Comment définiriez-vous le panafricanisme?
On peut considérer le panafricanisme à la fois comme une idéologie et comme un mouvement qui est issu des luttes communes des afro-descendants, en Afrique comme dans la diaspora africaine, contre l’esclavage, le colonialisme ainsi que contre le racisme anti-Africains et les diverses formes d’eurocentrismes qui les accompagnent. Les termes « panafricain » et « panafricanisme » n’ont pas émergé avant la fin du 19e et le début du 20e siècle, mais il y avait déjà une forme embryonnaire de panafricanisme au 18e siècle dans des organisations abolitionnistes telles que les British-based Sons of Africa, menés par d’anciens esclaves africains comme Olaudah Equiano et Ottobah Cugoano, qui reconnaissaient le besoin qu’avaient les Africains de s’unir pour défendre des intérêts communs.
Le panafricanisme a pris différentes formes à différentes époques, mais sa caractéristique clé est la reconnaissance du fait que les Africains, ceux du continent comme ceux de la diaspora, doivent faire face à des formes communes d’oppressions, sont engagés dans une lutte commune pour la libération et partagent ainsi une destiné commune. Le panafricanisme reconnaît ainsi la nécessité de l’unité des Africains, afin de se libérer, mais également le désir d’unité du continent africain. Il défend en général l’idée que les Africains de la diaspora partagent une origine commune avec ceux du continent et reconnaît le fait que le droit de retourner dans leur patrie d’origine soit accordée à ceux de la diaspora.
Dans Pan-Africanism and Communism, je ne me suis pas principalement intéressé à l’époque où le mouvement panafricain était mené par des personnes telles que Garvey ou Du Bois. Pour le Comintern, ce type de panafricanisme était perçu de manière critique, comme essentiellement réformiste et incapable de déboucher sur la libération africaine. Néanmoins, le Comintern, sous l’influence de communistes noirs, adopta d’autres aspects du panafricanisme, notamment l’idée que les Africains partageaient des formes communes d’oppression et étaient engagés dans une lutte commune. Il défendait également l’idée des États-Unis Socialistes d’Afrique. Il faut aussi rappeler que dans la période d’entre-deux guerres, certains des leaders panafricains étaient ceux qui, comme George Padmore, étaient également membres de l’Internationale Communiste.
Dans quelle mesure la révolution d’Octobre 1917 a-t-elle eu un impact sur l’Afrique et la diaspora africaine ? Pourquoi la révolution russe a-t-elle eu une telle influence sur l’Égypte et l’Afrique du Sud ?
La révolution d’Octobre fut probablement l’événement politique majeur du 20e siècle, démontrant non seulement la possibilité pour les ouvriers de se soulever avec une révolution, mais également leur capacité à prendre le pouvoir (to empower themselves) en établissant et maintenant une nouvelle forme de pouvoir étatique. La révolution russe a également sorti la Russie de la guerre mondiale impérialiste, a révélé les traités secrets des grandes puissances et les rapports entre colonialisme, impérialisme et guerre. Elle a montré que même ceux vivant dans une société relativement arriérée pouvaient s’émanciper. Puisque cette révolution a ébranlé le monde et renversé l’ordre établit capitalo-centré, elle ne pouvait qu’avoir un profond impact sur tous les opprimés, particulièrement sur ceux qui reconnaissaient que leur oppression était le produit de l’ordre social existant. Par conséquent, il y avait l’espoir que le bolchevisme s’étende et que l’ordre établit soit renversé ailleurs dans le monde. Le soutien à un changement révolutionnaire était le plus évident parmi les sections des radicaux Africains-Américains comme l’African Blood Brotherhood, mais il est clair que la révolution russe a suscité l’espoir de beaucoup, y compris de ceux qui avaient combattu pendant la guerre, comme Lamine Senghor en France. Parmi les opprimés de l’ordre colonial européen, la révolution russe a également ouvert de nouvelles perspectives, puisque l’Empire russe comportait des nations et des nationalités opprimées qui pouvaient, désormais, se libérer par elles-mêmes. L’absence d’oppression nationale dans ce qui allait devenir l’Union Soviétique fit une forte impression sur de nombreux visiteurs, y compris les Africains-Américains Langston Hughes et W.E.B. Du Bois. Après sa visite en Union Soviétique, ce dernier déclara en 1926, « si c’est ça le bolchevisme, alors je suis bolchevique ».
