A Floresta. L’aspect « révolutionnaire » de ce que tu es en train d’entreprendre pour ce qui concerne la non-résolution (toujours pacifiquement et …) de la métaphysique du signifié dans le signe…Cela doit être difficile, et douloureux, je peux le comprendre.15

Nono s’est donc affronté à un défi compositionnel très spécifique : comment conduire l’interprète et l’auditeur à entrer en relation avec la réalité musicale/poétique de l’immanence présente, ceci à l’intérieur du contexte séquentiel du temps musical, des structures et de l’action. La simultanéité de la compréhension de l’acte musical dans un présent multiple, au sein duquel aucune des possibilités qui l’habitent ne se voient déniées, devient le souci central de Prometeo. Pour Cacciari, cette préoccupation du moment de la révélation est précisément ce qui en fait une tragédie. Le moment présent devient un nœud de réseaux structurels ‒ dans les multiples références musicales de La lontananza (1988), pièce pour violon, électronique live et bande magnétique ‒ et historiques :

Á l’opposé, le tempo du movimentum unique, commun à tous, succession a-rythmique de nyn ponctuels, indifférents, dénués de tout son propre, est celui du Prométhée de la tradition qui aplanit les obstacles, crée de vastes espaces libres et équivalents, annulant les présupposés. Au regard de sa loi, le passé n’est rien de plus qu’un avoir-été… et le présent est un espace à partir duquel nous nous élançons « tous ensemble » vers la fin… Le tempo du Maître est en revanche polyphonique : ses dimensions sont données simultanément ; le passé de telle ligne, de telle idée, de telle pensée, de telle parole unique, peut être le futur de telle autre. Le présent n’est pas un espace commun à tous, mais l’instant irremplaçable, fugitif, clair et vivant, de cette unicité. Comme l’Ange Nouveau, il chante un instant, mais cet instant, justement, est unique, et non-reproductible, et du fait même de cette unicité et de cette non-répétibilité, il est nécessaire16.

Le miracle des polyphonies du XVIe siècle ‒ l’articulation entre la dimension verticale et horizontale de la spatialité musicale ‒ a influencé le travail de Nono depuis ses premières études de composition avec Francesco Malipiero et Bruno Maderna, particulièrement pour ce qui concerne son interprétation du sérialisme. Cela lui fournit un plan par lequel l’événementialité et la pensée pouvaient être simultanées sans être identiques du point de vue temporel, et vice-versa. Dans Prometeo et les travaux qui lui sont liés, Nono s’attache en effet à concevoir la disparition d’un « temps unique, unitaire, unifiant » dans les termes d’un ars combinatoria plus originel17. Il trouve dès lors une solution efficiente d’un point de vue logique aux questions techniques posées dans Al grand sole. Il a aussi, par ce qui pourrait les rapprocher, tenté de relier les théoriciens de la polyphonie du XVIe siècle et la philosophie contemporaine. Dans le même temps, il assure que notre engagement ne peut s’envisager que dans l’immanence ‒ les structures formelles sous-jacentes sont indiscernables pour l’oreille ; les moments sont suspendus, séparés par des silences d’une telle densité que l’écoute se retire du temps chronologique pour se diriger vers les contenus de la mémoire auditive, de même que la représentation comme réalité mnémonique pour l’interprétation se voit séparée de ce qui pourrait lui fournir un mode d’analyse. D’où les références tardives de Nono à la centralité de l’écoute dans la pensée juive, s’opposant aux représentations et aux déformations de la tradition du christianisme.

Le caractère apaisé de la lettre ci-dessus semble se référer à la « faible force messianique », « qui seule peut transformer », « la force de l’absence de violence » qui se trouve au cœur de l’assemblage de textes que Cacciari a présenté à Nono le jour de Noël 198218. « Ne la gaspille pas…cette faible force messianique… réduire au silence dans le moment de la durée vide19. » Des fragments des Thèses sur le concept d’histoire de Benjamin, de Hölderlin et d’Hésiode sont paraphrasés et réarrangés en ce qui dans ce dispositif est appelé « îles », espaces statiques entre lesquels le compositeur et l’auditeur peuvent construire et envisager des trajectoires et perspectives multiples. Les textes sont dits, chantés, fragmentés, disposés de manière contrapunctique et superposés, mais sont aussi absents, dissimulés dans la partition/notation, a cantar e a sonar comme Nono l’indique à plusieurs occasions, en référence à l’ancienne musique vénitienne. Leur compréhensibilité est continuellement décalée, mouvante. La multiplicité et l’engagement actif de l’imagination de l’auditeur sont des thèmes inséparables qui traversent les écrits de Nono de cette période, comme c’est aussi le cas de l’œuvre plus tardive de Cacciari DellʼInizio (Sur les origines). La possibilité même de l’action dans le présent est dès lors ouverte à sa possible exploration par Nono, via les nouveaux moyens théoriques et technologiques qui sont à sa disposition. Il s’agit ici de la recherche de l’Augenblick (l’instant) rilkéen : ce mot qui ne peut être anticipé ou rappelé.

