Qu’est-ce qu’une langue mineure ?

Le conflit entre une langue hégémonique et des langues subalternes est un moment à part entière de la lutte des classes. En prenant appui sur l’essai de Deleuze et Guattari Pour une littérature mineure, Jean-Jacques Lecercle s’attache à en faire la démonstration. Il propose dès lors une théorie des langues en lutte au sein d’une même « formation linguistique ». Cette perspective autorise un regard renouvelé sur l’impérialisme linguistique de l’anglais devenu langue globale et sur les résistances opposées de l’intérieur même de cette langue. Elle révèle que l’assujettissement à une langue produit des variantes, des dialectes, des syncrétismes, qui en contestent l’hégémonie. Pour Lecercle, la littérature est donc un lieu de production de langues mineures : en cela, elle met en œuvre la lutte des classes au sein du langage.

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1. Sens commun

Dans la langue commune, l’expression « langue mineure » peut prendre deux acceptions, l’une géographique, l’autre institutionnelle. On entend donc communément par « langue mineure » une langue parlée par peu de locuteurs, ce qu’on appelle en anglais «minority language ». Le corse et le gaélique écossais sont des langues mineures. Et une langue mineure est à ce titre une langue menacée de disparition, à court ou à moyen terme. Les linguistes nous disent que, sur les 5000 langues répertoriées à ce jour, la moitié auront disparu d’ici la fin du XXIe siècle, ce qui, mathématiquement parlant, implique que tous les quinze jours une langue meurt. Ainsi le cornique, gaélique des Cornouailles est mort en 1777 avec Dolly Pentrith, dernière survivante d’une groupe de femmes de pêcheurs de Mousehole dont la langue maternelle était le cornique, ou en 1891 avec John Davey de Zennor, qui tenait encore de son grand père quelques phrases de cette langue. Ce qui bien sûr n’a pas empêché le cornique (qui possède un corpus glorieux de mystery plays médiévales) d’être ressuscité au XXe siècle par les folkloristes et les – rares – nationalistes cornouaillais. Une langue mineure, qui n’a plus ou presque plus de locuteurs natifs, hésite entre le statut de mourante et de morte vivante.

Mais il est un second sens de l’expression, un sens un peu honteux et rarement exprimé explicitement : une langue mineure, dans nos institutions, est une langue choisie par peu d’étudiants, et donc plus guère enseignée. Le hollandais a, dans nos universités, traditionnellement ce statut, que le russe et l’italien ont acquis plus récemment (avec tout ce que cela suppose de gâchis). En ce sens, l’antonyme de « langue mineure » n’est pas « langue nationale » (national language contre minority language) mais « langue majeure », étant entendu qu’il n’y en a qu’une, l’anglais, la langue de la mondialisation, toutes les autres langues, avec la possible exception de l’espagnol, étant des langues mineures. Et si l’on traverse la Manche, on se rendra compte que toutes les langues étrangères sans exception ont ce statut institutionnel de langue mineure, puisque moins de 10% des étudiants en présentent une pour les A Levels.

On a donc affaire à un système originellement polycentrique (langues nationales majeures contre langues mineures, le français contre le breton et le corse) qui évolue, porté par un développement historique, la mondialisation (qui affecte à son tour l’appareil scolaire), vers un système monocentrique où l’anglais est la seule langue majeure, aux dépens de toutes les autres langues. Avec toutefois un problème : de quel anglais s’agit-il ? Et cet anglais là, à quoi on donne parfois le doux nom de globish, est il encore une langue ? Une lingua franca, ce que l’anglais est en passe de devenir au niveau mondial, est-elle encore une langue dans le même sens qui nous fait parler de la langue de Shakespeare ? Et si la réponse à cette question est négative, cela fait de l’anglais tel que nous le pratiquons et l’enseignons encore une langue certes, c’est-à-dire une langue naturelle, mais une langue aussi mineure, si vous me passez l’expression, que les autres.

Je suggère rapidement que la réponse à ma question est effectivement négative. Et ici on distinguera deux types de langue globale. Le premier ensemble est constitué par les langues à vocation universelle par construction délibérée, comme l’esperanto, qui veulent promouvoir la compréhension mutuelle et la paix, et pensent y arriver parce que, n’appartenant à personne, elles peuvent appartenir à tous. Ces langues universelles ont pour elles une grande vertu, leur internationalisme, et contre elles un petit défaut : elles ont toutes échoué, même l’esperanto, qui fut la plus réussie. Le second ensemble ne comprend qu’un élément, la langue unique de la mondialisation, jadis le latin, aujourd’hui l’anglais. En tant que langue globale, l’anglais a une petite vertu, il a réussi, non par nécessité interne (la perfection de la langue, les facilités d’apprentissage que procure sa mythique absence de grammaire) mais par contingence historique. Et il a deux grands défauts : parce que c’est la langue d’un groupe de nations, il ne peut devenir langue mondiale que par impérialisme linguistique ; et l’anglais global n’est plus vraiment une langue naturelle. Si l’on examine ses variétés, on trouve par exemple l’Airspeak, anglais international parlé par tous les contrôleurs aériens, qui, outre que son registre est naturellement fort limité, et malgré son extrême utilité, est néanmoins partiellement responsable du plus grand désastre aérien de l’histoire, sur l’aéroport de Ténériffe en 1977, la collision entre deux 747 étant provoquée par les difficultés de compréhension entre un pilote hollandais et des contrôleurs aériens espagnols. Ou bien on trouve ce que David Crystal, dans son ouvrage sur l’anglais comme langue globale1, appelle WSSE, World Standard Spoken English, qui a l’avantage de ne pas être limité du point de vue du registre, et le désavantage d’être l’abstraction d’une abstraction (c’est-à-dire l’abstraction de deux anglais standard, le britannique et l’américain, qui sont eux-mêmes de abstractions, point sur lequel je vais revenir), et donc une langue sans locuteurs natifs. Et si l’on quitte l’abstraction d’un standard artificiel, on retombe dans l’anglais comme lingua franca, qui risque fort d’être une accumulation de xénolectes, sans possibilité de créolisation, c’est-à-dire pas une langue. Et si l’on m’objecte que même abstrait, même parcellisé en xénolectes, cet anglais est quand même de l’anglais, et qu’il a donc des locuteurs natifs en grand nombre, et tout ce qui va avec en fait de culture et de littérature, je ferai remarquer qu’on est revenu au danger de l’impérialisme linguistique, ce que certains linguistes appellent « linguicisme », terme forgé sur « racisme »2. Mais je constate que ces deux motifs, celui de la langue mondiale par abstraction du dialecte standard et de l’impérialisme linguistique engagent une autre conception de la minorité linguistique, qui va au-delà de l’acception commune de l’expression « langue mineure » et suppose un autre cadre théorique que le sens commun.

2. Sens deleuzo-guattarien.

Première constatation : dans leur Kafka, Deleuze et Guattari ne parlent pas de « langue mineure » mais de « littérature mineure »3. Et une littérature mineure n’est pas la littérature d’une langue mineure, au sens où je l’ai jusqu’ici entendu, mais l’usage littéraire minorant d’une langue majeure, la littérature qu’une minorité (dans un sens qui n’est plus simplement comptable) écrit dans une langue majeure. Ainsi de Kafka, juif tchèque écrivant en allemand.

Je rappelle les trois caractères d’une littérature mineure, telle que l’œuvre de Kafka permet à nos auteurs de les dégager. Une littérature mineure est a) affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation, b) tout entière traversée par la politique (tout y est branché sur la politique, le triangle œdipien, par exemple, sur d’autres triangles, commerciaux ou juridiques) et c) d’emblée collective, ce qui veut dire que l’œuvre ne doit pas être attribuée à un sujet-auteur mais à un agencement collectif d’énonciation – l’objet de la littérature mineure n’est pas l’expression d’une psyché individuelle mais l’inscription d’agencements collectifs d’énonciation. Autrement dit, l’adjectif « mineur » désigne une pratique de subversion au sein de ce qu’on appelle la « grande » littérature, c’est-à-dire la littérature établie. Que cette description s’applique bien à Kafka est contestable, et âprement contesté par les germanistes, qui se sont fait un plaisir de rappeler que Kafka écrivait un allemand standard, sans réelle influence ni du yiddish ni du tchèque, ce qui fait que son écriture ne présentait guère « un fort coefficient de déterritorialisation »4. Le concept, toutefois, a survécu à ce coup de force et à cette réfutation – comme je le montrerai tout à l’heure, il s’applique directement à certains textes, en particulier dans le domaine de la littérature postcoloniale.

