Pouvez-vous introduire Le Capitalisme dans le monde antique de Giuseppe Salvioli ? Quel était le rapport de son auteur au marxisme, à Sombart et à Max Weber ?
Ce livre est d’abord paru en français en 19061. L’édition italienne est plus courte et réécrite. Elle est parue deux décennies plus tard, en 1929, un an après la mort de son auteur. Gino Bandelli fait remarquer que, dans cette édition, les références à Marx se font bien plus rares, et que le texte est marqué par une nette influence catholique. Bandelli pose une question assez intéressante sur le fait que Salvioli n’a pas trouvé d’éditeur italien pour publier ce livre de son vivant, alors que des marxistes comme Ciccotti et Barbagallo semblaient ne pas avoir de difficulté à être édités en Italie. Il attribue en partie cet échec à l’influence (hostile?) du catholique De Sanctis. En ce qui concerne le rapport de Salvioli à Weber, l’édition française du livre cite son travail sur l’antiquité le plus ancien (sa Römische Agrargeschichte de 1891, qui se rapproche vraiment de Mommsen dans sa conception générale) mais ne fait ni référence à la fameuse conférence de 1896 (le travail le plus primitiviste de Weber!) ou à la permière édition d’Agrarverhältnisse im Altertum2. De son côté, il semblerait que Weber ait totalement ignoré Salvioli, tout comme l’édition italienne du livre passe à côté d’Économie et société de Weber (1922).
Dans le débat classique sur le « capitalisme » dans l’antiquité, on rencontre fréquemment une opposition entre les primitivistes (pour qui l’antiquité entière est demeurée enfermée dans une économie d’autosubsistance, esclavagiste, avec une classe parasitaire et dépensière à son sommet) et les modernistes (qui interprètent la vie économique de la Rome antique comme une économie de marché analogue à celle que nous connaissons aujourd’hui). Peut-on dire que Salvioli dépasse cette opposition ?
À mon avis, pas du tout. Son livre est très clairement anti-moderniste. C’est très perceptible après le deuxième chapitre du livre. On peut d’ailleurs remarquer que c’était précisément l’intention de Salvioli. Toute son entreprise est dirigée contre le point de vue selon lequel l’économie antique contenait de « véritables » aspects du capitalisme. Salvioli s’attaquait à Mommsen (en histoire romaine) et à Meyer3 (en histoire ancienne). D’un autre côté, Salvioli voulait se démarquer des positions primitivistes trop extrêmes de Rodbertus et Bücher4 (qui niaient avec trop de véhémence l’existence du commerce, du capital et de l’industrie)5.
Le point de vue de Salvioli est qu’il y avait bien du capital dans le monde antique, mais pas de capitalisme. En parlant de « capitalisme », il se réfère bien entendu au capitalisme industriel tel qu’il s’est présenté à l’échelle mondiale dès le XIXe siècle. Pour lui, l’investissement dans l’agriculture romaine et l’industrie étaient très limités ; aucun marché ne pouvait se développer à échelle de masse ; la vie économique était dominée par un idéal d’autosuffisance, incarné mieux que tout autre par les grandes villas romaines ; la richesse monétaire était peu accumulée car elle était soit immobilisée soit dilapidée. Il en résulte que Salvioli a largement sous-estimé la vitalité et l’échelle du commerce à Rome. Pour exemple, André Tchernia a calculé le volume de vin italien exporté en Gaule dans les dernières années de la République : on comptait environ 120 000 à 150 000 hectolitres par an6. C’est énorme si on compare ce chiffre à, par exemple, la quantité de vin exportée depuis Bordeaux vers l’Angleterre à l’orée du XIVe siècle. Salvioli prétend que la consommation de vin était faible, alors que le marché du vin à bon marché était gigantesque. Il avait en tête un modèle simplifié à l’extrême de la structure sociale romaine, polarisée entre une poignée d’oligarques (dont il nomme certains d’entre eux des « capitalistes ») et une masse d’artisans libres et d’esclaves, sans classe moyenne d’aucune sorte. Sa thèse centrale concernant le caractère limité de la consommation découle de cette hypothèse, ce qui exclut tout autant l’idée qu’il puisse y avoir eu une production à grande échelle dans le monde antique.
Il est important de se toujours avoir à l’esprit que Le capitalisme dans le monde antique a été écrit à un âge où l’archéologie avait eu très peu d’impact sur l’historiographie. Les principales sources étaient de nature juridique. C’était d’ailleurs la formation de Salvioli : il était juriste. Ça m’a toujours frappé de le voir sceptique à l’idée de se limiter à des sources écrites pour faire une histoire économique de Rome, et de le voir précisément faire ça. Par ailleurs, le livre prétend faire l’histoire de « l’économie romaine » mais sa portée se réduit à la péninsule italienne ! Il ne dit rien de ce qui se passait dans les provinces, exceptées quelques références ici et là, notamment cette allusion fascinante à Alexandrie, décrite comme un centre urbain et un pôle de production – ce qui contredit totalement sa vision plus orthodoxe selon laquelle les villes antiques étaient pour l’essentiel parasitaires et davantage portées sur la consommation que la production.
Selon Salvioli, il est aberrant de parler d’une agriculture capitaliste dans l’antiquité. D’une part, l’économie esclavagiste entravait le progrès technique, ainsi que la rationalisation de l’exploitation des terres. D’autre part, l’auteur affirme qu’il n’y a jamais eu d’accumulation primitive à grande échelle, dans toute l’histoire de l’Empire – même si une sorte de bourgeoisie aristocratique s’est largement enrichie dans le cadre d’opérations financières, a bénéficié de l’occupation impériale et a récupéré par l’État d’immenses agri publici. En même temps, Max Weber n’hésitait pas à parler d’un capitalisme agraire à l’époque de l’Empire romain. Est-ce que les critères de Salvioli sont trop restrictifs ?
Il est vrai que le primitivisme de Salvioli au sujet de l’agriculture romaine se démarque fortement de la position adoptée par Weber en 1891 (la Römische Agrargeschichte est, ne l’oublions pas, une œuvre parfaitement moderniste) et, plus largement, avec l’orthodoxie historiographique à gauche de la gauche (en Italie et en Grande-Bretagne) dans les années 1980 – à la même époque, Carandini entamait ses investigations archéologiques à Settefinestre7. Aux yeux de Salvioli, la célèbre partie introductive de l’histoire d’Appien est un excellent condensé de l’histoire économique romaine ; l’auteur n’hésite pas à affirmer que des « capitalistes fortunés » se sont emparés de la plus grande portion de l’ager publicus mais, et cela témoigne en grande partie de la façon dont Salvioli est prêt à penser le « capitalisme romain », il ne semble envisager l’influence du capital qu’en terme d’expropriation violente et illégale de la terre, et non pas d’investissements pérennes dirigés vers les marchés extérieurs. C’est pourtant ce dernier modèle, celui de la villa Catoniana qui s’est popularisé après-guerre parmi les archéologues et historiens, qu’on trouve déjà dans les travaux de Grummerus8. Si vous voulez, pour Salvioli on peut effectivement parler d’accumulation par dépossession, mais jamais de l’idée plus conventionnelle de capitalistes romains prêts à investir et à faire de l’argent. Il ne vient jamais à l’esprit de Salvioli que si les capitaux s’écartent de tel ou tel secteur (que ce soit au sein de l’agriculture ou dans l’industrie), ce soit pour des raisons strictement commerciales – à l’inverse, André Aymard, proposait d’expliquer le retrait de la viticulture des capitalistes romains par le risque excessif ou la faible rentabilité qui la caractérisaient à certaines périodes9. Pour Salvioli, des raisons précises expliquent qu’aucune industrie n’ait pu attirer des capitaux à grande échelle. Les marchés auraient été trop restreints, les technologies trop rudimentaires et, par ailleurs, même les plus grands propriétaires auraient préféré produire pour leur propre consommation, et n’auraient commercialisé que ce qui était produit en excès. Or, chacune de ces hypothèses est soumise à de puissantes objections, qu’on peut fonder aussi bien théoriquement que sur la vaste littérature historiographiques des plus récentes décennies. Les foyers aristocratiques du bas-empire ont accumulé de grandes réserves monétaires à partir de leurs exploitations, comme l’explique l’historien Olympiodorus10. Il n’y a aucune raison que le comportement économique des aristocrates ait été différents quelques siècles plus tôt et Dominic Rathbone, dans son étude de l’une des grandes exploitations (ousia) du Fayoum au IIIe siècle, en Moyenne-Égypte, décrit l’organisation des exploitations de cette échelle, aussi bien en terme de production que de gestion11. Mais le modèle salviolien est principalement celui de l’exploitation terrienne autarcique et priorisant la production de valeurs d’usage. Il affirme que, tandis que les activités industrielles qu’on appelait opus doliare existaient de manière diffuse dans les exploitations rurales, elles étaient principalement dirigées vers la consommation personnelle ou les besoins du foyer. Mais rien n’est plus loin de la vérité. Le travail de Jean-Paul Morel et d’une poignée d’autres céramistes a souligné les aspects spécifiquement capitalistes de l’organisation industrielle des producteurs de faïence romaine. L’organisation du travail ne se fait plus seulement selon les critères d’une phase historique artisanale, comme le prétend Salvioli, mais s’avère façonné par les normes de l’industrie : déqualification, standardisation des processus productifs et simplification des tâches ; production à grande échelle ; vastes réseaux de distribution… La céramique sigillée dont l’appellation technique est « Campanie A » représente un produit de qualité réalisé à bas coût ; elle était diffusément commercialisée à travers l’Occident méditerranéen12. On peut dire la même chose de marchandises comme le vin ou l’huile d’olive. Salvioli prétend encore que la production industrielle était absente des grandes propriétés foncières mais, là encore, cette affirmation est infondée. L’huile espagnole ou nord-africaine était produite en quantités industrielles et distribuées dans toute la méditerranée – une part non négligeable était destinée à la consommation des romains. Dans la même veine, Salvioli sous-estime l’ampleur des activités économiques à Rome, en se basant sur le préjugé infondé qu’aucun capital n’était destiné à la production industrielle et commerciale. C’est ici que Rostovtzeff rend les observations de Salvioli parfaitement caduques. Même des auteurs comme Sieveking, dont les sympathies vont volontiers à la thèse que l’économie romaine s’avérait incapable de développer « les bases nécessaires d’une économie capitaliste » ; même de tels auteurs sont prêts à admettre qu’au sein de secteurs comme la poterie, le verre, la brique, les métaux, etc., les grandes entreprises (Großbetriebe) ont joué un grand rôle13.
