En défense de la sauvagerie

La nature sauvage, objet d’aventure et de conquête, représente un fantasme classique de l’imaginaire réactionnaire. De la conquête de l’ouest aux « ténèbres » de Marlow, faire ses preuves dans un environnement hostile, forêt tropicale, désert, montagnes escarpées, est un véritable tropisme colonial et viriliste. Andreas Malm fait ici le constat qu’avec la catastrophe écologique, cet imaginaire est bien de retour, sous les avatars conservateurs du « survivalisme ». Mais Malm propose de tracer une autre tradition, émancipatrice, ayant mis à l’honneur cette « nature sauvage ». En effet, pour les esclaves marrons, de Jamaïque ou de Saint Domingue, c’est la « naturalité » des forêts que les planteurs n’avaient pas su apprivoiser qui fut le meilleur moyen de défense de leurs communautés. Malm propose une exploration fascinante de cet environnementalisme des pauvres, des communes marrones ayant traversé les siècles en Jamaïque aux territoires libérés de la forêt biélorusse par les partisans juifs.

Print Friendly

La naturalité a mauvaise réputation dans le mouvement écologiste. C’est peut-être difficile à imaginer, mais quand ce mouvement a fait son entrée dans le champ de la politique moderne aux États-Unis dans les années 1960 et s’est étendu aux autres pays capitalistes avancés, sa principale préoccupation était la protection des zones sauvages. Il s’agissait alors de cultiver un respect de la nature intacte. Du point de vue de la situation actuelle, cela a tout l’air d’un âge d’innocence et de sérieux préjugés. L’aura de naïveté qui nimbe maintenant ces années de rêves écolos est fonction de l’ampleur catastrophique des menaces plus récentes — le changement climatique est une question de vie ou de mort massive et non de beauté pittoresque —, mais aussi de luttes internes au sein du mouvement écologiste. Dans les années 1980 et 1990, on a opposé à l’idéologie américaine de la naturalité un flot d’arguments, dont l’effet a été dévastateur1.

Le sujet prototypique de la naturalité est un individu mâle, blanc et bourgeois. En faisant de la nature sauvage son domaine, il rejoue symboliquement sa conquête du monde. Il laisse derrière lui une civilisation efféminée, fait la démonstration de ses capacités de survie et pénètre la nature vierge : c’est ainsi qu’il devient un vrai homme. Sa masculinité est liée à une identité raciale indiscutable — à l’évidence, si les parcs nationaux qu’il sillonne peuvent être considérés comme sauvages, c’est parce que les populations indigènes en ont été expulsées. Cet individu est le colon blanc qui s’empare, à nouveau, du territoire.

Prenons un exemple canonique : le credo de l’idéologie mainstream de la naturalité est une formule de Henry David Thoreau : « C’est dans la nature sauvage que se trouve la préservation du monde. » Cette phrase apparaît tôt ou tard dans pratiquement tous les écrits anglophones consacrés à la naturalité et est encore convoquée de façon compulsive pour justifier la préoccupation pour la vie sauvage. Dans quel contexte Thoreau a-t-il écrit ces mots ? Ils se trouvent au beau milieu d’un long plaidoyer en faveur de la nature sauvage comme cadre primordial de l’empire américain : déclarant être « un vrai patriote », il affirme que le besoin de cheminer vers l’ouest sauvage est à l’origine du « commerce et de l’entreprise des temps modernes » — sans lui, tout s’immobiliserait2. Ainsi, dans la nature sauvage se trouve la préservation d’un monde où les hommes poursuivent le progrès national et commercial.

Plus fondamentalement, l’idéologie américaine ordinaire de la naturalité semble produire une antinomie pernicieuse : si la nature authentique se trouve seulement là où ne se trouvent pas les êtres humains, alors ces derniers sont par définition les ennemis de la nature — dès lors qu’ils sont présents, le paysage immaculé le plus digne de protection part en fumée. Tout lien positif, durable, est exclu d’emblée : notre espèce doit garder ses distances et de préférence réduire sa population afin de laisser la terre en paix. La distanciation humaine par rapport à la nature est une vertu. Les travailleurs sont, de façon axiomatique, ignorés.

À partir des années 1980, ces arguments et beaucoup d’autres ont démoli l’idéologie de la naturalité classique à l’américaine. Leur élaboration a coïncidé avec l’essor d’une idée complètement différente : celle de la justice environnementale. Ici, l’emphase est mise précisément sur les lieux où vivent et travaillent les êtres humains, l’observation fondamentale étant que les groupes subalternes — les personnes de couleur, les femmes, les travailleurs — tendent à être les premiers touchés par la dégradation de l’environnement. La crise écologique est la conséquence de rapports de pouvoir : toute réduction sérieuse de la première nécessite donc une refonte des seconds. « L’environnementalisme des pauvres », une notion élaborée par Joan Martinez-Alier, constitue une manière déterminante de conceptualiser cette intuition. Il part d’un rejet du « culte de la nature sauvage » et pose plutôt l’hypothèse que les intérêts matériels des pauvres représentent la principale force de durabilité : les fermiers pauvres veulent protéger leur terre des déversements de pétrole, les pêcheurs empêcher les flottes industrielles, les habitants des forêts arrêter la construction de centrales d’énergie au charbon sur leur territoire — non parce qu’ils désirent conserver la nature en elle-même, mais parce qu’ils cherchent simplement à maintenir les fondements de leur subsistance3. C’est avec la percée de cette idée que la naturalité a acquis sa mauvaise réputation — comme préoccupation essentiellement bourgeoise, blanche et masculine, antagoniste vis-à-vis des intérêts des travailleurs, qui se fichent éperdument de la nature au-delà des limites de leur vie quotidienne.

Célébrer la Montagne Noire (Dark Mountain)

Qu’il n’y ait aucun malentendu : la naturalité mérite sa réputation. Celle-ci est constamment renforcée par les plus célèbres défenseurs du sauvage restant, qui semblent rivaliser de positions réactionnaires. Prenons le cas, au Royaume-Uni, de Paul Kingsnorth, romancier reconnu et fondateur du Dark Mountain Project, qui a fait paraître en 2017 un recueil de textes intitulé Confessions of a Recovering Environmentalist (Confessions d’un écologiste repentant). Dans le premier paragraphe du texte qui donne son titre au recueil, il plante le décor : Kingsnorth se remémore une randonnée dans les hauteurs d’une lande avec son père : « J’ai douze ans. Je suis seul, j’ai peur, j’ai froid et je pleure à chaudes larmes. […] [Mon père] était toujours là, quelque part devant moi, mais il avait décidé que ce serait bien que “j’apprenne à garder la cadence”. Tout cela, me dit-il, va faire de moi un homme. » C’est, encore une fois, la scène fondatrice : le garçon devenant un vrai homme en affrontant la nature sauvage. Le livre de Kingsnorth constitue une longue lamentation devant la perte de la magie de ce rite de passage. Après avoir appris à être à la hauteur de son père, le jeune homme a juré « que ce serait l’œuvre de ma vie : sauver la nature des êtres humains. » Cette vocation est exprimée dans le manifeste de Dark Mountain, qui culmine dans la déclaration : « De l’autre côté des barrières, dans la nature, c’est là que nous allons. Et, de là, nous nous élèverons4. »

Cette version 2017 de l’idéologie classique de la naturalité est maintenant formulée en opposition explicite au mouvement écologiste. Les textes de Kingsnorth sont alimentés par une animosité brûlante envers la gauche pour avoir pris le contrôle du mouvement, abandonné les commandements de la nature sauvage et érigé à leur place le veau d’or de la justice environnementale. Il est nostalgique du début des années 1990, où l’écologisme radical faisait fureur parmi les militants, qui grimpaient dans les arbres pour bloquer les autoroutes en Angleterre. À cette époque, les écologistes étaient enracinés dans les espaces sauvages. La rupture est venue par la suite, lorsque l’écologisme

a été aspiré dans l’abîme béant, sans fond, de la gauche « progressiste ». Tout d’un coup, les gens comme moi, qui parlaient de bouleaux, de sommets et de couchers de soleil, ont été mis à l’écart, plus ou moins poliment, par ceux qui apportaient une « analyse de classe » à la politique verte. […] On nous a dit que « la justice sociale [humaine] et la justice environnementale allaient de pair » — une proposition d’une imprécision si étrange qu’elle ne pouvait être qu’un vœu pieux. […] L’écologisme d’aujourd’hui concerne les gens. C’est un lot de consolation pour une bande de trotskistes échoués5.

Je présume que des gens comme moi sont sensés se sentir visés : nous ne sommes qu’une bande de trotskistes échoués, qui cherchons au hasard des causes pouvant compenser nos autres défaites et qui, sans véritable passion pour la nature, avons saisi le mouvement écologiste par ce qui doit bien être l’opération d’entrisme la plus concluante de l’histoire. Un effet de cela a été le retrait de Paul Kingsnorth. Il ne voulait pas faire plus longtemps partie du mouvement, depuis que — pire que tout — celui-ci avait substitué à la naturalité une « obsession têtue pour le changement climatique » et la promotion de l’énergie renouvelable6. Son livre a l’ambition d’être une mise en garde, pour notre santé spirituelle, contre toute sorte d’activisme collectif : tenez-vous à distance, retirez-vous dans la montagne noire, toute action n’est que perte de temps qui vous mènera au désespoir, reconnaissez que la chute est inévitable et pas nécessairement si néfaste, achetez-vous un lopin de terre et faites pousser vos propres carottes, enracinez-vous dans la boue et alors vous trouverez, comme Paul Kingsnorth, la tranquillité d’esprit.

Si ce défaitiste convaincu a laissé tomber l’écologisme organisé, il y a tout de même une cause qu’il défend encore avec ferveur : le nationalisme. Dans les pages du Guardian, Kingsnorth prêche l’évangile du « nationalisme vert ». Les êtres humains ont des liens affectifs spéciaux envers leur terre natale ; la nation est le sentiment partagé d’appartenir à un biote particulier, comme la lande ; le véritable patriotisme, c’est de protéger les blaireaux de son lieu de naissance ; il faut miser sur une « identité écologique anglaise » comme source d’espoir. L’ennemi est le « mondialisme », auquel il est aussi fait référence comme « citadelles cosmopolites », une alliance nébuleuse et infâme de la gauche et des néolibéraux, déracinant les gens et les jetant dans un tourbillon de confusion. Cette figure de pensée devrait nous être familière, et pourtant elle passe pour une opinion respectable. Bien entendu, elle indique clairement la tendance sur le baromètre de notre époque : le rapport à la migration. Dans un de ses textes pour The Guardian, Kingsnorth écrit : « Pour un mondialiste, les murs frontaliers et les lois sur l’immigration équivalent à du racisme ou à un abus des droits de l’homme. Pour un nationaliste » — tel que lui — « ils témoignent d’une communauté qui affirme ses valeurs7. »

L’immigration de masse est ce que la gauche et les néolibéraux voudraient faire avaler aux Anglais réfractaires. Les Confessions contiennent quelques chiffres montrant les niveaux terrifiants qu’elle a atteints : en 2011, 13 pour cent de la population de l’Angleterre était née à l’étranger, tandis que « dans la capitale, les Anglais sont devenus une minorité ethnique » — une autre manière de dire que pour être considéré comme anglais, votre peau doit être blanche8. Il est temps de mettre fin à tout cela — ou, comme Kingsnorth le déclarait déjà en 2010 : « L’immigration et l’émigration devraient être à peu près équilibrées. Cela signifie une réduction significative de l’immigration actuelle9. » En d’autres termes : bâtir plus de murs.

Si Kingsnorth est l’âme torturée et l’homme de lettres célébré de l’idéologie contemporaine anglaise de la naturalité, Dave Foreman est le gardien bourru et grisâtre de la version américaine. Fondateur de EarthFirst ! et pionnier du ré-ensauvagement, son dernier livre s’intitule Manswarm : How Overpopulation is Killing the Wild World (L’essaim humain : comment la surpopulation est en train de tuer le monde sauvage) : or, ce n’est pas tant la surpopulation qui tue le monde sauvage que la migration de masse, tous ces Latinos qui traversent la frontière, piétinent une flore précieuse, bâtissent leur maison dans nos zones sauvages américaines et ont délibérément trop d’enfants. Une tradition américaine de longue date s’affiche ici : une animosité des plus grossières envers les non-blancs, dérivant d’une compassion envers la nature sauvage10. C’est une école de pensée qui appartient de toute évidence à l’extrême droite, mais elle reste un phénomène marginal. Les acteurs les plus influents de l’extrême droite s’enorgueillissent de leur indifférence totale ou de leur franche hostilité envers tout enjeu écologique, mais je soupçonne que nous verrons de plus en plus d’intellectuels et de chefs de partis affirmant qu’il est impossible d’accueillir davantage de personnes si nous voulons maintenir intacte notre nature. La marée montante de la droite va peut-être tout emporter, surtout si le changement climatique finit par provoquer des migrations d’une tout autre ampleur que ce dont nous avons été témoins ces dernières années.