La multiplicité et la trajectoire, bien plus que la linéarité narrative, caractérisent l’usage de l’espace par Nono, comme le montre dans ce cas l’arche en bois construite par Renzo Piano à l’intérieur de l’Eglise San Lorenzo. L’espace physique n’est pas ici un canevas pour la narration ou le drame mais un analogue toujours présent de la séquentialité musicale. Avec la suspension du temps chronologique, l’espace et plus encore le lieu deviennent cruciaux20. La spatialité et le mouvement sont en effet centraux dans cet usage du son. La transformation en temps réel du son électronique autorise Nono à explorer le présent en termes de paramètres ‒ espace, résonance, temps, fréquence ‒, une pratique qui était déjà inhérente à son propre background culturel. Le domaine relationnel du temps-fréquence qui se trouve technologiquement au cœur de telles opérations permet littéralement d’abstraire les éléments sonores de leur contexte chronologique. Un inévitable arbitrage quantique entre fréquence et temps s’impose dans cette perspective à toute connaissance sur le sonore. Il existe dès lors une contiguïté sur le plan cognitif entre le mouvement architectural des interprètes dans Prometeo, l’usage formel de l’acoustique et de la spatialité virtuelle comme dispositif compositionnel dans Omaggio a György Kurtag (1983), le « son en mouvement continu » qu’il travailla si intensivement avec certains interprètes tout au long de cette période, et la réinterprétation de chacune de ces œuvres de chambre tardives au sein de différentes acoustiques.

Cacciari situe la discussion autour de Prometeo à l’occasion d’un voyage en Sardaigne en 1976, collaboration qui sera évoquée par Nono dès 1977. La compréhension d’une approche commune de Prometeo semble avoir émergé assez tôt, de même que pour la signification générale de la manière dont sa fréquentation du travail de Cacciari a pu commencer à influencer sa propre pratique :

[…] avant tout par la relation entre les règles et leur transgression, ceci en vue de leur reformulation…J’étais intéressé par la lutte entre la fondation des principes de la vie et la dynamique continue qui nous conduit vers leur dépassement, même si ceci doit se déployer dans une perpétuelle relation conflictuelle…Avec Cacciari, à travers de longues conversations, j’ai réussi à approfondir ma méthode d’analyse, j’ai réussi à atteindre de nouvelles manières de penser, à appréhender de plus en plus précisément le multiple, à surmonter certaines schématisations, certaines habitudes, certaines catégories générales et traditionnelles21.

Nono ajoute : « J’ai beaucoup appris de Massimo Cacciari. Pour commencer, j’ai appris à être attentif au texte plutôt qu’au contexte, et à éviter l’écueil du sociologisme banal caractéristique d’une certaine branche de l’école soviétique22. »

Cette capacité à assimiler des modes de pensée nouveaux et évolutifs concernant son travail de création était enracinée dans une connaissance précoce et approfondie de la théorie musicale vénitienne des origines, pour laquelle la musique devait être comprise comme incarnant la philosophie ‒ que ce soit le conservateur Zarlino23, l’humaniste Galiliei24 ou le pragmatique Zacconi25 ‒ , aussi bien que comme préoccupation incessante envers les questions qui avaient amené la musique à son état actuel :

La composition musicale n’est pas seulement une question technique, ce n’est pas un travail de fabrication, mais plutôt un travail de la pensée…Schoenberg nous a appris à penser, et non pas à composer… Ceci peut être aussi démontré par la Renaissance ‒ de Zarlino, Zacconi et Artusi jusqu’à Padre Martini ‒ quand il était toujours question de différences de pensée musicale26.

