Romano Alquati : de l’opéraïsme aux écrits inédits des années 1990

Les trajectoires militantes les plus connues de l’opéraïsme, celles de Negri et de Tronti, ont représenté deux projets radicaux de refonte de l’enquête militante : pour le premier, à travers les collectifs de l’Autonomie ouvrière, et pour le deuxième à partir de l’appareil du parti communiste. Une autre hypothèse a cherché à frayer ses voies dans les ténèbres de la défaite et du long hiver néolibéral : celle de Romano Alquati. Dans cet article, Gianluca Pittavino propose une reconstruction de la pensée alquatienne, du point de vue de celles et ceux, à l’intérieur du mouvement social, qui ont gardé un rapport actif à cet horizon théorique. Centré sur l’enquête comme « corecherche », Alquati a proposé une figure militante de type nouveau, transversale aux syndicats, partis, collectifs ; cette figure se doit de traquer, dans chaque recoin de la domination industrielle sur le travail vivant, les ressources, les savoirs, les émotions, que le capital n’a pas encore réussi à « avaler ». Sans se perdre dans certaines outrances liées à l’hypothèse du « capitalisme cognitif », Alquati a su penser la transformation en cours de la civilisation industrielle, et fournit des outils puissants pour travailler, lutter contre un système toujours plus proche de la barbarie.

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Généralement1 connu comme l’« inventeur de la corecherche2 », dont il s’agit de préciser les contours et surtout les finalités, Romano Alquati a conduit tout au long de sa vie une confrontation serrée avec les grandes moments de la théorie communiste révolutionnaire – surtout avec Marx et Lénine mais également avec les grandes questions irrésolues du cycle de lutte qui s’est consommé autour de la Première Guerre mondiale (Parti/Soviet), la théorie de la valeur, la composition de classe, etc. – dans le cadre d’une lecture dichotomique de la société capitaliste. Celle-ci est représentée comme le terrain de lutte des deux grandes classes-parties3 – hyper-prolétariat et capitaliste collectif – invisibles à l’œil nu mais qui structurent la polarité sociale. Ces grands nœuds théoriques bien connus renvoient à une série d’études qui s’est concentrée sur la modification de l’organisation du travail et sur les nouvelles formes de l’insubordination ouvrière (et de l’hyper-prolétariat), qu’il faut saisir non seulement dans ses manifestations explicites d’antagonisme mais aussi dans les plis de ce qui reste ambivalent, voire ambigu, et qui se joue dans les espaces de l’« informel» et du «latent».

Les outils principaux du travail de recherche d’Alquati, au-delà d’une relecture percutante de certains aspects de l’œuvre de Marx, se trouvent plutôt dans les sciences humaines. La sociologie, avant tout, mais aussi certaines branches de l’économie, au détriment donc, de la philosophie et de la culture humaniste, considérées comme faisant partie d’une « culture explicite », utilisée en tant que moyen de hiérarchisation de la force de travail. La notion fondamentale de toute sa trajectoire est celle d’« ambivalence », définissant un état d’indétermination dans la position de sujets dans le processus de production et de valorisation. Cette notion nous ramène au concept marxien du « double caractère » de la marchandise, en particulier de la marchandise force de travail.

Une figure de « rang moyen »

Un aspect récurrent et qui montre bien l’anomalie et l’originalité de l’approche d’Alquati a trait au positionnement du chercheur, de l’intellectuel et même celui de la force travail intellectuelle massifiée émergente depuis le milieu des années 1970. La question du rôle de « l’intellectuel » recoupe, bien plus profondément, celle de la qualité du savoir que les figures sociales (segments de classe) vont demander aux professionnels de la production scientifique. Questionnement qui nous ramène à la figure bien ambiguë et problématique de l’« intellectualité organique4 », formulée par Antonio Gramsci et banalisée dans la politique culturelle du PCI dès l’après-guerre.

Au-delà des grands débats théoriques, ce qui reste central est le nœud du rapport existant entre la production des savoirs et l’utilisation que les destinataires hypothétiques de cette production vont en faire, c’est-à-dire la composition politique de la classe en lutte. Autrement dit, la question est de savoir de quel type de connaissance on produit et pour qui, des problèmes que personne ne semble plus prendre au sérieux aujourd’hui. À cet égard il est intéressant de voir comment Alquati considère sa propre position de « travailleur intellectuel » dans le système de la formation universitaire.