Mais je pense que nous devrions aussi voir cela comme un moment à célébrer. Nous sommes peut-être des Trotskyistes échoués ou autres gauchistes, mais nous avons réellement gagné la bataille de l’âme de ce mouvement : la justice a détrôné la naturalité, l’écologisme radical est mort, le marxisme écologique est en vogue, les réactionnaires comme Kingsnorth et Foreman ont dû grimper dans des arbres plantés plus près du Front National que des Amis de la Terre. Voilà une raison de se réjouir — mais il me semble que nous nous sentons tellement à l’aise dans notre triomphe, si sûrs de la solidité et de la prédominance du paradigme de la justice, que nous pouvons nous permettre de nous demander si nous n’avons pas jeté quelque chose de plus que l’eau du bain.

Vers une histoire populaire de la nature sauvage

Pour répondre à cette question, nous devons d’abord nous demander si la nature sauvage existe. L’une des conclusions des nombreuses vives critiques adressées à l’idéologie classique a été de nier son existence même : puisque les écosystèmes portent partout l’empreinte des activités humaines, il n’y aurait de nature sauvage nulle part. Si l’on y fait encore référence, ce n’est rien de plus qu’une construction sociale. Steven Vogel a récemment mené cette logique à son point extrême dans son livre Thinking like a Mall : Environmental Philosophy After the End of Nature (Penser comme un centre commercial : la philosophie écologiste après la fin de la nature), dont le titre paraphrase l’exhortation d’Aldo Leopold à penser comme une montagne : selon Vogel, la montagne est tout autant une construction sociale que le centre commercial et les écologistes devraient ainsi apprendre à aimer le second tout autant que la première, les deux faisant partie d’un environnement construit digne d’être préservé, les deux étant tout autant entièrement façonnés par l’activité humaine que tout autre endroit sur terre11.

Il s’agit de l’obscurcissement d’une expérience ordinaire. Si je me déplace d’un centre commercial à une montagne, il est probable que je rencontre deux différences cruciales : premièrement, le centre commercial a été prévu, conçu et bâti à partir de rien par des êtres humains — plus précisément, par les forces du capital —, tandis que la montagne a été formée par des mouvements de la croûte terrestre, des volcans en éruption, des calottes glaciaires en déplacement et d’autres forces qui ne relèvent aucunement des êtres humains. Deuxièmement, ce qui se passe à l’intérieur du centre commercial est étroitement réglementé par ses propriétaires privés — les commerces qui sont ouverts, les marchandises qui sont exposées, les marques dont on fait la publicité, le décor qui est utilisé —, tandis que, dans la montagne, il y a de grandes chances que le ruisseau coule sans que quiconque ait appuyé sur un bouton, que les loups, les lemmings et les renards se nourrissent et se reproduisent de leur propre chef, que les plantes poussent et que les feuilles tombent sans qu’aucun investisseur ne tire les ficelles : les processus naturels se déroulent hors de tout contrôle humain direct. Il faut porter d’épaisses œillères constructionnistes pour ne pas percevoir ces différences. En termes de caractéristiques distinctives, d’occurrences quotidiennes, de morphologie et de nouveauté causale, le sauvage — la qualité de ce qui n’est pas domestiqué ni soumis — est présent à un degré bien supérieur dans la montagne que dans le centre commercial. Il existe de bonnes raisons de considérer la montagne comme sauvage — non pas dans un sens absolu, évidemment, mais dans un sens relatif. On ne peut trouver nulle part sur terre — ici les constructionnistes ont raison — une nature absolument sauvage, c’est-à-dire des paysages dont la condition est parfaitement immaculée, sans aucune contrainte humaine : ces zones ont disparu depuis longtemps. Mais il existe encore beaucoup de régions relativement sauvages, dans le sens d’endroits où la nature sauvage est relativement saillante et déterminante.

C’est une question de contraste. Nous ne parlons pas de deux galaxies, mais d’un spectre continu qui s’étend de l’environnement le plus artificiel — disons, une station spatiale ou un poste de commande pour drones — au coin le plus reculé d’un désert ou d’une forêt tropicale. Le sauvage et les êtres humains sont présents aux deux extrêmes, mais dans des proportions qui varient grandement12. À partir d’une conception de la nature relativement sauvage, nous pouvons ouvrir les yeux sur des paysages qui portent les marques de la présence humaine, mais qui n’ont pas été construits par des exploiteurs et ne sont pas manipulés par eux au quotidien. La présence de tels paysages peut être d’une certaine importance dans la lutte des classes.

Le fait que les idées dominantes sur la nature sauvage sont celles de la classe dominante n’est pas plus une raison de se débarrasser de cette catégorie que de la démocratie, de la liberté ou de la justice. Nous pouvons sans doute développer une théorie marxiste de la nature sauvage : si le marxisme est tout-puissant parce qu’il est dans le vrai, alors il devrait également inclure cette partie du monde. Peut-il également y avoir une théorie cosmopolite de la nature sauvage ? Peut-il y avoir un culte de la nature sauvage chez les pauvres ? Pourrait-il y avoir un point de convergence de la nature sauvage et de la justice ? Est-il possible de dégager une politique et une esthétique de la vie sauvage des derniers siècles voire même des derniers millénaires de lutte entre les classes ? Je crois que nous pouvons répondre à toutes ces questions par l’affirmative. Ce que je vais faire ici, c’est partager quelques éléments d’un projet de recherche visant à exhumer une tradition enfouie de pratiques et d’idées de la nature sauvage subalterne, à partir d’exemples issus des toutes premières formations étatiques jusqu’à la phase actuelle du capitalisme tardif (late-late capitalism).

En quoi cela a-t-il un quelconque intérêt ? Premièrement, il s’agit d’un aspect de l’histoire par en bas qui n’a pas été cerné et exploré de façon systématique, et ce fait en soi le rend intéressant pour le matérialisme historique. Deuxièmement, nous habitons un monde qui se réchauffe rapidement, ce qui ravage les espaces à l’état sauvage et nous devons savoir ce qui est en jeu. De la même manière, nous habitons un monde dans lequel les zones sauvages qui demeurent encore subissent l’assaut d’entreprises impatientes : nous avons besoin d’idées pour mener ces luttes de résistance là aussi. En retrouvant une histoire populaire de la nature sauvage, nous pouvons — peut-être — en apprendre davantage sur les pertes auxquelles nous sommes confrontés et sur les raisons de lutter pour ce qui reste et ce qui peut être reconquis. Troisièmement et dernièrement, nous ne devrions pas abandonner l’esthétique : ce que nous perdons lorsque nous perdons la nature sauvage concerne en partie la beauté. Les marxistes, tout autant que n’importe quelle autre personne, ont besoin de l’apprécier. Même un penseur constructionniste comme Neil Smith a écrit un jour ceci :

Je veux insister sur le fait que le réenchantement de la nature ne doit pas être laissé à la droite, ni même à un libéralisme sentimental, et pour que ce sentiment de liens profonds avec la nature soit mobilisé d’une manière ou d’une autre contre l’écologisme institutionnel. Ceci étant dit, je suis aussitôt incertain de l’endroit où commence un tel projet, comment le poursuivre et où il pourrait mener13.

Il en est resté là, et aucun marxiste écologiste n’a, à ma connaissance, poussé le projet plus loin. Mais le fait est que les peuples subalternes ont à diverses époques de l’histoire laissé des traces de leurs liens profonds à la nature et, plus particulièrement, de leur fervente appréciation du sauvage. Je ne donnerai qu’une version très succincte de deux exemples : les Marrons et les partisans juifs. Ce sont deux cas extrêmes, mais, depuis les profondeurs les plus sombres de l’histoire, ils sont particulièrement en mesure d’éclairer les questions qui nous intéressent. La nature sauvage est traditionnellement conçue comme l’antithèse de la civilisation. Nous savons que toute avancée de la civilisation est également un exercice de barbarie. Quelle fonction la nature sauvage peut-elle donc assumer lorsque la civilisation sombre dans les formes les plus extrêmes de barbarie ?

En opposition permanente avec le bas

Nous ferions bien de nous rappeler que la classe capitaliste s’est développée dans la haine de l’état sauvage. Cette haine a été exprimée avec éloquence par John Locke, éminent théoricien du capitalisme agraire : de son point de vue, la condition d’origine du monde était celle d’un « état commun de la nature ». La mission des êtres humains — plus précisément des êtres humains propriétaires et industrieux — était d’abolir cette condition : les communs sauvages devaient être clôturés, rendus productifs, améliorés — c’est-à-dire transformés en source de profit. « [U]ne terre qui est abandonnée, où l’on ne sème et ne plante rien, qu’on a remise, pour parler de la sorte, entre les mains de la nature, est appelée, et avec raison, un désert, et ce qu’on en peut retirer, monte à bien peu de choses. »14 Les terres sauvages ne sont qu’un gaspillage inutile — plus encore, elles sont une abomination aux yeux des capitalistes, car elles contiennent des ressources qui n’ont pas encore été soumises au règne de la valeur d’échange.

L’un des espaces dans lesquels cette logique a opéré à une échelle considérable a été la plantation esclavagiste. La première étape pour établir une plantation était invariablement d’ordonner aux esclaves de défricher la végétation poussant spontanément — de « dégager le terrain », comme on le disait. Des forêts tropicales merveilleusement complexes et variées ont été rasées pour faire place à des parcelles de terre privées, au quadrillage géométrique de champs voués à la culture du sucre, du riz, du café ou du coton. D’abord dans les Caraïbes, puis dans le Sud-Américain, des terres particulièrement sauvages — maintenues pendant des siècles d’agriculture indigène, précapitaliste — ont été arrachées et transformées en lieux radicalement simplifiés, sévèrement contrôlés, pour la production d’une ou de quelques marchandises destinées à l’exportation. Les colons blancs concevaient explicitement ceci comme une guerre contre la nature sauvage. Un chroniqueur du Sud-Américain a ainsi décrit, en termes exemplaires, le boom du coton dans le Mississippi :

Des fortunes se sont faites en un jour, sans entreprise ni travail ; et une prospérité sans précédent semblait couvrir le territoire comme une voûte dorée — des forêts ont été balayées en une semaine ; la main-d’œuvre arrivait en masse dans le Sud pour produire du coton ; et là où hier la nature sauvage assombrissait le pays avec ses forêts sauvages, aujourd’hui la plantation de coton blanchit la terre15.

Ici, la terre et les corps noirs ont été réduits au but unique de travailler pour le profit blanc.

Cette fusion élémentaire de la domination de la nature et de la main-d’œuvre était bien comprise des esclaves eux-mêmes, comme en témoigne le premier pamphlet décrivant l’agitation des esclaves dans le Nouveau Monde, à la Barbade, en 1676. C’est là, pouvons-nous lire, un

sujet qui a occasionné la Réflexion d’un Noir souvent cité par les Habitants, disant Le Diable est dans l’Anglais, qui met tout au travail ; il met le Noir au travail, le Cheval au travail, l’Âne au travail, le Bois au travail, l’Eau au travail et le Vent au travail16.

Je trouve qu’il s’agit d’une citation stupéfiante, qui anticipe presque la sagesse collective du marxisme écologique — qu’avons-nous à ajouter ? C’est le diable qui a pris possession de l’Anglais dans la transition vers le capitalisme, qui continue de ravager les éléments naturels et les corps de ceux qui sont sans biens, tout particulièrement de ceux qui ne sont pas blancs. Ce diable avait encore du chemin à faire au XVIIe siècle. Plate comme une pièce de monnaie, la Barbade pouvait être entièrement nettoyée de toute forêt et convertie en une gigantesque plantation, mais dans un certain nombre d’autres colonies, les planteurs ne sont parvenus à s’emparer que de quelques espaces. Là, le résultat a plutôt été l’apparition d’un nouveau contraste : si la tyrannie des maîtres pouvait s’exercer à l’intérieur des frontières des plantations, au-delà de celles-ci s’étendait maintenant une nature relativement sauvage. Les maîtres détestaient cet espace non encore dégagé, non domestiqué, sauvage — et, exactement dans les mêmes proportions, les esclaves le chérissaient comme une terre de liberté.

