Sur la production de l’espace et quelques questions urbaines : tour d’horizon de la littérature anglophone

Le marxisme spatial et la géographie critique sont deux champs qui ont explosé ces dernières décennies, tant dans les études académiques que dans les agendas militants. Stefan Kipfer propose ici un guide de lecture étoffé, qui présente les traditions ayant contribué à cette effervescence. Loin de se limiter à une nouvelle « mode » théorique, les théories marxistes de l’espace plongent leurs racines dans les premières approches marxiennes de la ville, ainsi que dans les divers « marxismes urbains » ayant émergé dans l’après-guerre. Loin de se confiner au marxisme occidental et à ses figures iconiques (Benjamin, Debord), Kipfer entend donner une perspective mondiale à ce tour d’horizon de la littérature. Il montre l’importance, dans ce renouveau théorique, aux perspectives issues du tournant postcolonial et de l’écologie politique urbaine. Par ce truchement, les aspects urbains et spatiaux du marxisme donnent un cadre renouvelé pour aborder tant les enjeux de genre et de sexualités, de race, d’impérialisme, et font apparaître non plus seulement l’histoire, mais encore les métropoles capitalistes, leurs réseaux d’infrastructures, de transport et de logistique, comme nouvelle figure de la totalité sociale et du système à renverser.

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Introduction

Dès la fin des années 1960, la « géographie radicale » est devenue l’un des courants les plus créatifs intellectuellement au sein du marxisme contemporain. L’espace d’une génération, son orientation reposait fondamentalement sur deux objectifs : (1) la politisation de l’« espace » à travers la remise en question de la mainmise des spécialistes (architectes, urbanistes, designers, stratèges militaires, fonctionnaires régionaux et spécialistes du développement) sur les disciplines spatiales et (2), dans le même temps, la mise en relief de l’importance des questions spatiales au sein des divers courants de la gauche. Tandis que le premier but impliquait une critique du déterminisme spatial (l’idée que l’espace ou l’environnement détermine unilatéralement la vie sociale), le second avertissait les radicaux et révolutionnaires du risque que présentait le fait de traiter l’organisation spatiale, l’urbanisme et l’architecture comme des épiphénomènes (une approche qui tend à admettre sans le vouloir l’existence d’habitudes bourgeoises dans ces domaines).

Je schématise, évidemment. Le débat sur ces questions s’est enflammé, comme en témoignent les volumes publiés à ce sujet entre la fin des années 1970 et la fin des années 1980 (par exemple, l’ouvrage de Derek Gregory et John Urry Eds, Social Relations and Spatial Structures, 1985). À cette époque, certaines branches du marxisme ont exercé une influence décisive sur la direction prise par la « géographie radicale », à travers des débats au sein de et sur les liens avec les courants anti-impérialistes, antiracistes, autonomes, féministes et wébériens de gauche. En ce sens, les géographies radicales ont toujours été multiples. Pourquoi ? Parce qu’elles réfractaient la longue période de mobilisation marquée par 1968 et l’apparition de la nouvelle gauche.

Reflétant le statut impérialiste de l’université anglo-américaine, la « géographie radicale » reste souvent associée à l’académie anglophone depuis les États-Unis et la Grande-Bretagne au Canada et à l’Australie. Si cette identification n’est pas fausse, elle est toutefois partielle, puisqu’elle occulte le fait que les anglophones se sont appropriés des idées nées dans d’autres pays et d’autres langues. Parmi ces influences plus larges, on peut mentionner les débats qui ont émergé dans le Sud (en Amérique latine et en Afrique au sujet de l’impérialisme, de la dépendance et du néocolonialisme, par exemple) et dans d’autres parties du Nord impérialiste (en France au sujet de l’espace, de l’État et de l’urbain, en Italie à propos de l’autonomie, ou encore en Allemagne avec les travaux sur l’État et la théorie critique, pour n’en citer que quelques-uns).