[…] je me suis toujours trouvé dans la phase intermédiaire du cycle des productions scientifico-intellectuelles-politiques, aussi bien dans les monde des Éditions et de la Formation […]. Au milieu entre l’artisanat et l’industrie […] un intermédiaire spécialisé, c’est-à-dire un « intermédiste ». Entre qui ? Entre les chefs chargés des décisions et des élaborations stratégiques et le terrain de leur application dans une praxis déterminée. Je me suis presque toujours chargé de ce travail très difficile et au fond, dans ces conditions artisanales, très créatif du grégaire […]. Le travail de l’intermédiste consiste à emmener la théorie du grand intellectuel stratège vers le bas, dans la praxis productive en la changeant et en la reconstruisant pour qu’elle puisse marcher sur ses deux jambes et y fonctionner de l’intérieur comme force productive, modifiant ensuite la praxis dans laquelle elle va s’insérer […]5.

On entrevoit dans ces mots le refus autant de la figure de l’« intellectuel » que celle de l’« auteur », en faveur de celle de courroie de transmission et de traduction constante entre le bas de la production sociale et le haut où se produit la synthèse propre de la théorie stratégique.

Conricerca: un parcours politique non-terminé et non-terminable

Lorsqu’on parle de conricerca, même dans un public d’initiés, on entend généralement quelque chose de très proche de l’enquête, voire de la « recherche-action », de la « recherche-intervention », ou encore de « l’observation participante » théorisées par certains anthropologues. La comparaison est peut-être valable à un niveau superficiel, si l’on parle simplement d’une sphère d’activité intellectuelle de recherche visant à la production d’une connaissance plus approfondie et directe (sans médiation) de la réalité sociale qu’on examine. Pourtant la corecherche est quelque chose de différent, de plus profond et ambitieux. À l’origine tant de l’enquête ouvrière que de la corecherche, il y a la désorientation du marxisme révolutionnaire italien, paralysé par les conséquences de 1956 et par la conviction d’une classe ouvrière désormais intégrée aux promesses consuméristes du néo-capitalisme ; la crise du rapport organique entre la classe et les institutions du mouvement ouvrier (partis et syndicats) censées la représenter, davantage intéressées par une politique d’alliances ayant pour objectif de gagner le soutien des couches moyennes.

Si, à ce moment-là, on ressent le besoin d’explorer et d’enquêter sur cette classe prolétaire dont on suppose être les référents, c’est parce que on ne la connaît plus trop bien : parce qu’elle a changé, qu’elle ne correspond plus à l’image qu’on se faisait d’elle ; ou encore parce qu’ont changé les termes de la relation entre ouvriers et appareil productif ; peut-être les deux à la fois. C’est ainsi que dès la moitié des années 1950, on a commencé à parler d’enquête ouvrière comme outil nécessaire pour connaître les transformations qui s’étaient produites dans l’organisation du travail (OST et automation).

Raniero Panzieri6 fut l’une des figures majeures de cette époque et a été considéré a posteriori comme un des initiateurs de cette pratique. Alquati a souvent contesté cette reconstruction. Reprendre ses remarques est important, non pour une question d’attribution de paternité intellectuelle mais pour approfondir des différences substantielles. Alquati distingue en effet l’enquête ouvrière de la corecherche en termes de durée et de finalité. Là où l’enquête était une investigation bien définie dans le temps, la corecherche présupposait un travail d’approfondissement et de connaissance potentiellement infini, mettant au coude à coude le chercheur et l’objet de son travail dans le but de construire collectivement une connaissance pour la lutte, qui est donc qualitativement différente de celle produite de l’extérieur par un spécialiste. Revenant sur cette pratique dans les années 1990, Alquati écrivait que ce qui l’intéressait était :

définir la corecherche en la distinguant de la pure application de science sociale, histoire et littérature à la classe [ouvrière] en tant qu’objet [d’étude]… Dans la corecherche, des parties de la classe ne devaient pas seulement être informées ou participer, mais être le sujet même de la production/usage pratique de la connaissance co-élaborée et coproduite, de façon à ce qu’elle devienne contre-connaissance7.

Il y a là un changement de perspective remarquable, épistémologique avant tout car ce qui change, c’est le rapport entre le chercheur et l’objet de son activité. Celui-ci est censé se transformer en sujet, autant de connaissance que de transformation de la réalité dans laquelle il vit et opère. L’initiateur et le participant à la corecherche, sont pris dans une circularité vertueuse qui les transforme subjectivement, transformant ainsi le contexte. Conçue et pratiquée en ces termes, la corecherche est le contraire du savoir académique, dont la finalité coïncide avec la production d’une connaissance objective et définitive, à vendre sur le marché des savoirs codifiés, utilisable par les instances destinataires dans le domaine politico-institutionnel (ou commercial). Cette clarté de la perspective alquatienne est observable dès les premiers écrits de l’opéraïste cremonais. En 1961, dans Relazione sulle « forze nuove » il précisait que:

la corecherche va se reproposer non pas comme un fait culturel, d’une connaissance « anthropologique » de zones et de formes de vie qui utiliserait la méthodologie marxienne ; mais comme un fait politique affirmé spontanément par les exécuteurs mêmes dans leur effort organisationnel […] la corecherche découle de la dialectique structurelle comme réponse aux problèmes politico-organisationnels que le progrès technologique va poser à la classe ouvrière et au militant politique8.