Il vaut la peine de se demander ce qui a empêché Salvioli d’envisager que des capitalistes romains – par ailleurs enclins aux opérations financières, foncières, à la spéculation immobilière et aux contrats publics – puissent engager leur argent dans des entreprises productives comme des entrepôts de salaison de poisson, des ateliers de céramique, des champs d’olives, la navigation commerciale, etc. ? Pourquoi notre auteur est-il parti du principe qu’aucun capital ne pouvait être investi productivement ? À mon sens, la réponse se situe dans le préjugé qui veut que, tant que l’esclavage est au fondement de l’« économie domestique » des classes supérieures, les investissements à mêmes d’accumuler du capital sont exclus, sans autre forme de procès. En d’autres termes, tandis que pour Weber et Gummerus notamment, le capitalisme antique est par essence lié à l’esclavage, pour Salvioli il est totalement entravé par l’esclavage. Mommsen lui-même se rendait compte que l’esclavage n’était pas en soi un obstacle au capitalisme, puisqu’il avait sous ses yeux le spectacle des plantations de coton au Sud des États-Unis, et considérait les États du Sud comme des « régimes capitalistes » (Marx lui-même s’accordait sur le fait que des « capitalistes » dirigeaient ces exploitations). Peut-être était-ce la tradition religieuse de Salvioli, valorisant le capital « productif » et considérant l’accumulation comme un « travail » du capitaliste, qui rendait répugnante et improbable à ce dernier l’idée qu’une société capitaliste puisse s’appuyer sur l’esclavage. L’esclavage, du point de vue de l’auteur, est forcément à envisager à l’intérieur d’une économie naturelle (plutôt que d’une économie monétaire), comme le fait Rodbertus, même si Salvioli reconnaît ailleurs dans le livre que les capitalistes ont amassé leurs fortunes par la vente et l’achat de force de travail servile.
Comme vous avez pris le temps de mentionner Sombart auparavant, il est à noter que Salvioli ne prête pas la moindre attention à un article de Sombart dans lequel les exploitations esclavagistes du monde antique sont intégrées à un ensemble unifié d’économies dominées par ce qu’il appelait l’Erwerbsprinzinp, c’est-à-dire la pulsion acquisitive, dont l’objectif est de générer des profits, par opposition au Bedarfsdeckungsprinzip, principe dont la finalité principale est la satisfaction des besoins. Sombart expliquait que le capitalisme était un système indifférent à la forme du travail exploité – en effet, la seule préoccupation qui vaille n’est autre que la logique d’extraction et d’accumulation de profits14. Entre la première version des Agrarverhältnisse et le manuscrit définitif, publié en 1909, Weber s’est montré de moins en moins hésitant à affirmer que « des époques entières de l’antiquité étaient marquées par une dimension « capitaliste » ». La raison en est qu’il se référait alors explicitement à l’argumentation de Sombart ; il était convaincu que le capitalisme se définissait selon un contenu économique précis et non par le fait que les capitalistes fassent usage de « travail libre » plutôt que de force de travail servile15. Elio Lo Cascio a souligné de façon convaincante cette influence sombartienne sur le Weber des Agrarverhältnisse16.
Si l’on vous suit, vous semblez parler du capitalisme marchand comme de l’une de formes « transitoires » qui précèdent l’émergence systémique du capitalisme. Mais que faites-vous des objections d’Ellen Meiksins Wood et Robert Brenner, selon lesquelles il ne saurait exister de continuité historique entre des phénomènes commerciaux à grande échelle et le capitalisme moderne ? Par ailleurs, en cherchant les prémisses du capitalisme dans des formes économiques antérieures comme vous le faites, ne reproduit-on pas, même de façon plus raffinée, une sorte de philosophie de l’histoire toute entière dirigée vers l’essor du capitalisme ?
Ce dont je parle n’a rien à voir avec des « formes transitoires » mais avec des formes d’accumulation du capital. Wood refusait catégoriquement toute notion de « capitalisme marchand » : selon elle, le capitalisme a vu le jour dans un seul pays (l’Angleterre) et n’a pris que deux formes, agraire et industrielle, toutes deux caractérisées par le travail « libre » et toutes deux indépendantes (c’était essentiel pour Wood) de l’économie mondiale. Cette position sépare l’histoire de l’Europe en deux tronçons radicalement distincts. D’un côté, on trouve une Angleterre insularisée, capitaliste, qui a vu le jour entre le XVIe et le XVIIIe siècle ; de l’autre on a le reste de l’Europe qui nage dans les eaux troubles du monde précapitaliste. Dès lors, Wood n’avait pas les outils en main pour écrire une histoire réelle du capitalisme, si ce n’est celle qui concerne uniquement la Grande-Bretagne, et encore, une Grande-Bretagne qu’on aurait séparée de ses aspirations et de son expansion mondiales ! Son travail ne peut pas tenir compte de la East India Company, qui ne peut y tenir d’autre rôle que celui d’une monstrueuse anomalie précapitaliste ; ses travaux sont également aveugles au soutien apporté pendant des siècles aux industries textiles européennes par les réseaux de putting-out, ou au commerce de grande échelle que Braudel décrivait comme « une entreprise capitaliste de haute intensité », ou pour l’esclavage transatlantique et les plantations esclavagistes de l’Atlantique et des Amériques, ou même le capitalisme néerlandais que Marx percevait comme l’incarnation même du premier capitalisme moderne. Selon moi, si les marxistes ne renoncent pas encore totalement à l’histoire du Moyen-Âge et des débuts de la période moderne, au profit de toutes les écoles historiographiques concurrentes, il leur faudra prendre au sérieux le travail de Braudel et redonner au concept de capitalisme commercial toute la valeur que lui a donnée Pokrovsky avant qu’il n’ait à se dédire sous les ordres de Staline.
Dans ce contexte, on peut noter que l’historien Sven Beckert, auteur d’une histoire magistrale du coton, se prononce plus favorablement pour le concept de « capitalisme de guerre » (war capitalism) que celui de capitalisme commercial ou marchand. Ce capitalisme de guerre chez Beckert constitue une « phase » ou un régime économique au sein duquel le développement capitaliste est explicitement dépendant de l’expansion impériale, de l’esclavage, de l’expropriation violente de la terre et du travail sur des territoires extérieurs. Je prends le temps d’en faire mention car tout cela ressemble fort à ce que Salvioli entend quand il décrit le capitalisme romain comme un système nourri seulement par la « spoliation violente » des provinces, par une « masse vertigineuse de pillages » et par l’affirmation qu’à Rome « la véritable industrie nationale était la guerre ». Dans un unique passage, Salvioli fait même le rapprochement avec l’accumulation primitive dont parlait Marx. Bien entendu, pour Salvioli ce capitalisme prédateur, incarné par les citoyens de l’ordre équestre à Rome, cette classe affairiste par excellence, ne s’est pas développé outre-mesure, alors que la prédation demeure pour Beckert la condition nécessaire de l’essor industriel du continent européen.
Selon l’historien marxiste Santo Mazzarino, l’incorporation de l’ordre équestre à l’appareil d’État au fil des siècles de l’Empire romain, c’est-à-dire l’essor d’une bureaucratie d’État, a été le catalyseur de la circulation et de l’accumulation de capital-argent. C’est un exemple des idées inconcevables pour Salvioli ; en tout cas, cette hypothèse s’avère y compris iconoclaste du point de vue de l’historiographie marxiste dominante, dans la mesure où on y rencontre une tendance à envisager la lourdeur de l’appareil d’État, dans les sociétés tributaires, comme un frein à l’accumulation (puisque le principe d’un État tributaire est de s’enrichir en pompant tout le surplus par des taxes). Pourtant, l’idée de Mazzarino resurgit et prend toute son ampleur dans votre travail : pour vous, la continuité commerciale entre l’antiquité tardive et les réseaux marchands de l’islam médiéval s’explique par la monétisation profonde de l’économie qui s’est jouée au crépuscule de l’Empire romain occidental. Pourquoi d’après vous Salvioli a-t-il eu tort de considérer la crise de l’antiquité tardive comme un retour à une économie naturelle ? Est-ce que les États tributaires sont seulement un frein au développement capitaliste ?
Salvioli a en effet eu tort de considérer l’antiquité tardive de façon si catastrophiste, notamment en considérant sa vie économique comme une expansion inexorable de l’économie naturelle. Mais il faut bien avouer que c’était alors l’image d’Épinal de tout ce qui pouvait avoir eu lieu entre le IIIe et le VIIIe siècles. Le point de vue de Salvioli était foncièrement orthodoxe et une autre position aurait été surprenante de sa part. Même Weber, dans sa conférence de 1896, donne la même importance au grand retour de l’économie naturelle à la fin de l’expansion de Rome et après l’effondrement d’un « capitalisme esclavagiste » (c’est l’expression de Hintze pour caractériser la discussion wéberienne)17. Il a fallu attendre que Gunnar Mickwitz s’occupe de démolir le point de vue orthodoxe sur la crise du IIIe siècle, comme tournant et point de départ d’un triomphe irréversible de « l’économie naturelle », pour que les fondations de cette historiographie fautive commencent à trembler18. Néanmoins, cette alternative hétérodoxe ne s’est mise en place que lentement et n’a pas une très grande popularité, même dans les années 1970 quand l’antiquité tardive n’intéressait même pas Moses Finley19. Salvioli a l’air d’interpréter un passage fameux de Symmaque – dans lequel des argentiers se plaignent de la montée de la monnaie en or (le solidus) contre les métaux de base – comme un indice de la disparition de l’or ! C’est évidemment faux, mais cette hypothèse confirme la faiblesse des connaissance de Salvioli sur l’histoire monétaire du IVe siècle, à la différence du militant communiste allemand et historien de l’antiquité Arthur Rosenberg, qui savait combien Constantin avait restructuré et stabilisé la monnaie impériale20. À mon humble avis, Salvioli avait tout simplement lu le papier de 1896 de Weber et en reproduisait fidèlement les thèses.
J’aimerais conclure ma réponse par quelques remarques générales sur Le Capitalisme antique. Comme les premiers travaux de Rostovtzeff, le texte de Salvioli dépeint le capitalisme romain comme essentiellement parasitaire, c’est-à-dire improductif, dans la mesure où son activité n’était pas productrice de valeur. Et pourtant, tout au long du livre, Salvioli évoque des « capitalistes » et, au chapitre 2, probablement le meilleur du livre, il s’attache à décrire les formes sous lesquelles le capitalisme aurait existé au cours de la République romaine. Vers la fin du livre, il introduit le concept de « capitalisme commercial », qu’il considère comme une « phase » du capitalisme spécifique à l’antiquité (comme l’a été le capitalisme usurier), et donc comme une forme « ancienne » du capitalisme. En effet, l’auteur est même prêt à admettre que dans la périphérie même de Rome, l’agriculture a pris une forme capitaliste – c’est l’une des rares références à un secteur capitaliste productif. Mais Salvioli finit par réduire tout cela à des dimensions « superficielles », à un vernis de dynamisme recouvrant l’économie romaine, dont les traits sont purement « artificiels ».