D’où l’intérêt de poursuivre la description de la littérature « mineure », au-delà des célèbres pages du chapitre 3, que je viens de résumer cavalièrement, en ajoutant des déterminations au concept, et en précisant celles qu’impliquent les trois caractères évoqués. Voici ce que Deleuze et Guattari nous disent dans les pages suivantes, où ils semblent, ce qui ne peut nous laisser indifférents, proposer une stylistique de la littérature mineure.

La littérature mineure est par eux qualifiée de « machine d’expression », ce qui implique et un rapport de déterritorialisation avec la langue et un usage intensif de celle-ci (c’est-à-dire un usage ni symbolique ni significatif). Telle est la pratique de Joyce, par exubérance, et celle de Beckett, par sécheresse. Ils ne gardent de la langue que des intensités, par opposition à l’usage extensif ou représentatif de la langue, qui reterritorialise celle-ci dans le sens.

La littérature mineure thématise la matérialité du langage, elle bloque la reterritorialisation immédiate dans le sens, par quoi la langue se fait transparente : l’écriture, nous disent Deleuze et Guattari, transforme les mots en choses. On se souvient du pseudo-paradoxe stoïcien, que Deleuze mentionne dans Logique du sens : lorsque je parle d’un chariot, un chariot sort de ma bouche.

La littérature mineure pratique une ligne de fuite du langage « arraché au sens ». Elle n’opère pas d’assignation de sens (soit littéral, par désignation, soit figuré, par métaphore), mais donne des directions, que suivent des séquences d’états intensifs. Ce qui implique qu’elle n’a pas recours à la métaphore (Deleuze et Guattari citent la phrase de Kafka : « les métaphores me font désespérer de la littérature »), mais encourage la métamorphose, c’est-à-dire un usage « intensif asignifiant de la langue », « à même les choses ». On n’a plus affaire à des sujets d’énonciation ou d’énoncé, mais à des états intensifs en devenir au sein d’un agencement collectif d’énonciation.

En conclusion, on comprend le célèbre mot d’ordre, qui qualifie à la fois la littérature mineure telle que Kafka la pratique et la pratique du style : « être un étranger dans sa propre langue ».

Jusqu’ici, je n’ai fait qu’évoquer les analyses du Kafka de Deleuze et Guattari. Il est temps d’en tirer quelques conséquences.

La première est que s’il y a des langues majeures (la littérature mineure fait un usage mineur d’une langue majeure), il ne peut y avoir de langue mineure, le concept même de langue impliquant la majorité. Prise en ce sens en effet, la majorité implique un état stable (un système synchronique), tandis que la minorité est un processus, une minoration. Du point de vue de la minorité, il n’y a plus de langue, il n’y a que des variations.

La seconde est que l’on peut tirer de ces analyses un programme pour une linguistique de la minoration, dont la première proposition sera celle que je viens de formuler (il n’y a pas de langue, il n’y a que des variations). L’objectif linguistique de la littérature mineure est donc a) de faire de la langue un semi-chaos, c’est-à-dire un faisceau de variations ; b) de se débarrasser du concept de sujet (il n’y a pas de sujet d’énonciation individuel, il n’y a que des agencements collectifs) ; c) de subvertir le sens par le style (le concept sera précisé plus tard par Deleuze, dans Critique et clinique, en termes de bégaiement de la langue et de passage à la limite)5 ; d) de substituer l’intervention (on conçoit pourquoi la littérature mineure est d’emblée politique) à la représentation ; e) de se focaliser non sur l’assignation d’un sens mais sur la communication de forces et d’intensités, ce qui implique de concevoir la syntaxe non comme un ordre d’arborescences mais comme une ligne intensive, ce que Deleuze appelle, d’une expression qui me ravit mais qui reste pour moi mystérieuse, une « ligne de sorcière ».

Il y a de fait, dans le Kafka des références à la linguistique. On sait que dans le couple, c’est Guattari, grand lecteur de Hjelmslev, qui avait apporté en dot la linguistique (dans Proust et les signes, un des premiers livres de Deleuze, le concept de signe est pré-saussurien)6. Mais dans le Kafka, les renvois se font à des linguistes marginaux, pour ne pas dire folkloriques. Ainsi de la tétraglossie d’Henri Gobard, que Deleuze avait côtoyé à Vincennes, et dont il préfaça le livre7. Gobard, dont l’analyse tétraglossique n’a pas fait école, cherchait à penser l’agôn des langues et des dialectes, et pour ce faire il distinguait quatre types de langues, vernaculaire (langue maternelle ou territoriale, « d’origine rurale », telle qu’elle survit dans les dialectes régionaux et les patois), véhiculaire (langue d’échange et de circulation, d’origine urbaine, c’est-à-dire la langue de notre communication quotidienne), référentiaire (langue nationale et culturelle, dans laquelle se dit le passé) et mythique (langue de la religion et de la magie). On voit ce qui attire Deleuze dans cette analyse : il n’y a pas une langue-système, mais des langues en lutte, entre elles ou au sein d’une même langue nationale, et la situation linguistique se définit par des rapports de force. Et cela permet à Deleuze d’énoncer ce qui lui tient à cœur, le caractère impérialiste de la langue anglaise :

Comment une langue prend-elle le pouvoir dans un pays, ou même à l’échelle mondiale ? Par quels moyens conjurer le pouvoir linguistique ? Question de l’impérialisme de l’anglais, ou plutôt de l’américain d’aujourd’hui. Il n’a pas suffi qu’il soit la plus grande langue véhiculaire, d’après des circuits économiques et financiers, il a fallu qu’il se charge aussi de fonction référentiaire, mythique et même vernaculaire. Le western peut jouer pour un Français aujourd’hui le même rôle que « nos ancêtres les Gaulois » pour un Noir ; la chanson américaine ou l’américanisme en publicité, un rôle mythique ; des argots anglais peuvent prendre une fonction vernaculaire. Il ne s’agit pas de dire que les vainqueurs imposent une langue aux vaincus (bien qu’il en soit ainsi souvent). Mais les mécanismes de pouvoir sont plus subtils, passent par des fonctions extensibles, réversibles, qui sont l’objet de luttes politiques actives et même de micro-luttes8.

Ce texte est bien sûr daté (le livre de Gobard est paru en 1975), et il a un petit aspect de jérémiade anti-américaine, mais il nous fait passer d’une linguistique fonctionnelle (la langue comme système qui remplit certaines fonctions), fondée sur une philosophie du langage irénique (la principale fonction du langage est d’assurer la communication, voyez les célèbres schémas de Saussure qui représentent deux locuteurs en situation d’échange)9, à une linguistique agonistique, fondée sur des rapports de force et de pouvoir – une linguistique dans laquelle les concepts de majorité et de minorité ou minoration vont trouver leur place naturelle.