Sur le continent africain, la révolution d’Octobre a aussi eu une influence significative, notamment là où le mouvement anticolonial ou la classe ouvrière étaient les plus développés. En Égypte, le mouvement anticolonial et les mouvements ouvriers atteignirent un nouveau palier après les événements révolutionnaires de 1919. La révolution d’Octobre a eu une influence significative sur ceux qui ont créé les conditions pour la fondation du parti socialiste égyptien en 1921, qui devint le parti communiste en 1922. En Afrique du Sud, comme en Égypte, les ouvriers étrangers ont joué un rôle clé en introduisant le marxisme, et les premières organisations socialistes étaient majoritairement composées d’Européens. Néanmoins, la force et le militantisme des ouvriers africains ont créé les conditions pour la fondation d’organisations révolutionnaires qui comprirent tous les ouvriers, comme l’International Socialist League, fondée en 1915, et l’Industrial Workers of Africa. Ainsi, la révolution d’Octobre a eu un impact significatif sur ceux qui s’organisaient déjà parmi les ouvriers sud-africains, et elle mena à la fondation du parti communiste d’Afrique du Sud en 1921.
Quel a été le rôle de Lénine dans le débat sur la « question noire » dans l’Internationale Communiste ?
Aux États-Unis, l’oppression particulière à laquelle devaient faire face les afro-descendants et la manière dont ils pourraient se libérer de cette oppression est entrée dans la postérité comme la « question noire ». Il n’est pas anodin que ce terme soit également adopté par le Comintern, non seulement pour se référer à la libération des Africains-Américains, mais également en lien avec la question de l’oppression des Africains en Afrique du Sud ainsi que l’oppression coloniale des Africains sur le continent africain et dans la diaspora, y compris dans des pays comme la France ou la Grande-Bretagne. Le Comintern a donc commencé à voir cette « question » dans une perspective panafricaine, c’est-à-dire comme si les Africains devaient affronter des problèmes communs, étaient engagés dans une lutte commune et comme si leurs destins était d’une certaine manière liés. Le Comintern conserva cette approche, avec certaines réserves, jusqu’à son VIIe congrès, en 1935.
Lénine initia la discussion sur la question noire aux États-Unis lors du IIe congrès du Comintern, en 1920, comme faisant partie intégrante d’un intérêt global pour toutes les nations et colonies opprimées à travers le monde et en lien avec sa « Première ébauche sur les questions nationales et coloniales ». Il s’agissait de savoir comment les partis communistes allaient aider et soutenir ceux qui luttaient contre l’ordre colonial et l’oppression nationale, puisque Lénine et d’autres prônaient une lutte unitaire entre les ouvriers des pays capitalistes les plus développés et les peuples opprimés, contre leur ennemi commun : l’impérialisme. L’analyse que faisait Lénine de l’impérialisme ainsi que l’expérience de la révolution d’Octobre ont montré qu’une rupture révolutionnaire du système impérialiste n’était pas uniquement possible dans les pays capitalistes avancés d’Europe, mais partout où les chaînes de l’impérialisme étaient les plus faibles. Ces analyses, ainsi que l’intérêt de Lénine pour « la question noire en Amérique » signifiaient que, pour la première fois, les communistes percevaient les luttes des opprimés de manière globale, et la nécessité de les organiser comme toute aussi importante que les luttes de la classe ouvrière dans les pays économiquement développés.
Pourrais-tu développer les critiques formulées à l’encontre des partis communistes français et britanniques pendant le Ve congrès du Comintern (juin 1924) ?