Mais il y a surtout une différence de statut politique, voire de finalité de la pratique même. La corecherche formulée par Romano Alquati est en effet bien plus qu’un outil parmi d’autres de l’activité politique, elle est la pratique politico-révolutionnaire principale, en tant que parcours de connaissance-subjectivation-transformation. Dans l’extrait précédent, le premier écrit où il propose publiquement l’hypothèse de la corecherche, celle-ci est conçue comme une réponse aux besoins organisationnels d’une classe devant faire face aux changements imposés par le développement technologique du néo-capitalisme.

Ce passage implique plusieurs considérations, riches en conséquences sur le plan théorique et politique (les deux étant strictement liés).

1) Le destinataire de l’activité de connaissance n’est plus le parti ou le syndicat mais ce sont directement les sujets engagés dans l’activité de recherche, coopérant dans un processus qu’il identifie avec la militance politique. Il y a ici l’idée d’une activité se présentant nécessairement sans médiation aux militants, qui doivent désormais se passer des institutions du mouvement ouvrier.  Il me semble que la donnée le plus importante est ici moins celle d’un positionnement en dehors de ces institutions que celle d’une transversalité de l’agir politique. Ce caractère transversal investit les exécutants et les chercheurs, porteurs de deux différents types de savoirs qui doivent se connecter, au-delà de leur appartenance politique9. Cette méfiance vis-à-vis des organisations politiques, même celles issues du «long Mai» italien, et cette idée de transversalité rappellent la posture marxienne du concept de parti comme quelque chose nécessairement à venir, produit historique des faillites de la lutte de classe et des corrections que « la classe » y apportait.

2) C’est le progrès technologique qui détermine les problèmes que les militants doivent affronter. Cela nous ramène premièrement à la question de la composition de classe, puisqu’il y a un rapport à explorer entre la collocation productive de l’ouvrier/agent-humain qui vend sa capacité active dans le rapport au capital et son comportement potentiel/latent d’indisponibilité/refus/attaque. Si, pour les operaïstes, le développement technologique est la réponse du capital à la lutte des ouvriers, Alquati insiste sur la dimension non neutre de la science et de la technique. Ce vaste système de connaissances et de codes opérationnels ne se limite pas à jouer le rôle d’un instrument docile, dont il s’agirait juste de prendre possession pour l’utiliser tel quel pour d’autres buts. Sa fonction primaire est plutôt de capturer, de « manger » (Alquati utilisera plus tard ce terme) les aspects les plus irréductibles incarnés dans la force-travail, notamment la capacité de résoudre les problèmes en assurant la fluidité du processus de travail. Dans un texte de 1961 déjà10, Alquati parle d’« information valorisante » pour désigner le surplus réel donné par la force du travail dans son échange avec le capital. Ceci dit, pour Alquati il n’est jamais question d’opposer au progrès technologique une quelconque attitude anti-moderniste. Il s’agit plutôt de corechercher au sein de ce rapport/échange, réitéré tout au long de l’histoire du capitalisme, en privilégiant les moments initiaux de chaque innovation, quand les directions de ce développement ne sont pas encore toutes déterminées.

3) Un troisième aspect, dans le passage cité seulement implicite mais situé au cœur de la corecherche alquatienne, est celui de la subjectivité des ouvriers (aujourd’hui hyper-prolétaires) – attentes, désirs, haines, disponibilité à l’action, volonté de connaître la totalité du rapport social où on est insérés – tant dans le moment d’incubation que dans ceux où l’étincelle met le feu aux poudres et ce qui était comprimé dans l’invisible du rapport capitaliste explose sous la forme d’une lutte ouverte. Penseur des processus de (contre-)subjectivation, Romano Alquati s’est toujours intéressé à ce qui est mobile, indéfini, modifiable dans la vie quotidienne des exploité·e·s. Dans sa déclinaison la subjectivité n’est ni une donnée a priori ni une pure volonté ; elle se présente plutôt comme rapport entre condition obligée et désirs (conscients ou pas) de libération. Comme l’écrit très bien Gigi Roggero:

la subjectivité n’est pas quelque chose d’objectivement donnée par le rapport du capital, comme on le postule dans la tradition marxiste, de même qu’elle n’est pas indépendante de la matérialité des rapports de production et des rapports de force, comme l’avancent les différentes déclinaisons de la pensée faible postmoderne. La subjectivité est toujours l’enjeu de l’antagonisme, potentiel ou en acte, entre des processus de subjectivation capitalistes et des processus de contre-subjectivation autonomes11.