L’autre linguiste auquel le Kafka fait référence est encore plus excentrique, mais il a l’avantage de tenter de donner un sens linguistique au concept d’intensité, qui comme on l’a vu joue un grand rôle dans les analyses de la minoration littéraire. Le texte cite en effet un article de Haïm-Vidal Sephiha, paru dans le numéro18 de la revue Langages, qui date de 1970, et intitulé « Introduction à l’étude de l’intensif »10. C’est le seul texte que je connaisse de cet auteur, qui était spécialiste du ladino et fut professeur à la Sorbonne. Et de fait son article, paru dans une revue de linguistique bien établie, a tout pour faire enrager un linguiste (peut-être est-ce là une des sources de l’intérêt de Deleuze et Guattari). Le texte présente, sans définition préalable du concept, vingt sept catégories d’intensif, « en vrac » (terme que l’auteur utilise de façon obsessionnelle). Ces catégories mêlent le lexique (verbes ou expressions intensives), la morphologie (le préfixe « ré- » comme intensif), les registres (le recours à l’argot comme opérateur d’intensité), la sociolinguistique (le recours à des emprunts d’autres langues peut lui aussi avoir valeur d’intensif), et les phénomènes suprasegmentaux (l’accent d’intensité). C’est seulement après ces listes d’intensifs, ordonnés dans une classification qui rappelle celle de Borges, que vient la définition du concept : « Nous pouvons définir comme intensif tout outil linguistique qui permet de tendre vers la limite d’une notion ou de la dépasser. »11. Ou encore : « Bien qu’ils appartiennent à diverses catégories grammaticales, les intensifs ont en commun leur force percutante qui résulte de leur dépassement virtuel ou réel »12. Aucun linguiste, bien sûr, ne se satisfera du vague de ces définitions et de ce concept. Mais on comprend ce qui a pu attirer Deleuze et Guattari dans ce genre d’analyse : elles ne supposent aucun ordre systématique par empilement des niveaux (les phonèmes se combinent pour former des morphèmes, que la syntaxe combine pour former des phrases), l’analyse en intensité transformant l’ordre de la langue en chaos d’éléments pris « en vrac » ; elles refusent de faire de la syntaxe l’ossature de la langue, comme dans le programme de recherche dominant en linguistique, celui de Chomsky, qui est en ce domaine l’adversaire principal de Deleuze et Guattari (le quatrième plateau de Mille plateaux est une critique de la linguistique chomskyenne) ; et elle place au centre de l’analyse la notion de force, avec ce qu’elle suppose de stratégie, de rapport de forces et d’intervention (on se souvient que l’usage extensif du langage privilégie l’ordre, la représentation et le sens). Et même si elle n’est guère orthodoxe, cette analyse a l’avantage de faire du concept d’intensif un concept ancré dans la pratique du langage et non une simple abstraction philosophique13.

On tirera de cette lecture du Kafka quelques conclusions. C’est l’opposition entre majorité et minorité qui est ici, du moins en ce qui concerne la langue et la littérature, déconstruite. Car s’il ne peut y avoir de langue mineure (la minoration est un processus, pas un état : aucun objet stable n’y correspond), il n’y a pas non plus de langue majeure, par tautologie – seulement une langue, que la minoration littéraire subvertit. Ce qui pose bien sûr la question : qu’est-ce qu’une langue ?, car nous avons quitté le concept saussurien. Et la frontière entre littérature majeure et littérature mineure se trouve brouillée, si Kafka, Joyce et Beckett sont les représentants typiques de la minoration littéraire. Enfin, un nouveau concept a fait son apparition, dans mon commentaire sinon dès le texte du Kafka, un concept destiné à un bel avenir dans l’œuvre de Deleuze, le concept de style, comme lieu de la minoration du dialecte standard. Mais comme tout ceci est bien abstrait, je vous propose trois exemples de minoration linguistico-littéraire.

3. Minoration linguistico-littéraire

Nous avons dégagé deux séries de déterminations pour le concept de minoration. La première concerne la littérature mineure (qui est déterritorialisée, politique et collective), la seconde concerne la langue (intensité et force ; intervention à même les choses plutôt que représentation ; agencement collectif d’énonciation plutôt que sujet ; variations semi-systématiques, et donc semi-chaotiques plutôt que système ordonné). Je vais mettre à l’essai ces deux séries sur trois textes.

Vous connaissez tous la première strophe du poème « Jabberwocky », dans Through the Looking-Glass. Je la rappelle :

‘Twas brillig, and the slithy toves
Did gyre and gimble in the wabe;
All mimsy were the borogoves,
And the mome raths outgrabe14.

Je me demande si ce texte est un bon exemple de minoration linguistico-littéraire. Mon ordinateur, qui a souligné de rouge pas moins de dix des mots de ce court texte, semble le penser. Et de fait ce texte est célèbre pour sa créativité lexicale (et dans le reste du poème, on trouve deux mots, chortle et galumph, que Carroll a légués à la langue anglaise). Voici donc une forme de minoration par infraction aux usages du dictionnaire. Mais ce n’est pas un hasard si cette strophe figure dans d’innombrables manuels de linguistique, car cette infraction lexicale est strictement contrôlée (chacun de ces mots forgés obéit aux règles de la phonotactique de l’anglais, ce qui veut dire que c’est certes un mot inventé mais néanmoins un mot possible) et compensée par le strict respect des règles de la morphologie et de la syntaxe, ce qui permet au lecteur de ranger chacun de ces mots dans la partie du discours à laquelle il appartient. Ainsi, « mome » est un adjectif épithète, « raths » un nom commun pluriel (et comptable), et « outgrabe » un verbe au prétérit irrégulier dont je peux même retrouver la forme de base, même si elle n’existe pas : « outgrabe » est le prétérit de « outgribe ». L’ossature de la langue est donc soigneusement préservée, malgré les explications fantaisistes que, dans un chapitre ultérieur, Humpty Dumpty fournit à Alice. Tout mot valise n’est pas subversif. Allons plus loin : tout mot valise, dans la mesure où il est composé (ainsi snark est un composé de snail et de shark), produit du sens, même si ce sens est en attente d’une interprétation qui le fixera dans la langue, ce qui est arrivé au mot chortle, que mon dictionnaire définit aujourd’hui comme « une fusion de chuckle et snort » (mais la définition ajoute qu’il s’agit d’un mot inventé par Carroll et se donne elle-même comme « apparente » – « apparently a fusion… »). On comprend la réaction d’Alice à la lecture du poème :

« It seems very pretty, » she said when she had finished it, but it’s rather hard to understand! » (You see she didn’t like to confess, even to herself, that she couldn’t make it out at all.) « Somehow it seems to fill my head with ideas – only I don’t exactly know what they are! »15

On a donc affaire à une minoration timide et provisoire, une fiction de minoration, dont le but ultime est de conforter le système de la langue qu’elle met en jeu plutôt qu’en cause. C’est bien ce qu’en pensait un célèbre traducteur de ce texte, Antonin Artaud.

On connaît l’histoire. Interné à l’asile de Rodez, et soigné par le docteur Ferdière, Artaud se voit proposer par celui-ci, à titre thérapeutique (Ferdière dira plus tard qu’il n’essayait pas de guérir Artaud, seulement de le traiter), de traduire le chapitre Humpty Dumpty de Through the Looking-Glass. Ce qu’il fit avec l’aide du chapelain de l’asile, car à vrai dire il ne savait pas l’anglais. Le résultat, comme l’on sait, ne ressemble guère à une  traduction : le texte dérape sans cesse ; Artaud omet, transforme ou ajoute au gré de ses dérives langagières, et l’ensemble est précédé du titre bien connu : « L’Arve et l’Aume, tentative anti-grammaticale contre Lewis Carroll ». Et voici ce que devient notre strophe :

Il était Roparant, et les vliqueux tarands
Allaient en gibroyant et en brimbulkdriquant
Jusque là où la rourghe est à rouarghe à ramgbde et
rangmbde à rouarghambde :
Tous les falomitards étaient les chats-huants
Et les Ghoré Uk’hatis dans le GRABUGEUMENT16.

Suit l’explication de ces mots difficiles par Dodu Mafflu, dans laquelle le dérapage de la traduction par rapport au texte traduit (l’édition Gallimard parle pudiquement de textes anglais « adaptés » par Artaud) est éclatante :

Bien, alors falomitard c’est faiblard, miteux, il y a là encore un autre mot porte-manteau, pour vous. Quant à chat-huant, dans ce cas cela signifie goupillon à ramoner les verres de lampe, parce que le chat-huant est un oiseau allumé avec des yeux scintillants de glaires mais faible, minuscule et plâtreux, et qui hérisse ses plumes tout autour de lui pour se défendre, quelque chose comme un torchon illustré17 !