Récapitulons : nous avons des capitaux et des capitalistes à Rome, mais pas de capitalisme. En d’autres termes, Salvioli se débattait avec une épistémologie du capitalisme « vrai », le système économique accumulant du capital industriel, celui étudié par Marx dans les deux premiers livres du Capital. Pour Salvioli, il n’y avait aucun moyen terme entre l’économie antique avec son capitalisme « de surface », et le capitalisme moderne tel qu’il a été décrit par Marx. Et pourtant, Martin Frederiksen n’avait pas tort de répondre à Finley, dans sa recension dévastatrice, que « quelque part entre les extrémités théoriques, entre l’économie traditionnelle et statique d’une part, et d’autre part l’économie de marché parfaitement fluide, on trouve toutes les périodes historiques ; et le problème qui se pose au sujet des sociétés anciennes est celui de mesurer et classer leurs rapports économiques, leurs comportements économiques, et de positionnement chaque cas particulier sur ces différentes échelles21. » Je voudrais suggérer que notre problématique serait aujourd’hui plus raisonnablement posée et débattue si nous distinguions trois sortes de question qui ont tendance à être indéfectiblement confondues dans le débat. Premièrement, à quel point une économie est-elle avancée (à quel point la division du travail s’est-elle développée ? quelle était l’ampleur du commerce et de la circulation monétaire ? quel était le degré de sophistication des instruments financiers ? etc.) ; deuxièmement, on peut se demander si une société contient des éléments de capitalisme en son sein ; troisièmement, si cette société constitue un capitalisme pleinement développé et comparable à l’économie capitaliste moderne. En histoire ancienne, plus personne ne répond oui à la troisième question. De nos jours, l’historiographie moderniste se situe résolument en rapport aux deux premières questions, dans la mesure où son adversaire, le primitivisme, n’a de cesse de se prononcer sur le degré « d’arriération » des économies anciennes (question 1) et sur l’absence de toute forme de capitalisme (question 2). Dès lors que les ambitions du modernisme sont ramenées à ces deux niveaux et que les questions posées sont plus facilement maîtrisables, il est possible d’affirmer que, contrairement aux affirmations de Finley et du primitivisme cambridgien, l’histoire de Rome a de plus en plus glissé vers des interprétations plus modernistes. En Italie, Andrea Carandini et Andrea Di Porto22 en sont des exemples majeurs dans des domaines très différents (l’archéologie pour le premier, les sciences juridiques pour le second) ; en France, c’est le cas des des céramistes Jean-Paul Morel, Maurice Picon, Robert Étienne et Françoise Mayet23 ; en Grande-Bretagne, on peut mentionner Kevin Greene, Dominic Rathbone, Ken Dark et Andrew Wilson (l’un est papyrologue, les trois autres sont archéologues)24 ; en Allemagne, il y a Karl Strobel25 ; parmi les chercheurs d’origine grecque, on peut citer Nicolas Oikonomidès et Angeliki Laiou au sein des études byzantines26. Bien d’autres chercheurs (de nationalités très variées) ont contribué de façon décisive à entamer les positions primitivistes, à travers leurs études sur tels ou tels aspects spécifiques des économies romaine et byzantine. Pour le matérialisme historique, ça ne résout pas le problème, mais ça permet de mieux le poser. Salvioli est prêt à considérer l’existence de formes de capital dans le monde antique, mais dès lors qu’il a en tête le capitalisme industriel moderne, le mode de production capitaliste au sens marxien, et qu’il en fait le seul vrai capitalisme, Salvioli est incapable de savoir quoi faire théoriquement de ces « aspects » capitalistes de l’antiquité. Dans tous les cas, son livre n’est pas tout à fait un ouvrage théorique, mais une polémique contre certaines versions exagérées du modernisme. Dès lors, le travail salviolien reste entaché d’une tension irrésolue, et la meilleure façon de résoudre le dilemme est de reposer la question. Quand Weber demandait, « y avait-il une économie capitaliste pendant l’antiquité ? », sa réponse était alambiquée mais intéressante. D’une part, inspiré de Sombart, il proposait que le concept d’économie capitaliste soit détaché du seul critère de l’existence d’un salariat exploité « libre » (les guillemets sont de Weber lui-même!) C’est à ce propos qu’il évoque des périodes entières de l’antiquité marquées par des « caractéristiques profondes du capitalisme » (ein rechet weitgehend « kapitalistisches » Gepräge). D’autre part, cette première détermination lui a permis de définir les « secteurs classiques (Richtungen) des investissements en capital dans l’antiquité », c’est-à-dire notamment les contrats gouvernementaux, les mines, le commerce maritime, etc. C’est, grossièrement, ce que j’ai moi-même essayé d’esquisser en répondant à la deuxième question : est-ce qu’une économie contient des éléments de capitalisme ? Parmi les signes que l’on peut relever pour en juger, on peut évoquer : la diffusion du travail rémunéré (ce qui a été le cas de la méditerranée romaine, mais aussi du monde islamique et de la Chine) ; l’existence de secteurs productifs où les opérations commerciales sont mises en œuvre par des unités de production à une échelle relativement grande (la poterie samienne ou céramique sigillée de La Graufesenque dans l’Aveyron ; les « grandes sites industriels » où l’huile d’olive était fabriquée en Afrique du Nord et ailleurs ; les productions volumineuses de verre dans les grands centres, qui en exportaient une partie non négligeable pour les ré-exploiter ailleurs ; les plus imposantes « usines de briques », qui étaient habituellement sous-traitées par des entrepreneurs privés appelés officinatores, etc.) Je suis convaincu que cette approche permet de mieux saisir cette référence répétée des différents chercheurs à des groupes ou classes de « capitalistes ». André Aymard, dans un papier célèbre des Annales, s’est par exemple interrogé sur le retrait des capitalistes romains de la viticulture italienne, au moins jusqu’au règne de Néron27. Mazzarino décrivait les propriétaires fonciers du bas-Empire comme des « capitalistes »28. Cela ne signifie pas qu’ils l’étaient tous, mais qu’il y avait des éléments capitalistes au sein de l’aristocratie romaine de l’antiquité tardive, des individus ou domus fortement impliqués dans la spéculation (avara venditio), la possession et le financement de bateaux, l’agriculture à grande échelle, des transactions commerciales de toutes sortes, etc. Encore une fois, Oikonomidès décrit certains membres de l’aristocratie byzantine, impliqués dans le commerce de soie dans un secteur verticalement intégré, comme des « capitalistes »29. Ces entrepreneurs étaient des marchands de soie de grande envergure qui avaient réussi à obtenir des contrats publics et à s’assurer que des fournisseurs leurs vendent à bas prix de la soie brute, pour ensuite exploiter cette matière première dans des firmes qu’ils ne possédaient pas. Leur intérêt premier était le commerce de soie et non pas la manufacture.
De toutes façons, je pense avoir suffisamment indiqué de directions possibles à des recherches ultérieures pour de nouvelles générations d’historiens et intellectuels marxistes, et pour redéfinir le débat sur ces questionnements-là.
Entretien réalisé par Félix Boggio Éwanjé-Épée.
Le Capitalisme antique (extraits) – Giuseppe Salvioli
Les phénomènes économiques peuvent être étudiés scientifiquement de deux façons : dans leur réalité objective, tels qu’ils se sont manifestés dans l’espace et dans le temps, ou bien dans leur idéation subjective, tels que l’esprit les reflète et les exprime, les sent et les comprend. Chacune de ces deux études a ses mérites : la première explique le mode et la raison d’être de ces phénomènes, les formes qu’ils revêtent, les lois qui les gouvernent ; la seconde s’occupe des sentiments et des jugements qui constituent et alimentent la civilisation relative à la vie économique. Ce dernier genre d’études a été jusqu’ici le plus généralement suivi ; beaucoup d’excellents travaux nous renseignent sur l’origine, les progrès et les transformations des théories économiques dans le cours du temps et dans les différents pays, de telle sorte que la pensée des grands écrivains, comme aussi, d’ailleurs, celle des écrivains de moindre importance, de l’antiquité et des temps plus récents, a été exposée, retournée dans tous les sens. I1 n’y a plus de secrets ni de doutes sur ce qu’ont pensé Turgot ou Smith, comme aussi nous connaissons admirablement les doctrines économiques d’Aristote et de Cicéron, et même des politiques chinois.
Mais l’étude des faits économiques n’a réalisé jusqu’ici que de faibles progrès et il est peu de points sur lesquels il n’y ait des incertitudes et des doutes. Et d’abord ces faits sont multiples et complexes, et il n’est pas facile de les dégager et de les réduire en formules simples. Tout ce qui se réfère à la production, au commerce, au crédit, pour les époques peu éloignées de nous et davantage encore pour les périodes lointaines, se présente à l’observateur d’une façon fort obscure, qui empêche la vision nette des liens qui rattachent entre eux ces phénomènes en apparence hétérogènes, et la mesure exacte des nombreux rapports qui naissent et se développent à l’infini. Pour l’antiquité, ces difficultés, qui tiennent à la nature même des phénomènes économiques, sont augmentées encore par le petit nombre des documents : les renseignements quantitatifs manquent presque complètement et les renseignements qualitatifs sont fragmentaires et en général insuffisants pour nous fournir un tableau complet du mouvement économique. De plus, dans les renseignements transmis, chaque écrivain a déposé une partie de ses préjugés, différents avec sa condition sociale, son parti politique, son système philosophique. Par exemple, les écrivains grecs ont fait des recherches théoriques sur les phénomènes économiques, mais toujours en les subordonnant à leurs recherches de philosophie pratique : ils s’occupent d’éthique économique et non d’économie politique, et s’efforcent notamment de démontrer que la félicité véritable ne consiste pas dans la possession de la richesse.
C’est par suite de cette insuffisance des renseignements et des études sur les faits économiques transmis par les historiens ou inscrits sur les monuments, que l’on n’est pas encore arrivé à établir, d’une façon précise et concordante, à quelle phase de développement économique étaient arrivées les civilisations anciennes, et notamment la civilisation grecque et la civilisation romaine, et si leur économie différait de la nôtre et dans quelle mesure.
On sait que l’histoire économique a été divisée en un certain nombre de périodes par les économistes. Nous aurons l’occasion de voir quelle valeur on peut attribuer à ces classifications. Il est certain que l’histoire de l’évolution économique nous montre que chaque peuple a parcouru des phases très diverses et passé par des états économiques et sociaux très différents entre eux. Dans la série de ces états successifs on constate un progrès des formes inférieures aux formes supérieures, progrès qui s’est fait graduellement et, parfois, à travers des périodes de transition séculaires, de sorte que l’histoire de l’humanité se présente à nous, non pas comme un mouvement continu en ligne droite, mais comme un mouvement qui suit une courbe ascendante, avec parfois des périodes de régressions. On peut constater ce mouvement dans la forme de la production, dans les échanges, dans les conditions de la répartition des biens et de leur formation, dans les façons de satisfaire les besoins matériels et immatériels, dans la condition juridique, économique, sociale et politique, des classes inférieures, en un mot dans tout l’ensemble de l’existence humaine, en tant qu’elle est déterminée par les conditions économiques.
Les économistes ont essayé de ramener la série des formes économiques à un certain nombre de phases dans lesquelles chaque peuple, avec sa civilisation, doit trouver place. En se plaçant au point de vue de la production économico-sociale, certains ont émis l’hypothèse qu’il y a eu cinq phases nécessaires de l’évolution économique : état sauvage, état pastoral, état purement agricole, état agricole et manufacturier, état à la fois agricole, manufacturier et commerçant. C’est le système de List, de Roscher et de Levasseur. En se fondant sur la structure économique et sur les formes et la technique de la production, Le Play et son école ont reconnu trois phases principales : âge des productions spontanées — âge des productions artificielles — âge de la production capitaliste. La doctrine de Marx et du matérialisme historique est tout entière basée sur l’influence prépondérante que la forme de la production a sur l’organisation et l’évolution générales des sociétés. Marx n’a pas proposé de classification, mais il a donné la clef d’une explication historique sur laquelle nous reviendrons. D’autres économistes prennent pour base de leur classification des régimes économiques, la circulation des biens, comme De Greef, ou l’instrument des échanges, comme Hildebrand : on a alors trois phases, celle de l’économie naturelle, celle de l’économie monétaire, et celle de l’économie fiduciaire30.