C’était l’espace des Marrons. Le mot « Marron » vient de l’espagnol cimarrón, signifiant sauvage, féroce ou indiscipliné, un mot employé à l’origine pour le bétail qui s’était échappé dans la nature. Les Marrons étaient des esclaves qui s’étaient échappés dans la nature, pour de courtes durées ou pour s’établir de façon permanente dans des communautés isolées17. Ils étaient le fléau chronique du système des plantations, s’étendant dans ses arrière-pays de la Virginie au Pérou, partout où il y avait des communs de nature sauvage à portée de main. Dans Slavery’s Exile : The Story of the American Maroons (L’Exil de l’esclavage : l’histoire des Marrons américains), le meilleur des nombreux livres consacrés au marronnage au cours des dernières années, Sylviane Diouf explique que l’acte même de s’enfuir portait trois coups au système : le Marron arrachait à l’esclavagiste ce qui lui appartenait — le corps noir —, le privait du produit du travail de celui-ci et lui refusait toute autorité sur la reproduction de ce qui était supposé être sa main-d’œuvre. Au-delà de cette subversion immédiate, les Marrons causaient également une déstabilisation à plus long terme. Ils fonctionnaient comme un aimant pour la résistance, incitant les esclaves restés dans la plantation à se révolter, démontrant que le contrôle total était hors d’atteinte, faisant apparaître en permanence le caractère artificiel et éphémère de l’esclavage18. Ils attisaient l’imagination des esclaves — un effet naturellement impossible à quantifier et difficile à prouver, puisque les Marrons s’efforçaient d’observer une discrétion maximale et ne laissaient jamais de traces écrites derrière eux. Mais cet impact a été reconstitué de façon créative par les écrivains noirs, particulièrement aux Caraïbes.

Dans Le Quatrième siècle, son incroyable roman sur les Marrons de la Martinique, Édouard Glissant articule le récit de l’histoire de l’île autour du contraste entre les plaines soumises et les forêts sauvages — une dichotomie à laquelle il donne un tranchant presque manichéen, fanonien. Au début, deux esclaves débarquent d’un bateau. L’un des deux se laisse vendre à une plantation, l’autre prend la route des collines dès sa première heure sur le sol martiniquais : l’un accepte, l’autre refuse. Le Marron est « l’avant-garde », le propriétaire de la forêt à qui les esclaves plus tard demanderont conseil, la présence ténébreuse qui rend le rêve possible — ou, pour le dire avec Glissant : la vocation du Marron dans la montagne « est de se garder en permanence contre le bas » et « de trouver ainsi la force de survivre19. » Dans les meilleures des circonstances, cette opposition permanente peut déployer ses combattants sauvages pour la révolution. Dans son épopée nationale Texaco, le compatriote de Glissant, Patrick Chamoiseau, déploie cette vision : la tâche est de « prendre de toute urgence ce que les békés » — les planteurs — « n’avaient pas encore pris : les mornes, le sec du sud, les brumeuses hauteurs, les fonds et les ravines, puis investir ces lieux qu’ils avaient créés, mais dont nul n’évaluait l’aptitude à dénouer leur Histoire en nos mille cent histoires20. » Telle est la logique stratégique de l’écologie marronne.

Le forêts libres de la Dominique

Au début du mois d’août 2017, j’ai visité l’île de la Dominique. Les rives qui s’élèvent depuis la mer étaient, comme toujours, couvertes de bois incroyablement verts. Sur les flancs des montagnes, les arbres et les plantes se disputaient l’espace et s’étiraient vers le soleil, comme s’ils étaient sur le point de quitter le sol et de s’envoler dans le ciel, à tel point que le lieu tout entier semblait éclater de verdure. C’était le pays le plus densément boisé des Caraïbes. Aucune autre île dans la région n’est aussi uniformément montagneuse. Dans ce terreau s’est développée une histoire différente de celle de toute autre nation caribéenne – comme l’écrit Lennox Honychurch, l’éminent historien et intellectuel du pays, dans In the Forests of Freedom : The Fighting Maroons of Dominica (Dans les forêts de la liberté : les Marrons combattants de la Dominique), l’île « est restée debout, verte et rebelle » jusqu’à ce que les Britanniques la conquièrent enfin en 176121. Ayant épuisé nombre des terres de la Barbade et des anciennes îles à sucre, les planteurs ont alors réclamé de nouvelles terres et se mirent immédiatement à prospecter, à clôturer, à vendre et à acheter des parcelles aux enchères. Le nouveau gouverneur attirait les investisseurs avec la promesse d’un taux de profit cinq fois plus élevé que dans les anciennes colonies.

Pour lancer l’accumulation du capital, cependant, un obstacle devait d’abord être levé : les bois. Dans un tract de 1791, le planteur Thomas Atwood s’émerveille devant la beauté des arbres, qui « excèdent de loin en hauteur les plus grands arbres de l’Angleterre. Sur cette île, leurs cimes semblent toucher les nuages, qui ont l’air d’effleurer furtivement leurs branches supérieures » et poursuit en expliquant pourquoi ces arbres doivent être coupés. Il est impossible d’éviter

la nécessité, si l’on veut faire de la Dominique un bon pays à sucre, de dégager les vastes forêts d’arbres de ses régions intérieures. Quand cela sera accompli, et pas avant, cette île se distinguera par le nombre de ses plantations à sucre et par la quantité du sucre qu’elle est absolument capable de faire pousser22.

Ce projet de dénudation de la Dominique n’a jamais été mis en œuvre. Car aussi assurément que les chats à neuf queues et les potences sont arrivés avec les Anglais, un nouveau peuple s’est établi dans les bois : les Marrons. Avec une relative facilité, les esclaves de la Dominique pouvaient se diriger vers l’un des camps dans les collines, où il était peu probable que leurs maîtres puissent jamais les traquer. En août 2017, je pouvais encore voir les contours de l’un de ces camps, nommé en l’honneur du chef marron Jacko, qui a installé ses partisans sur un plateau élevé dans la forêt tropicale, au-dessus du courant rapide de la rivière Layou, que les Anglais ont cherché en vain à renommer « la Tamise »23. Un vieux fermier du nom de Magnus, qui ne connaissait que quelques mots d’anglais, mais qui avait néanmoins une connaissance intime de la forêt et une petite parcelle de terre près du site, nous a servi de guide. C’était une journée humide et pluvieuse. La végétation ressemblait à une émeute fraîche, les figues et les palmiers, les goyaves et les cèdres, les acajous, les fougères et les cachiman-cochons courant les uns sur les autres. Les crabes de terre jaunes, endémiques aux Petites Antilles, avançaient le long du sentier et se défendaient sauvagement avec leurs pinces contre tout pied humain qui s’approchait, avant de disparaître dans une flaque ou de se cacher sous des racines. Le perroquet Jaco, endémique à la Dominique, poussait de hauts cris dans la voûte d’arbres au-dessus de nous. Magnus a cueilli des feuilles de basilic sauvage et les a données à ma fille, à sa grande joie. Après avoir pataugé dans la Layou jusqu’aux genoux, nous ne pouvions prendre qu’une seule route vers le plateau : un escalier découpé profondément dans les falaises, formant un défilé en spirale, moins d’un demi-mètre de large à son plus étroit. Toute compagnie passant par là aurait eu à marcher en file. Taillée bien au-dessus de la précédente, chacune des plus de cent marches nous obligeait à une montée lente et ardue. Dans les profondeurs sauvages de la Dominique, cette construction humaine datant de plus de deux siècles demeurait intacte : une souricière pour les soldats anglais, facilement éliminés par les Marrons de Jacko.

Les planteurs n’ont jamais pu tout à fait apprivoiser cette île. In the Forests of Freedom montre comment celle-ci a été divisée, dans les faits, en deux zones : un mince ruban de plantations le long des côtes, un vaste domaine intérieur sous le pouvoir des Marrons, que les Blancs n’osaient pas fouler. Un gouverneur anglais a décrit ce domaine comme un « imperium in imperio », un État dans un État. Les villages librement fédérés étaient dirigés par des chefs noirs qui étaient souvent nés en Afrique de l’Ouest et savaient comment aménager de petites huttes et de petits jardins en communautés autosuffisantes, protégées par des combattants armés et activement élargies par des recruteurs envoyés dans les plantations. Inévitablement, les deux états en sont venus aux mains. Après plusieurs batailles, au début des années 1810, alors que la colonie était au bord de l’effondrement à cause des fuites massives et des raids contre les plantations, les Anglais sont enfin parvenus à mobiliser une force pouvant combattre les Marrons avec habileté et motivation : d’autres esclaves, à qui on promettait la liberté s’ils tuaient un chef. Avec des Noirs désespérés dressés contre des Noirs désespérés, les Blancs gagnèrent la dernière guerre de la Dominique24.

Mais il était trop tard. Les Anglais avaient manqué l’occasion de transformer la Dominique en une île à sucre, à coton ou à café lucrative. La Dominique a connu le système de plantations le plus court et le plus précaire des Caraïbes. Après l’abolition de l’esclavage en 1834, il n’y avait pas — ce qui est unique — de classe dirigeante blanche pouvant garder le pouvoir par d’autres moyens : la Dominique est revenue aux Noirs. Les anciens esclaves se sont retirés à l’intérieur des terres pour se lancer dans l’agriculture de subsistance. Quand l’écrivain anglais Anthony Trollope est passé sur l’île en 1860, il maugréa : « il n’y a pas de commerces dignes de ce nom. Les habitants flânent, oisifs, bavardant, prostrés ; aucun signe d’argent qui ait été ou soit en train de se faire25. » De son point de vue, la société humaine ne pouvait tout simplement pas tomber plus bas ; du point de vue opposé, les Marrons ont fondé une grande culture. Avec Honychurch, leur héritage a inspiré « un respect pour la citadelle boisée de cette île », où des paysans comme Magnus ont pratiqué, jusqu’au mois d’août de cette année, l’horticulture et le commerce à petite échelle. À ce moment-là, la surface boisée de l’île était plus étendue qu’à toute autre époque depuis la conquête anglaise26.

La science de la résistance de la Jamaïque

En Jamaïque occidentale se trouve une vaste forêt connue sous le nom de pays Cockpit. C’est un paysage de karst, façonné par la dissolution de rochers calcaires, prenant la forme de plusieurs centaines de sommets montagneux semblables à des cônes ou à des meules de foin. Si l’on marche le long de leurs flancs presque perpendiculaires ou entre eux, on peut atteindre de profondes vallées ou cuvettes, que les Anglais appelaient « cockpits » parce qu’elles leur rappelaient les fosses des combats de coqs. Vu d’en haut, le pays Cockpit a l’air d’un carton à œufs ; d’en bas, les sommets semblent s’élancer comme des tours. Des vautours volent en boucle entre elles, scrutant le sol de la forêt à la recherche de grenouilles ou de rats morts. Le paysage se rapproche plus d’un mur de végétation que de ce qu’un Européen du nord associerait normalement au mot « forêt » ; il faut deux personnes avec des machettes pour se frayer un chemin dans ces remparts de fougères, d’herbes et de lianes, et on doit sans cesse prendre garde aux dolines et aux rochers mobiles acérés. Un gouverneur anglais de la Jamaïque au XVIIIe siècle se désespérait de ce paysage qui était « la contrée la plus rude et la plus montagneuse de l’univers », « une contrée de rochers indescriptibles — sauvage et stérile, qu’aucun Blanc n’a jamais pénétrée »27. C’était la base de l’un de deux groupes marrons ayant empoisonné la vie des colons blancs en Jamaïque aux XVIIe et XVIIIe siècles. Leur chef était Cudjoe, un esclave fugitif qui, selon les sources anglaises, était « particulièrement sauvage dans ses manières28 ».