Pour les francophones de l’Hexagone, cela signifie que la « géographie radicale » constitue en quelque sorte un nouvel épisode du « retour à la maison de la théorie française1». Depuis 2000, quelques penseurs radicaux anglophones ont vu certains de leurs travaux traduits en français, notamment David Harvey, Mike Davis et Kristin Ross. Des ouvrages collectifs offrent désormais un aperçu de l’état actuel des débats anglophones en langue française2. Grâce à ces traductions, des contributions faites originellement en langue française, émanant par exemple d’Henri Lefebvre, de Manuel Castells ou de Jacques Rancière sont réintroduites au sein des débats français, après une voire plusieurs interventions dans le champ anglophone

Ce « retour » de fragments de la théorie française oblige les francophones métropolitains à identifier les trajectoires intellectuelles de ces penseurs par deux fois au moins (une en anglais, une en français), voire davantage, étant donné la présence de ces auteurs dans d’autres langues encore, de l’espagnol au portugais en passant par l’arabe et le japonais. Il est devenu nécessaire de faire face à ce défi, non seulement pour des raisons historiques, mais aussi afin de s’approprier ou de se réapproprier des concepts essentiels comme le droit à la ville, la gentrification, le multiculturalisme ou la justice environnementale en tenant compte du contexte et de la spécificité comparative3.

Les débuts, partie 1 : Questions classiques et d’actualité

La géographie radicale anglophone puise initialement sa force dans sa confrontation avec les courant académique et politique dominants : la théorie de la modernisation pour les études de développement, la sociologie urbaine de l’École de Chicago pour les études urbaines et l’économie néo-classique pour la science régionale. Cependant, en vue de cette confrontation, les géographes radicaux ont mobilisé des débats bien plus anciens sur lesquels il convient donc de revenir, fut-ce brièvement et partiellement.

Un rapide retour à Marx et Engels nous permet de déceler un paradoxe fondamental dans les traitements marxiens de la ou des questions urbaines. D’un côté, Marx et Engels, ainsi que certains de leurs contemporains anarchistes, envisageaient les questions urbaines dans une perspective large, en rapport avec la vie quotidienne des personnes aussi bien que sous l’angle plus ouvert de l’histoire mondiale et des divers aspects du développement capitaliste. D’un autre côté, certaines de leurs premières interventions indiquent déjà que les sujets en question (la ville et le pays) ne sont ni statiques, ni historiquement uniformes, mais soumis à une redéfinition par la dynamique capitaliste moderne responsable de ce qu’Henri Lefebvre appellera plus tard, dans La Révolution urbaine ( Gallimard, 1970), une urbanisation générale de la société.

Dans un premier temps, Marx et Engels ont pensé la ville au sein de discussions plus larges portant sur la division du travail. Dans l’Idéologie allemande, le Manifeste du parti communiste et diverses parties du Capital, ils se sont penchés à plusieurs reprises sur la relation entre ville et pays, industrie et agriculture. Cette discussion était en partie motivée par un intérêt pour l’histoire du capitalisme. Si certaines de leurs formulations les plus anciennes présentaient un récit « urbain » de l’essor du capitalisme, récit ancré dans les villes commerçantes de la fin du Moyen-Âge et le rôle du capital marchand, Marx a également souligné dans le chapitre sur l’accumulation primitive du premier tome du Capital le rôle joué par les changements en matière agricole et la colonisation dans la dé- et la restructuration des relations précapitalistes.

Pris comme un tout et lu en complément des vues changeantes de Marx quant au rôle des formes collectives de l’organisation sociale et de la transition vers le socialisme (dans ses Lettres à Vera Zassoulitch, par exemple), le traitement non systématisé des problématiques urbaines chez Marx et Engels n’est pas de même qualité que celui de leurs principaux concurrents théoriques, lesquels sont tous deux fondamentalement « urbanistes » dans leur vision de l’histoire et du capitalisme. Cela vaut pour le courant économique et politique classique représenté par Adam Smith qui a traité le capitalisme comme une excroissance des pratiques urbaines et commerciales ancrées dans les cités marchandes de l’Europe à la fin du Moyen-Âge. Cela vaut également pour la tradition wébérienne où les questions urbaines sont soumises à la recherche de rationalités bourgeoises ainsi qu’à des distinctions d’idéaux-types où se chevauchent la modernité et la tradition ainsi que l’Europe et le reste du monde.

Il va sans dire que les débats marxiens sur la ville, le pays et les origines et fins du capitalisme ont encore cours. Il en va de même pour l’étude de la relation entre les préoccupations touchant à l’industrie et celles relatives à l’agriculture. La manière dont Marx discute du métabolisme dans le Capital a souligné la corrélation entre la dépense de force de travail et des processus de transformation biophysique et de transfert d’énergie géographiquement inégaux, interrégionaux et impérialistes. Cette conception a été formatrice pour l’écologie marxiste et en particulier pour tout un courant de la recherche urbaine influencée par Marx, l’écologie politique urbaine (voir ci-dessous). À son tour, l’analyse de la rente foncière fournie par Marx, bien que centrée sur l’agriculture et sur le rôle des rentiers précapitalistes dans la répartition de la plus-value, a été reprise par David Harvey ainsi que par ses étudiants Neil Smith et Richard Walker dans leurs travaux sur le rôle explicatif des différentiels de rente foncière au sein des dynamiques de gentrification et de suburbanisation.