Tout ceci pour traduire « All mimsy were the borogoves”. Et l’on reconnaîtra que le texte démarre dans la traduction à peu près fidèle (« falomitard » ressemble effectivement à un mot-valise), puis s’envole lorsqu’il s’agit de traduire borogove, qui effectivement n’est pas dans le texte de Carroll un mot valise. Mais on reconnaîtra également qu’Artaud est d’une certaine façon fidèle à Carroll, en ce qu’il pratique ce qu’Humpty Dumpty prêche, puisque comme celui-ci, il donne à « chat-huant » le sens qui lui convient, aux dépens des convenances lexicales. Et il est clair que la minoration linguistique est ici directe et affirmée : pas de reterritorialisation dans le sens, pas de sujet d’énonciation maître de son dire, pas de respect des règles de la grammaire (mots-cris imprononçables, et morphologiquement illégaux, syntaxe qui se dissout) : on a bien affaire à une « tentative anti-grammaticale ». Cela éclate dans la traduction du titre, « Jabberwocky » (mot forgé possible dans lequel on reconnaît la racine « jabber ») :

NEANT OMO NOTAR NEMO
« Jurigastri – Solargultri
Gabar Uli – Barangoumti
Oltar Ufi – Sarangmumpti
Sofar Ami – Zantar Upti
Momar Uni – Septfar Esti
Gonpar Arak – Alak Eli. »18

On est ici dans le délire au sens étymologique : on a quitté le droit sillon de la langue pour entrer dans le langage privé de la folie. Et on comprend l’attitude d’Artaud face au poème, qui prend la forme d’un paradoxe assumé. Ce poème, nous dit-il fut « pensé et écrit » par lui en d’autres siècles, et il a « retrouvé sa propre œuvre entre les mains de Lewis Carroll », qui l’a donc plagié par anticipation19. Mais c’est un plagiat « édulcoré et sans accent » d’une œuvre par lui écrite, dans un langage plus pur, dont le titre que j’ai cité est un exemple. Le poème est donc de sa main, et il n’est pas de sa main (si, dit-il, l’on compare le texte de Carroll à sa « traduction », on se rendra compte « qu’il m’appartient en propre et n’est pas du tout la version française d’un texte anglais »)20. C’est pourquoi, même si le poème est originellement de lui, il le déteste, car en le plagiant Lewis Carroll l’a trahi : « Je n’ai jamais aimé ce poème, qui m’a toujours paru d’un infantilisme affecté »21. On voit que ce qu’Artaud reproche à Carroll, c’est sa timidité (qu’il qualifie de « castration »), son refus d’une minoration subversive de la langue, car « on peut inventer sa langue et faire parler la langue pure avec un sens hors grammatical, mais il faut que ce sens soit valable en soi, c’est-à-dire qu’il vienne d’affre »22. Ce dernier mot est le mot important : la minoration carrollienne reste à la surface du langage, elle reterritorialise immédiatement sa subversion timide dans le sens, elle contribue à interdire l’irruption de ce que Deleuze appelle, dans son analyse de la genèse du langage, « l’ordre primaire » du langage, par opposition à l’organisation secondaire de surface (illustrée par Carroll) et à l’ordonnancement en hauteur du langage du jugement (représenté par Platon)23. Et c’est bien cette irruption de l’affect, du cri affreux au sens premier du terme, que vise à capturer le langage pur d’Artaud. La minoration et de l’œuvre littéraire reconnue et de la langue française passe par la prise de conscience de la cruauté du langage, en tant qu’il exprime la souffrance du corps, un langage « qui se maintient dans l’être utérin de la souffrance où tout grand poète a trempé24 ».

Avec Artaud, on a donc une minoration de la langue qui passe de la communication à l’intensité et à la force, du sens à l’intervention à même les choses (à même le corps), qui subvertit définitivement l’ordre du système, au point de créer un langage privé, c’est-à-dire plus un langage. Mais il y a un élément de la minoration dans l’analyse de Deleuze et Guattari qui est ici absent : c’est un individu qui parle ou plutôt hurle sa souffrance (certes, guère un sujet : le désordre du langage fait disparaître, avec le sujet de l’énoncé, jusqu’au sujet d’énonciation). Mais ce n’est pas un collectif, pas un agencement collectif d’énonciation. Il nous faut, pour atteindre ce stade du collectif, envisager un autre texte, d’apparence moins subversive.

The Lonely Londoners, de Sam Selvon, roman paru en 1956, est le premier exemple, et à mon avis le chef d’œuvre, de ce qu’on appelle aujourd’hui la littérature diasporique. Il raconte l’arrivée et la difficile intégration d’un groupe d’émigrants caribéens dans un Londres pas tellement accueillant (encore que plus accueillant qu’aujourd’hui). Parmi ces multiples personnages, qui gravitent autour du personnage principal, Moses (dont le nom indique qu’il a symboliquement la charge de conduire son peuple dans ce qui n’est pas la terre promise), il en est un, nommé Harris, qui cherche à tout prix à s’intégrer en imitant les caractéristiques les plus visibles, et les plus caricaturales des Britanniques natifs. Voici son portrait :

Harris is a fellar who likes to play ladeda, and he like English customs and things, he does be polite and say thank you and he does get up on the bus and the tube to let woman sit down, which is a thing even them Englishmen don’t do. And when he dress, you think is some Englishman going to work in the city, bowler and umbrella, and briefcase tuck under the arm, with The Times fold up in the pocket so the name would show, and he walking upright like if he is alone who alive in the world. Only thing, Harris face black25.

Selvon, qui était trinidadien, a décidé, après un essai infructueux d’écrire en anglais standard, d’écrire son roman dans l’anglais des Caraïbes, parce que le dialecte standard « just would not work »26. Et l’on ne peut que se féliciter de ce choix, tant cette vignette qu’est la description de Harris, le Noir plus blanc que les Blancs, est efficace, en particulier dans sa chute, qui est une pointe, et qui ne doit son efficacité redoutable qu’aux possibilités syntaxiques qu’offre (par élision de toute copule) le New English qu’est l’anglais caribéen.

Car on se trouve bien ici face à une minoration de l’anglais standard par le dialecte mineur (mineur au sens commun en ce que parler par une communauté subalterne d’ex-colonisés et d’immigrants, mais aussi au sens deleuzo-guattarien de subversion du dialecte majeur, qui est la seule façon de faire vivre la langue) Et l’on retrouve ici toutes les déterminations du concept deleuzo-guattarien de minoration. Il est clair que l’anglais tel que nous l’avons appris et que nous l’enseignons est ici sérieusement minoré (si on m’avait présenté ce texte comme un thème pour examen de licence, il serait ressorti de mon bureau couvert d’encre rouge). Les affixes de temps sont, ou ne sont pas, présents, et il en est de même pour les articles ; les copules tendent à disparaître, et l’utilisation des auxiliaires n’est guère canonique (ailleurs dans le texte, on trouve des phrase du type : « he had was to go to court »). Mais cet apparent désordre grammatical est ce qui donne au texte son rythme, le fait porteur d’intensités affectives, produit un style, et rend la chute du texte cité inoubliable. Et ce qui est important ici, c’est que ce style n’est pas seulement le style inimitable d’un écrivain talentueux, mais celui d’une communauté, nationale et linguistique, l’expression d’un agencement collectif d’énonciation.