Afin qu’un parti communiste soit reconnu en tant que tel et rejoigne l’Internationale Communiste, il devait adhérer aux 21 conditions. L’une de ces conditions proclamait :
(…) les Partis des pays dont la bourgeoisie possède des colonies ou opprime des nations, doivent avoir une ligne de conduite particulièrement claire et nette. Tout Parti appartenant à la IIIe Internationale a pour devoir de dévoiler impitoyablement les prouesses de « ses » impérialistes aux colonies, de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d’émancipation dans les colonies, d’exiger l’expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir au cœur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimées et d’entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux.
En d’autres termes, les partis communistes européens avaient également la responsabilité de s’engager dans des activités anticoloniales. De plus, il y avait une responsabilité particulière quant à la prise en charge de la question noire, puisqu’elle concernait l’Afrique et la Caraïbe, et de l’agitation chez les personnes d’origines africaine et caribéenne dans les métropoles comme la Grande-Bretagne et la France. À cette époque, l’Internationale Communiste essayait également d’organiser un « Congrès noir mondial » et espérait que les partis britanniques et français prendraient également leur part de responsabilités. Cependant, ces partis étaient relativement nouveaux et inexpérimentés, et n’avaient que peu de liens avec les colonies ou avec les populations d’origine coloniales vivant en Europe. Ils avaient également d’autres priorités et problèmes. Ainsi, ces partis faisaient l’objet de critiques de la part du Comintern ainsi que dans leurs propres rangs, notamment pour leur réticence à demander ne serait-ce que la fin de l’ordre colonial, ce qui montrait que même les communistes pouvaient être influencés par le chauvinisme et le racisme produits par l’impérialisme. À certains égards, on pourrait dire que le PCF était tout de même mieux organisé que son homologue britannique, puisqu’il avait mis sur place l’Union Inter-coloniale, qu’il organisait des militants d’Afrique, de la Caraïbe et d’Indochine et qu’il avait son propre comité d’études coloniales. Il envoya également des délégués de ses colonies, comme Ho Chi Minh, au Ve congrès de l’Internationale Communiste. Néanmoins, cela n’a pas sauvé le PCF des critiques, notamment de la part de ces mêmes délégués ou d’autres, qui notaient que la question noire n’avait même pas été discutée au congrès du parti.
Pourrais-tu revenir sur la mise en place de l’International Trade Union Committee of Negro Workers (ITUCNW) ? Dans quelle mesure la création de cette organisation était-elle liée à l’incapacité des « partis communistes occidentaux à faire face convenablement à la »question noire » » (William L. Patterson, cité dans ton livre Pan-africanism and Communism, p. 43-44) ? Dans ton texte « The Comintern and Black Workers in Britain and France 1919-37 » (dans Caroline Bressey et Hakim Adi (dir.) Belonging in Europe – The African Diaspora and Work), tu écris que jusqu’à « sa dissolution en 1937, l’ITUCNW se plaignait constamment du manque de soutien et de travail des partis communistes européens, suggérant qu’on pouvait faire bien plus », pourrais-tu expliquer ce point ?
