Traduits en plusieurs langues, discutés en Europe et aux États-Unis, les travaux de Nicos Poulantzas furent injustement oubliés en France où il a pourtant écrit ses livres, quasiment introuvables aujourd’hui. C’est dire le manque comblé par la réédition aux Prairies Ordinaires de L’État, le pouvoir et le socialisme, ultime ouvrage de l’auteur, sans doute le plus abouti et celui où ses convictions personnelles sont les plus saillantes.
Né à Athènes en 1936, Poulantzas étudie la philosophie du droit pendant les années qui précèdent la dictature des Colonels. Militant communiste alors que le parti est illégal, c’est en lisant Sartre qu’il découvre Lukacs, Lucien Goldmann et les classiques du marxisme1. Il s’installe en France en 1960, obtient son doctorat en 1965 et publie en 1968 un premier ouvrage remarqué : Pouvoir politique et classes sociales2. Durant ces premières années françaises, il abandonne progressivement l’existentialisme sartrien pour le marxisme d’Althusser. Pour un temps seulement car sa détermination à poursuivre son propre cheminement théorique, résolument marxiste mais à distance de toute défense – fût-elle désabusée ou tactique – du stalinisme, ne colle pas toujours avec le cadre de travail du « cercle d’Ulm ». Dès lors, et jusqu’à son suicide en 1979, Poulantzas s’attachera à penser la spécificité du politique, convaincu que « le socialisme sera démocratique ou ne sera pas » et que la voie qui y mène passe par la compréhension de ce qu’est l’État. Une réflexion nourrie par la lecture de Gramsci, l’observation attentive des conjonctures et un débat ininterrompu avec les organisations politiques et syndicales.
Mise au point
Aux premières lignes de L’Etat, le pouvoir, le socialisme, Poulantzas parle de « l’urgence, à l’origine de ce texte ». Le lecteur prévenu ne s’attardera donc pas sur l’écriture un peu précipitée ni sur la cadence parfois indigeste des points de vue discutés. On se réjouira plutôt de la justesse avec laquelle il évacue sans ambages l’inconséquence satisfaite et les spéculations métaphysiques de ses contemporains philosophes. C’est que pour Poulantzas il n’y a de philosophie valide qu’engagée dans le réel des pratiques politiques et sociales. Il écrit dans l’urgence, la même urgence qui animait Lénine dans L’État et la révolution, l’urgence d’ajuster la réflexion théorique aux coordonnées du débat politique. Nous sommes en 1978 et pour lui, l’enjeu est limpide : l’incapacité des gouvernements européens – pour la plupart conservateurs – à sortir du cycle de récession économique, la remise en cause des compromis keynésiens, ainsi que l’expérience accumulée d’une décennie de luttes sociales mettent « à l’ordre du jour » la question de l’accession de la gauche au pouvoir. Et celle d’une transition démocratique au socialisme que Poulantzas appelle de ses vœux.
Position singulière qui, si elle est discutée au sein des courants eurocommunistes (auxquels Poulantzas participe), ne trouve en revanche que peu d’écho dans le champ académique où le problème de l’État est renvoyé au supposé étatisme d’un marxisme forcément dogmatique. De Deleuze aux déjà sinistres « nouveaux philosophes », on lui préfère d’infinis débats sur le Pouvoir, puissance abstraite, à la fois sans fondement et omniprésente, qui s’incarne dans la figure tyrannique du « Maître ». De l’État et de son rôle dans la reproduction du capital et des rapports sociaux il n’est point question, ou alors dans une vision économiste simpliste qui prétend déduire mécaniquement la « superstructure » étatique de la « base » économique. Poulantzas rejette la métaphore : « Ce n’est pas le passage du moulin à vent au moulin à vapeur qui explique le passage du féodalisme au capitalisme3». Pas plus qu’il n’y a de pouvoir en soi (en dehors des rapports sociaux), il ne saurait y avoir de théorie générale de l’État « en germe » dans les textes de Marx ou Lénine. La critique vise aussi les conceptions, plus subtiles, du structuralisme et d’Althusser selon lesquelles l’économie, la politique, l’État, sont des instances invariantes et autonomes dont seul l’agencement changerait avec les sociétés et les modes de production. Poulantzas insiste au contraire sur les ruptures introduites par le capitalisme, ruptures dans lesquelles se trouvent « les conditions de possibilité » de l’État moderne comme de toute théorie matérialiste qui voudrait en faire son objet.