Cacciari décrit Nono comme « un compositeur, dans le strict sens artisanal du terme, dans la compréhension classique du terme27 ». La nature de leur collaboration peut être repérée et identifiée dans les propres travaux de Cacciari, bien qu’il précisa de manière prudente que dans les deux cas, cette influence ne devait pas être lue trop littéralement et de manière superficielle28. Dans le livre Icone della Legge (Les icônes de la loi) (1985, qui était contemporain des travaux de révision de Prometeo), le chapitre « La bouche de Moïse » constitue une méditation sur le Moïse de Freud et sur celui de Schoenberg, Cacciari remerciant Nono pour son aide « pour ce chapitre, le livre et tout le reste ». Notons que la conception du silence qu’il décrit dans la conclusion correspond d’ailleurs à celle de Nono (qui est assez différente de celle de Cage, comme Nono l’observa) :

La parole absente est le Nom, ce son-là ‒ absente est la Parole capable de dire le Silence sans le trahir, de dire le silence comme silence, et entendre l’Inaudible, de l’entendre réellement en tant que réellement inaudible29.

LʼAngelo Necessario (L’ange nécessaire), écrit dans les années qui ont suivi, aborde aussi des questions centrales concernant Prometeo : si la pure représentation se réfère à l’idée pure envisagée comme pré-donné, alors comment l’immanence est-elle encore possible ? L’Ange devient ici « le dieu de l’instant ».

L’œuvre majeure de Cacciari dans cette décennie fut DellʼInizio, dont l’importance avait été anticipée par Nono quelques années avant. Cacciari a dédicacé un chapitre sur l’écoute à Nono : « Jusqu’à ce que le Dieu absent se fasse entendre30 ». Comme Röller le fit remarquer, les dialogues par lesquels Cacciari développe ses idées pourraient être des retranscriptions de leurs conversations31. Cacciari emprunte à Benjamin cette conception que dans la représentation, le mot et l’idée ne font qu’un32. La relation entre cette unité duale et le chant est, selon Cacciari, ce qui sous-tend tout le travail de Nono, plus spécialement dans ses quinze dernières années33. La mort de l’écoute est d’autant plus inévitable quand nous n’avons plus besoin d’écouter pour accéder à la compréhension ; dans cette optique le fait d’écrire la musique est symptomatique. Le fait de décrire Prometeo comme tragedia dellʼascolto, comme « tragédie de l’écoute », possède pour les deux une signification historique : cela renvoie à la défense par Nietzsche du caractère inséparable de la musique et du mythe tragique, mais aussi à la « Tragedia in musica » de Monteverdi, notamment Orfeo comme moment inaugural de la musique occidentale moderne.

Une des contributions importantes de Cacciari fut aussi d’introduire le poète et philosophe franco-égyptien juif Edmond Jabès auprès du lectorat italien, et bien sûr auprès de Nono. Le style de Jabès, celui du questionnement laconique, n’offre pas de réponses et pas de possibilité de réduction ; comme forme poétique elle renvoie directement à une pratique radicale de la philosophie. Se transcender, s’échapper à soi-même, et continuer à agir constituent le fondement éthique de toute pratique esthétique, ceci correspondant précisément à l’une des préoccupations de Nono. Jabès propose ici un certain modèle. Cacciari écrit par exemple que dans son Livre des marges, « Jabès a brisé le “pacte” établit par Levinas entre l’autre et le visage. L’altérité absolue est aussi ce qui est autre pour chaque visage34 ». Dans le même temps, Nono s’est consacré à la recherche de structures textuelles ouvertes qui pouvaient être organisées et disposées comme les « îles » de Prometeo. Dans Le petit livre de la subversion hors de soupçon de Jabès, Nono s’attacha à élaborer une réflexion théorique sur « l’interrogation continue, sur le questionnement continuel, et le doute continu, sur la recherche incessante…renvoyant à la mémoire ancienne, aux découvertes de la mémoire ancienne ». C’est dans cette perspective que Nono a pu déclarer que « la technologie d’aujourd’hui nous autorise à redécouvrir notre passé d’une nouvelle manière, et à l’étudier35 ». Le livre de Jabès étend aussi l’interdiction biblique de la représentation à l’écrit plus généralement, ce à quoi Nono répondit immédiatement par sa musique36. Découvrir la subversion: Hommage à Edmond Jabès, l’œuvre qui en résulte, ne persiste que par ses carnets et par la manière dont elle est interprétée. Peut-être devrions-nous également voir, dans l’usage par Nono du matériau issu de sa recherche effectuée en interaction avec certains musiciens, un processus structural d’auto-effacement. Le livre, le texte, comme Jabès l’indique, arrive toujours trop tard :