Le Comintern a également établi une Internationale Syndicale Rouge (ISR ou Profintern), qui était essentiellement une organisation syndicale destinée à fournir une alternative révolutionnaire et à combattre l’influence de la fédération syndicale internationale, qui était alors sous la direction politique de l’internationale socialiste (la IIe Internationale). L’ISR se préoccupait également de la question noire, particulièrement de la manière d’organiser les ouvriers noirs dans des pays comme les États-Unis, l’Afrique du Sud, mais aussi la Grande-Bretagne, la France, et leurs colonies. À cet égard, l’ISR était également très critique vis à vis de l’inactivité qu’elle percevait de la part des partis communistes qui étaient lents à se mettre au travail. Cela pour un certain nombre de raisons, y compris l’activité factionelle dans les partis américains et français, et une mauvaise orientation politique en Afrique du Sud et en Grande-Bretagne. De telles critiques s’amplifiaient et étaient particulièrement évidentes parmi les communistes Africains-Américains. C’est dans ce contexte qu’il fut décidé, en 1928, de fonder l’International Trade Union Committee of Negro Workers (ITUCNW), censé aider les partis communistes à remplir leurs responsabilités sur la question noire. L’ITUCNW était mené par le communiste Africain-Américain James Ford et a existé jusqu’en 1937. Cette organisation a été créée pour travailler avec les partis communistes, sous la direction de l’ISR et de l’Internationale Communiste, mais n’avait que très peu de ressources propres, en bref sa prise de décision reposait sur des individus, un facteur qui rendait son travail difficile et qui limitait son influence. Elle organisa une conférence internationale en 1930, produisait un bulletin régulier en français et en anglais et établit des liens avec des ouvriers en Afrique, dans la Caraïbe et en Europe. Cependant, l’organisation étant basée en Europe, ses activités étaient limitées par un manque de personnel et de ressources ainsi qu’à cause de l’activité, qui restait limitée, des grands partis communistes européens, notamment ceux de France et de Grande-Bretagne, mais également ceux de Belgique et de Hollande, qui n’arrivaient pas à efficacement organiser dans les colonies qui n’avaient pas assez d’Européens en leur sein.
Qui était James La Guma ? Quel a été son rôle dans la lutte contre le racisme en Afrique du Sud ? Qu’est ce que la « Native Republic Thesis » et pourquoi le parti communiste d’Afrique du Sud s’y opposait-il ?
James La Guma (1894-1961) était un communiste sud-africain et le père de l’écrivain sud-africain, communiste et membre de l’ANC, Alex La Guma. Issu d’une famille originaire de Madagascar et de France, James était un organisateur ouvrier, l’un des premiers leaders de l’Industrial and Commercial Worker’s Union et un membre de l’ANC. La Guma rejoignit le Parti Communiste d’Afrique du Sud (CPSA) en 1925 et fut choisit comme délégué lors du congrès fondateur de la ligue contre l’impérialisme qui se tint à Bruxelles en 1927. À la suite de cet important événement, La Guma a voyagé en Allemagne et en Union Soviétique où on lui a demandé de faire un compte-rendu sur le CPSA. À cette époque, le CPSA luttait pour s’africaniser et s’éloigner de ses origines d’organisation composée principalement d’ouvriers européens. L’orientation politique, sur laquelle il y avait également quelques confusions, était aussi débattue ainsi que sur la manière de lutter contre les divisions pré-existantes entre les ouvriers blancs et noirs au sein du mouvement ouvrier plus largement. En prenant pour base le compte-rendu de La Guma ainsi que d’autres informations, le Comintern intervint dans ces discussions. Celui-ci déclara que le CPSA devait devenir un parti majoritairement africain avec une direction majoritairement noire et qu’il devait s’organiser autour de la demande pour une république noire indépendante, en d’autres termes que la lutte principale était en direction de l’indépendance nationale, afin que la majorité des Africains puissent s’émanciper et que les ouvriers blancs devraient s’engager dans cette lutte qui serait précurseuse de n’importe quelle lutte pour le socialisme. Cette orientation anti-impérialiste était défendue par La Guma, mais initialement la majorité des membres du CPSA, qui pensait que la lutte pour le socialisme et le rôle de la classe ouvrière blanche devait être la clé, s’y opposait. La position du Comintern était très différente, mettant l’accent sur la nature anti-impérialiste de la lutte et montrant que la majorité vivant en Afrique du Sud n’était ni des ouvriers, ni des blancs. Il est évident que La Guma a joué un rôle clé durant cette période et le CPSA a finalement accepté l’orientation politique qui découlait des débats avec le Comintern.
De quelle manière le Parti Communiste des États-Unis – et notamment les communistes Africains-Américains – appréhendait-il l’Universal Negro Improvement Association (UNIA) de Marcus Garvey ?