 

Ouvrier masse, ouvrier social et couche moyenne en « crise de médiation »

Si l’ouvrier masse fut la figure centrale du cycle de lutte des années ’60 – l’objet/sujet censé participer à l’aventure de la corecherche – les choses commencent à changer avec la restructuration mise en place par le capitaliste collectif dans les années 1970. Alquati continuera à pratiquer et à proposer la corecherche, en contribuant à la formulation de l’hypothèse politique de l’ouvrier social comme nouvelle figure de la synthèse politique de classe, le préfigurant comme tendanciellement hégémonique. Sur ce « tendanciellement » se qualifie la distance avec, par exemple, la production d’Antonio Negri de ces années-là12. Pour ce dernier, l’ouvrier social est déjà bien constitué, clairement présent dans la nouvelle composition de classe. Alquati, au contraire, insiste sur la dimension problématique d’une figure qui doit encore prendre une forme définitive et surtout conquérir une puissance concrète. L’ouvrier social, dans un premier temps, est encore destiné à être caché par l’hégémonie – déclinante mais encore forte – de l’ouvrier masse.

Que faire de cette « rente politique » héritée de la saison de l’ouvrier masse ?, tel est le souci qui s’exprime dans ses écrits des années 1970, lorsque Alquati voit déjà, en dépit de hauts moments de lutte, la centralité de cette figure sociale comme tendanciellement en déclin. L’attention se concentre alors sur la nouvelle composition d’une force de travail tertiarisée et sur les étudiants-travailleurs qui commencent à remplir les facultés de sciences politiques et de sciences humaines. Il définit ces figures comme des parties internes à la nouvelle composition technique de classe (de l’ouvrier social), refusant de les reléguer à la représentation traditionnelle des « classes moyennes improductives ». C’est dans cet ordre d’idées qu’il formule son idée de prolétariat intellectuel dans le contexte d’une université de classe moyenne émettant l’hypothèse de l’existence d’une « couche moyenne en crise de médiation »13. Il s’agit d’une hypothèse politique forte – liée à celle d’ouvrier social – selon laquelle la force exercée par l’ouvrier masse dans le cycle de luttes des années 1960-1970 était en train de se transférer à des couches moyennes d’un nouveau type. Celles-ci étaient fortement déterminées par les expériences de lutte des années 1970 et posaient donc des questions politiques de plus haut niveau. Celles-ci affectaient déjà la reproduction et la formation généralisée d’une nouvelle force de travail intellectualisée, située dans un moment stratégique et central de la division du travail émergente.

Qu’est-ce qui change, dans la pratique de la corecherche, quand on a affaire avec ces nouvelles figures ouvrières ? Il se passe que l’objet/sujet de la recherche est non seulement porteur d’un savoir (ouvrier, situé) sur la production, mais il est lui-même – dans sa dimension collective – au centre d’un énorme réseau de production de savoirs et de connaissances. L’intellectuel, séparé dans l’académie et organique aux institutions du mouvement ouvrier, tend à disparaître, absorbé dans le General Intellect, lui-même partie de l’ouvrier social. Alquati est un penseur des processus sociaux – de la subjectivité plus que des sujets. Il considère en revanche que ces transformations sont en devenir et non encore données. Il faut donc aller vérifier quelle forme elles vont prendre, il faut les travailler politiquement, par l’outil de la corecherche. Les écrits de cette période sont parcourus par un sentiment d’urgence politique, d’une occasion qu’il faut saisir, en anticipant l’adversaire de classe. « Comment transporter la force résiduelle des anciennes aux nouvelles figures ouvrières ? » se demande-t-il, cherchant à partager ce grand problème d’ordre politique avec les vieilles institutions du mouvement ouvrier, les militants de base et les nouvelles forces issues de l’archipel de l’autonomie. Cette intuition foudroyante ne se matérialisera pas dans des parcours de lutte effectifs, les institutions du mouvement ouvrier se contenteront de représenter les seuls ouvriers de la grande usine, soutenus par les théoriciens de l’autonomie du politique ((Certains operaïstes de la première heure, comme Mario Tronti et Alberto Asor Rosa, rentreront officiellement dès la moitié des années 1960 à l’intérieur du Parti communiste italien. Après 1973, effrayés par le coup d’État au Chili, les dirigeants du PCI lanceront la politique dite du « compromis historique », qui visait à une convergence tactique avec la Démocratie chrétienne pour exorciser des possibles sursauts réactionnaires. Le PCI espérait ainsi devenir une force de gouvernement. Implicitement, le discours de Tronti sur l’autonomie du politique et celui d’Asor Rosa sur « les deux sociétés » fonctionneront comme une légitimation – à gauche – d’une politique foncièrement inter-classiste, contre l’ouvrier social. Cfr. MARIO TRONTI, Sull’autonomia del politico, Feltrinelli, Milano, 1977 ; ALBERTO ASOR ROSA, Le due società, Einaudi, Torino, 1977.)).