On rencontre donc ici toutes les caractéristiques de la minoration linguistique d’un dialecte standard par un dialecte mineur. Mais on y rencontre aussi les trois caractéristiques d’une littérature mineure énoncées dans le Kafka. Le roman est en effet littéralement un roman de la déterritorialisation (cela s’appelle la diaspora) et de la difficulté de la reterritorialisation (cela s’appelle l’intégration, qui, même si l’intrigue se situe avant le « rivers of blood speech » d’Enoch Powell, et si les immigrants caribéens ne sont pas des sans papiers puisqu’ils ont la nationalité britannique et donc droit aux bénéfices du Welfare State, est problématique) – le résultat est la solitude qu’exprime le titre et le Londres imaginaire que recréent « the boys », comme ils se nomment eux-mêmes, et qui est un Londres déterritorialisé. Et le roman n’est certes pas un exemple de réalisme socialiste ni même de réalisme tout court (encore que…), mais c’est un roman du collectif (c’est une communauté qui est le sujet du roman, non un individu ou un ensemble d’individus : the boys, de nouveau) et un roman politique : les héros ne sont pas seulement des immigrés, ce sont des travailleurs immigrés, soumis à une double exploitation idéologico-sexuelle (les anglaises ne semblent guère résister au charme de ces hommes noirs, ni à vrai dire les anglais) et économique (ils sont condamnés aux travaux les plus durs cet les plus mal payés, et ils sont aussi les premiers à être touchés par le chômage). Et dans ce roman, le terme politique doit être pris au sens le plus étroit : lorsqu’il est fait mention de the Party, c’est du Parti communiste qu’il s’agit – Harris est le seul qui penche pour les conservateurs, encore n’ose-t-il pas le dire explicitement.

Ce parcours littéraire m’a fait rencontrer trois types de minoration. Avec Lewis Carroll, nous avons affaire à une minoration conservatrice-révolutionnaire, comme est le genre entier du nonsense27. Une minoration de surface, qui relève de ce que Deleuze appelle l’organisation secondaire du langage, qui pose la question du sens et de ses paradoxes, mais laisse intacte la langue, censure le cri de l’ordre primaire et permet la prise de hauteur du jugement.

Avec Artaud, nous avons une minoration radicale, dans lequel l’ordre primaire franchit les barrières de la censure : bruits a-signifiants qui précèdent le langage, ou plutôt le « langage plus pur » des actions et passions, à même les corps, qui remet en cause le langage articulé comme medium social, mais qui isole le locuteur, ou plutôt le « fou » qui crie sa souffrance et le condamne au langage privé qui est une absence de langage.

Avec Selvon, nous avons une minoration linguistico-littéraire, qui s’attaque à la langue standard (minorée par le New English trinidadien) et à la littérature établie (le passage le plus célèbre du roman est une séquence de dix pages de stream of consciousness, qui ne peut pas ne pas être lue comme un pastiche de la technique favorite du modernisme), et qui est déterritoralisée (et déterritorialisante), et immédiatement politique et collective. Selvon écrit une langue étrangère dans la langue anglaise, tout comme les immigrés noirs sont des corps étrangers dans un État dont ils sont pourtant de plein droit des citoyens – ce sont, selon la vieille métaphore xénophobe ou raciste, des corps étrangers dans le corps social, tout comme le roman est un corps étranger dans le corpus canonique. Cette minoration pose explicitement la question de la contamination linguistique, ce qui m’amène à poser clairement la question qui hante tout ce que je viens de dire : qu’est-ce donc que la langue anglaise ?

4. Qu’est-ce que l’anglais ?

La réponse habituelle et institutionnelle à cette question me suggère que l’anglais est un système synchronique (un code, une grammaire), un instrument nécessaire de communication (selon le niveau auquel on se place on appellera cela l’anglais standard ou le World Spoken Standard English), et une nécessité pédagogique (j’ai besoin d’un objet stable et clairement délimité à des fins d’enseignement – on n’enseigne pas le chaos ou le semi-chaos, par exemple un système de variations).

À cette réponse traditionnelle on peut faire des objections, non moins traditionnelles. On notera donc les limites de la coupe d’essence synchronique : l’anglais « contemporain » qui fait l’objet de notre étude synchronique doit-il inclure les textes de Dickens ? de Fielding ? de Donne ? de Shakespeare ? et doit-il exclure l’anglais de Liverpool, de Melbourne ou de Johannesburg ? sans parler des dialectes de génération . Autrement dit, peut-on isoler la synchronie du changement et de la variation linguistique, dont la science se débarrasse dans les marges que sont la diachronie, la sociolinguistique ou la dialectologie ? Les nécessités pédagogiques risquent de gommer la diversité des anglais réels, et font aussi courir le risque, autrement plus grave, de l’impérialisme linguistique.

C’est pourquoi je propose une réponse provocatrice à ma question, sous la forme d’une thèse : l’anglais standard n’existe pas, mais il insiste.

Car il n’existe pas. Ce qui existe, c’est la multiplicité des anglais réels. Dans un ouvrage sur la perte des langues, Andrew Dalby recense 30 anglais, regroupés en trois grandes catégories de « outer English », le « Northumbro-Scot », le « AngloEnglish » et le « Global-English », ces trois catégories se divisant en 27 « inner Englishes » (dont 23 pour le seul anglais global)28. Le détail de la liste est contestable, mais la multiplicité des anglais réels ne l’est pas. Ce qui existe aussi ce sont des « dialectes » (terme que j’utilise dans un sens élargi, pour nommer la multiplicité qui se cache sous ce qu’on entend d’habitude par « langue ») en perpétuel et rapide changement (avec des temporalités différentes selon les niveaux considérés : le lexique évolue plus vite que la syntaxe). L’ensemble constitue non un objet stable et bien délimité, mais un semi-chaos, un système de variations et non un système tout court (en termes linguistiques, cela se dit : plutôt Labov que Chomsky).

À cette impasse (j’ai besoin d’un système fixe, mais il n’existe pas), on proposera la solution philosophique habituelle : l’anglais est un concept, qui subsume toutes ces variantes et toutes ces variations, une fiction nécessaire, et qui produit des effets matériels. C’est bien pourquoi l’anglais n’existe pas, mais il insiste. Il insiste dans la pratique pédagogique (cela s’appelle exercices de thème et de version), dans les grammaires (qui sont des recueils de « marqueurs de pouvoir », comme disent Deleuze et Guattari, dans lesquels des attestations de régularité sont élevées au rang de règles), dans un certain nombre d’appareils d’État, chargés de gérer et diffuser la langue nationale, figure exemplaire de la langue majeure (la BBC avec ce qu’on appelle BBC English ; le British Council, qui s’est récemment reconverti, passant d’un rôle de diffusion de la culture à un rôle exclusif d’apprentissage de la langue majeure ; les universités britanniques, qui développent des succursales partout dans ce qu’on appelait autrefois le Tiers Monde), et bien sûr dans l’appareil d’État dont la fonction massive est de faire insister la langue majeure sous forme d’inculcation (je renvoie ici aux analyses de Renée Balibar sur le français scolaire)29, l’Appareil d’État de l’École.

Et l’on peut décrire cette situation dans le langage de la minorité chez Deleuze et Guattari. La langue standard est en effet un des éléments de définition de la « constante majeure », l’étalon homme-blanc-mâle-adulte-habitant des villes-parlant une langue standard-Européen-hétérosexuel, auquel à la limite personne ne correspond, mais qui fournit des mesures d’écart qui déterminent les différentes minorités (qui, elles, englobent virtuellement tout le monde). La minorité, c’est le devenir potentiel de tout un chacun, en tant qu’il dévie du modèle. La langue standard, ici l’anglais par opposition aux anglais minoritaires, est l’exemple typique de cette dialectique de la langue majeure et des langues mineures30. Et si la formule par laquelle Deleuze et Guattari résument leur analyse politique de la minoration est « le peuple manque » (formule empruntée soit à Kafka soit à Paul Klee), on pourra la compléter part la formule équivalente, « la langue manque »31.