L’UNIA fut initialement fondée en 1914, en Jamaïque, puis re-fondée à New-York en 1916. Ce fut une époque de renaissance politique et culturelle africaine-américaine, qui a également mené à la création d’autres organisations comme l’African Blood Brotherhood et qui a culminé dans ce qui est entré dans la postérité sous le nom d’Harlem Renaissance, une influence majeure en Afrique et dans la diaspora, notamment sur les premières années de la négritude et sur les mouvements internationalistes noirs en France. L’UNIA développa un programme pour l’Afrique et la diaspora qui exigeait la fin des discriminations et de la ségrégation, ainsi que l’auto-détermination. Cette organisation promouvait la fierté raciale, surtout la fierté de l’Afrique et de son histoire, à une époque de racisme anti-africain et d’eurocentrisme virulents. La revendication la plus célèbre de Garvey est « l’Afrique aux Africains chez nous et en dehors », un slogan qui témoignait d’un fort soutien au projet de retour en Afrique, défendu par certains membres de la diaspora. En bref, l’UNIA avait initialement une orientation anticoloniale et s’opposait même à la Société des Nations. Elle affirmait avoir 4 millions de membres au début des années 1920 et des publications qui influençaient certainement des millions de personnes en Afrique, dans la Caraïbe, en Amérique du Nord, en Europe et ailleurs. L’UNIA est généralement reconnue comme étant l’organisation panafricaine la plus grande qui ait jamais existé. Certains communistes et organisations Africains-Américains, comme l’African Blood Brotherhood (ABB), entretenaient des liens étroits avec l’UNIA et reconnaissaient qu’elle comportait des individus progressistes avec lesquels ils pourraient coopérer. Bien que Garvey ait reconnu l’importance de Lénine et ait salué la fondation de l’Union Soviétique, il restait hostile au communisme et les efforts de l’ABB et des communistes américains pour travailler avec l’UNIA se soldèrent globalement par un échec. Le Parti Communiste proposa son soutien lorsque Garvey fut arrêté sur de fausses accusations de fraude postale mais, comme son programme devint beaucoup moins progressiste dans les années 1920, le Comintern percevait Garvey et l’UNIA comme des « dirigeants traîtres » (misleaders) des masses africaines-américaines et d’autres, cherchant à les divertir des luttes qui étaient les plus à même d’apporter la libération. Néanmoins, il y avait une reconnaissance du fait que certains éléments du nationalisme africains-américains étaient importants. L’idée d’un certain type de nation africaine-américaine, qui avait le droit de s’auto-déterminer, restait une composante importante de la politique communiste aux États-Unis, et formait un élément clé de ce que l’on appelait la « thèse de la Black Belt » qui s’intéressait aux droits de la majorité africaine-américaine de la population des États du sud, soutenue en particulier par Harry Haywood et adoptée par le Comintern dans les années 1930.
Comment expliquer que le « chauvinisme blanc » était si fort dans le parti communiste cubain (PCC) des années 1930 alors que 90% de la population était afro-cubaine ? Quelles étaient les spécificités du PCC concernant la lutte contre le racisme ?
Le terme « chauvinisme blanc » était utilisé par le Comintern pour décrire les attitudes réticentes à chercher des solutions à la « question noire » ou qui ne l’affrontaient pas assez vigoureusement. Il s’agissait donc d’un terme générique utilisé pour couvrir une multitude d’attitudes critiquables non seulement dans le PCC, mais également dans d’autres Partis Communistes. Initialement, la situation à Cuba était la même qu’en Afrique du Sud, il n’y avait que peu d’Afro-Cubains dans le PCC et ainsi, des mesures ont été prises pour remédier à cette situation, pour soulever la question du type d’oppression auxquelles les Afro-Cubains devaient faire face, comment celles-ci étaient liées à la lutte des classes à Cuba, comme à la lutte anti-impérialiste contre la domination étasunienne. Le chiffre 90% fait en fait référence à la province d’Oriente, où les Afro-Cubains formaient la majorité et où le PCC décida que la question du droit à l’auto-détermination se posait. La question de savoir s’il s’agissait d’une nation afro-cubaine particulière reste ouverte, mais l’important ici est que les communistes tentaient de trouver une solution à un problème particulier et reconnaissaient qu’une telle demande avait déjà été faite par des Afro-Cubains.