Ces discussions montrent combien le capitalisme moderne est loin de se résumer à la domination de la ville sur la campagne. Comme nous l’apprenons dans les analyses de Marx portant sur Napoléon III (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte) et sur la Commune (La guerre civile en France), la ville et la campagne jouent toutes deux un rôle essentiel dans la capacité des classes dominantes à gouverner mais aussi dans celle des forces révolutionnaires à construire une force sociale assez large pour ne pas être débordée, encerclée et écrasée. Tandis que le 18 Brumaire a continué de donner forme aux débats marxistes sur les théories politiques, l’État et la société, les débats autour de la Commune, à Paris et dans d’autres endroits, notamment aux Mexique et en Chine, ont continué d’influencer les débats sur la stratégie révolutionnaire et ses caractéristiques spatiales.

La suggestion provocatrice d’Henri Lefebvre selon laquelle la Commune constituait une « révolution urbaine » parce qu’elle était irréductiblement liée aux relations territoriales au sein du Paris révolutionnaire et au-delà (La Proclamation de la Commune, Gallimard, 1965), a constitué un jalon déterminant dans la formation du marxisme urbain (et urbanisé), de même que l’ouvrage de Kristin Ross sur Rimbaud, qui a développé plusieurs thèmes lefebvréens (The Emergence of Social Space: Rimbaud and the Paris Commune 4, 1988). Par la suite, le livre de Ross, Communal Luxury (2015)5 nous rappelle que les dimensions anarcho-communistes de la Commune ont rayonné bien au-delà des confins spatiaux parisiens de la Commune elle-même.

Dans le cadre de notre discussion axée sur Marx, la résurrection que Kristin Ross opère de ses principaux interlocuteurs (Élysée Réclus, Peter Kropotkin et William Morris) et de leurs rapports à la Commune nous rappelle les interdépendances liant les traditions marxienne et anarchiste au sein de la Première Internationale et au-delà. Engels, bien sûr, a écrit La question du logement non seulement à l’encontre des réformateurs bourgeois du logement, mais aussi contre Pierre-Joseph Proudhon, anarchiste dont l’influence était alors considérable. La conclusion tirée par Engels selon laquelle, dans des conditions capitalistes, les problèmes de logement peuvent être déplacés mais pas réglés, demeure un point de référence majeur pour les analyses marxiennes des questions de logement, notamment les critiques de la marchandisation et de la financiarisation actuelles du logement (Voir David Madden & Peter Marcuse, In Defense of Housing, 2016). Plus largement, cette conclusion devrait être prise en compte dans toute tentative de conception dialectique de la relation entre expérimentation spatiale et révolution.

La question du logement d’Engels nous renvoie à l’un de ses ouvrages antérieurs, La situation de la classe laborieuse en Angleterre. Ce livre, précurseur mais expérimental dans ses méthodes, est plus ambitieux que nombre des volumes actuellement publiés dans le domaine de la recherche urbaine. On peut, en substance, en retenir deux éléments opérants. Tout d’abord, bien avant Georg Simmel et Walter Benjamin, le contraste entre Londres et Manchester souligné par Engels suggère que les analyses de la vie urbaine moderne et capitaliste devraient être comparatives, mettant en rapport les qualités solvables, embourgeoisée de la vie dans la métropole impériale (Londres) avec les géographies de classe plus tranchantes dans la vie industrielle (Manchester). En second lieu, son analyse des grandes villes indique que l’urbanisation industrielle, et ce que les géographes appelleront plus tard les forces d’agglomération, ne se contente pas d’entraîner l’agrandissement des villes existantes. Elles créent de nouveaux paysages que les distinctions héritées entre ville et campagne dans l’histoire britannique ne permettent pas vraiment de déchiffrer.