Nous avons donc un agôn langagier, entre l’anglais et les anglais, la langue majeure et les « dialectes » mineurs (le terme « dialecte » est ici utilisé comme marque de minoration), que l’on peut représenter sous la forme d’une corrélation :

L’anglais Les anglais
Unique Multiples
Séparé Dans le monde
Réduit Totaux
Stable En variation continue
Systématique Semi-chaotiques
Hors temps Changeants
Abstrait Réels
Enseignable Pratiqués

Car les anglais sont bien la réalité de ce qu’on appelle la langue anglaise : ce sont eux qui sont pratiqués dans le monde réel (et non dans les grammaires) – mais ils sont aussi changeants et peu systématiques (j’ai parlé de systèmes de variation), et donc difficilement enseignables. Et ils sont bien multiples : du Globish aux langues en séparation (car l’anglais d’Australie finira par se séparer de celui de la métropole), aux dialectes régionaux (par exemple le Wenglish), aux dialectes et registres sociaux ou de génération (par exemple cet Estuary English, parlé par les jeunes, et qui avait contaminé jusqu’à la Princesse Diane), aux registres et jargons professionnels (l’anglais des hommes de loi), aux argots (par exemple le rhyming slang), et jusqu’aux styles, collectifs et individuels. L’anglais standard est donc bien toujours déjà minoré, et sa principale forme d’existence est son insistance (y compris dans la conscience linguistique des locuteurs des dialectes mineurs, sur qui il exerce son hégémonie – et l’on se souviendra que ce concept gramscien est emprunté par son auteur non seulement à la tradition politique marxiste, Lénine et Plekhanov, mais à la tradition linguistique italienne, le maître de Gramsci, Bartoli, analysant les phénomènes d’hégémonie entre l’italien standard et les dialectes). Les dialectes mineurs sont donc et la réalité de la langue (ce qu’il y a au niveau des phénomènes) et sa vie (ce qui évolue). On aurait donc intérêt à ce stade à remplacer le concept de « langue » par celui de « formation linguistique », pour tenir compte de cette diversité constitutive.

Ce concept, calqué sur le concept marxiste de « formation sociale », annonce un saut théorique. Je vais passer de l’analyse deleuzo-guattarienne de la minoration linguistique à la théorie marxiste de l’idéologie, dans sa version althussérienne. Et je présente d’emblée ma conclusion : si la langue standard insiste, c’est parce qu’elle est le médium privilégié de la subjectivation par interpellation, dans le cadre d’un certain nombre d’Appareils Idéologiques d’État (AIE), c’est-à-dire tous les appareils (scolaire, médiatique, religieux, politique) où il y a de l’anglais dans des champs institutionnels, autrement dit de l’anglais standard.

Ce saut conceptuel, de Deleuze et Guattari à Althusser, est un forçage. En effet, s’il y a un concept marxiste que nos deux auteurs récusent, c’est bien celui d’idéologie. Ce refus est explicite (entre autres lieux textuels) dans l’ouvrage récemment exhumé de Guattari, Lignes de fuite : le concept est rejeté car réduisant les phénomènes de subjectivation à la superstructure, et renonçant donc à penser la libido comme intervenant dans la base, au niveau des forces productives (et cela va, bien entendu, avec une contestation de la division marxienne entre base et superstructure)32. On a affaire à des devenirs minoritaires et des agencements collectifs d’énonciation, non à des appareils idéologiques et des processus d’interpellation.

Mais cette opposition cache une grande proximité entre les trois penseurs. Il arrive à Guattari de faire référence au « camarade Althusser » sans trop d’ironie (en reprenant le concept de « procès sans sujet »)33, et la relecture de Marx dans Mille Plateaux en termes de codes et d’axiomatique capitaliste doit quelque chose (et ce parfois explicitement) à la lecture d’Althusser et de Balibar dans Lire le Capital. Sur ce point, la lecture de Mille plateaux que fait Guillaume Sibertin-Blanc est décisive34. On comprend qu’il évoque le « lacano-althussérisme » de Deleuze et Guattari35. J’ai moi-même proposé un interprétation marxiste de Deleuze et Guattari sur les questions de langage : la critique de Chomsky dans le quatrième plateau de Mille Plateaux (« Les postulats de la linguistique), la reprise de la conception léniniste des slogans (les énoncés premiers sont les mots d’ordre, non les phrases déclaratives) et la substitution du concept d’agencement collectif d’énonciation au concept de sujet (dont Althusser dit qu’il est le concept idéologique par excellence), tout cela peut s’intégrer dans la philosophie marxiste du langage que j’ai essayé de construire36. Nous allons donc nous diriger vers la théorie althussérienne de l’interpellation.

5. Interpellation

Je rappelle ma thèse. Il y a un anglais standard parce que c’est le médium de l’interpellation en sujets des individus, par un certain nombre d’AIE : l’anglais standard insiste parce qu’il apporte une contribution essentielle à la subjectivation du locuteur anglophone (de langue maternelle ou de langue seconde) en l’interpellant à sa place (de locuteur autorisé ou subalterne).

Pour comprendre cette thèse, il me faut faire un bref détour par l’essentiel de la théorie althussérienne de l’idéologie. Cette théorie vise à répondre à une difficulté traditionnelle de l’analyse marxiste du capital : comment expliquer le décalage entre le fonctionnement objectif du mode de production (exploitation, c’est-à-dire extraction de surtravail et de plus-value, accumulation du capital, etc.) et la conscience qu’en prennent, ou plutôt que n’en prennent pas, les acteurs ? Pourquoi la valeur (qui est fonction du temps de travail incorporé dans la marchandise), est-elle perçue sous forme de prix ? Pourquoi le prix de la force de travail (qui implique extraction de plus value) est-il perçu comme salaire (c’est-à-dire juste prix du travail fourni) ? Et ainsi de suite. Le concept d’idéologie vise à expliquer ce décalage, autour de deux oppositions : entre l’idéologie et la science (c’est la science de l’économie politique qui nous dit la vérité objective du capital, la perception commune et erronée de son fonctionnement relève de l’idéologie) et entre l’illusoire et le fonctionnel, ou entre l’illusion et l’allusion (l’idéologie est illusion, et néanmoins remplit une fonction essentielle dans la structure, précisément celle d’interpeller les sujets à leur place)37.

Je rappelle rapidement les thèses fondamentales de la théorie d’Althusser, telles qu’il les formule dans son essai, « Idéologie et appareils idéologiques d’État »38.

Thèse 1 : L’idéologie n’a pas d’histoire, comme l’inconscient freudien, ce qui veut dire : elle est une composante constitutive de toute structure sociale, et non une invention du mode de production capitaliste (mais la forme qu’elle prend varie bien sûr : l’appareil idéologique dominant n’est pas toujours le même, comme le poids respectif de l’Église et de l’École dans diverses conjonctures historiques nous le montre).

Thèse 2. L’idéologie est matérielle. Contrairement à l’acception commune du terme, l’idéologie n’est pas, ou pas seulement, ou pas principalement, faite d’idées : elle est matérielle, d’une matérialité double, celle des objets et des institutions d’une part, et celle des pratiques de l’autre (qui incluent les pratiques discursives : on voit réapparaître là les « idées »). D’où l’idée d’une chaîne d’opération de l’idéologie, dont le résultat est l’interpellation des individus en sujets : Appareils Idéologiques d’État → rituels pratiques (actes de langage) sujets. L’étape « actes de langage » constitue ma contribution à cette théorie. Et nous fournissons ici même un bel exemple de cette chaîne d’interpellation : l’université en tant que matérialisation de l’AIE scolaire, le rituel du séminaire, la pratique de la communication, le texte de mon intervention, et des sujets interpellés, chacun à leur place : un conférencier, une présidente de séance, un public.

Thèse 3. L’idéologie représente les rapports imaginaires des individus à leurs conditions réelles d’existence. Ce qui implique que le rapport de l’idéologie à la réalité est à double détente : l’idéologie est la représentation imaginaire (premier niveau de relation) d’un rapport (deuxième niveau de relation) aux conditions réelles d’existence. On a donc la représentation d’un rapport. Le premier niveau de relation est spinoziste : il énonce que l’idéologie est illusion (représentation imaginaire) mais illusion nécessaire, induite par la structure, c’est-à-dire allusion (on perçoit ici le thème spinoziste de la nécessité de l’erreur)39. Le second niveau est platonicien : on se souvient de la tripartition entre idée (le seul lit réel est l’idée de lit), icône (le lit matériel fabriqué par le menuisier) et l’idole (le lit fictif peint par le peintre). L’idéologie est en quelque sorte l’idole de la réalité de la lutte des classes : l’exploitation réelle, due à la structure du capital, et la lutte des classes qu’elle induit, produisent un rapport imaginaire (expérience de cette lutte dans sa pratique quotidienne et affects subjectifs, de conviction militante, de haine de classe ou de résignation), et ce rapport imaginaire est représenté dans l’idéologie sous la forme de mythes ou d’archétypes40.