Aujourd’hui, le pays Cockpit est sous la garde de gens tels que Michael Grizzle, le chef des Marrons de Trelawney Town, l’une de cinq communautés en Jamaïque descendant directement des premiers Marrons. Michael Grizzle préside le comité local de gestion des forêts, qui est responsable de la protection de la zone — que le gouvernement a refusé de classer comme parc national, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai —, et il conserve une connaissance extrêmement intime de la forêt, de ses herbes, de ses arbres et de sa faune. Quand j’ai passé du temps en sa compagnie, il m’a amené à l’entrée du cockpit où les disciples de Cudjoe avaient établi leur principale colonie : une gorge où ils pouvaient facilement tendre une embuscade aux Anglais. Plus loin se trouvait la grotte où ils allaient chercher de l’eau et la vallée où ils vivaient.

De l’autre côté de la Jamaïque, dans les hauteurs des Montagnes Bleues orientales, est située la base de l’autre premier groupe marron. Ici, le terrain n’est peut-être pas aussi traître, mais les sommets sont plus élevés, et les longs précipices et chutes d’eau y sont plus nombreux. Pour monter à la base, il faut faire la pire randonnée que j’ai jamais entreprise : une ascension douloureuse dans des ravins et sur des crêtes, jusqu’à la rivière Stony, la plus mythique de la culture marronne jamaïcaine. À un jet de pierre de la rivière se trouve Nanny Town. C’est ici que régnait la bande menée par Nanny, reine des Marrons, héroïne de la nature sauvage jamaïcaine. Selon la tradition orale, Nanny est la source spirituelle de l’indépendance et de la libération de l’esclavage — ou, comme un ancien Marron l’a dit à un anthropologue américain dans les années 1970 : « Homme blanc dit : ‛toi pour travail ». Grandy Nanny dit : ‛moi pas travailler ! » Et elle prend la rivière, suit la rivière ! Elle suit la rivière29. » Cet impératif contredit explicitement la logique du diable anglais, et « suivre la rivière » est resté un adage marron aux résonances profondes, faisant référence en fin de compte à la rivière Stony et à l’espace de liberté créé autour de celle-ci par Nanny.

On se souvient d’elle comme la magicienne de la « science de la résistance », comme on l’appelle dans le roman de Vic Reid, Nanny-Town. Selon la vision littéraire de Reid, les Marrons pratiquaient une sorte de communisme rudimentaire à Nanny Town et adoraient en leur chef la mère de toutes bonnes choses. Nanny est à la tête des « mères et filles qui ont établi leur foyer dans les régions sauvages », première parmi les égaux, réunissant à ses côtés des Africains de toutes les origines ethniques et leur disant : « peu importe d’où nous venons ; ce qui importe, c’est que nous soyons ici ». Tous la saluent avec la formule « les montagnes sont nôtres ! » et quand ils vont combattre les Anglais, dont les visages rouges et boursouflés et la sueur nauséabonde souillent la beauté ineffable des forêts, ils se fondent dans le territoire même : « habillés de bosquets et de branches, nous sommes devenus la forêt » ; « nous sommes allés au combat comme l’écoulement d’une rivière, suivant les courbes et les chutes du territoire » ; « nous leur avons montré que nous ne faisions qu’un avec les forêts »30.

Ce dernier élément de la vision de Reid, au moins, est pleinement confirmé par les sources écrites des Anglais, qui avaient tendance à envisager les Marrons et les montagnes comme une seule et unique menace de contre-pouvoir sauvage. La technique militaire de ces esclaves fugitifs atteignait en effet le summum de la guérilla — tirer un avantage du paysage —, les embuscades dans le pays Cockpit et les montagnes Bleues anéantissant régulièrement des expéditions anglaises au complet sans qu’un seul Marron soit tué. Dès le début de l’occupation anglaise, en 1655, les Marrons ont harcelé les plantations de leurs raids, empêché leur expansion vers les terres intérieures de l’île et forcé les planteurs à abandonner des douzaines de propriétés, jusqu’à ce que la colonie atteigne, dans les années 1730, le point de quasi-implosion qui allait être celui de la Dominique quatre-vingts ans plus tard : des esclaves désertant en masse, la discipline se défaisant, les Marrons assiégeant les villages des colons — jusqu’à ce qu’en 1734, des troupes appelées en renfort de Gibraltar et les soi-disant « black-shots » (tirs noirs) parviennent enfin à prendre le contrôle de Nanny Town. Pour marquer leur victoire contre les « nègres sauvages », les Anglais ont gravé une inscription dans une pierre que l’on peut encore voir sur le site. Cette inscription dit : « Ce Village a été pris par le colonel Brook, puis conservé par le capitaine Cooke », quelques mots qui communiquent par leur formalité un sentiment profond de supériorité certifiée et de domestication accomplie31.

Le marronnage comme trahison et comme phare

Après la chute de Nanny Town, les deux groupes marron se sont trouvés encerclés par les troupes ennemies : et cela a marqué un tournant de l’histoire marronne jamaïcaine. Cudjoe a signé un traité avec les Anglais. Ce traité garantissait la liberté perpétuelle de ses Marrons et leur droit sur les terres dans le pays Cockpit et ses alentours — à condition que ceux-ci traquent les esclaves fugitifs, les rendent à leurs propriétaires et aident le gouvernement à réprimer toute future rébellion. Les Marrons de Nanny ont signé un traité équivalent, mais la légende veut qu’elle ait, quant à elle, résisté à cet accord. Après 1739, les communautés marronnes de la Jamaïque — maintenant bien en sécurité dans leurs enclaves — opéraient à la manière d’une police itinérante pour le régime des plantations, ratissant les forêts à la recherche de fugitifs et descendant aux plantations quand les maîtres avaient besoin de mater quelque agitation. Les récits sont contradictoires, mais certains d’entre eux suggèrent que les Marrons se sont acquittés de cette tâche avec un zèle et un enthousiasme considérables, désireux de se montrer différents des simples esclaves et ravis de gagner les livres que les planteurs leur donnaient en prime. Après les traités, le calme s’est installé en Jamaïque pour la première fois : ce n’est qu’à ce moment que l’île a connu son essor fabuleux en tant que colonie sucrière. Les Marrons possédaient eux aussi des esclaves. Quand l’émancipation est venue, ils ont reçu une compensation de la part de l’État britannique, tout comme les propriétaires d’esclaves blancs.

Comment cela était-il possible ? Comment d’anciens esclaves, qui avaient subi les dégradations innommables de leur sort, avant de s’enfuir dans la nature sauvage et de mener une guerre efficace contre les Blancs pendant des décennies, pouvaient-ils soudainement accepter un tel revirement vers le rôle de mercenaires, capturant d’autres esclaves, les renvoyant se faire flageller et fournissant au système la stabilité même que désiraient depuis si longtemps les maîtres ? C’est l’énigme du marronnage jamaïcain. La plaie est encore vive dans les communautés qui subsistent et dans leurs rapports avec le reste de la population. Si l’on discute avec les Marrons aujourd’hui, on voit qu’ils ont mis en place de nombreuses stratégies pour gérer cet aspect de leur histoire : certains l’ignorent, d’un geste de déni collectif ; certains la justifient par le fait que les Marrons devaient choisir entre la disparition et la collaboration ; d’autres encore, d’une manière quelque peu troublante, se déclarent fiers que leurs ancêtres se soient vus confier la « protection de l’île ». Un bon nombre d’autres Jamaïcains, dont les ancêtres auraient pu être capturés ou même tués par les Marrons, les considèrent, aujourd’hui encore, avec méfiance.

Quant à la trahison, il faut bien voir, tout d’abord, qu’elle n’est pas propre à la Jamaïque : d’autres groupes marron des Amériques ont reçu le privilège de la liberté contre la promesse de traquer fugitifs et rebelles. En outre, le phénomène n’est pas propre à la résistance esclave. Il n’y a qu’à penser à l’OLP, l’Autorité palestinienne et à l’ignoble organisation sécuritaire qui maintient la Cisjordanie sous contrôle sioniste. De nombreux historiens du marronnage ont indiqué, comme facteur expliquant la trahison, l’absence d’idées universalistes et de programme pour la libération : les Marrons recherchaient la liberté seulement pour eux-mêmes et ils étaient prêts à payer n’importe quel prix pour l’obtenir. Tout cela fait sans doute partie de l’histoire, mais nous devrions aussi nous demander s’il n’y avait pas quelque chose dans l’auto-émancipation sauvage qui prédisposait les Marrons à la trahison. En tant que marxistes révolutionnaires, nous savons qu’il reste encore à découvrir une forme de politique subalterne qui ne contienne pas en elle un germe de dégénération. Lorsqu’on se retire dans la nature sauvage, même si l’on est à l’avant-garde politique, il y a toujours un risque que le lien avec les masses se dénoue et que l’on développe même un certain dédain envers ces créatures dociles qui sont restées en arrière. Glissant a bien saisi cet aspect de la psychologie marronne lorsqu’il dresse le portrait de son héros marron dans les collines :

Peut-être considérait-il les esclaves comme indignes de son secours. Il n’entendait garder aucun contact avec le bas. Pourquoi ne marronnaient-ils pas tous ? Il ne savait pas ce que leur lutte et leur souffrance avaient d’utile. Il ne comprenait pas que toute la masse n’aurait pu monter. […] Il était en marge32.

Il ne fait aucun doute qu’après avoir signé ces traités, les Marrons jamaïcains ont commencé à développer une image d’eux comme peuple choisi, comme élus qui s’étaient eux-mêmes exilés de la servitude, légèrement supérieurs aux autres Jamaïcains. Aujourd’hui encore, on trouve dans certains villages marron des cimetières divisés en deux sections, une première pour les Marrons de souche et une seconde pour les autres.

L’espace qui m’est imparti ici ne me permet pas d’aborder toutes les complexités du marronnage en Jamaïque après les traités, mais j’indiquerai rapidement quelques-uns des faits essentiels. Une deuxième guerre a eu lieu entre les Marrons de Trelawney Town et les Anglais dans les années 1790, qui s’est terminée avec la déportation des premiers en Sierra Leone, d’où la plupart d’entre eux sont rentrés après l’émancipation : c’est la communauté que mène aujourd’hui Michael Grizzle33. Quoiqu’on puisse dire des Marrons de la Jamaïque, ils ont certainement aidé à protéger le pays Cockpit et les montagnes Bleues de la déforestation. Leur politique noire indépendante, en pleine suprématie blanche, a ouvert une brèche dans le système. Des milliers d’esclaves ont continué de s’enfuir et de se réfugier dans la nature sauvage jusqu’à l’émancipation ; et, dans la série d’insurrections de masse ayant secoué les plantations, les Marrons qui allaient signer les traités ont joué un rôle hautement ambigu : d’un côté, ils ont tué nombre des plus éminents chefs rebelles ; de l’autre, leur statut libre a été une source d’inspiration durable. La rébellion de Tacky, en 1760, avait pour objectif un marronnage de masse à une échelle sans précédent, combiné au meurtre des maîtres, tandis que la rébellion de Noël 1831 a commencé par la fuite d’esclaves, a continué avec l’incendie de plantations et s’est achevée avec encore une autre guérilla dans le pays Cockpit. Il y a certainement du vrai dans l’observation de l’historien jamaïcain Orlando Patterson selon laquelle « toute révolte esclave soutenue doit acquérir une dimension marronne34. »

Un état incontestablement marron

Cela n’a été nulle part plus vrai que lors de la plus grande de toutes les rébellions : la révolution haïtienne, l’heure de gloire des Marrons. Dans son chef-d’œuvre The Making of Haiti : The Saint Domingue Revolution from Below (L’Invention d’Haïti : la révolution de Saint-Domingue vue d’en bas), Carolyn Fick montre que le marronnage a joué un rôle de catalyseur à chaque moment charnière du processus révolutionnaire. Le principal épisode de résistance organisée à Saint-Domingue avant la révolution a été le complot Makandal, où le vieux Marron Makandal, une figure rappelant Nanny, a envoyé ses complices empoisonner les maîtres. Quand les délégués des plantations du nord se sont réunis pour prêter allégeance à la libération avec la cérémonie rituelle à Bois-Caïman, ils se sont naturellement retrouvés dans d’épaisses forêts. Quand la révolution a éclaté, ses premiers chefs étaient deux anciens Marrons, Boukman et Jean-François, et la révolution elle-même a adopté la forme d’une guerre marronne à une échelle inédite : des dizaines de milliers d’esclaves se sont échappés, ont pris les armes pour défendre leur liberté, ont établi des campements dans les montagnes les plus sauvages à leur disposition et ont employé toutes les tactiques de la guerre marronne : le camouflage, l’embuscade, les raids éclairs dans les plantations. Dans la province du sud, le pivot de la révolution était le méga-campement haut perché sur les falaises boisées des Platons : là vivaient de dix à douze mille Marrons — plus de dix fois la population de Nanny Town — qui avaient bâti leurs propres maisons et élu leur propre roi. Ce sont ces forces-là qui ont aboli l’esclavage sur le terrain et qui ont vaincu la tentative de rétablissement de l’esclavage de Napoléon. Après la déportation de Toussaint L’Ouverture, une pléthore de bandes marronnes est intervenue pour mener la guerre à son heureuse conclusion : le premier État noir libre du Nouveau Monde — ou, comme l’appelle Ada Ferrer, une autre historienne de l’événement : « un état incontestablement marron35 ».