Plonger dans le silence implique de se mesurer à l’inconnu, à l’inconnaissable. En aucune manière il ne s’agit d’apprendre ce que l’on ne peut connaitre, mais tout au contraire, désapprendre, pour n’être finalement rien d’autre qu’un récepteur pour l’infini au sein duquel nous nous enfonçons37.

Transformer le temps 

Parmi les options théoriques poursuivies par Nono, laquelle pourrait, ainsi, nous aider à comprendre ses œuvres tardives, celles dans lesquelles la « schématisation » consciente a été explicitement bannie, et dans lesquelles pourrait être perçue la constitution émergente d’une profonde conscience historique et théorique ainsi qu’une rigoureuse action-dans-le-présent ? Les œuvres de Cacciari pourraient à cet égard constituer un point de départ évident, mais la compréhension analytique provient de la confrontation, de la différence produite par la confrontation entre modèle analytique et objet. La complexité de leurs échanges intellectuels est telle que le travail de Cacciari peut dans une certaine mesure être considéré comme le produit de leur activité commune. La bibliothèque de Nono ‒ dans laquelle chaque volume est classé par sa date et son lieu ‒ pourrait nous guider dans l’appréhension de l’évolution de son environnement intellectuel. Levinas et Derrida sont présents, comme Nono l’a indiqué, en ce qu’il comprend leur travail comme une herméneutique démontrant l’invalidation progressive de la pensée systématique issue des Lumières38. Comme par exemple La voix et le phénomène de Derrida, le texte qui se rapporte le plus directement au travail crucial de Nono avec le discours, le texte et l’agir/exécution, et qu’il acheta directement en français et plus tard dans sa traduction italienne. De manière frappante, Deleuze s’avère absent de sa bibliothèque et des discussions théoriques qui l’ont occupé. Peut-être est-ce pour des raisons circonstancielles, ou peut-être plutôt parce que son travail ne relève précisément pas de l’herméneutique, bien qu’il propose comme Nono de nouvelles constructions et hybridations, pour l’expérience de ce qui transforme notre relation avec l’altérité. « En cheminant sur elles », comme le dit la formulation de Deleuze que Nono reprend dans Hay che caminar. « Sur la ritournelle », « Règles concrètes pour machines abstraites », comme on peut le lire dans Mille Plateaux, texte qui a influencé Nono sur le plan d’une logique de l’espace déstratifié. Ainsi, le travail de Nono peut être assimilé à la recherche d’un plan de « pure immanence », à un nouveau type d’empirisme. Dans tout les cas, ceci s’élabore dans la perspective, post-nietzschéenne et post-hölderlinienne, de la mort d’un Dieu qui n’a pu encore renaître. Enfin, pour retourner au texte de Pavese, ceci pourrait renforcer la reconnaissance de l’impact esthétique de deux artistes, plutôt que de d’amener à se concentrer sur la réponse personnelle que Nono a proposée.

Certains articles de Cacciari publiés ensemble en 1980 dans Dallo Steinhof ‒ dont quelques uns apparaissent aussi dans Laboratorio Musicale, édité par Nono ‒ semblent au premier abord n’avoir qu’un intérêt limité pour notre propos39. Cependant, par leur réflexion sur la pensée vénitienne du début du XXe siècle ‒moment qui est le sujet du grand livre de Musil ‒ les essais de Cacciari mettent en relief le rôle crucial de la différence entre jeux de langage, ou plutôt entre multiples jeux de langage et sujet. Peut-être est-ce cette différence qui ouvre de nouveaux espaces dans lesquels le « moment de la révélation », auquel s’est plus tard référé Nono, devient possible. Il y explore la commensurabilité entre le plan formel et le plan logique, entre le phénoménologique et les espaces de langages naturels pour ce qui concerne le développement de la compréhension. Le langage, peut-il déclarer, nous conduit à apporter une plus grande attention au pouvoir de l’intentio. Il s’attache ainsi à la relation ambivalente du texte à la musique telle que décrite par Schoenberg, et repère une tension dans leur non-coïncidence. Nono utilise en effet le texte pour garder l’espace ouvert, pour éviter toute tentation et possibilité réductionniste. Un espace est maintenu ouvert, au sein duquel une forme émergente d’immanence est possible. Ceci n’est ni décrit ni formellement implicite, et les modèles conceptuels ne sont pas censés adhérer à la textualité musicale. Il n’existe d’ailleurs chez Nono que peu d’exception à cette conception, hormis peut-être…sofferte onde serene…, par ses circonstances d’élaboration particulières.