Par ailleurs, La situation de la classe laborieuse d’Engels insiste sur le fait que les considérations urbaines jouent un rôle dans la formation des classes sociales. L’ouvrage analyse intégralement les rapports de classe, en reliant les sites de production, soit les lieux de travail aux espaces de reproduction (quartiers), que ces sites et espaces soient géographiquement distincts ou non. Cette approche a permis à Engels de souligner combien l’urbanisation capitaliste renferme des implications contradictoires pour l’action collective des subalternes : elle est définie, non seulement par l’unification spatiale de la vie de la classe ouvrière, mais aussi par une tendance compensatoire à la séparation résidentielle suivant des lignes de partage professionnelles et ethniques. Ira Katznelson, qui a redéployé Engels pour comprendre les faiblesses du socialisme états-unien dans City Trenches (1981), Chris Ealham, dans son ouvrage sur Barcelone (Anarchism and the City, 2010), et Elizabeth Perry, dans son étude Shanghai on Strike (1993), n’ont pas mâché leurs mots : les politiques de classe doivent être analysées en rapport avec leur capacité ou leur incapacité à s’approprier l’espace à travers les segmentations sociales et les divisions spatiales entre le lieu de travail et le quartier qui se sont développés lors de la seconde révolution industrielle.

Bien sûr, l’analyse de Manchester par Engels (accompagnée de formulations douteuses sur les travailleurs irlandais et qui ne fournit pas – peut-être faute de moyens – de développement adéquat sur les caractéristiques ségrégatives de la rente foncière) ne constitue pas un point de départ suffisant pour des analyses sur la ségrégation sociale. À cet égard, il serait avisé de comparer l’ouvrage d’Engels à The Philadelphia Negro, l’étude méticuleuse de W.E.B. Du Bois sur la condition afro-américaine dans cette ville, publiée peu après la mort d’Engels. Influencé par Du Bois, mais pas par Engels, Carl Nightingale, dans son livre, Segregation, A Global History of Divided Cities (2012), éclaire la relation historique mondiale entre racisme, ségrégation et propriété privée mais, et c’est là une occasion manquée, ne mentionne que peu la classe ni le capitalisme de manière plus générale.

Les débuts, partie 2 : L’ère de la révolution et de l’expérimentation radicale

Si la géographie radicale s’est développée suite à la révolte mondiale qu’a été 1968, elle a également puisé quelques-unes de ses idées dans la redécouverte d’histoires révolutionnaires plus anciennes et dans leurs rapports à la géographie et à l’intervention spatiale au sens large. Si l’on sait aujourd’hui que la conception marxienne du temps était trop complexe pour s’accorder à des perception linéaires d’une histoire en développement continu, les différentes sensibilités marxiennes concernant le caractère multiple et contradictoire du temps ont été mises le plus vivement en relief par les révolutions russe, chinoise et cubaine, et par les manières dont elles ont coupé court aux conceptions d’un changement inscrit dans une dynamique de développement évolutif.

Les théories de stratégie révolutionnaire qui se sont développées au cours de ces révolutions (la révolution permanente de Trotski, les versions du front unique de Lénine et de Gramsci, les conceptions de Mao sur la révolution paysanne, l’approche foquiste de la guérilla par le Che) ont eu des conséquences décisives sur les conceptions de l’espace. L’ouvrage Uneven Development (1984) de Neil Smith, texte-clé de la géographie marxienne, qui reprend une partie de la théorie de Trotski sur le développement combiné et inégal, n’aurait tout simplement pas pu voir le jour sans ces références révolutionnaires. Ultérieurement, la mise des questions paysannes et agraires au centre de la théorie révolutionnaire a rendu évident pour les marxistes le fait de relier The Country and the City (pour reprendre le titre célèbre de Raymond Williams à propos de la littérature anglophone, ouvrage publié en 1973), puis de lier ces deux éléments à une dynamique plus large d’urbanisation ainsi qu’aux contours impérialistes de l’ordre mondial.

« 1917 », « 1949 » et « 1959 » et d’autres moments révolutionnaires ou proto-révolutionnaires ont entre temps également ébranlé les domaines de l’expertise spatiale. Plutôt que de se demander comment l’architecture et l’urbanisme pouvaient contribuer à rendre l’ordre social cohérent (et, par suite, à conserver l’intégrité des professions relatives à l’espace elles-mêmes), ce qui était monnaie courante parmi nombre de ceux ayant participé à l’institutionnalisation de l’organisation spatiale au début du XXe siècle, les irruptions radicales provoquées par la révolution ont imposé différentes questions à l’ordre du jour : de quelle nature est la relation entre organisation spatiale et révolution sociale et, plus précisément, quel est le rôle des spécialistes (et autres avant-gardistes) dans la réorganisation spatiale de la vie durant un changement révolutionnaire (si toutefois les spécialistes et avant-gardistes doivent y prendre part) ?