Il faut nous arrêter un instant sur ce système parce que nous aurons l’occasion de nous y référer dans notre étude. L’économie naturelle caractérise cet état de civilisation dans lequel les échanges se font en nature ; la monnaie n’existe pas ou bien elle n’intervient que dans un très petit nombre de transactions. Il n’y a pas de commerce d’échange entre les différentes économies privées. La production est isolée, la consommation immédiate : chaque foyer ou chaque groupe se suffit à lui-même. Il n’y a pas d’économie urbaine. L’État lui-même satisfait à ses différents services le plus souvent directement, ou au moyen de prestations de travail gratuites qu’il impose à ses habitants, ou de ses biens patrimoniaux.
Lorsque la monnaie intervient régulièrement dans les échanges comme mesure des prix et comme instrument d’échange, c’est la phase de l’économie monétaire. Celle-ci naît en même temps que naissent les villes ; elle se développe avec le progrès de la division du travail et la différenciation de la production sociale, elle pénètre dans les économies domestiques et les transforme.
Lorsqu’une grande partie des échanges se font à crédit et qu’une masse considérable de papiers de crédit servent de substitut de la monnaie, avec un pouvoir d’achat et de payement égal à celui de la monnaie, c’est la phase de l’économie fiduciaire. La monnaie continue à être la mesure universelle des prix, le moyen universel d’échange et le moyen légal de payement, mais beaucoup d’échanges sont des affaires à crédit et la monnaie comme instrument d’échange et de payement est remplacée en grande partie par le papier de crédit. Cette dernière forme ne naît que lorsqu’il y a un large développement de l’échange monétaire et que les inconvénients du transport et de la circulation de la monnaie font désirer un instrument de payement plus simple. L’échange à crédit est à l’origine l’exception, l’effet de l’impossibilité momentanée de se libérer, c’est un résultat du besoin et non pas de la connaissance de son utilité.
Nous pouvons rapprocher de ce système celui de Bücher qui, dans un ouvrage sur les origines de l’économie politique, divise l’histoire de l’humanité en trois phases : celle de l’économie domestique isolée, celle de l’économie urbaine, et celle de l’économie nationale. Dans la première, chacun produirait pour ses propres besoins, sans avoir recours à l’échange et en consommant ce qu’il produit. Chaque économie se suffirait à elle-même, et la division du travail rentre dans les attributions du chef de la famille, qui règle tout suivant les besoins et la dignité de la maison. Dans la seconde, nous trouvons la division du travaille, la production spécialisée, et l’échange. Les échanges se feraient entre un nombre plus ou moins limité de consommateurs habituels, qui consommeraient les valeurs acquises sans les céder à d’autres : par conséquent les biens passeraient directement des producteurs aux consommateurs. Dans la dernière période, la production devient nationale, et les biens circulent en grandes masses, et entre les différents États, et passent à travers diverses économies avant de devenir objet de consommation. Telle est la théorie de Bücher, qui a été fort bien accueillie tout comme son livre a eu un véritable succès, dû en partie à la clarté de l’exposition et à la simplicité de la théorie31. En réalité elle est loin d’être nouvelle, parce que non seulement elle reproduit des remarques incidentes de Marx, d’Engels et de Schmoller, mais elle trouve son point de départ dans les conceptions générales de Rodbertus32. Rodbertus n’a pas voulu ramener la vie des peuples à des formules, mais il s’est efforcé de reproduire la réalité de la vie économique des Romains, et il a avancé cette affirmation, téméraire à première vue, que dans l’antiquité toute l’organisation était véritablement économique, c’est-à-dire basée sur la maison, sur la famille. L’organisation économique dans les civilisations anciennes, notamment dans les périodes les plus anciennes du développement de la πολις, reposait sur l’autarchie de la maison, qui avait entièrement le caractère d’une économie naturelle. La monnaie n’était pas nécessaire pour faire circuler les produits, parce que pendant le processus de la production ils ne changeaient pas de propriétaire. Tout était dirigé par le chef de la maison assisté de ses esclaves, qui transformaient les produits tirés des terres qui appartenaient à la maison, ainsi pourvue par le travail de ses membres, qui confectionnaient ses vêtements, ses instruments, tout ce dont elle avait besoin ; elle ne dépendait du marché que pour quelques rares objets. La monnaie n’avait que le caractère de marchandise. Rodbertus attribuait ainsi à toute l’antiquité le caractère de l’économie naturelle, tout en admettant que, même avant les invasions germaniques, la monnaie était intervenue dans les échanges. Ce qu’il réservait à l’époque moderne, c’est le crédit. Dans le monde romain, le caractère de l’économie aurait été déterminé par l’autarchie de la maison et d’infinies économies isolées, pour lesquelles les échanges étaient superflus, puisque tout pouvait être produit chez soi. Cet état de choses serait une conséquence de l’esclavage ; les riches ayant dans les campagnes et dans les villes de nombreuses armées d’esclaves et demandant à leur travail tout ce dont ils avaient besoin, conservaient ainsi une économie domestique qui ne vivait que de ses produits sans avoir recours à l’échange et qui consommait ce qu’elle produisait, et cela même quand, en dehors de cette économie, le commerce se fut développé et qu’il exista des manufactures.
Il est bien évident que les idées de Bücher coïncident avec les thèses de Rodbertus, qui s’est occupé spécialement du monde romain. Bücher ne rappelle même pas comment on peut en faire application au monde ancien, mais sa pensée est claire là où il affirme que la troisième période, celle de l’économie nationale, dans laquelle les biens passent par diverses économies avant d’être consommés, celle d’une économie organisée avec un commerce richement développé et avec un large échange de biens, avec une classe commerciale comme intermédiaire entre la production et la consommation — que cette troisième période est toute récente, moderne. Dans un autre ouvrage, où il critique ceux qui prétendent que le monde grec a connu la grande industrie et les échanges internationaux, il écrit que le régime économique des échanges, fondé sur la circulation proprement dite, est d’origine récente, qu’il remonte à la formation des États modernes, et Bücher répète que les deux régimes précédents sont celui de l’économie domestique fermée dans lequel le producteur et le consommateur se confondent, où les biens sont consommés dans l’économie qui les produit, et celui de l’économie urbaine où on travaille pour une clientèle locale et connue d’avance, où les biens produits passent directement du producteur au consommateur. Athènes, même dans les périodes de sa plus grande richesse, n’a pas dépassé cette seconde période, celle de l’économie urbaine, et la Grèce tout entière est restée à la première période33.
Toutes ces phases de développement, même si on ne les considère pas comme des phases consécutives dans lesquelles l’historien doit faire rentrer la vie économique de tous les peuples, et malgré toutes les réserves de l’auteur, ont paru à plus d’un artificielles et peu conformes à la réalité historique. La plupart des critiques ont été tirées du moyen âge allemand et de l’époque moderne. En ce qui concerne l’antiquité, la théorie de Bücher34 était en contradiction avec l’opinion courante, à ce qui est tenu pour vrai d’après les historiens les plus illustres. Il nous faut d’ailleurs faire remarquer que les dissentiments sont grands parmi les historiens et les économistes sur la façon d’interpréter la vie économique de l’antiquité, d’expliquer cet ensemble de rapports économiques qui nous donnent la clef des institutions politiques, juridiques et sociales.
Pour les économistes, l’antiquité est, en ce qui concerne la production et la consommation des richesses, tout à fait différente de l’époque moderne. Roscher, qui a divisé l’évolution économique en trois stades, selon que sont prépondérants la nature, le travail ou le capital, écrit que l’économie antique n’est jamais allée au delà du second
stade et il affirme que le capital n’a eu qu’un développement très faible, ce qui a constitué un arrêt de développement pour le crédit et pour les institutions qui s’y rattachent : il a une tendance à élargir le fossé qui sépare l’antiquité des temps modernes35. Nous avons vu quel est sur ce point la pensée de Rodbertus et de Bücher : pour eux, ce qui domine dans l’antiquité c’est l’économie du foyer basée sur l’économie naturelle, caractérisée par ce fait que chaque famille possédait les capitaux nécessaires à la production. Chez les Grecs, les Romains, les Hébreux, les Égyptiens, les peuples orientaux en général, chaque famille était son propre entrepreneur et consommait ce qu’elle produisait. Schmoller insiste sur les différences, et Karl Marx a mieux encore appliqué au progrès industriel, à la formation du capital, à toute l’économie l’idée d’un développement dans le temps.