L’élaboration du Modellone

Entre les années 1970 et les années 1980, on assiste à une véritable rupture dans la réflexion de Romano Alquati, recoupant celle qui est en train de se produire à large échelle dans toute la société occidentale avec la montée du néolibéralisme. Dans la « marche des 40 000 » de l’automne 1980 à Turin, lorsque des milliers de cadres vont descendre dans la rue contre le blocage des grévistes de Fiat, Alquati voit une confirmation, a contrario, de ses considérations sur l’incapacité du mouvement ouvrier officiel à utiliser sa force politique sur le nouveau terrain du tertiaire et des employés : les cadres marchent contre les ouvriers, une époque se clôt, le longue hiver va commencer. C’est le moment dit du « reflux » : les espaces politiques se réduisent, la classe ouvrière de l’industrie perd également de centralité politique, la scène est occupée par le discours d’un patronat qui modèle les subjectivités et les incite à devenir des entreprises d’eux-mêmes, à se développer en tant que « capital humain » comme on le dira plus tard. Pour Romano, ce sont des temps d’isolement académique et politique, premièrement à cause de la disparition des sujets de référence auxquelles la corecherche était destinée et avec qui elle se faisait avec. Deuxièmement, en raison de l’auto-ghettoïsation du débat politique des sujets antagonistes, de plus en plus repliés sur eux-mêmes, chacun enfermé dans sa propre tendance, étouffés entre la répression d’État, l’avant-gardisme des groupes armés et l’émergence d’une nouvelle figure anthropologique, bâtie sur le désir infini de consommation et sur la table rase du passé récent.

Dans les années 1980, Romano Alquati concentre donc la plupart de ses énergies dans la construction d’un grand modèle systémique (Modellone) capable de représenter la société capitaliste dans sa transformation hyper-industrielle et néo-moderne14. Romano Alquati se concentrera alors sur l’élaboration d’un modèle de représentation de la société capitaliste dans le passage de son époque classique, industrielle, à une nouvelle phase qu’il définit comme hyper-industrielle et néo-moderne. C’est une entreprise titanesque qui fera l’objet de différentes révisions et mises à jour durant deux décennies. Décrire en quelques lignes ce modèle est impossible, tant en raison de sa complexité que pour l’amplitude des questions théoriques auxquelles il se confronte. Je me limiterai donc à signaler quelques points remarquables de cette élaboration :

1) Le Modèle articule une représentation par niveaux (hiérarchiques) de réalité, invisibles mais structurant la réalité historique et sociale – tels que l’abstraction déterminée marxienne. Au sommet du système capitaliste il y a le plan de la « domination », qui détermine et conditionne en cascade les niveaux sous-jacents de « l’accumulation » et de la « valorisation ». Plus bas, au milieu de l’échelle, le niveau de « l’activité utile et différenciée », qui est celui de la société-marché où se joue ce qui est communément entendu comme exploitation. Il s’ensuit que le politique (à ne pas confondre avec la politique institutionnelle) se situe au-delà de l’économique.

2) Alquati qualifie la société actuelle comme « néo-moderne, hyper-Industrielle et hyper-fordiste », en refusant toute définition incluant le préfixe « post ». Il postule que nous ne sommes pas sortis de la modernité capitaliste, bien au contraire, nous nous trouvons au cœur d’une phase d’affinement et d’intensification de ce processus. Si l’attribut de « postmoderne » est acceptable pour la caractérisation du seul aspect culturel du capitalisme tardif (dans l’acception de Jameson)15, on ne peut aucunement parler de société post-industrielle ou post-fordiste puisque l’on assiste à l‘industrialisation des services et du welfare (l’industrie étant un mode de production et non un secteur) ainsi qu’à une centralité nouvelle et plus poussée du moment de la consommation.

3) Au cœur de cette lecture du système capitaliste il y a le rapport (échange) a-symétrique entre capacité-humaine(-marchandise) et capital-moyens, c’est-à-dire entre ce qui est possédé et développé par l’humain « dans son corps chaud » en tant que capacité déployable/disponible et ce qui est au contraire incorporé dans les moyens « froids » qui s’assimilent cette capacité-humaine, la rendant opératoire et sérielle, augmentant sa puissance mais appauvrissant la richesse de sa gamme. Lorsque Alquati parle de capital-moyens, il ne se réfère pas seulement aux « moyens de productions » (il dit explicitement : « Les moyens ne sont pas le capital constant »). Ceux-ci sont seulement le dernier échelon d’une longue généalogie qui va de l’organisation à la rationalisation, en passant par la scientifisation, pour déboucher sur l’hyper-industrialisation. Dans ce contexte, les moyens sont aussi les savoirs scientifiques, l’édifice de la techno-science, les formes de l’organisation politique et d’entreprise, en somme tout le travail et le savoir passé de la civilisation humaine en tant que éléments subsumés et re-construits par le commandement (et la domination) capitaliste. La distance qui sépare Alquati de ses anciens compagnons de route de la période opéraïste (aujourd’hui post-opéraïste) est ici évidente. Pour lui, on ne peut pas concevoir un usage immédiat – et innocent – de la technologie comme extension du potentiel productif d’une Multitude se réappropriant du capital fixe. Capillarité, caractère diffus et incorporation des différents dispositifs sont plutôt à interpréter comme effets subis d’une grande transformation venant de loin.