Dans la conjoncture de la révolution haïtienne, le marronnage s’est métamorphosé de l’avant-gardisme à l’insurrection généralisée. C’était le moment d’une dialectique positive entre les cadres dans les collines et les masses dans les plaines. Et la condition préalable de tout ceci était la nature relativement sauvage. En 1841, l’abolitionniste noir James McCune Smith a donné une conférence en faveur de la révolution haïtienne dans la ville de New York, où il décrivait le pays comme

traversé par une haute chaîne de montagnes densément couvertes de forêts vierges. […] Les régions montagneuses de l’île […] ont été un facteur primaire de la révolution, puisqu’entre leurs cols accidentés les esclaves avaient appris qu’une vraie résistance contre leurs maîtres était possible, tout comme il était possible de contraindre leurs maîtres à leur céder leur liberté36.

Si la résistance esclave était le principal moteur de l’abolition, et s’il est vrai que toutes les révoltes esclaves soutenues doivent acquérir une dimension marronne, alors nous devons en tirer la conclusion que la nature sauvage était l’une des prémisses de l’émancipation. Si le Nouveau Monde avait été défriché et transformé en une seule plantation géante, comme le désiraient sans aucun doute les capitalistes de l’époque, qui sait combien de temps aurait persisté l’esclavage.

Ils étaient allés dans ce qu’ils appelaient la nature sauvage

Dans tous les cas, il est amplement attesté que les esclaves, ex-esclaves et abolitionnistes radicaux ont développé un culte subalterne de la nature sauvage. Je ne donnerai que quelques exemples. Dans les années 1860, un révérend baptiste a rédigé un rapport plein de découragement sur la difficulté de convertir les Jamaïcains à une vraie pratique du christianisme :

Il y avait assurément beaucoup de superstition mêlée à leurs exercices religieux ; beaucoup avaient de merveilleux rêves à raconter, qu’ils considéraient comme des visions prophétiques ; certains s’excitaient eux-mêmes avec des idées fanatiques et tombaient dans de folles extravagances […], et d’autres nous ont appris qu’ils étaient sortis la nuit dans ce qu’ils appelaient la nature sauvage

les derniers mots étant soulignés dans le texte original37.

De Cuba nous vient un document unique, dont le titre espagnol est « biografia de un cimarrón », ou Biographie d’un esclave fugitif en traduction française. En 1963, un anthropologue cubain a rencontré par hasard un homme de 103 ans à l’esprit parfaitement clair. Son nom était Esteban Montejo, un ancien esclave qui, plus jeune, s’était enfui, avait vécu seul en tant que Marron, était descendu des montagnes après l’émancipation pour travailler comme coupeur de canne à sucre, s’était battu dans la guerre d’indépendance cubaine et était devenu l’un des fondateurs du Parti communiste dans les années 1920. Il a raconté l’histoire de sa vie à l’anthropologue, qui en a tiré un livre, l’un des « romans documentaires » les plus célèbres de la révolution cubaine, dans lequel la destinée de Montejo représente celle du peuple dans son ensemble. À la toute première page, Montejo déclare : « Le fin mot de l’histoire, c’est que je sais que tout dépend de la Nature. La Nature est tout. » Ensuite, il décrit dans le détail son expérience en tant que jeune esclave, enfermé dans des baraques et exposé aux horreurs ordinaires — il devait s’enfuir :

Petit à petit j’ai appris à connaître les bois. Et j’ai commencé à les aimer. Parfois j’oubliais que j’étais un cimarrón, et je me mettais à siffler. […] Je prenais soin de moi comme un enfant gâté. Je ne voulais pas être de nouveau enchaîné à l’esclavage. […] La vérité est que je vivais bien en tant que cimarrón, bien caché, bien confortablement38.

L’adaptation du marronnage au travail salarié à été difficile pour Montejo, qui n’a jamais pu se réconcilier avec la transformation de l’environnement cubain :

La fièvre de la canne à sucre est arrivée, et ils n’ont laissé presque aucune forêt à Cuba. Les arbres ont été coupés à la racine. Ils ont retiré les acajous, les cèdres, les indigotiers. Bref, toute la forêt a été abattue. […] Aujourd’hui, si quelqu’un monte au nord de Las Villas, il dira sans doute : « Il n’y a pas de forêt par ici. » Mais, quand j’étais cimarrón, on pouvait avoir peur là. C’était dense comme une jungle. On a fait pousser de la canne, mais elle a détruit la beauté du pays39.

Passons aux États-Unis, où il existe une histoire fascinante de marronnage qui est seulement en train d’être découverte. Le paysage le plus légendaire est le Great Dismal Swamp (Grand marais lugubre), un bassin de bois, de marécages et de canaux labyrinthiques à la frontière de la Virginie et de la Caroline du Nord, qui a attiré des milliers d’esclaves jusqu’à la guerre civile. Après des années de fouilles dans la région, l’archéologue marxiste Daniel Sayers a récemment appelé ces Marrons les héros oubliés de l’anticapitalisme ; il croit en effet que ceux-ci auraient développé ce qu’il appelle « un mode de production fondé sur la praxis » dans les profondeurs du Great Dismal Swamp, une société sans valeur d’échange, oppression, ni aliénation40. Je le soupçonne aujourd’hui d’aller un peu trop loin dans sa glorification des Marrons, mais le Great Dismal Swamp a certainement exercé un puissant attrait sur l’imaginaire noir.

Nombre d’auteurs de récits d’esclaves ont veillé à se montrer civilisés aux yeux des lecteurs blancs, en rompant l’association dégradante de la couleur noire et de la nature, et en prenant leurs distances par rapport à la nature sauvage ; mais les auteurs les plus militants n’ont pas eu de telles inhibitions41. Dans le grand roman de l’abolitionnisme noir révolutionnaire, Blake : Or, the Huts of America (Blake, ou les huttes de l’Amérique), Martin Delany raconte l’histoire de Henry Blake, un esclave fugitif qui se déplace furtivement d’une plantation à l’autre pour coordonner une insurrection ultime, apocalyptique, sur le modèle d’Haïti. Les rassemblements ont lieu en périphérie des plantations, dans la nature sauvage la plus proche, mais c’est seulement lorsque Henry atteint le Great Dismal Swamp qu’il entre dans le pays natal de la révolution : parmi les Marrons, dans

le mystique, l’ancien, le presque fabuleux Dismal Swamp, où pendant des années ils ont empêché ceux qui les poursuivaient d’approcher. Ici, Henry s’est trouvé enveloppé d’une atmosphère différente, d’un élément tout à fait nouveau. Ayant tout l’espace nécessaire dans la région du marais pour que sa tranquillité ne soit pas troublée, il a continué de se disperser aux quatre vents et de semer les graines d’une prochaine culture, qui prendrait racine dans les eaux noires et épaisses qui la couvraient encore, pousserait dans la dévastation et serait récoltée dans un tourbillon de ruines42.

Ici, les Marrons sont les gardiens de la révolution noire, les enfants de Nat Turner, qui surgira du marais et guidera les masses enchaînées quand l’heure sonnera.

Quand l’heure a bel et bien sonné, si l’on admet avec W.E.B. Du Bois que la participation des Noirs à la guerre civile a été « la révolte esclave la plus grande et la plus réussie », les Marrons qui vivaient en tant que Marrons avant 1861 ont joué un rôle marginal43. Mais l’idéal de la nature sauvage était certainement présent. Le commandant du premier régiment esclave mobilisé par les Nordistes décrit dans ses mémoires comment ses soldats avançaient dans la campagne de la Caroline du Sud, saluaient des amis dans les plantations et chantaient joyeusement des chansons militaires et missionnaires,

cédant alors à un immense élan de leur chant de marche préféré, où chaque pas accélère instinctivement, si léger et jubilant étant son rythme, —
« Tous les vrais enfants vont dans les régions sauvages
Vont dans les régions sauvages, vont dans les régions sauvages,
Les vrais croyants vont dans les régions sauvages,
Pour effacer les péchés du monde44 »

Avec ces paroles, les soldats noirs avançaient vers la liberté. Nous pouvons en dégager l’ethos de l’écologie révolutionnaire marronne : c’est dans la nature sauvage que se trouve la libération du monde.

Combattre le fascisme depuis les forêts

J’ai longuement parlé des Marrons, mais, ce faisant, n’ai pu donner qu’un très petit aperçu d’une histoire incroyablement vaste et complexe. Je n’ai pas décrit l’inspiration que le marronnage a fournie à l’époque postcoloniale, jusqu’au Danemark d’aujourd’hui, où un groupe d’intellectuels et d’activistes antiracistes viennent tout juste de lancer un défi au racisme tenace de leur pays et au refoulement de son passé colonial, sous la forme d’une revue appelée simplement Marronage. Il y en aurait beaucoup plus à dire, mais le marronnage n’est qu’un épisode de l’histoire populaire de la nature sauvage : je pourrais parler du culte de la nature sauvage au sein de l’Ungsocialisterna, l’aile jeune férocement anti-nationaliste et révolutionnaire du parti social-démocrate suédois, ou de l’obsession de Lénine pour la nature sauvage, ou des mesures révolutionnaires prises par les bolchéviques pour la protection des monuments de la nature après Octobre, ou des communistes allemands qui se sont rendus en forêt et en montagne pour cultiver leur haine de classe, ou du rôle de la nature dans la littérature palestinienne — la grotte dans La Porte du soleil d’Elias Khoury, les collines chez Raja Shehadeh — ou de la longue tradition de quête et d’adoration de la nature sauvage en Iran du Nord, depuis le mouvement Jangali, via le culte guérillero de Siahkal, aux activistes syndicalistes clandestins, marchant à l’abri des regards au début du XXIe siècle. On pourrait multiplier les exemples, mais je me limiterai à celui des partisans juifs en Europe de l’Est, pour en dire quelques mots seulement.

Il y a en Biélorussie une forêt du nom de Naliboki. C’est une région étendue et plate de marécages pleine de feuilles pourries et de troncs d’arbres tombés, de broussailles d’arbres anciens noueux, d’îles boisées de chênes, de tapis de mousses et de ruisselets sinueux : impénétrable pour les tanks et les troupes lourdement armées. Au moment où l’Holocauste atteignait son paroxysme, Naliboki était un territoire juif et communiste. Dans ses profondeurs se trouvait le principal campement des partisans Bielski, où vivaient près de 1000 Juifs ; si l’on s’y rend, on peut toujours voir les contours des profondes tranchées qu’ils ont creusées entre leurs abris, fonctionnant presque comme les rues d’un shtetl, et qui ont été remplies de terre depuis. Ils y avaient une école, un abattoir, une boulangerie, une synagogue, un lieu de rassemblement. Ils appelaient le campement New Yerushalaim ; et le 7 novembre 1943, il a servi de cadre à une célébration massive de l’anniversaire de la Révolution russe, à laquelle ont assisté des partisans venus de tout Naliboki.