Enfin, il examine le thème de la violence du prêche/de la prédication, que Nietzsche à identifié, et dont il repère une tentative d’éradication dans le livre de Musil. Une critique de la catégorie d’« être », du verbe « être », comme l’élimination de ce que Derrida caractérise comme « une langue de l’invocation pure », de la pure adoration. L’utopie d’un langage dépossédé de tout « être » ne peut qu’être appelé de loin, nous dit Cacciari, dans la mesure où elle correspondrait de manière ultime à une forme d’écoute. Cet état « divin », comme il le dit de Musil, est une possibilité nécessairement niée. Il décrit l’essai en question comme « une tentative de donner la parole au silence qui embrasse toute prédication40 ». Ceci nous permet d’appréhender, non seulement la dernière période de Nono, celle de sa collaboration avec Cacciari que cet extrait décrit magnifiquement, mais aussi et surtout la trajectoire historique à laquelle il se confronte dans ses travaux ‒ une hégémonie croissante du prédicat musical jusqu’au point où nous devons nous en libérer. L’idée de prédicat musical renvoyant à la manière dont Schoenberg caractérise la musique tonale ‒ l’intelligibilité, le décodage du « est un » ‒ ce dont précisément il se distancie par sa conception « de l’unité de la spatialité musicale qui demande une perception unitaire et absolue41 ». Notons qu’une certaine montée en puissance de la visée « prédicationnelle » peut être repérée comme caractérisant les années « darmstadtiennes », notamment lors du débat qui opposa Nono et Stockhausen.

Les préoccupations de l’œuvre du Nono de la maturité ‒ l’articulation entre le discours, le texte et l’acte, entre l’espace et le mouvement perpétuel du son, entre la suspension du temps et de l’action dans le moment présent, la simultanéité, la représentation, l’abandon des schémas ‒ sont donc toutes définitivement fonction du temps. Elle posent toutes la même question technique : comment penser la médiation et la transformation du temps de l’expérience humaine et de la culture sans dénier ou nier le pouvoir de sa continuité et de sa directionalité ? Peut-être que la clé la plus utile pour répondre à cette question, finalement, réside dans la fameuse évocation par Benjamin de « cette faible force messianique » que l’on peut trouver dans ses Thèses sur le concept d’histoire :

L’à-présent qui, comme un modèle du temps messianique, résume en un formidable raccourci l’histoire de toute l’humanité…Car en lui, chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer42.

Évoquons une anecdote en guise de post-criptum pour ceux qui seraient tentés de considérer la question controversée de l’action politique des grands penseurs au sein du monde réel comme quelque chose de passé. À une cinquantaine de mètres des archives Luigi Nono sur l’île de Guidecca, nous pouvons trouver l’une des traces les plus visibles de l’impact de Cacciari sur le paysage urbain de Venise : le Molino Stucky, un vaste entrepôt du XIXe siècle dont la restauration en centre de congrès dura plus d’une décennie, et s’avéra particulièrement coûteuse pour la ville. Durant mes recherches pour cet article, ce bâtiment disparut sous les flammes d’un incendie en un après-midi. Et personne ne suggéra à ce propos qu’il aurait pu s’agir d’un accident.