De la « force de travail » à la « capacité-humaine-vivante(-marchandise) »

Dans les années 1990, face à quelques timides reprises d’une vague de mouvements sociaux (étudiant·e·s de la Pantera, centres sociaux), Romano Alquati revient à proposer la pratique de la corecherche, centrant son objet sur la sphère de la reproduction et sur certains de ses moments internes identifiés dans la communication16 (ayant pour but la transformation du destinataire du message) et surtout dans la formation17, contre-ressource stratégique présentée comme le moment de la « reproduction élargie de la capacité-humaine-vivante ». Le différentes versions du Modèle aboutiront à l’énonciation de cette nouvelle catégorie en substitution de la catégorie classique de force de travail : Capacité-humaine-vivante(-marchandise).

On touche ici un autre concept clé de la pensée alquatienne. Qu’est-elle donc cette capacité-humaine ? Quelle différence subsiste entre force de travail et capacité-humaine-vivante ?

Pour expliquer cette variable, Alquati utilise parfois un synonyme : « force active ». Le passage théorique qui s’opère ici nous ramène, encore et encore, à la question du double caractère de la marchandise force de travail et surtout des travailleurs. Dans le long processus historique de réification des rapports et de chosification des humains, le capitalisme est arrivé à convaincre les travailleur·se·s que l’enjeu de leur implication réciproque se limite à la négociation de la valeur de leur force de travail. Pourtant, Alquati insiste, le capitalisme a toujours exploité entièrement la personne porteuse de cette force (travail domestique, intelligence collective produite dans la coopération, qualités individuelles, affectivité). Ceci est encore plus vrai dans le passage à l’hyper-industrialité où on assiste à une exploitation intensive et à grande échelle de ces aspects (d’où le fait d’insister sur la reproduction)18 jadis considérés comme étant impossible à aliéner. Le processus du travail devient ainsi « processus actif », dans une mise au travail généralisée à la totalité de la vie humaine. Ce passage ne se résout pas dans une ontologie productiviste (comme c’est le cas dans les derniers ouvrages de Toni Negri), mais plutôt dans la conviction que toute activité humaine est prise dans un processus de « travaillisation » qui date du début de la civilisation capitaliste. Il parvient donc à la formulation de cette catégorie pour rendre compte de la fin de la différenciation entre le travail comme activité séparée et l’activité comme fait humain et social générique : aujourd’hui c’est toute la gamme des facultés et des qualités de la personne qui est exploitée et valorisée pour le capital.

Et pourtant quelque chose subsiste, échappant à la loi de la valorisation. C’est cela, le sens de la mise entre parenthèses de la qualité de « marchandise ». Alquati, en fait écrit souvent « en cours de marchandisation » pour rendre compte d’une tendance, d’un rapport irrésolu, jamais accompli, toujours contradictoire entre ce que le Capital prétend subsumer et ce qui lui résiste, restant comme pure possibilité – qui est aussi possibilité d’être autrement déployée –, latence.

« Capacité » parce que il s’agit ici de quelque chose de possédé et en puissance ; « humaine » parce qu’elle appartient exclusivement aux êtres humains ; « vivante » en tant que partie de la capacité humaine qui se caractérise par le fait d’être variable et non donnée une fois pour toutes ; « marchandise » (mise entre parenthèse) en tant que soumise à la valorisation capitaliste et en même temps luttant contre ce processus de soumission, cible fuyante d’un vampire jamais repus.

Le fait d’insister sur la capacité-humaine permet à Alquati de contre-balancer l’immense pouvoir atteint par le capital-moyens, réaffirmant la centralité de l’agir humain dans le processus de valorisation19. Elle est en même temps possibilité, menace, source de valeur, potentialité tendancielle de quelque chose qui n’est pas, mais qui pourrait être, tant pour le capital que pour un éventuel contre-sujet (auto-valorisation ?). D’un certain point de vue, la capacité-humaine est quelque chose qui n’existe pas mais qui est entrevue par le capitaliste collectif comme embryon développable – qu’est-ce que le « capital humain » sinon cette partie de la capacité-humaine fonctionnelle à la valorisation, à être elle-même capital ?