Les historiens, au contraire, ont la tendance à ne pas faire de différence entre l’antiquité et les temps modernes, et ils multiplient les analogies à ce point qu’en lisant certaines descriptions de Thèbes, d’Athènes, d’Alexandrie, de Corinthe et de Rome, on s’aperçoit vite qu’elles ont été écrites dans le siècle du capitalisme, des colossales entreprises financières, de la grande industrie et qu’on a devant les yeux Manchester ou Londres, Paris ou New-York. Autrefois les historiens ne s’occupaient généralement que des guerres et des changements de dynastie, et le lecteur s’habituait à croire que les événements se sont passés dans des milieux assez peu différents de ceux qui l’entourent. De nos jours ils s’occupent également des conditions économiques et notamment pour les peuples méditerranéens on tend à démontrer qu’ils avaient atteint le même degré de développement auquel se trouvent les nations modernes les plus avancées. C’est ainsi que Mommsen soutient que les opérations auxquelles donnent lieu les capitaux sont un héritage universel de la civilisation ancienne, que le système commercial adopté par les Romains avait été conçu par les Grecs, que cependant ceux-là le marquèrent d’une empreinte spéciale par suite de l’étendue de leurs opérations et que l’esprit de l’économie romaine et son caractère grandiose se sont manifestés notamment dans une économie capitaliste. Il compare Rome à l’Angleterre au point de vue de la supériorité de la circulation monétaire, de la puissance des capitaux, et il voit dans la grande immoralité toujours inhérente au commerce des capitaux ce qui a rongé la moelle de la société et de la République, en substituant l’égoïsme absolu à l’amour de ses semblables et de la patrie. Rome est pour lui une Babel financière, gouvernée par une oligarchie de capitalistes36. À la chute de la République et pendant les deux premiers siècles de l’Empire, le capitalisme grandit, avec toutes ses fièvres de spéculation, avec la rage de l’exploitation, et s’empara de tout, du travail et de la terre, de l’industrie et du commerce, de la banque et de la finance, de la vie publique et privée. La production en grand avec les esclaves, les grandes compagnies financières, les grands accaparements commerciaux, les jeux de bourse, l’agiotage, les monopoles, la puissance du crédit, telles sont les forces occultes ou visibles qui auraient tenu les fils de la politique. Derrière Mommsen sont venus se ranger tous les principaux interprètes de l’histoire romaine. Pour Marquardt, « le régime capitaliste s’empara du commerce et de l’industrie. Artisans, marchands, agriculteurs, en subirent les désastreux effets37 ». L.Goldschmidt, le savant historien et théoricien du droit commercial, parle non seulement d’économie monétaire et d’économie fiduciaire, mais même d’une façon explicite de capitalisme, de « grande spéculation capitaliste qui domine toute la vie économique romaine38 ». De même le célèbre historien des mœurs des Romains, Friedlaender, tout en faisant de nombreuses réserves sur les exagérations qu’on a commises au sujet du luxe et de la richesse des Romains, fait reposer la vie sociale romaine sur le capitalisme39, et c’est là, on peut le dire, l’opinion de tous ceux qui ont écrit sur la société romaine40. Dureau de la Malle s’est montré plus réservé ; il n’examine pas dans ses détails le problème, pas plus que le caractère de l’économie romaine, mais on peut de certains indices conclure qu’il ne veut pas la comparer à l’économie moderne et qu’il n’attribue pas au capitalisme une grande importance. Mais la tendance générale des écrivains français et anglais a été et elle est encore de présenter la société romaine sous les couleurs adoptées par Mommsen41 ; et en Italie les historiens les plus récents ont transporté dans le siècle de César, et même avant, ce qui caractérise le mieux le mouvement économique moderne, et non seulement ils ont décrit une société gouvernée par un petit nombre de capitalistes, par une autocratie toute-puissante qui dirigeait toute la vie politique, faisait mouvoir à son gré les leviers de l’État, mais même une vigoureuse économie fiduciaire, un système capitaliste qui s’était asservi l’industrie et le commerce, et qui avait transformé toute l’économie publique et privée42. Mais celui qui a pris plus spécialement position pour ce que nous appellerons l’opinion commune des historiens, c’est Edouard Meyer, un des plus célèbres historiens de l’antiquité, qui a soutenu énergiquement que l’évolution des peuples méditerranéens s’est faite jusqu’à aujourd’hui selon deux périodes parallèles, qu’avec la ruine de l’antiquité, l’évolution recommence de nouveau, qu’elle retourne de nouveau aux conditions qu’elle avait dépassées depuis longtemps. Pour lui, la disparition de l’antiquité n’est pas le produit d’un bouleversement extérieur qui détruit tout, mais de la désagrégation intime d’une civilisation complètement formée, complètement moderne dans son essence, qui s’épuise en elle-même. Et de cette idée claire, il passe à une de ces conceptions de philosophie de l’histoire si chères à la pensée allemande, à savoir que la caractéristique la plus importante que l’évolution moderne a empruntée à l’antiquité, c’est cette idée d’universel qui, malgré tout ce processus de dissolution, ne pouvait être perdue et qui revit dans l’idée d’une Église universelle, d’un État universel.
En Grèce, d’après Meyer, l’économie monétaire a dissous les rapports patriarcaux, et des points de vue capitalistes se sont insinués dans l’économie de la grande propriété foncière. Les prix du marché dépendent du grand commerce, de l’importation des produits d’outre-mer. L’argent est rare, les intérêts exorbitants ; il y a eu des crises, comme on en retrouve pour les mêmes causes à Rome et chez le peuple d’Israël. À Rome, Meyer constate la formation complète du capitalisme, peut-être depuis la rédaction des XII Tables43, certainement dans les derniers temps de la République : à ce moment tout est attiré dans la sphère du capitalisme et réglé par le droit capitaliste, qui bouleverse les conditions de la propriété foncière et modifie les anciennes relations de vie et d’échange, en rendant plus mauvaise la situation de la population rurale. Puis vint la grande industrie, la production sur une grande échelle, l’accaparement de la terre et des moyens de production par un petit nombre de détenteurs du capital, qui dirigèrent ainsi toute la vie de ce vaste empire. Par conséquent, l’antiquité, d’après ce représentant des historiens, n’offrirait aucune différence avec les temps modernes, au point de vue économique. C’est une grossière croyance populaire qui a accrédité la légende que le développement historique des peuples méditerranéens s’est fait d’une façon continue selon une ligne ascendante. Cette croyance trouve un appui dans la répartition tripartite de l’histoire en antiquité, moyen âge, temps modernes, et comme on trouve dans le moyen âge des conditions de vie très primitives, on croit pouvoir en induire des conditions encore plus primitives pour l’antiquité. Tout au contraire l’antiquité était de beaucoup plus avancée que le moyen âge44.
Exposer les idées de ces deux écoles c’est poser la question que nous voulons examiner. Nous rechercherons jusqu’à quel point sont fondées les analogies qu’on croit trouver entre la civilisation ancienne et la nôtre, et nous donnerons au travail et au capital la place qu’ils ont occupée, selon les temps et les pays. Il ne s’agit pas d’établir, contre Rodbertus et Bücher, que dans le monde ancien et précisément à Rome, il existait de l’industrie, du commerce, du capital. Ce serait se faire la partie trop belle. Qui donc, si ce ne sont des maçons, des marbriers, des sculpteurs, des charpentiers, a élevé tant de monuments, construit tant de ponts, tant de navires ? À qui doit-on tous ces travaux d’orfèvrerie, ces vases splendides, ces belles armes qui ornent nos musées, si ce n’est à des artistes spécialisés ? Il y a donc eu de l’industrie, et personne n’a jamais eu l’intention de le contester. Et nous trouvons aussi un commerce, qui reliait les parties les plus lointaines de l’empire, qui portait à Rome les parfums de l’Orient, les soies de Chine, les tapis de Babylone, la pourpre de Phénicie, les métaux d’Espagne et de la Grande-Bretagne. Les montagnes abaissées et ouvertes par les Romains, les ponts jetés sur les fleuves, laissaient passer la civilisation qui, suivant les grandes routes militaires, pénétrait sur les points les plus solitaires, jusqu’au milieu des populations étonnées et domptées par elle plus sûrement que par les armes. Le commerce romain rapprocha les peuples et créa pendant trois siècles, sinon l’idée d’une patrie commune, au moins les mêmes intérêts à conserver la « paix romaine ».
Il y eut aussi du capital. De quelque façon que soit organisée la production, il y a toujours des capitaux mobiliers. Les différences entre les diverses formes d’organisation industrielle ne portent que sur la quantité de ces capitaux. Même dans l’industrie domestique, il y a les capitaux nécessaires à la production dont la possession est concentrée dans la même famille, qui est son propre entrepreneur et qui consomme ce qu’elle a produit. Mais ni la nature économique des services des capitaux ni ceux de l’entreprise ne sont changés. Le chef de famille ou la personne qui dirige la production, tâche de disposer des coefficients de fabrication de façon à obtenir le maximum d’utilité : seulement c’est la famille entière et non pas le chef seul qui ressent les pertes ou les bénéfices des opérations. Même dans cette forme de la production, le capital joue son rôle.
Quelle est l’importance de cette industrie, de ce commerce, de ce capital ? C’est la question que nous avons à examiner. Si la fonction du capital est essentiellement la même dans tous les systèmes sociaux et à toutes les époques historiques, si toujours il est simplement de la richesse employée à la production d’autre richesse, comme les conditions historiques, juridiques et politiques dans lesquelles il est employé varient indéfiniment, comme varient les formes techniques dans lesquelles il est incorporé, de même varient aussi beaucoup son importance et sa signification.
Pour évaluer la place du capital dans la production de l’antiquité, et pour voir si Rome, par exemple, a atteint dans son développement économique la forme du capitalisme, il faut tout d’abord nous mettre d’accord sur la signification de ce mot. Il nous suffit pour cela de tracer les lignes fondamentales du mouvement économique moderne qui est dominé par le capitalisme, c’est-à-dire par la méthode capitaliste.
Par économie capitaliste on entend ce mode de production qui se fait sous la domination et la direction du propriétaire du capital. Ces circonstances que la possession du capital est la condition de toute production notable, que le travail sans le capital ne peut vivre, que le capital n’est pas un bien que tous possèdent ou peuvent posséder, que celui qui le possède occupe une position prééminente, privilégiée par rapport à ceux qui n’en possèdent pas, sont autant de caractères saillants de ce système. Les entrepreneurs sont à la tête de la production : ils décident les genres de production et la quantité, ils répartissent les ouvriers selon les besoins de la production, ils règlent les prix, ils dominent les marchés. Ils conduisent toutes les opérations industrielles et commerciales. De plus, les capitalistes sont les propriétaires de tout le produit, tandis que l’ouvrier ne touche que son salaire. La production se fait pour le compte et sous la responsabilité des capitalistes, qui reçoivent en plus de l’intérêt du capital un profit industriel. Le développement du système capitaliste entraîne l’élévation de la classe capitaliste, qui s’enrichit des profits de l’industrie qu’elle contrôle dans son propre intérêt, et l’abaissement de la classe ouvrière, sans terre et sans capital, séparée ainsi des moyens de production. La grande force du capitalisme est dans l’accroissement de la richesse par l’accumulation des profits. Cette accumulation est assurée par l’appropriation de la plus-value. L’histoire de la méthode capitaliste c’est l’histoire de l’appropriation et de l’accumulation de la plus-value.
Les conditions nécessaires pour l’existence et l’accroissement du capitalisme sont : une classe qui a le monopole virtuel des moyens de production ; une classe ouvrière privée des moyens de production ; un système de production en vue de l’échange sur un grand marché.
La science économique moderne a posé et étudié ce problème : comment ont été établies ces conditions historiques, comment est née et comment s’est comportée cette classe monopolisatrice, jusqu’à quelle limite ont existé et agi dans la vie sociale, jusqu’à quelle limite ont été possibles le monopole, l’appropriation de la plus-value et son accumulation. Tout ce qui concerne le long processus qui a amené dans les pays modernes le développement du capitalisme, a été étudié : on a montré qu’au moyen âge le paysan et l’artisan étaient propriétaires des moyens de production et qu’ils produisaient pour leurs besoins, pour ceux des seigneurs féodaux et pour les clients qui leur faisaient des commandes. Le surplus, qui était envoyé au marché, était nécessairement peu important et techniquement imparfait. À la fin du moyen âge, l’organisation féodale tombe en ruines, le paysan est exproprié, l’esprit commercial s’applique à la terre, une multitude de propriétaires dépossédés est réduite au vagabondage ou émigré dans les villes. Le prolétariat moderne fait son entrée tragique dans l’histoire.
C’est là l’essence, l’histoire du capitalisme moderne. Quelle est l’essence, quelle est l’histoire du capitalisme antique et plus spécialement du capitalisme romain, de Rome où pendant quelques siècles s’est concentrée toute la richesse du monde ancien connu ?
[…]
La grande richesse à Rome fut le produit de la guerre ; il en fut de même dans toute l’antiquité, il en est encore ainsi dans les temps modernes. Les grandes fortunes des États-Unis tirent leur origine première des spéculations de tout, genre auxquelles donna lieu la guerre de sécession : sur cette première base elles ont grandi et se sont multipliées dans les chemins de fer et dans les grandes combinaisons manufacturières, spécialement grâce à la politique économique suivie après 1864 et aux monopoles de toute espèce qu’elle a permis de constituer.