Pendant l’Holocauste, aucun groupe de Juifs n’a sauvé autant d’autres Juifs que les partisans Bielski. Mais il n’y a ni monument ni plaque sur le site. Chose incroyable, il n’y a même pas eu de fouilles. Comme le soutient Barbara Epstein dans sa superbe étude The Minsk Ghetto, la résistance juive dans la forêt a été reléguée dans l’historiographie comme dans la mémoire à un statut bien inférieur à celle des ghettos, car, dans la forêt, le communisme était à divers degrés et sous diverses formes l’idéologie dominante45. Les sionistes ont opté pour les insurrections dans les ghettos, tandis que les Juifs communistes ont préconisé l’option forêt, en coopération avec leurs alliés parmi les partisans non-juifs. Il n’y a aucun autre endroit où tant de Juifs ont pu fuir le ghetto et s’engager dans la résistance qu’à Minsk, où les masses ont conservé leur foi dans une idéologie universaliste — cosmopolite, si vous préférez — et où les forêts vierges n’étaient jamais loin. Les nazis s’en arrachaient les cheveux. Comme l’a noté Raul Hilberg, « Les Juifs dans la forêt et les marécages posaient un problème particulier parce qu’ils n’étaient plus sous contrôle46. »

On remarque immédiatement un air de famille entre l’activisme des partisans juifs et le marronnage : la plantation et le ghetto comme cages, le contraste intensifié entre les espaces, l’affaissement des cadres, l’espoir désespéré investi dans une nature incontrôlée. Il y a, évidemment, des différences. La principale raison d’être des ghettos n’était pas le profit ; la mission des nazis n’était pas tant la domination que l’anéantissement ; la construction d’un ghetto ne présupposait pas la transformation d’un écosystème — il suffisait de dérouler du barbelé autour de quartiers préexistants et de rassembler tous les Juifs à l’intérieur. Mais ce geste donnait une valeur nouvelle aux réserves de nature relativement sauvage. « Par chance, ils ne peuvent pas encercler de barbelés la forêt entière », a écrit, plus tard, un partisan juif-biélorusse47. Aujourd’hui, les Bielski connaissent une célébrité tardive grâce au film hollywoodien Defiance, mais l’expérience des partisans juifs-communistes dans les forêts d’Europe de l’Est demeure assurément aux marges de la conscience historique et assez étonnamment, il existe toute une catégorie de mémoires de partisans et de survivants qui n’a pas encore été explorée pour sa représentation singulière de la nature48.

Liza Ettinger a été témoin des premiers massacres dans le ghetto de Lida et s’attendait à ce que la répression s’abatte encore, d’un moment à l’autre. C’est alors qu’elle et d’autres détenus ont commencé à recevoir la visite de partisans. « La simple pensée qu’il était possible de réaliser le rêve audacieux de quitter le ghetto pour la forêt a été une contribution vitale au moral du ghetto », écrit-elle dans ses mémoires inédits49. Ettinger fait partie de ceux qui se sont rendus à New Yerushalaim. Elle relate ses premières impressions du lieu :

Nous avons atteint le campement partisan de Bielski affamés et épuisés. Même si nous en avions beaucoup entendu parler auparavant, notre première rencontre avec la réalité restait une vraie surprise pour nous tous. Tout avait l’air d’un rêve venu d’un autre monde. Le même peuple — la même chair et le même sang —, mais plus forts et plus libres. Une sorte d’abandon joyeux emplissait l’air ; des discussions mordantes, franches, assaisonnées de jurons piquants ; des chevaux galopants et le rire des enfants. Tout semblait flotter50.

Elle décrit ensuite la relation particulière qu’elle a développée avec Naliboki :

Une forêt de randonnées et de camps de vacances n’a rien en commun avec une forêt où l’on vit de façon permanente et qui sert de refuge comme de source d’espoir et de sécurité. Chaque arbre devient une forteresse, chaque bosquet un bastion, toute la forêt une amie constante, généreuse envers nous tous sans rien attendre en retour. Si seulement je pouvais chanter les louanges de la forêt, notre amie loyale51.

De ce point de vue, l’expérience de la nature sauvage de celui qui cherche à fuir le bruit, à reprendre contact avec une vie simple ou à démontrer sa masculinité n’est rien comparée à l’intensité de la survie partisane. Seuls ceux qui sont pourchassés ont accès à une pleine affinité pleine avec la nature vierge.

Donia Rosen esquisse une philosophie semblable dans The Forest My Friend (La Forêt mon amie), qui commence avec des souvenirs de son enfance juive dans un village des montagnes Carpates. La plupart des Juifs qui se sont retrouvés dans des forêts comme Naliboki avaient passé toute leur vie dans des villes et n’avaient aucun rapport préalable avec ce biome, mais Rosen a appris à aimer la forêt dès le plus jeune âge et à déplorer son retrait progressif sous les coups de hache des bûcherons :

Cela faisait mal de voir ces grands arbres tomber. On aurait dit que les animaux de la forêt partageaient le chagrin des pins anciens alors qu’ils se sauvaient dans les profondeurs de la forêt, loin de toute présence humaine. […] Les anciens du village exprimaient souvent leur inquiétude quant au fait que la beauté sauvage, naturelle, soit gâtée par l’avancée des méthodes modernes52.

Heureusement, il en restait suffisamment quand les nazis sont arrivés : Donia Rosen a survécu en se réfugiant toujours plus profondément dans la forêt. Son journal intime est rempli d’odes à la beauté de la forêt et à son inconditionnelle loyauté, comme dans ses notes du 15 juillet 1943 :

Je me trouve encore dans un nouveau lieu. Cette fois-ci, c’est un groupe de buissons épais […]. C’est assez agréable ici, et je me sens presque comme dans un nid d’oiseau. Le rossignol est mon ami et mon compagnon et son chant me divertit. […] Je reste couchée ici et je regarde le ciel infini, les étoiles et les vallées lointaines. Soudainement, je ressens un besoin d’errer. D’aller très loin, vers l’inconnu, de marcher, sans m’arrêter, jusqu’aux bords du monde53.

Dans une période de barbarie absolue, la nature sauvage devient le creuset de tout ce qui est civilisé, humain, libre : de l’anticipation. On pourrait accumuler les témoignages de ce genre chez les antifascistes juifs et autres, mais je vais plutôt m’arrêter ici et présenter cinq implications de cette histoire pour le présent.

Cinq implications

Un. Au minimum, quand il n’y a pas de révolution dans l’air, ni d’esclavage, ni d’Holocauste, rien d’autre que la barbarie capitaliste ordinaire, les espaces qui possèdent un caractère hautement sauvage nous permettent encore d’entrevoir la possibilité d’une vie au-delà du capital. Je ne connais aucun marxiste ayant mieux saisi ce fait qu’Adorno. « L’image de la nature survit parce que sa parfaite négation dans l’artéfact […] devient nécessairement aveugle à ce qui serait au-delà de la société bourgeoise, de son travail, de ses marchandises. Le beau naturel demeure l’allégorie de cet au-delà54 » : une allégorie qui a une puissance écrasante dans un endroit comme les forêts tropicales de la Dominique, telles qu’elles apparaissaient en août 2017, alors que les acajous, les crabes, les perroquets et le basilic manifestaient leur existence avec une indifférence exubérante envers la forme-valeur. Dans le pays Cockpit ou dans la forêt de Naliboki, les arbres naissent, vivent et meurent sans se préoccuper le moins du monde des calculs liés à la production : ici, seuls règnent les cycles biologiques et les choses peuvent être telles qu’elles sont, voire même posséder une valeur intrinsèque — une idée absolument inassimilable pour le capital.

Mais, avec une théorie de la nature relativement sauvage, il n’est pas nécessaire pour ceux qui viennent des fiefs capitalistes d’aller dans des lieux aussi exotiques pour rencontrer l’allégorie. Il peut suffire de quitter le centre commercial et de se balader dans la montagne, la forêt, sur la lande ou dans l’archipel le plus près — l’effet dépend du contraste entre les espaces entièrement construits par le capital et ceux qui s’inscrivent dans la lignée de la nature autonome. Dans la phase actuelle du capitalisme tardif (late-late capitalism), les poches de nature relativement sauvage acquièrent une valeur inestimable en tant que rappels — bien que faibles et fugaces — d’un autre ordre des choses. Plus le pouvoir du capital est total, plus celles-ci deviennent indispensables.

Mais au sein de ce spectre, les parcelles de nature les moins contrôlées, les plus sauvages, conservent la plus grande capacité à attiser l’imagination. « L’image du plus ancien dans la nature se change en chiffre de ce qui n’est pas encore, du possible55 ». C’est ce qui s’est passé lorsqu’un Marron ou un abolitionniste a posé les yeux sur le Great Dismal Swamp : le paysage du sud le plus archaïque et le moins modernisé s’est dialectiquement inversé en chiffre d’une liberté possible à venir. Aujourd’hui, ce qui reste de la nature sauvage, pour citer encore Adorno, « se souvient de son état de non-domination56 » – un monde où le capital n’est plus le maître d’œuvre, où les choses naissent et meurent d’elles-mêmes, où le sort de la valeur d’échange a été conjuré et toutes sortes d’autres forces génératrices ont libre cours. C’est un sublime non-capitaliste.

*

Deux. L’impulsion primordiale du capitalisme envers la nature sauvage est l’agression. Quand les Républicains ouvrent le Refuge faunique national Arctic aux entreprises pétrolières et gazières, quand le gouvernement polonais envoie des compagnies forestières raser la forêt Bialowieza, quand les producteurs d’huile de palme rongent les tourbières et les forêts tropicales de la province d’Aceh — tous des sanctuaires d’une biodiversité stupéfiante qui avaient été épargnés jusqu’ici —, ils obéissent précisément à cette impulsion. L’idéologie américaine classique de la naturalité était peut-être bourgeoise, mais elle a toujours été un épiphénomène superficiel de cette machine à décimer la nature sauvage à une vitesse inédite. On peut certainement tirer un revenu des zones protégées, mais celui-ci est insignifiant comparé aux profits potentiels de l’exploitation effrénée, et les mesures de préservation sous le capitalisme sont de bien fragiles entraves qui cèdent dès que l’État tombe aux mains des factions les plus agressives du capital. Dans la conjoncture actuelle, elles cèdent comme des brindilles sous un bulldozer.

La terre du pays Cockpit contient de la bauxite. Michael Grizzle peut en gratter les affleurements avec sa machette. Depuis plusieurs années, les compagnies d’aluminium américaines et chinoises ont été tenues en laisse ; seule la résistance des communautés marronnes et de leurs alliés du mouvement écologiste les a maintenues à distance jusqu’ici. Mais le gouvernement jamaïcain n’a toujours pas accédé à la demande de faire du pays Cockpit un parc national : il laisse délibérément le statut de la zone en suspens. Les Marrons ont juré de partir en guerre si le pays Cockpit est cédé aux promoteurs : « c’est le territoire pour lequel nous avons lutté ! » disent-ils. Grizzle aime prétendre qu’il coupera la tête de quiconque cherche à atteindre la bauxite. Il ne faut pas nécessairement prendre au pied de la lettre ce genre de rhétorique, mais ne nous méprenons pas sur la sincérité de l’engagement : « Peu importe que nous puissions vendre les cockpits pour 135 milliards de milliards de milliards de dollars — ils valent plus s’ils restent ici pour que nous puissions les transmettre à la prochaine génération », dit le chef Grizzle. Il est difficile de faire entrer ce conflit dans le paradigme de l’écologisme des pauvres, parce que les moyens de subsistance des Marrons dans les villages environnants ne dépendent pas de la forêt – ils en tirent peu voire pas de ressources, ils ont leurs petites fermes en dehors de son périmètre et y pénètrent seulement de temps à autre. Le pays Cockpit ne joue pas non plus de rôle important dans leur religion ou cosmologie. Ce qu’il constitue, cependant, c’est une terre d’indépendance incarnée et de fière résistance, telle que les Marrons eux-mêmes la perçoivent : le fondement de quatre siècles d’existence, précisément en ce que celle-ci n’a pas été domestiquée par des étrangers.

La préservation de ces espaces sauvages est tout sauf un luxe superflu. À chaque fois qu’elle se prolonge dans le futur, une parcelle de terre est arrachée aux griffes du capital. Dans un sens, les communs sauvages sont l’équivalent spatial du temps libre : une sphère de l’existence qui n’a pas encore été happée par l’extension de la reproduction. Nous devrions lutter pour la protéger, pour repousser ses frontières et l’élargir.