Thèse 4. L’idéologie interpelle les individus en sujets. On trouve ici la scène primitive de l’interpellation : dans la rue un agent de police siffle (Althusser joue sur les connotations policières du terme) et la personne se retourne toujours, car elle sait, avant même d’en avoir une conscience explicite, que c’est bien d’elle qu’il est question. Et Althusser ajoute deux caractéristiques éminentes de ce processus d’interpellation : l’idéologie interpelle tous les individus en sujets et elle ne rate jamais sa cible. Ce qui veut dire qu’en réalité le sujet est toujours-déjà interpellé. Avant même sa naissance, la place du petit Louis (c’est Althusser lui-même qui propose cet exemple)41 est fixée par l’appareil familial, avec toutes les conséquences subjectives que ce placement peut avoir (le petit Louis en question ne s’est jamais remis de porter le nom du frère décédé de son père, qui était en réalité le grand amour de sa mère)42. L’intérêt de cette thèse est qu’elle implique une critique de la catégorie philosophique de sujet (partagée, comme nous l’avons vu, avec Deleuze et Guattari), qui est pour Althusser la catégorie idéologique majeure (ne serait-ce que parce que la fonction de l’idéologie est la production de sujets) : le sujet n’est plus le centre de conscience, d’action et de responsabilité qu’il est dans la tradition philosophique idéaliste, mais un effet en fin de chaîne de l’interpellation idéologique.

L’objection qui est traditionnellement faite à cette théorie de l’idéologie est son apparent déterminisme. Si je suis en tant que sujet interpellé à ma place par l’idéologie et si cette interpellation ne rate jamais et affecte tous les individus, ma liberté (qui est une caractéristique constitutive du concept de sujet) disparaît. Cette objection disparaît si l’on fait émerger un concept qui n’apparaît pas explicitement chez Althusser, mais qui ressort clairement de la lecture qu’en fait Judith Butler, et que j’ai proposé de nommer « contre-interpellation »43. La thèse que je défends est simple : il n’y a pas d’interpellation qui ne suscite une contre-interpellation (de l’idéologie par le sujet qu’elle interpelle). L’interpellation est en effet un processus multiple (il y a plus d’un AIE qui m’interpelle, et je suis toujours un sujet multiple, interpellé à ses places par l’École, l’Église, le Syndicat, etc.) et un procès continu (elle n’est pas acquise une fois pour toutes, et n’est interrompue, comme le désir freudien, que par la mort du sujet). Autrement dit entre les diverses interpellations qui me constituent en sujet, il y a du jeu, à la fois topique et temporel – c’est ce jeu qui fonde ma liberté et me permet de contre-interpeller. Et ce qui en fin de compte fait de moi un sujet, ce n’est pas simplement l’interpellation, c’est la dialectique de l’interpellation et de la contre-interpellation. La question qui se pose à moi à ce stade est : quel est le rôle que joue le langage dans cette dialectique ?

6. Contribution de la langue à l’interpellation

Dans le langage théorique que je viens d’adopter, ce que Deleuze et Guattari décrivent comme la minoration de la langue standard, c’est le processus de contre-interpellation qui répond (et résiste) à l’interpellation subjectivante par la langue. Derrière cette affirmation, il y a une thèse sous-jacente : le langage est le medium incontournable de l’interpellation, comme le terme lui-même l’indique, et par là il est le medium incontournable de l’idéologie (ce n’est pas un hasard si la première esquisse de la théorie de l’idéologie chez Althusser affirme que l’idéologie passe par des jeux de mots)44.

La conséquence de cette thèse sous-jacente est qu’il n’y a de sujet que le sujet locuteur, en tant qu’il est interpellé par la langue (si je parle la langue c’est parce que la langue me parle, au sens où je suis son porte-voix). Car s’il y a un domaine où l’individualisme méthodologique du libéralisme (toute conduite humaine est l’effet des choix rationnels d’un individu, la société n’étant rien d’autre que la composition de tels individus) se casse la figure, c’est bien le domaine de la langue. Je deviens sujet (c’est-à-dire accède à ma liberté et à la possibilité de mes choix rationnels) en devenant locuteur, c’est-à-dire en m’insérant dans un système (position du linguiste interne) ou dans un ensemble de pratiques (position du linguiste externe) qui sont extérieurs et antérieurs au sujet que je deviens par leur entremise et qui contraignent ce que je peux dire et donc ce que je peux être par un ensemble de contraintes fastes auxquelles Butler donne le nom de empowering constraints, des contraintes capacitantes. On comprend ici la fonction, dans notre langue comme en anglais, de ce qu’Etienne Balibar appelle le « jeu de mots historial » sur le terme « sujet », dans la dialectique de l’individualité et de l’assujettissement45.

Et tout ceci nous permet de saisir ce qu’on peut entendre par « langue mineure » (je réponds enfin à la question de mon titre). Si l’interpellation du sujet par la langue est multiple, continue et inachevée, incitant par là une contre-interpellation, alors il en découle les conséquences langagières suivantes :

(i) Le sujet locuteur est interpellé à sa place par une multiplicité de dialectes, de registres, de jeux de langage (les anglais par opposition à l’anglais standard). Dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari parlent d’une mise en variation continue de la langue, en évoquant les diverses situations pragmatiques dans lesquelles la phrase « Je le jure » fait sens46. Mais cette interpellation multiple a lieu au sein non d’une langue mais d’une formation linguistique, qui est le lieu de rapports de force entre les différents dialectes qui la composent, et qui donc affecte d’un indice d’efficacité différent les différents dialectes. Voilà pourquoi les langues mineures, au sens commun du terme, meurent, tuées par les langues nationales qui elles mêmes sont dominées par le globish.

(ii) L’interpellation du sujet locuteur est continue et toujours inachevée, car, pace Chomsky, on ne cesse de s’approprier et de se réapproprier les dialectes de sa formation linguistique. Cette évolution constante est due au fait que la situation de parole est insérée dans une conjoncture linguistique, qui réunit dans un même moment des temporalités différentes (les différents dialectes, mais aussi les différentes strates linguistiques évoluent tous, mais selon des temporalités différentes, chacun à son rythme)47. On comprend pourquoi l’anglais mondialisé se dissociera, comme le latin (les accents sont en diversification rapide, le lexique est en évolution constante, et même la syntaxe évolue, à son rythme plus lent, au contact entre anglais standard et New Englishes), et pourquoi il ne se dissociera pas (domination mondiale des media américains, rôle figeant de l’écriture, encore que ceci soit en train de changer avec le langage des SMS). Le sujet locuteur est pris dans ces évolutions collectives, qui encadrent son évolution individuelle (il est pris dans le conflit linguistique des générations, tenté par le purisme, etc.).

(iii) L’interpellation du sujet locuteur par la langue engage une contre-interpellation : c’est de qu’on appelle un style. On rejoint ici le concept deleuzien de style comme agrammaticalité et passage à la limite (vers le purement sonore et le purement visuel), saisi à travers les métaphores du bégaiement (faire bégayer la langue), du roulis et du tangage48. Le traitement du style dans Critique et clinique est littéraire et donc individuel (par exemple le style de Gherasim Luca, caractérisé par son bégaiement littéral), mais le concept, lié qu’il est à celui de littérature mineure (minoration de la langue standard, écrire sa propre langue comme un étranger) est irréductiblement politique et donc collectif.