Dans l’antiquité, au fond de toute grande capitalisation il y avait la spoliation violente, le butin de guerre, de même qu’à l’époque moderne, il y a l’absorption continue d’une partie de la force ouvrière par les entrepreneurs d’industrie. De nos jours, la richesse vient petit à petit, lentement, et même les peuples y conforment leurs éducation et y adaptent leur esprit, leurs goûts et leur mœurs. À Rome, cette grande richesse provenant de la guerre surprit tout le monde. C’était une inondation soudaine d’argent dans un pays très pauvre et privé de toute espèce d’accumulation monétaire. Ce peuple qui avait passé sa vie dans les champs et à la guerre et qui avait tissé son histoire de conquêtes et de dévastation sur un fond de frugalité paysanne, qui s’était jusque-là contenté des modestes produits de l’activité familiale, ce peuple qui brûlait les navires des vaincus et qui changeait en plats et en vases le premier or ou argent qu’il avait pris, qui peut-être ne connaissait pas le prêt et l’intérêt de l’argent, ou qui l’employait avec grande modération, n’était pas préparé à cette masse vertigineuse de trésors qui furent déversés sur les bords du Tibre. Il ne s’agissait pas d’un enrichissement méthodique provenant de l’exercice régulier de l’activité économique.
La parcimonie des anciens et l’abstinence de ces tenaces agriculteurs, qui jusque-là n’avaient été que des peuples simples et grossiers, à peine initiés au commerce, presque privés de métaux précieux, réservés aux ornements des femmes et aux rites funéraires, furent éblouies par cet amas de richesse et toutes les âmes furent assaillies par une espèce de fièvre pour la possession de l’or. Il fut convoité pour les satisfactions qu’il procure. Le mot d’ordre fut la conquête de l’or. Caton est le théoricien de cette tendance générale ; il en a rédigé le décalogue, qui commence par ces mots : « le premier devoir de l’homme est de gagner de l’argent », et il enseigne quels en sont les meilleurs emplois. S’enrichir par n’importe quel moyen est l’aspiration de la société impériale : « Ô citoyens, dit Horace, d’abord il faut poursuivre la richesse, ensuite la vertu », « l’argent est tout : la richesse est la seule chose nécessaire, indispensable même à la considération personnelle », « tout plie devant l’or ». « Il est, dit Properce, le moyen d’acheter les juges, d’acquérir des honneurs et des amitiés. Il est plus puissant que la foudre de Jupiter45. »
Personne n’est resté sourd à ces enseignements, d’autant plus que les occasions s’offrirent en foule. Les classes patriciennes commencèrent à organiser pour elles la rapine, puis vinrent les plébéiens qui cherchaient à s’élever. Les consuls et les généraux prennent pour eux la part la plus importante du butin, et puis ils abandonnent les provinces à des troupes faméliques qui, d’une façon systématique, s’en approprient toutes les ressources. Par les approvisionnements des troupes, par les fournitures du matériel de guerre, par l’adjudication des impôts et des taxes publiques, par les prêts aux rois soumis à la domination romaine, il se forme une classe de financiers assez puissante pour prendre aussitôt une place prépondérante dans la vie politique. Et sous ces foules il en est d’autres voués aux petits trafics, à la suite des armées : ils achètent, ils vendent, ils échangent le butin ; ce sont des gens de basse extraction, parce que les familles patriciennes et les chevaliers méprisaient les opérations du petit trafic, la sordide occupation du colportage. L’instinct d’acheter pour vendre est un sentiment spécifique de l’âme plébéienne, il est la force par laquelle les plébéiens veulent secouer le joug des classes aristocratiques et s’élever. À Rome, comme dans les cités italiennes pendant le moyen âge, partout aux temps modernes, l’accumulation capitaliste se fait dans les classes populaires et bourgeoises, d’où sortent les hommes nouveaux, par les « gains rapides ». Chez ces plébéiens, les anciennes traditions de moralité domestique qui étaient le patrimoine des maisons patriciennes n’existent pas, les mœurs sont relâchées et par conséquent il leur est plus facile de mettre tout à l’encan, notamment l’administration de la justice. Quand ces parvenus prirent part à la vie publique, l’action démoralisatrice des richesses mal acquises, augmentées par tous les moyens, ne tarda pas à se faire sentir. C’est dans l’ordre des chevaliers que sont les initiateurs de ce mouvement : c’est chez eux que l’on trouve les premiers signes de l’esprit capitaliste, esprit fait d’audace, esprit d’entreprise, de prévoyance, de calcul, de décision, esprit qui n’avait jamais auparavant animé les vieilles familles patriciennes, pour lesquelles la seule véritable richesse c’est la terre, et l’occupation la plus noble, l’agriculture, encore pleines de préjugés contre l’industrie et le commerce46, et par conséquent mal préparées à se jeter dans la mêlée désespérée de ces hommes sans scrupules qui luttaient dans les provinces lointaines pour la conquête de la richesse.
Tout était bon pour gagner de l’argent, la ferme des impôts et des spectacles, la construction de routes ou d’aqueducs, l’entreprise des pompes funèbres, les spéculations les plus audacieuses comme les métiers les plus humbles, mais les grandes fortunes se constituaient en dehors de l’Italie, dans le gouvernement des provinces, en prenant à forfait les impôts, en exerçant l’usure sur les rois vassaux. Et on cherchait des emplois rémunérateurs à tout l’argent qui arrivait en abondance. On pense généralement que toutes les richesses conquises par les Romains ont été dépensées dans un luxe fou de banquets et de plaisirs. Il suffit de prononcer le nom de Rome, capitale des Césars, pour éveiller le souvenir d’une foule d’anecdotes ressassées, de villas construites sur le fond de la mer, de jardins établis sur des maisons grandioses, de l’or et de l’argent employés pour la ferrure des mulets, pour fondre des vases destinés aux usages les plus vils, des pierres précieuses que l’on faisait fondre dans les cratères, etc. Mais à y regarder de près, on voit tout ce qu’il y a d’exagération, de faits mal interprétés, et beaucoup de ces récits ne méritent aucune créance.
Les Romains ont beaucoup sacrifié à l’hyperbole, la figure le plus souvent enseignée dans les écoles de rhétorique. L’esprit littéraire romain avait une tendance marquée à l’exagération et à la généralisation. Les historiens de l’Empire sont particulièrement sujets à ce travers47, les uns par hostilité contre le nouvel ordre politique, auquel ils attribuent le luxe et le dérèglement des mœurs, tous les vices des contemporains, les autres simplement par amour de l’amplification. Dans le premier siècle après Jésus-Christ, il était de mode de déclamer contre la concentration et l’excès des richesses, contre les extravagances des dissipateurs fameux, le train de vie princier des grands personnages, dont les goûts fastueux ou le raffinement dans les orgies des viveurs par excellence étaient généralisés, tandis que nous savons que le luxe insensé ne se produisait qu’isolément, que ces aberrations, dont la lecture aujourd’hui encore provoque le dégoût, étaient même alors taxées de folie et blâmées. Il y a dans toutes ces anecdotes encore quelque chose de commun ; elles sont faites de on dit, de sorte qu’il n’est pas possible de savoir où finit l’invention et où commence la vérité. De toutes façons, ces solécismes de la volupté, comme les appelle Lucien, ne peuvent servir à caractériser le luxe de la société romaine.
Si certaines extravagances du luxe firent alors tant d’impression et frappèrent tellement l’imagination, cela provenait du faible standard of life de la masse, des habitudes misérables de la foule, qui considérait comme du luxe toute consommation dont elle n’éprouvait pas le besoin. D’ailleurs Friedlaender a déjà remarqué que le luxe romain est fort peu de chose en comparaison de celui de maint petit prince d’Allemagne du XVIIe et du XVIIIe siècle48, et nous pouvons ajouter à côté de celui des milliardaires d’aujourd’hui.
Le luxe absorba certainement une partie des sommes énormes qui affluaient à Rome, mais non pas la plus grande partie. Beaucoup furent employées en dépenses improductives, constructions de palais et de villas, de temples, de cirques, par cette manie de construire où l’on prodiguait les marbres les plus chers. Mais il y avait encore une masse de richesse qui s’accroissait d’une façon continue par suite des nouvelles conquêtes, par les envois incessants des provinces. En un mot il en restait beaucoup pour les emplois productifs, pour ceux qui devaient contribuer à conserver et à augmenter les richesses qui provenaient du butin de guerre ou de spéculations heureuses. Cicéron disait : « Le patrimoine familial doit être cherché dans ces choses qui ne sont pas honteuses, il doit être conservé avec diligence et économie. Les hommes de bourse et même certains philosophes discutent sur les meilleurs placements. Il ne suffit pas de se procurer de l’argent, il faut encore savoir l’employer pour pouvoir faire face aux dépenses quotidiennes nécessaires et libérales » (De officiis, II, 25).
Comme nous ne nous proposons pas d’étudier les théories, nous n’examinerons pas ce que dit Cicéron de la productivité de l’argent ; son système n’est d’ailleurs que le reflet de la pensée d’Aristote, qui, tout en contestant le précepte de Solon : « il n’y a aucune limite fixe mise à la richesse des hommes », reconnaît que la richesse qui provient du commerce peut être développée indéfiniment49. Cicéron ne fait que reproduire les idées de la philosophie grecque ; mais dans ses discours et sa correspondance, il nous met en pleine réalité et il nous montre les formes variées de spéculations et d’emplois de la richesse qui servaient aux chevaliers, à la classe puissante des affairistes qui dirigeaient alors la politique, à accroître et à multiplier les capitaux.
À l’époque de Cicéron, il s’était constitué une classe de negotiatores et de publicani à la chasse de la fortune dans tous les pays, une classe si nombreuse que dans certains lieux elle intervenait en corps dans les solennités publiques (ad Q. fratr., II, 13). Quelle était l’importance des sommes sur lesquelles ils opéraient, c’est ce qui résulte de ces faits : F. Pinnius, cité par Cicéron (ad fam., XIII, 61), était créancier de la ville de Nicée pour une somme de 8 millions de sesterces (= 2.000.000 de fr.) ; ils formaient des associations analogues à nos « Crédits mobiliers», avec directeurs, caissiers, agents, etc. À l’époque de Sylla se constitue la société des Asiani avec un capital assez important pour pouvoir prêter à l’État 20 mille talents, c’est-à-dire 125 millions de francs. Douze ans après elle faisait monter sa créance à 120 mille talents. Les Reguli de l’Asie, analogues aux nababs indous, étaient tous débiteurs des chevaliers romains et ils étaient, pieds et poings liés, à la merci de telle ou telle maison de banque qui avait à Rome son principal siège.
Les petits capitaux étaient employés en actions de grandes sociétés, de sorte que toute la ville, comme dit Polybe (VI, 17), était intéressée dans les différentes entreprises financières dirigées par quelques firmes importantes. Les plus petites épargnes avaient leur part dans les entreprises des publicains, c’est-à-dire dans le fermage des impôts et des terres publiques, entreprises qui donnaient des profits extraordinaires. En France, avant la Révolution, les impôts étaient affermés et il est constant qu’il n’arrivait dans les caisses publiques guère plus de la moitié des sommes perçues : le reste couvrait les frais de perception et le profit des fermiers de l’impôt50.