Dans l’idée de capacité-humaine il y a la conviction – centrale dans l’élaboration du Modellone – que l’histoire de la civilisation capitaliste a été marquée par une deuxième séparation après celle, universellement reconnue depuis Marx, entre les travailleurs et les conditions de leur propre survie (moyens de production) ; dans le passage à la société hyper-capitaliste et néo-moderne on assiste au détachement de la personne de sa propre capacité-humaine, développée dans son corps par le capital comme quelque chose d’extérieur voir d’ennemi : sa partie marchandisable et qui sert des buts opposés à elle. Mais, précise Alquati, il y a un écart entre la « capacité demandée » et celle « effectivement possédée ». Sur cet écart se joue la possibilité de contre-développement d’une capacité-humaine pour nous. Enjeu de projets et de buts antagoniques entre eux, au carrefour entre développement technique et « résidu [humain] irrésolu », la capacité-humaine est le terrain où se joue le défi d’une anticipation de la tendance du développement capitalistique. Pour le dire avec les mots de Romano Alquati, dans l’un de ses derniers ouvrages :

Je prends maintenant de l’avance sur mon orientation stratégique : j’affirme ici que la destruction absolue de capacité-humaine-vivante riche et complexe serait notre pire folie. Le capitalisme, son développement et accumulation se fondent souvent sur la systématicité de cette destruction, qui prend aussi la forme du progrès ; mais une industrialité et un machinisme “autres” devraient renverser surtout ça20.