Ces questions, d’abord avivées par la révolution russe de 1917, ont largement dépassé les frontières de l’Union soviétique : ayant notamment influencé des initiatives socialistes en d’autres endroits du monde (à Amsterdam, Vienne et Francfort, par exemple), elles ont imprégné les principaux débats sur le modernisme en art, en architecture et en urbanisme, entre les années 1910 et 1930. Dans l’après-guerre, les révolutions chinoise et cubaine ainsi que les évolutions ultérieures au Vietnam, en Tanzanie et au Nicaragua ont permis de remettre en cause l’apparente inévitabilité de la voie impérialiste de développement, en indiquant que les rapports (néo-)coloniaux entre ville et campagne (notamment les schémas migratoires de type rural-urbain menant à la croissance des hydrocéphales métropolitains) pouvaient être attaqués à travers des stratégies socialistes de planification économique, agricole et spatiale, la transformation des rapports de propriété et les technologies « dialectiques » (participatives) de construction et de conception, pour reprendre la terminologie cubaine.

Les idées nées lors de ces périodes révolutionnaires ont été importantes pour le tournant radical emprunté par la géographie et les études urbaines. En France, le Ville et Révolution. Architecture et urbanisme soviétiques des années vingt (1967) d’Anatole Kopp, puis son Quand le moderne n’était pas un style mais une cause (1988) ont contribué à ce tournant. Tandis que ses collègues Henri Lefebvre et Jean-Pierre Garnier élaboraient une critique des panacées anti-urbaines régnant à La Havane (Garnier, Une ville, une révolution, 1973) ou suggéraient que les conceptions urbaines-industrielles et rurales-agraires de la révolution avaient atteint une impasse (Lefebvre, La révolution urbaine, 1970), Kopp sauvait les aspects les plus prometteurs de l’histoire soviétique des premières heures (notamment la proposition constructiviste de Moishe Ginzburg visant à « condenser » la révolution au moyen de l’intervention spatiale) non seulement des griffes des conformismes stalinistes mortifères qui ont suivi, mais aussi du sens commun anti-moderniste ayant régné sur l’urbanisme euro-américain des années 1970 et 1980.

Dans un premier temps, ces idées ont eu aussi peu d’effet dans le monde anglo-américain que la candidature collaborative d’Henri Lefebvre à un concours de re-planification de Novi Beograd, dans laquelle il tentait de préserver des éléments d’autogestion dans l’État socialiste de Yougoslavie (Concours international pour la restructuration de Novi Beograd, 1986). Cependant, en 2000, Susan Buck-Morss (qui était devenue célèbre suite à son brillant exposé sur le projet de Livre des Passages de Walter Benjamin (The Dialectics of Seeing, 1989)) a reposé certaines de ces questions à Kopp : que peut-on encore sauver de la culture visuelle soviétique de l’utopie de masse (Dreamworld and Catastrophe, 2002) ? S’en tenant à l’échelle architecturale, Owen Hatherley discute de problèmes similaires dans sa large discussion des Landscapes of Communism, 2015). Les contributions respectives de Buck-Morss et de Hatherley ont constitué les pôles d’une période pendant laquelle des chercheurs critiques, mais pas nécessairement marxistes, ont créé une œuvre substantielle sur la ville et l’urbanisation dans le cadre du socialisme d’État dans le bloc Est et sur les transformations spectaculaires de la Chine post-maoïste.

En Italie, la Moscou constructiviste et la Vienne austro-marxiste ont joué un rôle d’importance égale pour ceux qui ont essayé de déployer le marxisme autonome à des fins de praxis urbaine et à la recherche d’alternatives aux initiatives socialistes municipales du Parti communiste italien à Bologne et ailleurs. Au sein de ce courant il faut mentionner les livres importants de Manfredo Tafuri, Architettura contemporanea (Electa, 1976) et La città americana (Laterza, 1973) ainsi que son pointu Projet et utopie (Bordas, 1979). Le point de vue pessimiste et parfois fonctionnaliste de Tafuri sur la social-démocratie et les modernistes soviétiques (et l’expérience non soviétique la plus ambitieuse : Vienne la Rouge) a été sujet à débat dans le milieu du marxisme culturel anglo-américain, et a reçu une réponse fougueuse dans le domaine urbain, sous la forme de The Architecture of Red Vienna (1999), l’ouvrage exhaustif d’Eve Blau. Aujourd’hui, des auteurs plus jeunes poussent de nouveau ces préoccupations historiques vers une direction stratégique, vers un Project of Autonomy (Pier Vittorio Aureli, 2008) qui tente d’extraire la promesse autonome radicale de l’usine sociale que constitue la vie métropolitaine.