(iv) J’en tire un certain nombre de thèses, qui me serviront de conclusion. Et je vous prie de pardonner leur provocation délibérée :

Thèse 1 : Il n’y a pas de langues, il n’y a que des formations linguistiques, qui sont des articulations de ce que j’ai appelé, faute d’un meilleur mot des « dialectes » (d’où l’apparent paradoxe d’un « dialecte » standard).

Thèse 2 : Il n’y a pas de synchronie, par coupe d’essence, il n’y a que des conjonctures linguistiques, où toutes les strates langagières sont soumises à des processus de variation immanente.

Thèse 3 : Il n’y a même pas vraiment de « dialecte » standard en tant qu’objet stable, il n’y a que des rapports de force entre dialectes dans une conjoncture linguistique (vous aurez reconnu un thème marxiste : il n’y a pas de classes en dehors de la lutte des classes) : ce que j’ai appelé la « langue mineure », c’est-à-dire le processus de minoration, capture des moments de ces rapports des forces qui s’incarnent dans des agôn langagiers. L’insistance du dialecte standard (l’anglais n’existe pas mais il insiste) n’est que le résultat, jamais définitivement acquis d’un rapport de force dans une conjoncture linguistique.

On tirera de ces thèses des conséquences linguistiques, littéraires et politiques, que je me contente d’esquisser.

Conséquence linguistique : on abandonnera définitivement le programme de recherche chomskyen, avec son innéisme idéaliste, sa grammaire universelle et son individualisme méthodologique de la compétence et de la performance ; on aura une appréciation critique de la linguistique saussurienne, avec côté cour son collectivisme méthodologique (le point de vue du système, extérieur et antérieur au sujet locuteur) et côté jardin son systématisme et son synchronisme (auxquels Deleuze substitue la variation immanente) ; et l’on recentrera la linguistique sur ce qui est aujourd’hui encore sa marge, la pragmatique, la socio- et l’ethnolinguistique.

Conséquence littéraire : le centre de l’étude du langage est la stylistique et la littérature, en tant qu’elle est le lieu du déploiement et de la prolifération des styles, doit se prendre par le biais du style (dans ce que Barthes appelait « écriture »).

Conséquence politique enfin : du côté du sens commun on insistera sur la perte qu’est la mort d’une langue mineure (perte de diversité analogue à celle de la disparition des espèces) – perte de savoir, perte de vision du monde et perte de créativité par perte de possibilité de traduction ; et du côté de la conception deleuzienne de la minoration langagière, on défendra une politiques de langues mineures en état d’inter-traduction (en sachant que de ce point de vue, toutes les langues, y compris l’anglais, sont des langues mineures – ou que, dans le langage théorique que je viens d’adopter, il n’y a pas de langues mais seulement des formations linguistiques), et l’on reprendra l’idée, que l’on trouve sous la plume d’Umberto Eco, d’Etienne Balibar ou de Barbara Cassin, que la lingua franca de l’Europe est la traduction.

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  1. D. Crystal, English as a Global Language, Cambridge: Cambridge University Press, 1987. []
  2. R. Philipson, Linguistic Imperialism, Oxford : Oxford University Press, 1992. []
  3. G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, Paris : Minuit, 1975. []
  4. Pour une défense de l’analyse de Deleuze et Guattari, voir le remarquable article de G. Sibertin-Blanc, « Politique du style et minoration chez Deleuze », in A. Jdey (sous la direction de), Les styles de Deleuze, Paris : Les Impressions Nouvelles, 2011, pp. 183-206. []
  5. G. Deleuze, Critique et clinique, Paris : Minuit, 1993. []
  6. G. Deleuze, Proust et les signes, Paris : PUF, 1964. []
  7. H. Gobard, L’aliénation linguistique, Paris : Flammarion, 1976. []
  8. G. Deleuze, « Avenir de linguistique », in Deux régimes de fous, Paris : Minuit, 2003, p. 62. []
  9. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris : Payot, 1985, pp. 27 et 28. []
  10. H.-V. Sephiha, « Introduction à l’étude de l’intensif », in Langages, 18, Paris : Didier/Larousse, 1970, pp. 104-20. []
  11. Ibid., p. 113. []
  12. Ibid., p. 115. []
  13. Voir aussi G. Sibertin-Blanc, op. cit., p. 199, note 32. []
  14. L. Carroll, The Annotated Alice, Harmondsworth: Penguin, 1965, p. 191. []
  15. Ibid., p. 197. []
  16. A. Artaud, Œuvres complètes, IX, Paris : Gallimard, 1971, p. 165. []
  17. Ibid., p. 167. []
  18. Ibid., p. 165. []
  19. Ibid., p. 174. []
  20. Ibid. []
  21. Ibid., p. 184. []
  22. Ibid., p. 185. []
  23. G. Deleuze, Logique du sens Paris : Minuit, 1969, pp. 286-8. Voir aussi J.J. Lecercle, Deleuze and Language, Londres : Palgrave, 2002, chap. 3. []
  24. Artaud, op. cit., p. 185. []
  25. S. Selvon, The Lonely Londoners, Londres: Penguin, 2006 (1956), p. 103. []
  26. Ibid., p. vi. []
  27. Cf. J.J. Lecercle, Le dictionnaire et le cri, Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 1995 ; Philosophy of Nonsense, Londres : Routledge, 1994. []
  28. A. Dalby, Language in Danger, Londres: Penguin, 2003, p. 25 []
  29. R. Balibar, Les français fictifs, Paris : Hachette, 1974. []
  30. G. Deleuze, « Philosophie et minorité », in Critique, 369, 1978, pp. 154-5 ; G. Sibertin-Blanc, Politique et État chez Deleuze et Guattari, Paris : PUF, 2013, pp. 196-200. []
  31. Sur cette formule, voir G. Sibertin-Blanc, op. cit., pp. 232-4. []
  32. F. Guattari, Lignes de fuite, Paris : L’Aube, 2011, pp. 143-4. []
  33. F. Guattari, Ecrits pour l’anti-Œdipe, Paris : Lignes, 2012, p. 439. []
  34. G. Sibertin-Blanc, op. cit., notamment p. 152. []
  35. Ibid., p. 18. []
  36. J.J. Lecercle, Une philosophie marxiste du langage, Paris : PUF, 2004. []
  37. Sur ces questions, voir J. Bidet, Que faire du Capital ?, Paris : Klinksieck, 1975. []
  38. L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État », in Positions, Paris : Editions Sociales, 1976, pp. 67-125. []
  39. Voir J. Roberts, The Necessity of Errors, Londres: Verso, 2011. []
  40. Cf. J.J. Lecercle, « Généalogie de l’archétype du savant fou », in H. Machinal, ed., Le Savant fou, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2013, pp. 27-43. []
  41. L. Althusser, Sur la reproduction, Paris : PUF, 1995, p. 229. []
  42. Cf. L. Althusser, L’avenir dure longtemps, Paris : Stock/IMEC, 1992. []
  43. J. Butler, Excitable Speech, Londres : Routledge, 1997; The Psychic Life of Power, Stanford: Stanford University Press, 1997 ; J.J. Lecercle, Interpretation as Pragmatics, Londres: Macmillan, 1999. []
  44. L. Althusser, Pour Marx, Paris : Maspero, 1965, p. 241. []
  45. É. Balibar, Citoyen sujet, Paris : PUF, 2011. []
  46. G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, Paris : Minuit, 1980, p. 119. []
  47. Sur le concept marxiste de conjoncture, et sa présence dans l’œuvre de Deleuze et Guattari, voir G. Sibertin-Blanc, « D’une conjoncture l’autre : Deleuze et Guattari après coup », in Actuel Marx, 52, Deleuze/Guattari, Paris : PUF, 2012, pp. 28-47. []
  48. G. Deleuze, « Bégaya-t-il », in Critique et clinique, op. cit., pp. 135-43 ; J.J. Lecercle, Deleuze and Language, op. cit., chap. 6 ; J.J. Lecercle, « La stylistique deleuzienne et les petites agrammaticalités », in Bulletin de la SSA, 30, 2008, pp. 273-286. []
Jean-Jacques Lecercle