L’autre problème est que le racisme contre les Afro-Cubains était évident dans l’ensemble de la société et que, tant qu’aucune mesure ne serait prise, il se manifesterait aussi au sein du Parti Communiste. De telles mesures furent donc prises dans le PCC, d’intenses efforts pour recruter plus de membres Afro-Cubains furent faits et, au milieu des années 1930, certains leaders du PCC étaient Afro-Cubains, comme Lazaro Pena. Là où il y avait du « chauvinisme blanc », des mesures étaient prises pour le combattre, tout comme dans le parti des États-Unis. À Cuba, ces questions n’étaient pas uniquement liées aux Afro-Cubains mais également aux travailleurs immigrés d’Haïti et de Jamaïque.
Le Comintern s’intéressait-il à la Caraïbe et à l’Amérique latine ? Y avait-il une spécificité de la question noire dans ces régions du monde ?
Le Comintern se préoccupait de la révolution dans tous les pays, y compris en Amérique latine et dans la Caraïbe. Néanmoins, alors que l’ITUCNW était responsable de la Caraïbe anglophone et francophone, hormis pour une très courte période initiale, lorsque le communiste afro-cubain Sandalio Junco s’y engagea, il n’avait aucune responsabilité quant à Cuba, à la République Dominicaine ou à d’autres régions d’Amérique du Sud. Cette responsabilité fut confiée à la Confederacion Sindical Latinamericano. Une première série de mesures furent prises et les progrès les plus importants ont sans doute eu lieu au Brésil. C’est pourquoi, dans Pan-Africanism and Communism, je ne me focalise pas sur l’Amérique latine, hormis quelques commentaires sur Cuba et le Brésil.
Il n’y avait, bien évidemment, pas de partis communistes dans les colonies britanniques et françaises et c’est ce qui rendait l’organisation politique extrêmement difficile, bien que des efforts furent faits pour organiser ceux qui menaient les mouvements ouvriers dans des pays comme la Jamaïque, la Guyane britannique et Trinidad, tout comme en Guadeloupe. Il y avait également des liens avec des communistes comme Andre Aliker en Martinique et Jacques Roumain en Haïti, qui a été en exil en France pendant quelques années, avant sa mort prématurée. En plus des divers contacts dans la Caraïbe, l’ITUCNW travaillait également avec des organisations et des individus, en France et en Grande-Bretagne. Un travail important a été entrepris et l’ITUCNW avait de forts liens avec les organisations ouvrières en Guyane britannique et à Trinidad en particulier. Le point principal ici est que le Comintern voulait organiser tout le monde et que cela incluait la Caraïbe et l’Amérique latine.
Comment l’ITUCNW liait-elle la question coloniale en Afrique à la menace du fascisme et de la guerre dans les années 1930 ?