*

Trois. Dans son classique The Death of Nature : Women, Ecology and the Scientific Revolution (La Mort de la Nature : les femmes, l’écologie et la révolution scientifique), Carolyn Merchant expose les conséquences idéologiques de la transition vers le capitalisme en Angleterre : l’essor du point de vue bourgeois, mené par des penseurs comme Bacon et Locke, selon lequel la nature, en tant qu’elle est productrice de désordre, doit être subordonnée à la machine. Jamais auparavant la qualité du « sauvage » n’avait été constamment calomniée. De plus — c’est l’aspect le mieux connu du raisonnement de Merchant —, ce sauvage est associé au féminin : « Comme la nature sauvage et chaotique, les femmes devaient être soumises et maintenues à leur place57. » Il est frappant que, des États-Unis à la Pologne, la dernière vague d’agressions contre les zones sauvages se soit accompagnée d’attaques contre les femmes, leur intégrité physique et leurs droits reproductifs : pour les Trump de ce monde, on peut mettre la main sur les chattes comme sur les parcs. Avec beaucoup d’autres intersections ou de liens inédits, celui-ci a tout l’air de faire un retour tardif. Il est peut-être grand temps de sortir du placard la première génération d’écoféminisme et de l’actualiser pour une époque bien plus dure que celle des années 1970 et 1980.

*

Quatre. Le 18 septembre 2017, l’ouragan Maria a soudainement accéléré en système de catégorie 5 — l’une des intensifications les plus explosives jamais enregistrées pour un ouragan — et a heurté de plein fouet la Dominique. En l’espace d’une nuit, l’île verte est devenue brune. Les vents extrêmement féroces ont tout simplement emporté la surface boisée. Comme l’a dit, sidéré, un journaliste de CNN, l’un des premiers à arriver sur les lieux : « il n’y a pas une feuille sur cette île — les forêts tropicales, on ne peut pas voir où elles sont, elles ne sont simplement pas là58. » Toute l’infrastructure — les maisons, les routes, les ponts, les hôpitaux, les écoles — a été pulvérisée, le secteur agricole anéanti, les dégâts estimés au double du PIB du pays —, mais, comme l’a rapporté l’agence de presse IRIN un mois plus tard : « il est impossible de mesurer le sentiment de perte plus profond59 ». À une époque antérieure, on aurait peut-être pu reconstruire la Dominique et faire repousser la végétation, mais dans un monde en plein réchauffement, nous savons que les ouragans vont revenir encore et encore, de plus en plus forts, alimentés et realimentés par le surplus d’énergie contenu dans des mers toujours plus chaudes. Cette île se dirige vers un état d’inhabitabilité.

Les Dominicains se trouvent à nouveau en guerre. Le discours martial semble les avoir emportés depuis Maria. En novembre, un cinquième de la population avait quitté l’île et toujours plus de gens la quittaient chaque semaine, tandis que ceux qui restent se comparaient à des soldats sur le champ de bataille. Cinq jours après l’ouragan, le Premier ministre Roosevelt Skerritt, se trouvant alors lui-même sans domicile, s’est adressé à l’assemblée générale des Nations Unies : « Je viens à vous directement du front. […] Alors que les Dominicains font les frais du changement climatique, nous subissons les conséquences des actions des autres, des actions qui mettent notre existence même en danger, et tout cela pour l’enrichissement d’une minorité qui se trouve ailleurs60. » Les descendants des esclaves et des Marrons n’ont rien fait pour réchauffer la planète. Comme je l’ai déjà trop répété, il ne s’agit pas de l’Anthropocène : il s’agit du Capitalocène, quand le mode de production capitaliste prend brutalement sa revanche sur des endroits comme la Dominique.

Et les pertes se font sentir plus profondément que par le nombre d’édifices ou de dollars : l’intérieur sauvage de l’île, la citadelle boisée, ce lieu que les Dominicains considéraient comme l’âme de leur culture, a été entièrement rasé. C’est sans doute ici que convergent l’injustice environnementale et la destruction de la nature sauvage. Je n’ai aucune idée de ce qui est arrivé à quelqu’un comme Magnus. C’est une expérience très troublante que de s’être émerveillé devant la beauté d’un endroit, que d’avoir apprécié la compagnie de ses habitants et que, six semaines plus tard, il n’en reste rien. Je ne sais pas si vous avez connu des expériences similaires, mais il est certain qu’elles seront plus fréquentes dans les décennies à venir.

Il y a un paradoxe. La nature sauvage pouvait offrir un refuge dans un monde complètement imprégné par le capital, mais dans un monde en réchauffement, les espaces les plus isolés des principaux circuits de l’accumulation sont ceux dans lesquels les conséquences du capital fossile sont les plus flagrantes. Le centre commercial est climatisé à température optimale à longueur d’année. La vie dans les centres urbains des pays capitalistes avancés peut continuer comme si elle était isolée. La tempête peut entrer dans Manhattan, mais elle se retire et laisse l’horizon intact. Si l’on veut suivre la progression de cette tempête, il n’y a pas de meilleur endroit où s’installer que dans la nature sauvage, dont même les caractéristiques les plus fondamentales sont en train de glisser vers le néant. Le plus haut sommet de la Suède va littéralement disparaître d’ici peu, puisqu’il consiste en un glacier dont la fonte est devenue irréversible — cela saute aux yeux dans le Grand Nord, tandis que les districts financiers du centre de Stockholm conservent leurs façades immaculées. L’intérieur et l’extérieur semblent s’être intervertis — ou, plutôt, ce qui était l’extérieur sauvage semble être devenu le compartiment d’un intérieur totalisant qui est en train de subir la défiguration la plus rapide et la plus spectaculaire qui soit. C’est là effectivement un pauvre sanctuaire. Ainsi le réchauffement global aura sans doute pour effet un rétrécissement supplémentaire de l’imaginaire politique. Il y a beaucoup de spéculations sur la façon dont cela pourrait inaugurer une nouvelle ère de barbarie ; si celle-ci advient, elle sera proportionnelle au déclin des réserves naturelles sauvages dans lesquelles on peut chercher un abri, physique ou imaginaire. La chambre à gaz à effet de serre sera planétaire.

En un mot, le réchauffement global a tout l’air de la victoire finale de la classe capitaliste : le point où il n’y a plus de terre « abandonnée » à la nature, pour que des gens comme Locke puissent la détester, où le capital a pris le contrôle de l’air même et a soumis à son règne étouffant jusqu’aux montagnes les plus sauvages. Finalement, les forêts des régions intérieures de la Dominique ont été rasées, plus de deux siècles après que le planteur Atwood en ait rêvé. Mais la subsomption n’est peut-être pas la catégorie appropriée ici. La terre de la Dominique n’a pas réellement été subsumée par le capital — elle n’a pas été intégrée au processus d’accumulation, comme la plantation l’a été ; elle n’a pas vu ses ressources détournées et réorganisées pour le profit ; elle n’a pas été domestiquée : elle a tout simplement été détruite. En ce sens, le changement climatique ressemble davantage à une guerre d’annihilation que de domination — et il est grand temps de le considérer comme une guerre. Comme le montre l’exemple de la Dominique, un groupe est en train de tuer un autre groupe, ou en train de ravager sa vie — ce qui inclut sa culture, son histoire, les terres mêmes où il se trouve. Ce sont des tactiques de choc et d’effroi, des tactiques de terre brûlée. Des personnes riches, majoritairement blanches, déversent leurs substances létales sur la tête de personnes pauvres, majoritairement de couleur, et une incommensurable beauté est éradiquée dans le processus. Mais est-ce que quelqu’un se défend ? Est-ce une guerre à deux combattants, ou à un seul ?

Au début de la saison des ouragans anormalement catastrophique de 2017, le London Review of Books a envoyé à ses abonnés des textes issus de ses archives portant sur le changement climatique. Dans l’un d’entre eux, John Lanchester remarque qu’« il est étrange et frappant que les activistes du changement climatique n’aient commis aucun acte de terrorisme » — en effet, le fait est

particulièrement remarquable quand on considère à quel point il est facile de faire exploser des stations-service ou de vandaliser des SUV. […] Disons que cinquante personnes vandalisent quatre voitures par nuit pendant un mois : six mille SUV saccagés en un mois et les tracteurs de Chelsea auraient tôt fait de disparaître de nos rues. Alors pourquoi ces choses n’arrivent-elles pas61 ?

Ces mots ont été écrits en 2007, avant les inondations au Pakistan, avant les vagues de chaleur dans le golfe Persique, avant les incendies de forêt au Portugal, avant le véritable début de l’effondrement de l’écosystème arctique, avant les glissements de terrain en Sierra Leone, avant l’hyperactive saison des ouragans de 2017 dans les Caraïbes, qui n’est toujours pas terminée. Cela est effectivement étrange et frappant. Je pense que Jacko, Nanny, Makandal et les partisans Bielski seraient aussi de cet avis.

*

Cinq. Une clôture est en construction à la frontière de la Slovénie et de la Croatie. Sur les berges de la rivière Kolpa, trois larges spirales de barbelées taillent directement dans la végétation luxuriante. Ces barbelés sont destinés à empêcher les migrants de passer, mais ils ont aussi un autre effet : construite dans l’une des zones les plus sauvages de l’Europe, à la biodiversité précieuse, la clôture barre le chemin de l’ours, du lynx, des loups et des cerfs qui y rôdaient librement auparavant62. Ce n’est que la dernière manifestation d’une loi universelle : les frontières fortifiées empoisonnent la faune et la flore — et encore davantage quand les températures montent, quand la seule possibilité d’adaptation pour les animaux est la relocalisation vers le nord. Si les états du nord continuent de multiplier et de renforcer leurs murs, la faune fuyant la chaleur va se heurter aux mêmes murs que les Dominicains et les autres êtres humains dont les terres natales sont devenues invivables, qui ne portent aucune responsabilité dans la catastrophe, qui, d’un point de vue éthique, ont le droit de partir vers des terres plus sûres – et même si l’on se fout complètement de ces gens, et même si l’on se préoccupe uniquement de la nature sauvage, comme Kingsnorth et Foreman prétendent le faire, on devrait crier pour qu’il n’y ait pas de frontières. Ce n’est pas la nature sauvage que portent dans leur cœur ceux qui aiment les frontières. Et il convient sans doute de préciser, dans ce contexte, que ni les Marrons ni les partisans juifs n’avaient de liens indigènes, Heideggeriens, « sang et sol » aux paysages qu’ils sont venus habiter. Ils étaient les dépossédés et les traqués. S’ils peuvent servir d’inspiration à une politique de la nature sauvage, celle-ci doit assurément être cosmopolite. Si nous pouvions avoir une tribu de marxistes sauvages, notre première demande devrait assurément être que s’écroulent tous les murs, clôtures et autres contrôles frontaliers. Pour citer les paroles que Vic Reid attribue à Nanny : « peu importe d’où nous venons ; ce qui importe, c’est que nous soyons ici ».

Discours pour le Deutscher Memorial Prize, prononcé à Londres le 10 novembre 2017.