Article paru sous le tire de « The Tragedy of Listeling : Nono, Cacciari , Critical Thought and Compositional Practice » dans Radical Philosophy 125 (mai/juin 2004) (http://www.radicalphilosophy.com/article/the-tragedy-of-listening), et reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

Print Friendly
Share on Google+Share on TumblrTweet about this on TwitterShare on Facebook
  1. Massimo Cacciari, in Nils Röller, Migranten: Edmond Jabès, Luigi Nono, Massimo Cacciari, Merve, Berlin, 1995, p. 13. []
  2. Massimo Cacciari, « Note sulla dialettica del negativo nellʼepoca della Metropoli », in Angelus Novus 21, 1971, p. 37. []
  3. Massimo Cacciari, « Sul problema dellʼorganizzazione. Germania 1917–1921 », in György Lukàcs, Kommunismus 1920–1921, Marsilio, Padua, 1972, pp. 7–66. []
  4. Massimo Cacciari, Krisis, Feltrinelli, Milan, 1976. []
  5. Luigi Nono, Scritti e colloqui, 2 vols, ed. Angela Ida Benedictis and Veniero Rizzardi, Ricordi, Milan, 2001, Vol. 1, pp. 57–83. []
  6. Voir Norberto Bobbio, A Political Life, Polity, Cambridge, 2002, p. 42. []
  7. Cesare Pavese, La letteretura americana e altri saggi, Einaudi, Turin, 1951, pp. 315–22. []
  8. Laurent Feyneyrou, « Moïse et le ghetto de Varsovie », Avidi Lumi 15, 2002, pp.32-41. []
  9. Theo Gallehr, Denn der Wald ist jung und voller Leben, documentaire televisuel, WDR, Cologne, 1968. []
  10. Voir Pavese, La Letteretura americana. []
  11. Nono, Scritti e colloqui, Vol. 1, p. 487. []
  12. Nicola Cisternino, « Con Luigi Nono… per rivedere le stelle. Conversazione con Massimo Cacciari », in Gian-vincenzo Cresta, ed., Lʼascolto del pensiero: Scritti su Luigi Nono, Ruggimenti, Milan, 2002, p. 24. []
  13. Ibid., p. 27. []
  14. Luigi Nono, Scritti e colloqui, Vol. 2, p. 262. []
  15. Lettre de Cacciari à Nono, 19 août 1980. []
  16. Massimo Cacciari, « Verso Prometeo », in Contrechamps n° spécial Luigi Nono, Paris, 1987, p.153. []
  17. Nono, « Verso Prometeo, Frammenti di diari » , in Cacciari, ed., Verso Prometeo, p. 15. []
  18. Nono, Scritti e colloqui, Vol. 2, pp. 425, 456. []
  19. Cacciari, Verso Prometeo, p. 74. []
  20. Cisternino, ʻCon Luigi Nonoʼ, p. 26. []
  21. Nono, Scritti e colloqui, Vol. 2, p. 256. []
  22. Ibid., p. 333. []
  23. Gioseffe Zarlino, Le Isititutioni harmoniche, Venise, 1562. []
  24. Vincenzo Galiliei, Dialogo… della musica antica e della moderna, Venice, 1581. []
  25. Lodovico Zacconi, Prattica di Musica, 2 vols, Venice, 1596/1622. []
  26. Luigi Nono in Wie Hölderlin komponierte, WDR radio broadcast, 1980. []
  27. Cisternino, « Con Luigi Nono », p. 33. []
  28. Ibid., p.24. []
  29. Massimo Cacciari, Les icônes de la loi, Bourgois, Paris, 1990, p. 183. []
  30. Massimo Cacciari, DellʼInizio, Adelphi, Milan, 1990, p. 707. []
  31. Röller, Migranten, p. 14. []
  32. Massimo Cacciari, L’ange nécessaire, Brougois, Paris, 1988. []
  33. Massimo Cacciari, Conversazione con il prof. Massimo Cacciari, Film documentaire, Arezzo, 1996. []
  34. Massimo Cacciari, in Röller, Migranten, p. 69. []
  35. Nono, Scritti e colloqui, Vol. 2, p. 390. []
  36. Voir Röller, Migranten, pp. 38–44. []
  37. Edmond Jabès, in Röller, Migranten, p. 21. []
  38. Nono, Scritti e colloqui, Vol. 2, p. 403. []
  39. Massimo Cacciari, Dallo Stienhof, Adelphi, Milan, 1980. []
  40. Ibid., p. 206. []
  41. Arnold Schoenberg, Style and Idea: Selected Writings of Arnold Schoenberg, ed. Leo Stein, Londres, 1975, p. 223. []
  42. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, Gallimard, Folio, Paris, 2000, pp. 442-443. []
Jonathan Impett