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  1. La lecture que nous proposons ici est largement issue dans les grandes lignes d’un travail de reprise et de discussion collective qui s’est déroulé l’année dernière à Turin, grâce à l’initiative d’un groupe de militant·e·s politiques de base, chercheurs/euses, amis et compagnons de routes de Romano, élèves et jeunes activistes désireux de nouveaux horizons, voire des perspectives inédites pour interpréter la physionomie du capitalisme actuel. Il s’agit, pour les participants au séminaire, de reprendre la discussion autour de certains nœuds politiques et théoriques posés par la réflexion de la dernière période de vie et de recherche de Romano, la plus riche mais aussi la plus inconnue, même pour un public bien introduit au lexique opéraïste. []
  2. Bien qu’il n’y ait pas de traduction française de l’œuvre de Romano Alquati, des textes commentant ou rappelant son œuvre utilisent le terme « corecherche » pour traduire de l’italien conricerca. La consonance des termes fonctionne bien – même intuitivement – pour décrire une action de recherche menée en coopération. Le problème se pose par rapport à l’utilisation systématique de préfixe « co- » dans la production théorique du dernier Alquati (celle qui nous intéresse) où le terme est employé pour indiquer toute activité « combinée » de l’agent-humain avec les moyens (définition qui regroupe l’ensemble des instrumentations machiniques, la techno-Science et l’ensemble du patrimoine des savoirs accumulés dans le développement de la société capitaliste). Là où l’on serait tenté de penser à une coopération entre humains Alquati insiste au contraire sur la combinaison – qui est aussi une médiation – entre agents-humains et machines/techniques/savoirs. Là aussi, il y a bien une coopération mais il s’agit d’une coopération médiée. Si l’on peut donc effectivement maintenir cette traduction, il faut bien entendre sous ce «co-» le signifié de « avec ». Une traduction plus exacte (mais cacophonique) serait alors «recherche-avec» (la question se pose dans les mêmes termes pour la traduction en anglais). []
  3. En partant de la réflexion de Mario Tronti exposée dans Ouvriers et Capital, Alquati conçoit les «classes» non comme des regroupements économico-sociologiques mais comme deux blocs politiques opposés l’un l’autre. « Classe-parti » signifie donc  qu’elles sont partiales (et non partielles), personnifiant les intérêts d’une et une seule des deux classes dans lesquelles est divisée notre société. « Hyper-prolétariat » et « capitaliste collectif » sont les noms définissant les sujets de cette contraposition à l’heure actuelle. []
  4. Le groupe des Quaderni rossi se prétendait «organique à la classe» (et non au Parti). []
  5. R. ALQUATI- N. NEGRI- A. SORMANO, Università di ceto medio e proletariato intellettuale, Torino, Stampatori, 1978, p.27-28 []
  6. Cfr. RANIERO PANZIERI, « Uso socialista dell’inchiesta operaia », Intervention au séminaire interne aux Quaderni Rossi sur l’enquête ouvrière, septembre 1964. Publié (posthume) dans le numéro 5 de la revue (avril 1965). Maintenant recueilli dans IDEM, Spontaneita’ e organizzazione. Gli anni dei Quaderni Rossi 1959-1964, Pisa: BFS edizioni, 1994. Traduit en français par Nicole Rouzet dans le recueil de textes des QR : Luttes ouvrières et capitalisme d’aujourd’hui, Paris, Maspero, 1968. []
  7. IDEM, « Su Montaldi (Panzieri, io) e la conricerca », dans Camminando per realizzare un sogno comune, Velleità Alternative, Torino, 1994, p. 205-6. []
  8. IDEM, dans «Quaderni Rossi», septembre 1961, maintenant recuilli dans Sulla Fiat e altri scritti, Milano, Feltrinelli, 1977, p. 51. []
  9. Cette idée d’un agir politique transversal est une constante dans la vie de Romano Alquati. Après l’épuisement des parcours de Quaderni Rossi et de Classe Operaia, il ne s’engagera plus dans aucune organisation ou collectif politique structuré, tout en continuant son activité de recherche et de (contre-)formation avec les mouvances autonomes de la classe : militant(e)s de base, délégué(e)s syndicaux et syndicales, étudiant(e)s-travailleurs(ses), affilié(e)s des groupes – cherchant toujours à explorer non la position politique explicite des individus mais leur positionnement dans le processus de production/valorisation, visant non tant leur place objective (composition technique) mais la possibilité du refus, la « politicité intrinsèque » des sujets. []
  10. ROMANO ALQUATI, Composizione organica del capitale e forza-lavoro alla Olivetti, première partie dans «Quaderni Rossi», n. 2, 1962 ; deuxième partie dans «Quaderni Rossi», n. 3, 1963; maintenant recueilli dans Sulla Fiat… cit. []
  11. GIGI ROGGERO, La co-recherche comme style de militance, (http://www.platenqmil.com/blog/2017/10/23/la-co-recherche-comme-style-de-militance). []
  12. Cfr. TONI NEGRI, Partito operaio contro il lavoro, 1974; Proletari e Stato, 1976 (les deux maintenant recueillis dans I libri del rogo, Roma, Derive Approdi, 2006); Marx oltre Marx, Milano, Feltrinelli, 1979; Dall’operaio massa all’operaio sociale. Intervista sull’operaismo, Verona, Ombre Corte, (1979) 2007. []
  13. ROMANO ALQUATI, L’università e la formazione. L’incorporamento del sapere sociale nel lavoro vivo, dans «Aut Aut» n. 154 luglio-agosto, Firenze 1976; R. ALQUATI – N. NEGRI – A. SORMANO, Università di ceto… op. cit. []
  14. Les textes de référence du « Modellone », matrice des réflexions ultérieures, sont les deux tomes edités en 1989, ROMANO ALQUATI, Dispense di Sociologia industriale. Volume 3, Tomo 1 e 2.  Il Segnalibro, Torino 1989. (Les volumes 1 et 2 consistent en des éditions internes utilisées pour des buts strictement didactiques, « Volume 1. Préliminaires générales » et « Volume 2. Civilisation paysanne et phase classique de la Civilisation capitalistique », 1985- 1988. []
  15. Cfr. Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, ENSBA éditeur, 2007. []
  16. ROMANO ALQUATI, Sul Comunicare, Il Segnalibro, Torino, 1993. []
  17. IDEM, Dispense di Sociologia industriale, vol. IV, tomo 1, Introduzione a un modello sulla Formazione, Il Segnalibro, Torino, 1992 et IDEM, Cultura, formazione e ricerca: industrializzazione di produzione immateriale, Velleità alternative, Torino, 1994. []
  18. Alquati fournit une analyse du travail de reproduction en distinguant trois typologies : a) le « travail artéfactif de reproduction » qui fait référence à la consommation des biens tangibles et intangibles pour la reproduction. Sous cette typologie, par exemple, Alquati situe le travail historique des femmes, donc l’ensemble des activités reproductive informellement organisées par le capitalisme ; b) le « travail de consommation-final-destructif » qui fait référence à une dynamique de réalisation de la valeur par la destruction ; c) le « travail de consommation-final-reproductif» qui fait référence à une reproduction avec accroissement de la capacité-humaine : il s’agit donc d’un travail d’intensification de l’exploitation de la capacité-humaine qui porte principalement sur les domaines de la communication et de la formation. Cfr. ROMANO ALQUATI, Sulla riproduzione della capacità umana vivente, Torino, 2002 (inédit). []
  19. Revenant sur la très discutée « théorie de la valeur-travail » marxienne, Romano Alquati adoptera une approche multiple et problématisante. D’une côté il affirmera que, politiquement, il est plus utile de revendiquer la validité de cette théorie, parce qu’elle met au centre la position du travailleur/agent-humain ; d’une autre il prêtera une grande attention à la position de l’économiste Claudio Napoleoni selon laquelle le développement techno-scientifique a atteint une niveau autonome de productivité ; enfin, est c’est là l’aspect à mon avis plus intéressant, il proposera plus qu’une théorie de la valeur une « théorie de la valorisation » où l’accent est mis davantage sur le processus. []
  20. ROMANO ALQUATI, Nella società industriale d’oggi, Turin, 2000 (inédit). []
Gianluca Pittavino