Traduit de l’anglais pas Véronique Samson

Print Friendly
Share on Google+Share on TumblrTweet about this on TwitterShare on Facebook
  1. Les contributions clefs à ce débat — et plus encore — peuvent être trouvées dans Callicott J. Baird et Nelson Michael P. (dir.), The Great New Wilderness Debate : An Expansive Collection of Writings Defining Wilderness from John Muir to Gary Snyder, Athens, University of Georgia Press, 1998 et Nelson Michael P. et Callicott J. Baird (dir.), The Wilderness Debate Rages On: Continuing the Great New Wilderness Debate, Athens, University of Georgia Press, 2008. Pour un aperçu actualisé, voir Vannini Phillip et Vannini April, Wilderness, Abingdon, Routledge, 2016. []
  2. Thoreau Henry David, « Walking », in Exercises [1868], Boston, Houghton, Mifflin and Company, p. 180-181. Thoreau avait, naturellement, d’autres choses à dire dans sa carrière d’écrivain, mais il est révélateur que le cri de ralliement de l’idéologie de la naturalité américaine se fonde sur ce texte résolument chauvin. []
  3. Voir Guha Ramachandra et Martinez-Alier J., Varities of Environmentalism : Essays North and South, Londres, Earthscan, 1997 ; Martinez-Alier Joan, The Environmentalism of the Poor: A Study of Ecological Conflicts and Valuation, Cheltenham, Edward Elgar, 2002 ; Anguelovski Isabelle et Martinez-Alier Joan, « The “Environmentalism of the Poor” Revisited: Territory and Place in Disconnected Glocal Struggles », Ecological Economics 102, 2014, p. 167–76. []
  4. Kingsnorth Paul, Confessions of a Recovering Environmentalist, Londres, Faber & Faber, 2017, p. 61, 66 et 280. Mon accentuation. []
  5. Ibid., p. 74-78. []
  6. Ibid., p. 43. []
  7. Kingsnorth Paul, « The Lie of the Land: Does Environmentalism Have a Future in the Age of Trump? », The Guardian, 18 March, 2017. Mon accentuation. « Citadelles cosmopolites » : Dark Mountain Manifesto, dans Kingsnorth Paul, Confessions of a Recovering Environmentalist, op. cit., p. 284. []
  8. Ibid., p. 202. []
  9. Kingsnorth Paul, « Immigration : Truisms vs Cliches », 2010, www.paulkingsnorth.net, (consulté le 1 October 2014). []
  10. Foreman Dave, 2014. Hultgren offre une excellente analyse de cette école de pensée aux États-Unis et de ses racines troublantes dans l’écologisme américain : Hultgren John, Border Walls Gone Green: Nature and Anti-Immigrant Politics in America, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2015. []
  11. Vogel Steven, Thinking Like a Mall: Environmental Philosophy After the End of Nature, Cambridge, MIT Press, 2015. []
  12. Cet argument s’appuie, par exemple, sur Plumwood Val, « Wilderness Skepticism and and Wilderness Dualism », in Callicott J. Baird et Nelson Michael P. (dir.), The Great New Wilderness Debate : An Expansive Collection of Writings Defining Wilderness from John Muir to Gary Snyder, op. cit. ; Hailwood Simon, Alienation and Nature in Environmental Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 48-48, 246 ; Woods Mark, « Ecological Restoration and the Renewal of Wildness and Freedom », in Thomas Heyd (dir.), Recognizing the Autonomy of Nature: Theory and Practice, New York, Columbia University Press, 2005. []
  13. Smith Neil, « Nature at the Millennium: Production, and Re-enchantment », in Bruce Braun and Noel Castree (dir.), Remaking Reality: Nature at the Millennium, Londres, Routledge, 1998, p. 278. []
  14. Locke John, Essai et Lettre sur la tolérance ; Traité du gouvernement civil, Paris, Flammarion, 2008, p. 216 et 222. À propos de l’idéal d’amélioration de Locke dans le contexte du capitalisme agraire anglais, voir Wood Neil, John Locke and Agrarian Capitalism, Berkeley, University of California Press, 1984 ; Wood Ellen Meiksins, Liberty and Property: A Social History of Western Political Thought from Renaissance to Enlightenment, Londres, Verso, 2012, p. 266-17. []
  15. Sparks William Henry, The Memories of Fifty Years, Philadelphia, Claxton, Remsen & Haffelfinger, 1870, p. 364. Voir les deux études suivantes, qui mettent de l’avant les dimensions écologiques de l’esclavage : Stewart Mart A., « What Nature Suffers to Groe » : Life, Labor, and Landscape on the Georgia Coast, 1680–1920, Athens, University of Georgia Press, 2002 ; Johnson Walter, River of Dark Dreams: Slavery and Empire in the Cotton Kingdom, Cambridge, Harvard University Press, 2013 ; Hollsten Laura, « Controlling Nature and Transforming Landscapes in the Early Modern Caribbean », Global Environment 1, 2008, p.80–113. offre une bonne vue d’ensemble de la situation aux Caraïbes. []
  16. Anon, Great Newes from the Barbadoes: Or, a True and Faithful Account of the Grand Conspiracy of the Negroes against the English, and the Happy Discovery of the Same, Londres, L. Curtis,1676, p. 6-7. []
  17. Voir l’anthologie classique du marronnage : Price Richard (dir.), Maroon Societies: Rebel Slave Communities in the Americas. Third Edition, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996. []
  18. Diouf Sylviane A., Slavery’s Exiles: The Story of the American Maroons, New York, New York University Press, 2014. []
  19. Glissant Édouard, Le Quatrième siècle, Paris, Édition du Seuil, 1964, p. 142. []
  20. Chamoiseau Patrick, Texaco, Paris, Gallimard, 1992, p. 65-66. []
  21. Honychurch Lennox, In the Forests of Freedom: The Fighting Maroons of Dominica, Londres, Papillote Press, 2017, p. 20. []
  22. Atwood Thomas, The History of the Island of Dominica, Londres, J. Johnson, 1791, p. 22 et 81. []
  23. Honychurch Lennox, The Dominica Story: A History of the Island, Barbados, Letchworth Press, 1975, p. 36. []
  24. Voir Pattullo Polly (dir.), Your Time is Done Now: Slavery, Resistance and Defeat: The Maroon Trials of Dominica (1813–1814), New York, Monthly Review Press, 2015 ; Vaz Neil C., Dominica’s Neg Mawon: Maroonage, Diaspora, and Trans-Atlantic Networks, 1763–1814, PhD dissertation, Howard University, Department of History, 2016. « Imperium in imperio » : la lettre du gouverneur Ainslie est incluse dans Patullo Polly (dir.), Your Time is Done Now : Slavery, Resistance and Defeat: The Maroon Trials of Dominica (1813–1814), New York, Monthly Review Press, 2015, p. 114. []
  25. Trollope Anthony, The West Indies and the Spanish Main, Londres, Chapman & Hall,1862, p. 154. À propos de l’histoire de la Dominique après l’émancipation, voir Honychurch, 1975. []
  26. Honychurch, 2017, p. 6. []
  27. Gouverneur Balcarres, cité in Campbell Mavis C., The Maroons of Jamaica 1655–1796: A History of Resistance, Collaboration and Betrayal, Granby, Bergin & Garvey, 1988, p. 216, 218-219. []
  28. United Service Journal, « The Maroon War », The United Service Journal and Naval and Military Magazine: 1830, Part I, Londres, Henry Colburn & Richard Bentley, 1830, p. 139. []
  29. Bilby Kenneth M., True-Born Maroons, Gainesville, University of Florida Press, 2005, p. 106. []
  30. Reid Victor S., Nanny-Town, Kingston, Jamaica Publishing House, 1983, citations des pages 92, 95, 125, 71 et 8. Accentuation de l’auteur. []
  31. « Nègres sauvages » : lieutenant Thickness cité dans Campbell Mavis C., The Maroons of Jamaica 1655–1796: A History of Resistance, Collaboration and Betrayal, op. cit., p. 124. []
  32. Glissant Edouard, Le Quatrième siècle, op. cit., p. 94. []
  33. Le récit contemporain en anglais, devenu classique, est fait par Dallas R. C., The History of the Maroons, Vols. I–II, Londres, T. N. Longman & O. Rees, 1803. []
  34. Patterson Orlando, « Slavery and Slave Revolts: A Sociohistorical Analysis of the First Maroon War, 1665–1740 », in Price Richard (dir.), Maroon Societies: Rebel Slave Communities in the Americas. Third Edition, op. cit., p. 279. Craton Michael, Testing the Chains: Resistance to Slavery in the British West Indies, Ithaca, Cornell University Press, 1982 et Hart Richard, Slaves Who Abolished Slavery: Blacks in Rebellion [1985], Barbados, University of the West Indies Press, 2002, offrent deux chroniques encore très utiles de la résistance esclave en Jamaïque. []
  35. Fick Carolyn E., The Making of Haiti: The Saint Domingue Revolution from Below, Knoxville, The University of Tennessee Press, 1990 ; Ferrer Ada, Freedom’s Mirror: Cuba and Haiti in the Age of Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 231. []
  36. McCune Smith James, A Lecture on the Hayitien Revolutions, New York, Daniel Fanshaw, 1841, p. 8. []
  37. Cité in Craton Michael, Testing the Chains: Resistance to Slavery in the British West Indies, op. cit., p. 250. []
  38. Barnet Miguel, Biography of a Runaway Slave [1966], Willimantic, Curbstone Press, 1994, p. 46-47. Concernant les marrons cubains, voir La Rosa Corzo Gabino, Runaway Slave Settlements in Cuba : Resistance and Repression [1988], Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2003. []
  39. Ibid., p. 102. Mon accentuation. []
  40. Sayers Daniel O., A Desolate Place for a Defiant People: The Archaeology of Maroons, Indigenous Americans, and Enslaved Laborers in the Great Dismal Swamp, Gainesville, University Press of Florida, 2015. []
  41. Voir Cowan William Tynes, The Slave in the Swamp: Disrupting the Plantation Narrative, New York, Routledge, 2005. []
  42. Delany Martin R., Blake: Or, the Huts of America [1859-62], Cambridge, Harvard University Press, 2017, p. 113. []
  43. Henderson Errol A., « Slave Religion, Slave Hiring, and the Incipient Proletarianization of Enslaved Black Labor: Developing Du Bois’ Thesis on Black Participation in the Civil War as a Revolution », Journal of African American Studies 19, 2, 2015, p. 192–213. []
  44. Higginson Thomas Wentworth, Army Life in a Black Regiment, Boston, Fields, Osgood & Co.,1870, p. 133. Nielson Erik, « “Go In De Wilderness” : Evading the « Eyes of Others » in the Slave Songs », The Western Journal of Black Studies 35, 2, 2011, p.106–17. fournit une analyse fascinante de cette tradition. []
  45. Epstein Barbara, The Minsk Ghetto, 1941–1943: Jewish Resistance and Soviet Internationalism, Berkeley, University of California Press, 2008. Pour une étude des partisans Bielski, voir Tec Nechama, Defiance : The True Story of the Bielski Partisans, Oxford, Oxford University Press, 2008. ; Duffy Peter, The Bielski Brothers: The Story of Three Men Who Defied the Nazis, Built a Village in the Forest, and Saved 1,200 Jews, New York, Harper Collins, 2003 ; Levine Allan, Fugitives of the Forest: The Heroic Story of Jewish Resistance and Survival During the Second World War [1998], Guilford, The Lyons Press, 2009. []
  46. Hilberg, cité in Cole Tim, 2016, Holocaust Landscapes, Londres, Bloomsbury, p. 54. Mon accentuation. []
  47. David Bobrow in Paper Stephen, Voices from the Forest: The Story of Abram and Julia Bobrow, Bloomington, First Books Library, 2003, p. 97. []
  48. Un tout premier inventaire du genre — loin d’être exhaustif — est présenté par Cole Tim, « “Nature Was Helping Us” : Forests, Trees, and Environmental Histories of the Holocaust », Environmental History 19, 2014, p.665–86. Cf. Weiner Weber Suzanne, « The Forest as a Liminal Space: A Transformation of Culture and Norms During the Holocaust », Holocaust Studies 14, 1, 2008, p.35–60. []
  49. Ettinger Liza, « From the Lida Ghetto to the Bielski Partisans », survivor testimony held by the United States Holocaust Memorial Museum Archives, RG-02: *133, 1984, p. 38. []
  50. Ibid., p. 48. []
  51. Ibid., p. 53. []
  52. Rosen Donia, The Forest My Friend, New York, Bergen Belsen Memorial Press, 1971, p. 1-2. []
  53. Ibid., p. 67. []
  54. Adorno Theodor, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 2011, p. 105. Mon accentuation. []
  55. Ibid., p. 111. []
  56. Ibid., p. 102. []
  57. Merchant Carolyn, The Death of Nature: Women, Ecology and the Scientific Revolution [1980], San Francisco, HarperSanFrancisco, 1990, p. 132. []
  58. CNN, « News report from Dominica by Michael Holmes », 22 Septembre 2017, cnn.com. []
  59. Hansen Magnus Boding, « Hurricane-hit Dominica holds fast, for now », IRIN News, 16 Octobre 2017, www.irinnews.org. []
  60. Skerritt Roosevelt, « PM Roosevelt Skerritt of Dominica Speech to the General Assembly at the United Nations » 23 Septembre 2017, www.youtube.com. []
  61. Lanchester John, « Warmer, Warmer », London Review of Books 29, 6, 2007, p. 3. []
  62. Voir par exemple Linnell John D., Arie Trouwborst, Luigi Boitani et al., « Border Security Fencing and Wildlife: The End of the Transboundary Paradigm in Eurasia? », PLoS Biology 14, 6, 2016, p. 1–13. ; Pokorny Boštjan, Katarina Flajšman, Laura Centore et al., « Border Fence: A New Ecological Obstacle for Wildlife in Southeast Europe », European Journal of Wildlife Research 63, 1, 2017, p.1–6. []
Andreas Malm