Cette mise au point faite, Poulantzas s’efforce de saisir l’articulation nouvelle entre les espaces reconfigurés du politique et de l’économique qui prend forme avec la division du travail capitaliste. « L’État incarne dans l’ensemble de ses appareils, c’est-à-dire pas seulement dans ses appareils idéologiques mais également dans ses appareils répressifs ou économiques, le travail intellectuel en tant que séparé du travail manuel4. » Formule qu’il faut entendre non dans un sens technique, mais politique et idéologique. L’État capitaliste se constitue, en captant et en cristallisant des savoirs/pouvoirs qui deviennent autonomes : c’est l’administration qui s’immisce dans la famille, l’armée de métier qui remplace le ban, la justice qui régit les contrats et les relations individuelles, etc. Autre conséquence de la division du travail capitaliste : au travailleur libre – affranchi des liens de dépendance personnels, mais dépossédé des moyens de production et de la maitrise du procès de travail – correspond l’individu atomisé, « le citoyen », dont l’État organise l’unité dans le peuple-nation.
L’État capitaliste est donc un état national, relativement autonome et constitutif des rapports sociaux de production. C’est aussi un État de classe. Poulantzas ne fait pas mystère sur ce point et réfute vigoureusement le mythe d’une institution neutre, purement technique, des fonctionnalistes et du technocratisme de gauche. Pour autant il se garde bien de reproduire les raccourcis du marxisme vulgaire qui n’y voit que l’« instrument » de la domination de classe. Ce qui prête à croire que l’État parlementaire démocratique, tel qu’il s’est développé dans les pays du capitalisme avancé, est le régime politique idéal pour maintenir cette domination. Affirmation suspecte et téléologique5 qui ne résiste pas à l’examen précis du rapport historique entre État et domination bourgeoise.
L’État, condensation d’un rapport de force
Si l’État n’est pas un instrument, c’est que « le pouvoir n’est pas une quantité ou une chose que l’on possède, ni une qualité liée à une essence de classe6 ». C’est un rapport, une relation, qui s’établit entre des agents en fonction des places qu’ils occupent dans la société. On sait l’apport décisif des travaux de Michel Foucault sur ce point. Mais, aussi brillante soit-elle, son analyse « microphysique » du pouvoir éparpillé dans les disciplines le conduit, selon Poulantzas, à négliger la prééminence du pouvoir de classe qui s’enracine dans l’exploitation et la division du travail. Si ce reproche n’est qu’en partie justifié7, il est vrai que Foucault ne se préoccupe pas du rôle joué par l’État, garant de l’unité globale de la domination de classe. Une autre critique fait mouche : ce n’est pas le pouvoir qui fonde en négatif les résistances – comme Foucault le laisse suggérer –, mais les résistances à l’exploitation qui nécessitent appareils et dispositifs de pouvoir. Ou pour le dire simplement, s’il y a l’État, c’est qu’il y a des luttes.
Poulantzas avance ici cette définition lumineuse, et centrale dans son propos : « L’État est la condensation matérielle et spécifique d’un rapport de force, qui est un rapport de classe8 ». C’est au sein de l’État que s’organise « l’unité conflictuelle de l’alliance au pouvoir et l’équilibre instable des compromis parmi ses composantes9 ». La bourgeoisie n’est pas une classe homogène qui se réunit chaque semaine en bureau politique. Elle est traversée de contradictions entre ses différentes fractions dont les intérêts diffèrent et s’opposent. Seul un État relativement autonome peut constituer, au niveau politique, les intérêts à long terme du bloc au pouvoir, sous l’apparence de l’intérêt général – en termes gramsciens : l’hégémonie. D’où il ressort par exemple que l’action économique, en cela toujours politique, de l’État est en décalage avec les intérêts immédiats du capital monopoliste. Et si l’État semble parfois naviguer à vue, c’est qu’il est également traversé par les luttes populaires, indirectement et directement (pour ne prendre qu’un exemple, les luttes dans l’appareil scolaire). Au-delà, et dans ses fonctions répressives, idéologiques, normatives et économiques, il est la matérialisation des compromis provisoires entre le bloc au pouvoir et les classes dominées. Ajoutons que cette caractérisation de l’État comme rapport social historique s’accompagne chez Poulantzas d’une profonde compréhension de l’inscription politique et idéologique des classes sociales10.