Le travail de l’ITUCNW en Afrique mettait principalement l’accent sur le développement de liens avec le mouvement ouvrier naissant, mais aussi avec les mouvements anticoloniaux dans certaines parties de l’Afrique, notamment en Afrique de l’Ouest et du Sud. L’ITUCNW faisait cela aussi directement que possible, notamment à travers la distribution de son journal Negro Worker, mais également à travers des individus et des organisations en Grande-Bretagne et en France. Le Negro Worker était illégal dans la plupart des colonies africaines et était régulièrement confisqué par les autorités en Afrique du Sud, s’organiser était donc une tâche extrêmement difficile. À certaines occasions, des activités de l’ITUCNW étaient envoyées dans diverses parties de l’Afrique. Avant le milieu des années 1930, l’ITUCNW était soucieuse de combattre ce qu’elle percevait comme du « national réformisme » – c’est-à-dire le garveyisme, tout comme le « social-réformisme » influencé par la IIe Internationale. Son orientation générale était que l’ordre colonial devait être aboli et que cela se ferait par l’organisation et les luttes des ouvriers et des masses des peuples des colonies. Bien qu’elle reconnaissait qu’il y avait des différences entre les luttes des diverses colonies, sa politique n’était pas extrêmement développée, mise-à-part pour l’Afrique du Sud où elle travaillait en collaboration étroite avec le CPSA. Ceci-dit, dans ce pays, il y avait des problèmes engendrés par le leadership du CPSA qui poursuivait une politique étroite et sectaire isolant souvent le parti de ceux qu’il tentait d’organiser.
L’approche de l’ITUCNW, de l’ISR et du Comintern était influencée par la situation mondiale et se focalisait, en Afrique et dans la diaspora, sur l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie fasciste, en 1935. Celle-ci provoqua une condamnation mondiale et mena à une recrudescence dans la lutte anti-impérialiste en Afrique, dans la Caraïbe, et ailleurs. L’avènement du fascisme et le danger de la guerre avaient également menés le Comintern à réévaluer son approche de la IIe Internationale et à chercher à former un front unique de toutes les organisations ouvrières ainsi qu’un large front anti-impérialiste dans les colonies. Cela mena également à une réévaluation de la nécessité de l’ISR, qui finira par être dissoute. Cette réévaluation et réorientation du Comintern est fortement liée à son VIIe congrès, de 1935, lorsque le leadership des organisations fut renouvelé et confié à Dimitrov.
Durant cette période, l’ITUCNW établit une base juridique solide à Paris et tenta de renforcer ses liens avec les organisations dans les colonies ouest-africaines et en Afrique du Sud. Son activité principale était sans doute son implication dans les protestations continues contre l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie, bien qu’elle s’impliqua également dans les protestations contre les demandes allemandes de redécoupage des colonies africaines. En bref, l’ITUCNW ne changea pas sa politique envers le colonialisme des grandes puissances européennes, mais reconnaissait, dans le même temps, la menace grandissante que constituaient le fascisme et la guerre, et se mobilisa contre celle-ci. Il est par exemple notable qu’en France, l’Union des Travailleurs Nègres, affiliée à l’ITUCNW, ait adopté une posture critique envers la politique coloniale du gouvernement du Front Populaire, alors que dans le même temps, le PCF soutenait l’existence de ce même gouvernement.
Pourquoi le comité de défense de la race nègre (CDRN) fut-il créé en 1926 et pourquoi était-il important que ce comité mette l’accent sur son indépendance vis-à-vis du Parti Communiste Français (PCF) ? Comment le PCF évolua-t-il sur la « question noire » ? Quelles étaient les différences entre le PCF et le Parti Communiste de Grande-Bretagne (CPGB) sur cette question, dans l’entre-deux guerres ?
Le CDRN fut formé en 1926 et était plus ou moins affilié au PCF. Il fut fondé par Lamine Senghor et d’autres, notamment à cause de leur insatisfaction à propos de ce qu’ils percevaient comme une approche en demi-teinte de la question noire par le PCF. Ce qui est significatif est que les premiers leaders du CDRN maintenaient leur soutien au Comintern et à ses politiques mais déploraient le fait que celles-ci n’étaient pas correctement intégrée par le PCF. L’autre point important est qu’il s’agissait d’une organisation panafricaine intégrant les habitants de l’Afrique et des Antilles. Elle n’était pas hostile à la doctrine communiste mais tentait de maintenir son indépendance organisationnelle. Il est probable que cette approche ait participé de l’augmentation de ses membres, mais pour le gros de son existence le CDRN demeura financièrement dépendant du PCF et était perçu comme une organisation communiste par la police. Dans les faits, il réussit à combiner des éléments du marxisme à diverses formes de panafricanisme et cette approche resta la même pour son successeur, la Ligue de défense de la race nègre (LDRN), fondée en 1927.