Il n’y avait pas de spéculation dans laquelle la haute banque, qui groupait les capitaux des riches chevaliers et de la petite épargne, n’intervînt. Elle enserrait ainsi dans des mailles de fer inextricables l’État et les provinces qu’elle exploitait, prompte à violer les contrats dès qu’ils ne donnaient pas les profits espérés, sûre de l’impunité, grâce aux patrons puissants et intéressés qu’elle avait dans tous les ordres. Par suite de cette participation d’un si grand nombre d’individus aux affaires de la haute banque, les krachs qui arrivaient fréquemment et qui précédaient ou suivaient les événements politiques, causaient des perturbations profondes dans tous les rangs de la société.
[…]
Les commerçants que les civilisations anciennes répandaient dans le monde entier à la recherche de produits rares et pour l’échange des marchandises ne peuvent en rien être comparés aux grands commerçants de l’époque moderne. Ils doivent être comparés à ces négociants qui visitent nos foires, portant leurs marchandises sur leur dos ou sur des charrettes. En Russie et en Orient, une grande partie du commerce est dans les mains de marchands ambulants qui transportent les marchandises des lieux de production dans les lieux les plus reculés. Rien de plus inexact que de peupler l’antiquité de commerçants possédant des réserves de capital et spéculant comme le font nos commerçants modernes. Aujourd’hui le commerçant a un objectif : dominer le marché, et pour cela il s’efforce de tenir le producteur sous sa dépendance. Dans ce but il spécule, il accapare, il suspend les ventes ou vend au-dessous des prix, suivant ses calculs. Dans l’antiquité, le manque de débouché est inconnu, c’est-à-dire la difficulté de vendre, qui caractérise le capitalisme moderne51. D’ordinaire, dans l’antiquité et au moyen âge il y a plus d’acheteurs que de vendeurs, les premiers courent derrière les seconds ; ce n’est pas le travail qui manque aux artisans, comme nous l’avons dit. Les marchandises offertes sont en quantité inférieure aux marchandises demandées. Aussi le commerçant n’a-t-il pas besoin de calculer, de spéculer, d’accaparer, de conquérir le marché, et cela toujours par suite de la technique peu développée de la production. Et cet état de choses, qui rend difficile sa transformation en entrepreneur capitaliste, le force à exécuter une série d’opérations de nature technique dont est exempt le commerçant actuel. Le premier doit se rendre aux lieux d’origine des marchandises, les négocier, les mesurer, les transporter, quand il ne doit pas lui-même s’occuper de la fabrication. C’est lui qui court les risques du transport, de la conservation, et tant que ses provisions ne sont pas épuisées, il est dans l’impossibilité de renouveler sa marchandise. Aussi ce commerce n’a-t-il pas les caractères du capitalisme moderne ; c’est le travail personnel et technique du marchand qui prédomine, tandis qu’il diminue d’autant plus que l’entreprise prend un caractère capitaliste. On peut dire que dans cette phase du développement économique le commerçant ne diffère pas de l’artisan, de l’ouvrier technique. Sa nature spécifique professionnelle se manifeste dans la forme de son activité : lui aussi il est à la poursuite du gain et comme l’artisan il demande au travail les moyens pour son existence quotidienne, comme celui-ci il cesse de travailler quand il a pourvu à ses besoins. C’est pour cela que les philosophes qui méprisaient même les métiers les plus nécessaires, qui n’accordaient pas la sagesse à ceux qui travaillent pour vivre, confondaient dans le même mépris le commerce et la navigation. C’étaient là des industries à peine dignes des personnes infimes qui les pratiquaient. Cicéron avait écrit : « on ne peut pas commander aux peuples et être des bateliers » (De off., I, 42). Si deux juriconsultes, Callistrate et Ulpien, eurent plus tard une opinion différente, il ne faut pas oublier que le premier était grec et le second syrien52.
L’histoire économique de Rome confirme entièrement ce que Marx a relevé dans ses notes historiques sur la période précapitaliste53. À Rome on ne trouve que du capital productif d’intérêt, du capital usuraire, et du capital commercial, qui appartiennent tous deux aux formes primitives du capital, aux formes antérieures à la production capitaliste.
Pour que le capital usuraire naisse, il suffit qu’une partie des produits se présente comme marchandise et qu’en même temps les différentes fonctions de la monnaie se soient développées. L’existence du capital usuraire est liée intimement à celle du capital commercial et souvent à celle du capital du commerce de la monnaie. La monnaie avait, dans l’économie urbaine de Rome, une grande importance, et par conséquent le capital usuraire fonctionnait largement. Là où la monnaie circule, la thésaurisation se fait nécessairement. Le thésaurisateur de profession n’acquiert de l’importance que quand il devient usurier. Il prête alors sur gage aux propriétaires qui dissipent, aux petits producteurs propriétaires des instruments de travail, c’est-à-dire aux artisans, aux paysans qui forment une classe importante, il les dépouille, dissout la richesse et la propriété, ruine la production, détruit tous les organismes où le producteur apparaît comme propriétaire de ses moyens de production. Sur leur ruine se fait la concentration du capital.
L’usure, remarque Marx, caractérise le capital productif d’intérêts aux époques où prédomine la petite production avec les artisans et les paysans : autant de traits qui caractérisent, comme nous l’avons vu, la société romaine. Quand la production capitaliste est développée, les moyens de travail et les produits existent comme capital indépendamment de l’ouvrier, et si celui-ci emprunte, ce n’est pas en sa qualité de producteur. Dans l’antiquité, l’artisan et le cultivateur étaient propriétaires des instruments de production, et ils étaient comme producteurs en rapport avec le capital du prêteur. Si une circonstance quelconque leur enlevait les moyens de production, si un renchérissement des matières premières les empêchait de les renouveler par la vente des produits, ils devaient avoir recours aux prêteurs et subir leurs conditions. Ce sont surtout les guerres qui les mirent à la discrétion des prêteurs, qui donnaient de l’argent dont ils n’auraient pas su que faire et qui exigeaient des intérêts qui faisaient de leurs débiteurs autant d’esclaves.
Comme l’activité de l’usurier repose sur la fonction de la monnaie dans les payements, comme il faut de la monnaie pour acheter les marchandises ou payer les impôts, on avait recours à l’usurier, et de là l’alliance de celui-ci avec le publicain. Moins le produit constitue une marchandise, moins la production fournit des valeurs d’échange, plus la monnaie constitue la richesse. Même si l’on fait abstraction de sa fonction de monnaie et d’agent de thésaurisation, l’argent apparaît, parce qu’il matérialise le moyen de payement, comme la forme absolue de la marchandise. Or, c’est précisément sa fonction de moyen de payement qui détermine le développement de l’intérêt et du capital-argent. Ce qu’il faut aux riches dissipateurs et corrompus, c’est l’argent sous la forme argent. Ce que veut celui qui thésaurise c’est l’argent en tant qu’argent et non le capital. Or, l’intérêt lui donne le moyen de faire fonctionner son trésor comme capital, de s’approprier, au moyen de l’argent qu’il accumule, la totalité ou une partie du surtravail ou même une partie des moyens de production, bien que ceux-ci ne lui appartiennent pas. Dans la période précapitaliste, l’usurier peut se rendre maître, sous le nom d’intérêt, de tout ce qui dépasse ce qui est strictement nécessaire pour vivre. Plus tard cet excédent constituera la rente et le profit54.
Si dans l’antiquité on a méprisé l’usurier, que l’on comparait à un homicide, cela tient à sa fonction de parasite sur les processus de production. Il les exploite, les énerve sans les modifier, et il rend plus misérable la condition des producteurs. Dans une société dans laquelle la propriété et le cens étaient la source des droits politiques et la base de l’autonomie du citoyen, on comprend la haine vouée à l’usurier, dont le but était de dépouiller le débiteur de sa richesse, le producteur de ses moyens de production. Et cependant il remplissait une fonction importante ; c’est par lui que se formaient et s’accroissaient les fortunes monétaires indépendamment de la propriété foncière, que s’accumulaient les réserves de capital qui, s’il n’était pas demandé par la production parce que celle-ci n’était pas organisée selon le mode capitaliste, servait cependant aux besoins du commerce et aidait à la formation du capital commercial. De là les relations étroites qui existaient entre le commerçant – qui empruntait de l’argent pour en tirer un profit en l’employant comme capital, – et l’usurier, relations identiques à celles du commerçant moderne avec le capitaliste moderne, de là l’aversion qu’on avait pour le commerçant comme pour l’usurier.
La fonction du capital dans l’économie romaine peut être ainsi résumée : par suite du caractère domestique et du régime du métier que conserve la production, et par suite du manque d’industries, le capital est utilisé à des emplois improductifs, à l’exploitation des paysans, à des prêts usuraires aux propriétaires, à la ferme des douanes, des impôts, au change des monnaies, aux opérations financières avec les rois tributaires. L’activité des capitalistes romains est étrangère à la création des valeurs : le plus grand nombre cherchent à augmenter la valeur d’un produit déjà fabriqué par le commerce, c’est-à-dire ils trafiquent avec les produits des autres et ils convertissent les marchandises en argent. Ce commerce n’a rien à voir avec la production capitaliste des marchandises, dans laquelle le capitaliste achète le travail sur le marché, l’emploie à la production et en vend le produit ; il opère en trois stades, tandis que le capitaliste antique a pour objet principal la vente du produit d’autrui. Les capitalistes antiques essayèrent tous les moyens d’accumulation, associant les capitaux, organisant des entreprises maritimes, spéculant sur la hausse et sur la baisse ; ils perfectionnèrent les organismes du crédit, ils firent pénétrer l’influence du capital mobilier dans toutes les branches de la vie publique et privée, la production industrielle seule ne fut pas révolutionnée. Le capitalisme ne put bouleverser l’économie domestique et le régime des métiers, et dut subir les conséquences qui dérivent d’une organisation économique dans laquelle chacun consomme ses propres produits et achète peu. Il lui manqua ce qui est la propriété la plus remarquable du processus circulatoire du capitalisme industriel moderne et, par suite, de la production capitaliste, la dérivation des éléments constitutifs du capital productif du marché des marchandises et leur renouvellement par l’œuvre des intermédiaires de ce marché. Pour que le capitalisme moderne subsiste, il faut que les marchandises soient constamment achetées et que le capital soit sans cesse renouvelé. Cela était impossible dans l’antiquité, l’idée d’un capital productif fit défaut, et le capital mobilier resta circonscrit à peu près à l’idée originaire de la propriété, au butin pris sur l’ennemi55, c’est-à-dire à l’idée d’exploitation des besoins d’autrui.
C’est dans toutes ces circonstances que nous trouvons la cause de la faiblesse du capitalisme antique, au point que peut-être ne devrait-on même pas employer ce mot pour désigner l’accumulation du capital-monnaie, ce capital usuraire qui a une fonction secondaire dans la production capitaliste, la véritable caractéristique du capitalisme. Nous savons que l’accumulation du capital-monnaie n’est pas un signe d’accumulation du capital, c’est-à-dire de reproduction, il ne représente pas la richesse véritable et générale ; cette forme de capital fut prépondérante dans l’antiquité. Nous savons que l’usure est le plus grand dissolvant de la richesse, que les emplois improductifs, le luxe et les achats mêmes d’esclaves arrêtèrent l’accumulation, que celle-ci pour se réaliser a besoin de forces de travail techniquement organisées, de capitaux de production, de larges marchés, autant de choses qui manquaient à l’antiquité, par suite des formes de production, de l’existence du travail servile, par le peu d’importance de la consommation ; tout cela avait d’ailleurs pour conséquence une accumulation difficile et peu de capital, peu de richesse et peu de travail : c’est là le secret de l’antiquité.