De l’abstrait au concret. Étatisme autoritaire et socialisme démocratique
Au-delà de leur puissance descriptive, Les remarques qui précèdent permettent à Poulantzas d’expliquer les multiples formes d’État, et leurs métamorphoses, à différents stades du capitalisme. Ce sont les luttes qui ont façonné l’État démocratique keynésien, de même que l’État fasciste correspond à une configuration spécifique des rapports de classes11. Le 4e et dernier chapitre, qui est aussi le moins théorique, cherche de la même façon à spécifier « l’étatisme autoritaire » qui prend forme dans les pays dominants au tournant des années 1970 à travers l’« accaparement accentué, par l’État, de l’ensemble des domaines de la vie économico-sociale, articulé au déclin décisif des institutions de la démocratie politique et à la restriction […] des libertés formelles12 ». Une tendance qui s’est depuis confirmée à bien des égards, contrairement à ce qu’on a pu entendre ici et là sur la fin de l’État-nation ou sa dissolution dans la gouvernementalité néolibérale13. Mais si l’étatisme autoritaire désigne un renforcement de l’État, et son intervention accrue dans l’économie pour permettre l’accumulation du capital et l’extraction de plus-value dans des conditions nouvelles, il manifeste tout autant son affaiblissement. Tiraillé par ses propres contradictions, le bloc au pouvoir se fissure tandis que l’exigence de démocratie directe se fait plus grande dans les secteurs en lutte.
Pour Poulantzas, ces phénomènes nouveaux mettent en évidence l’inadéquation des stratégies du mouvement ouvrier héritées de la IIIe Internationale. Il rejette notamment l’idée, formulée par Lénine, d’une « dualité des pouvoir » dont l’État bourgeois et le prolétariat organisé serait les deux termes distincts – au second de s’emparer du premier pour le détruire (ou le faire « dépérir »). La charge de Poulantzas est sévère, et on objectera que Lénine ne fut pas le penseur d’une stratégie exclusive, mais plutôt celui de la conjoncture et encore que Gramsci, avec le concept d’ « État intégral », cherche justement à rendre compte de l’interpénétration de l’État et de la société civile14. Il semble juste cependant de considérer que les deux grands révolutionnaires évitent un problème essentiel dans lequel le « socialisme réel » s’est noyé : Comment assurer la transition au socialisme et éviter le revirement bureaucratique et autoritaire ? C’est le sens de la conclusion en forme de programme de L’État, le pouvoir, le socialisme.
Cohérent avec ses propositions théoriques, Poulantzas rompt avec un vieux paradigme de la gauche qui identifie une voie réformiste et une voie révolutionnaire, fondamentalement opposées. Ce clivage, aujourd’hui encore prépondérant dans la constitution des alliances politiques, représente une impasse dans le rapport de la gauche à l’État en dessinant deux lignes de conduite antagoniques : soit investir l’État sans véritablement le transformer, soit travailler de l’extérieur à son renversement. Or, pour Poulantzas, aucune de ces deux politiques n’est viable ni ne relève d’une juste compréhension des choses. Non qu’il n’existe pas pour lui de péril réformiste ni que la solution insurrectionnelle soit partout exclue. Mais l’État est toujours déjà présent dans les luttes et les rapports sociaux et il est vain de se tenir arc-bouté dans une position d’extériorité méfiante (position qui trahit d’ailleurs un certain fétichisme des institutions, curieux aboutissement des mises en garde de Lénine qui reprochait à Kautsky et Bernstein leur fétichisme respectueux de l’État et des ministères). Il faut au contraire envisager l’État comme « un champ stratégique », identifier et creuser les fissures qui traversent ses appareils, renverser le rapport de force partout où cela est possible afin d’enclencher et de pérenniser une transformation radicale de l’État dans un sens socialiste. Voilà ce qui doit orienter le point de vue révolutionnaire jusque dans la perspective de l’accession de la gauche au pouvoir. On aurait donc tort de ne voir dans les dernières lignes de l’État, le pouvoir, le socialisme qu’une justification malavisée du programme commun15. Poulantzas n’est pas dupe : c’est là un processus long, éventuellement violent qui consiste « à déployer, renforcer, coordonner et diriger les centres de résistances diffus dont les masses disposent […]16 ». Processus qui ne saurait bien entendu se limiter aux procédures électorales, mais ne supporterait pas plus la suspension pure et simple des institutions de la démocratie représentative.