De manière générale, on peut dire que les organisations qui prirent la question noire à bras le corps étaient des organisations comme le CDRN, la LDRN et plus tard l’Union des Travailleurs Nègres. Parmi celles-ci, les communistes d’Afrique et des Antilles jouèrent un rôle primordial. Ces organisations étaient affiliées à l’ITUCNW et même financées par celle-ci, à certains égards, au début des années 1930, et elles sont devenues l’outil principal par lequel le Comintern a exercé son influence sur les colonies françaises, notamment en Afrique. Le PCF tenta d’organiser les victimes du colonialisme via ces organisations, mais n’eut qu’un succès mitigé jusqu’en 1934. Quoi qu’il en soit, ces organisations restèrent actives et avaient leurs propres publications, diffusées jusque dans les colonies. Cependant, durant cette période, le PCF a été critiqué pour son incapacité à faire réellement progresser la question noire, notamment lors de la grande révolte de 1928 au Congo.
En Grande-Bretagne, d’autre part, l’organisation anticoloniale était majoritairement entre les mains de la ligue contre l’impérialisme, en lien avec l’Afrique et la Caraïbe, et son organisation affiliée, la Negro Welfare Association (NWA), qui fut fondée en 1931. La NWA avait un secrétaire barbadien, Arnold Ward, mais elle était politiquement dirigée par des communistes anglais qui ont engendré certains problèmes organisationnels. Le CPGB n’a pas eu d’organisateurs africains et caribéens fiables avant la fin des années 1930, on peut donc dire que son travail n’était pas aussi fort que celui de son homologue français. Il avait des responsabilités pour le parti sud africain mais son rôle à cet égard était également inefficace. Le gros de l’organisation politique dans l’Afrique et la Caraïbe britannique était également pris en charge par l’ITUCNW, associée à la Ligue contre l’impérialisme et à la NWA. Le Parti Communiste britannique était donc également fortement critiqué pour son inactivité.
Pourquoi l’ITUCNW fut-elle dissoute ? Comment la « question noire » a-t-elle évolué au sein du Comintern après cette dissolution ?
L’ITUCNW fut dissoute en 1937, après de longues discussions et délibérations. La raison principale était que l’accent était mis sur les partis communistes pour prendre en charge la question noire, mais également en partie parce que la manière dont l’ITUCNW avait été mise en place, avec des ressources limitées et une focale restreinte sur le syndicalisme, n’en faisait pas une organisation efficace dans les nouvelles conditions de la fin des années 1930. On considérait également que l’orientation panafricaine n’était pas à même d’encourager la lutte dans diverses régions et pays. L’ISR fut dissoute à la même période et le Comintern en 1943, pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dans la période précédant l’avènement de la guerre, le souci principal du Comintern était l’opposition au fascisme et aux réparations de guerre mais son intérêt pour la question noire perdura dans certains pays de façon notoire. En Grande-Bretagne, il y eut une flambée d’activités à la fois par la NWA, affiliée à l’ITUCNW, et par le CPGB. Aux États-Unis, le travail progressa par le National Negro Congresses et par des organisations comme le Council on African Affaires, dirigée par Paul Robeson et d’autres. Même en France, pendant la période du Front Populaire, il y eut des avancées pour le mouvement communiste dans la Caraïbe, la légalisation des syndicats dans les colonies africaines et l’émergence d’une organisation communiste au Sénégal. En effet, l’influence du communisme progressa en Afrique et dans la Caraïbe à cette époque, comme le démontrent les carrières de Robeson et de Césaire.
Entretien réalisé par Selim Nadi. Traduit de l’anglais par Sophie Coudray et Selim Nadi.
illustration : Lamine Senghor au congrès de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale, Bruxelles, février 1927.