Les extraits du Capitalisme dans le monde antique ont été aimablement retranscrits par Aurélien Bach.
- G. Salvioli, Le capitalisme dans le monde antique, Paris, 1906. L’édition allemande a été traduite du français par Karl Kautsky, Der Kapitalismusim Altertum. Studien über die römische Wirtschaftsgeschichte, Stuttgart, 1912. [↩]
- T. Mommsen, Römische Geschichte, Berlin, 1866, vol. III, p. 516; M. Weber, Die römische Agrargeschichte in ihrer Bedeutung für das Staats und Privatrecht, Stuttgart, 1891; Id., “Die sozialen Gründe des Untergangs der antiken Kultur”, 1896, in Gesammelte Aufsätze zur Sozial und Wirtschaftsgeschichte, Tübingen, 1924, pp. 291-309; Id., “Agrarver-hältnisse im Altertum”, in Handwörterbuch der Staatswissenschaften, Supplement, II, 1897, pp. 1-18. [↩]
- E. Meyer, Die wirtschaftliche Entwicklung des Altertum, 1895, et Die Sklaverei in Altertum, 1899, in Id., Kleine Schriften, Halle, 1910, pp. 79-168 et pp. 171-212. [↩]
- K. Bücher, Die Entstehung der Volkswirtschaft, Tübingen, 1893. [↩]
- M. Mazza, Economia antica e storiografia moderna. Interpreti e problemi (1893-1938), Rome, 2013, pp. 53-90; A. Giardina, « Introduzione », pp. liv-lv. [↩]
- A. Tchernia, Le Vin de l’Italie romaine: Essai d’Histoire économique d’après les amphores, Rome, 1986. [↩]
- A. Carandini, Settefinestre. Una villa schiavistica nell’Etruria Romana, Modena, 1985, I-III ; Società romana e impero tardoantico, ed. A. Giardina, Rome, 1986, I-III. [↩]
- H. Gummerus, Der römische Gutsbetrieb als wirtschaftlicher Organismus nach den Werkendes Cato, Varro und Columella, Leipzig, 1906 [↩]
- A. Aymard, « Les capitalistes romains et la viticulture italienne », in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 2, 3, 1947, pp. 257-265. [↩]
- Olympiodorus, fr. 44, Fragmenta Historicorum Graecorum, vol. iv, p. 67. [↩]
- D. Rathbone, Economic Rationalism and Rural Society in Third-century AD Egypt: The Heroninos Archive and the Appianus Estate, Cambridge, 2008. [↩]
- J.-P. Morel, « La produzione della ceramica campana: aspetti economici e sociali », in Società romana e produzione schiavistica, II, Merci, mercati e scambi nel Mediterraneo, Andrea Giardina et Aldo Schiavone (dir.), Rome-Bari, 1981, pp. 81-97. [↩]
- H. Sieveking, Wirtschaftsgeschichte, Berlin, 1935. [↩]
- W. Sombart, « Die gewerbliche Arbeit und ihre Organisation », in Archiv für soziale Gesetzgebung und Statistik, XIV, 1899, pp. 1-52, 310-405. [↩]
- M. Weber, « Agrarverhältnisse im Altertum », in Handwörterbuch der Staatswissenschaften, I, Iena, 1909, pp. 52-188. [↩]
- E. Lo Cascio, Crescita e declino. Studi di storia sull’economia romana, Rome, 2009, pp.305-315. [↩]
- O. Hintze, Feudalismus – Kapitalismus, herausgegeben von Gerhard Oestreich, Göttingen, 1970, p. 174. [↩]
- G. Mickwitz, Geld und Wirtschaft im römischen Reich des vierten Jahrhunderts n. Chr., Helsingfors, 1932; J. Banaji, Exploring the Economy of Late Antiquity, pp. 37-51. [↩]
- M.I. Finley, The Ancient Economy, Londres, 1973. [↩]
- A. Rosenberg, Einleitung und Quellenkunde zur römischen Geschichte, Berlin, 1921, pp. 53-54 ; J. Banaji, Exploring the Economy of Late Antiquity, p. 27 and f. 138, et L. Canfora, Il comunista senza partito, Palerme, 1984, pp. 9-79, une riche introduction à la vie et à l’œuvre d’Arthur Rosenberg. [↩]
- M.W. Frederiksen, « Theory, Evidence and the Ancient Economy », in Journal of Roman Studies, n° 65, 1975, pp. 164-171. [↩]
- A. Carandini, Schiavi in Italia, Rome, 1988; A. Di Porto, Impresa collettiva e schiavo « manager » (II sec. a.C.-II sec. d.C.), Milan, 1984. [↩]
- J.-P. Morel, Céramique campanienne: Les formes, Rome, 1981; M. Picon, « Metodo di determinazione della provenienza delle ceramiche antiche », in La Ceramica, n° 5, 1976, pp.21-26; R. Etienne et al., Un grand complexe industriel à Tróia (Portugal), Paris, 1994; F. Mayet, Les céramiques sigillées hispaniques, Paris, 1984, p. 216. [↩]
- D. Rathbone, Economic Rationalism and Rural Society; K. Green, « Technological Innovation and Economic Progress in the Ancient World: M.I. Finley reconsidered », in The Economic History Review, n° 53, 1, 2000, pp. 29-59; K. Dark, « Proto-Industrialization and the End of the Roman Economy », in External Contacts and Economy of Late Roman and Post-Roman Britain, K. Dark (dir.), Woodbridge, 1996, pp. 1-21; Id., « Proto-Industrializa-tion and the Economy of the Roman Empire », in L’artisanat romain: Évolutions, continuités et ruptures (Italie et provinces occidentales), M. Polfer (dir.), Montagnac, 2001, pp. 19-29; A. Wilson, « Large Scale Manufacturing, Standardization and Trade », in Engineering and Technology in the Classical World, J.P. Oleson (dir.), Oxford, 2008, pp. 393-417. [↩]
- K. Strobel, Zwischen Primitivismus und Modernismus: Die römische Keramikindustrie:Produktions-, Rechts- und Distributionsstrukturen, Mainz, 2000, pp. 1-8. [↩]
- N. Oikonomidès, « Byzantium between East and West (XIII-XV Cent.) », in Byzantinische Forschungen, 13, 1988, pp. 319-332, pp. 327-329; A. Laiou, « The Byzantine City : Parasitic or Productive? », in Economic Thought and Economic Life in Byzantium, Collected Essays, C. Morrisson, R. Dorin (dir.), Aldershot, 2013 ; A. Laiou, C. Morrisson, The Byzantine Economy, Cambridge, 2007, p. 24 ff. [↩]
- A. Aymard, « Les capitalistes romains et la viticulture italienne », p. 263. [↩]
- S. Mazzarino, Aspetti sociali del quarto secolo. Ricerche di storia romana, Rome, 1951, p. 63. [↩]
- N. Oikonomidès, Social and Economic Life in Byzantium, Collected Essays, E. Zachariadou (dir.), Aldershot, 2004. [↩]
- Hildebrand, dans les Jahrbücher für Nationaloekonomie u. Statistik, II, 1864. — De Greef, Sociologie économique, 1904, ch. IV. [↩]
- Bücher, Die Entstehung der Volkswirthschaft, 1re édit. Tubingue, 1893, 2e édit. 1898, 3e 1900 ; trad. franc, Paris, 1900 ; trad. angl., New-York, 1901. [↩]
- Rodbertus, Untersuchungen auf dem Gebiete d. Nationaloekonomie des klass. Alterth., dans les Jahrbücher f. Nationalock. u. Statistik, II, 1864, pp. 208-268 ; IV, V, 1865 ; VIII, 1867. [↩]
- Festgaben für A. Schaeffle zur LXX Wiederkehr seines Geburstages, Tubingue, 1901. Cf. Bücher, Entstehung d. Volkswirthschaft, 1re édit., p. 14 ; 2e édit., p. 57. [↩]
- G. v. Below, dans l’Histor. Zeitschrift, n. s. vol. L, p. 1 et s.— Sombart, Der moderne Kapitalismus, Leipzig, 1902, I, p. 50 et s. [↩]
- Ueber das Verhältniss d. Nationaloek. zum klass. Alterthum, dans les Ansichten der Volkswirttischaft aus dem gesch. Standpunkte, Leipzig, 1861, p. 7 ; Principes d’économie politique, trad. Wolowski, Paris, 1855, I, p. 105. [↩]
- Römische Geschichte, I, 8e édit., p. 843, 847, 854 ; II, 395. [↩]
- Vie privée des Romains, II, 18. [↩]
- Handelsrechtsgeschichte, p. 60, 65, 70. [↩]
- Mœurs et civilisation de la société romaine, II. [↩]
- Demetius, Plautinische Studien, dans Zeitschrift für Rechtsgeschichte, II, 199. — Nitzsch, Die Gracchen und ihren nächsten Vorgünger, 1847, p. 176. — Pernice, Parerga VIII. Die wirthschaftl. Voraussetzungen der röm. R., Zeitschr. f.Rechtsgesch., 1898, XIX. [↩]
- Économie polit. des Romains, 1840. — Cf. Deloume, Les manieurs d’argent à Rome jusqu’à l’empire, 2e édit., Paris, 1892. [↩]
- Ferrero, Grandeur et décadence de Rome, Paris, 1903. —Masè-Dari, Cicerone e le sue idee sociali ed economiche. — Voir aussi les savants ch. V-VII de P. Guiraud, Etudes écon. sur l’Antiquité, 1905. [↩]
- Die Sklaverei im Alterthum, 1898, p. 7. [↩]
- Die wirthschaftliche Entwickelung des Alterthums, dans les Jahrbücher f. Nationaloek. u. Statistik, série III, vol. IX, 1895, p. 696. [↩]
- Ep., I. 1, 53 : 6, 37 ; Sat., I, l, 62; II, 3. 75 ; Carm., III, 16, 9.— Propert., III, 10, 48.— Ovid., Fast., I, 217, — Juvenal., I, 112. [↩]
- Cic., De officiis, II, 25. [↩]
- Peter, Die geschichtliche Literatur über die röm. Kaiserzeit bis Theodosius, 1897, 1, 37 ; II, 184. [↩]
- Friedlaender, Mœurs romaines du règne d’Auguste, III, 1874, p. 6. [↩]
- Zmauc, Die Geldtheorie des Aristotiles, Zeitschr. f. d. gesammte Staatswiss., 1902, p. 48-88. [↩]
- Stourm, Les finances de l’ancien régime, I, 1885, p. 261. [↩]
- Sombart, op. cit., I, 176. [↩]
- L. 2, Dig., L, 11 ; l. 1 § 20, Dig., XIV, 1. [↩]
- Marx, Le Capital, I, 654; III, p. 164, Ve part., ch. XXXVI. [↩]
- Marx, Le Capital, III, p. 169, 171, 166. [↩]
- “Maxime sua esse credebant quae ex hostibus cepissent”. Gall, IV, 16. [↩]