Quelles que furent les critiques et les désillusions auxquelles il dut faire face à l’époque, on peut noter ici l’actualité de Poulantzas au regard d’événements récents. Les succès – certes inaboutis – des expériences socialistes au Venezuela et en Bolivie témoignent de la réussite de projets contre-hégémoniques menés à distance, et jusqu’au cœur de l’appareil d’État (dans l’armée par exemple). En Bolivie, l’articulation du Movimiento al Socialismo avec les mouvements sociaux a permis d’amorcer une transition socialiste sous contrôle démocratique. L’absence d’une telle coordination parmi les forces populaires en Tunisie et en Égypte a au contraire entrainé un verrouillage des révolutions via des processus constitutionnels contrôlés par les blocs au pouvoir recomposés. Il y a là, bien sûr, des leçons pour l’Europe où la tendance à constituer des fronts antilibéraux pour remporter les élections l’emporte encore largement sur l’élaboration de projets politiques à long terme…
Nicos Poulantzas ne connaitra pas « le grand cauchemar des années 1980 » inauguré en France par la victoire aux élections d’un candidat… de gauche. La grande contre-réforme libérale menée à l’échelle mondiale laisse les travailleurs désorientés et désarmés. Banni de l’université, le marxisme ne semble plus en mesure d’aiguiller les organisations politiques progressistes. Pourtant, loin du diagnostique définitif scandé par des pseudo-visionnaires pressés dont on a déjà oublié les noms, on se risquera à croire que ce n’est là qu’une parenthèse, par ailleurs très européenne. Et si l’idée du communisme devait à nouveau se faire politique, on se souviendra que c’est Poulantzas qui a jeté les bases d’une théorie marxiste de l’État à la mesure des enjeux actuels, ouvrant d’une manière décisive nos horizons stratégiques.
L’équipe de Période remercie RdL, La Revue des livres pour avoir autorisé cette republication. Nous tenons à saluer l’immense travail mené par la Revue internationale des livres et des idées puis par la RdL pour diffuser des pensées critiques inédites en France, l’importante entreprise de traduction et de recension d’auteurs non francophones et sa contribution à populariser un marxisme ouvert, dépourvu de tout provincialisme et sans sectarisme vis-à-vis des courants de la critique postcoloniale, queer et des cultural studies. Retrouvez tous les numéros de la RdL : https://issuu.com/revuedeslivres.
- Comme il le confiait à Stuart hall et Alan Hunt, en juillet 1979, dans un entretien pour la revue Marxism Today. Traduit en français dans Nicos Poulatzas. Répères. Textes sur l’État, Paris, Maspéro, 1980, p. 11-32, 11. [↩]
- Paris, Maspéro, coll. « Textes à l’appui », 1968. [↩]
- Nicos Poulantzas, L’État le pouvoir et le socialisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2013 (1978), p. 61. [↩]
- Poulantzas, Ibid., p. 97. C’est lui qui souligne. Il reprend et développe ici une intuition de Marx et Engels qui situent l’origine de « l’illusion qui fait de l’État une entité autonome en face de la vie privée » dans la séparation capitaliste du travail manuel et intellectuel (L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 485). [↩]
- On trouve, soi dit en passant, des conclusions semblables dans les théories du spectacle généralisé chez Debord, Baudrillard et leurs épigones, et plus près de nous dans certaines critiques du « pouvoir » médiatique. [↩]
- Poulantzas, Ibid., p. 214. [↩]
- Voir Bob Jessop, « Pouvoir et stratégies chez Poulantzas et Foucault » Traduit de l’anglais par Luc Benoît, Actuel Marx, 2004/2 n° 36, p. 89-107. [↩]
- Poulantzas, Ibid., p. 119. [↩]
- Poulantzas, Ibid., p. 189. [↩]
- Sur laquelle je ne peux m’étendre. Mais l’usage qu’il fait des concepts gramsciens d’ « hégémonie » et de « bloc au pouvoir », sa caractérisation de la « nouvelle petite bourgeoisie » ou encore la notion de « bourgeoisie intérieur » en sont des exemples remarquables. [↩]
- Thèse qu’il développe dans Fascisme et dictature, Paris, Seuil, 1974. [↩]
- EPS, p. 287. [↩]
- Cela même si la suspension des processus démocratiques passe aussi par le transfert au niveau supranational des instances décisionnelles. La pertinence de l’État national, comme cadre théorique et champ de lutte, ne s’en trouve pas affaiblie puisque c’est à lui que s’arriment les dispositifs. [↩]
- Voir à ce sujet Peter Thomas, « Voies démocratiques vers le socialisme. Le retour de la question stratégique », trad. fr. Thierry Labica, Contretemps, n°8, décembre 2010, pp. 109-120. [↩]
- Programme de réforme, signé le 27 juin 1972 par le Parti socialiste, le Parti communiste et les radicaux de gauche. Rompu par le PCF en septembre 1977, il est encore en vigueur quand Poulantzas rédige L’État, le pouvoir, le socialisme. [↩]
- EPS, p. 356. [↩]