Les marxistes urbains et les géographes radicaux ont encore tiré un autre enseignement de la révolution : ils ont développé un sens plus affûté de la manière dont et de la mesure dans laquelle les histoires d’urbanisme moderne et de construction de la ville sont impliquées dans la contre-révolution. À cet égard, ils marchent sur les traces de leurs prédécesseurs. Dans les années 1920 et 1930, le projet de Livre des passages de Benjamin (notamment le texte-collage Sur le concept d’histoire) avait déjà placé un l’analyse d’Haussmann dans un mélange explosif qui intégrait la Commune, le fascisme et la vie quotidienne de la marchandise, transformant ainsi la critique du Baron par Engels en une forme moderniste. D’autres ont prolongé ce travail sur le caractère contre-révolutionnaire de l’urbanisme en soulignant le rôle constitutif de la planification et de l’architecture dans l’essor de l’américanisme et du fordisme (Antonio Gramsci, Américanisme et fordisme), de l’aliénation générale et de la séparation spatiale dans l’Europe et l’Amérique d’après-guerre (Guy Debord et Henri Lefebvre), ainsi que de la compartimentation raciale dans l’ordre colonial récent (Frantz Fanon).

Les tentatives féministes de tirer des leçons de l’ère révolutionnaire ont été essentielles pour la critique de la contre-révolution et pour l’aspiration à un futur socialisé, égalitaire et démocratique. Dolores Hayden, l’une des historiennes les plus importantes de la suburbanisation aux États-Unis, en offre un exemple éclairant. Bien qu’elle ne soit pas marxiste, Hayden a suggéré que l’urbanisme et le développement urbain sous le régime américain du fordisme constituait une véritable contre-révolution, soit une domestication de la vie à travers la décentralisation spatiale, la généralisation de la propriété et de l’endettement des ménages et une administration patriarcale et technocratique de l’aménagement intérieur. Dans un chapitre de son ouvrage Grand Domestic Revolution (1981), « Ford et Kollontaï », elle appréhende la spécificité du projet de Ford en le comparant non seulement à son équivalent social-démocrate (symbolisé par la cuisine de Francfort), mais aussi à la vision communiste d’Alexandra Kollontaï concernant la libération de la femme et son parachèvement grâce à la socialisation de l’espace et du travail domestique et à une réorganisation des rapports sexuels et de genre.

Le tournant de l’espace radical : quelques points de repère

À la fin des années 1960 et au début de la décennie suivante, nombre de ces questionnements historiques ont été condensés et redirigés par les sensibilités et les questions stratégiques de 1968, ainsi que par les spécificités comparatives du développement spatial et de l’urbanisation dans la période d’après-guerre. Concentrés dans des groupes de recherche et des revues (comme Espaces et Sociétés (1977) ou les anglophones Antipode (1969), International Journal of Urban and Regional Research (1977) Society and Space (1983)), ces débats ne se sont jamais résumés à étudier les multiples déterminations de l’urbanisation et le rôle du pouvoir critique à cet égard. Attestant le caractère fuyant des questions urbaines dans un monde capitaliste aux frontières changeantes, ils ont souvent lutté pour une conceptualisation et une redéfinition de leurs sujets de recherche : l’espace, la ville, l’urbanisation.

Les années 1970 et 1980

Compte tenu de l’ampleur mondiale de 1968, moment politique qui a « réuni » Paris et Alger, Chicago et Saïgon et Prague et Mexico, il n’est pas surprenant que les problématiques mondiales que sont l’impérialisme et le néocolonialisme aient été intégrées dans le tournant spatial radical, quoique de manière inégale. Un texte essentiel de la géographie radicale anglophone, Postmodern Geographies (1989) d’Edward Soja, a souligné avec clarté la combinaison des courants marxistes anti-impérialistes et métropolitains qui a façonné ce tournant dans les années 1960 et 1970. Toutefois, cela a été quelque peu oublié aujourd’hui. Si certains traitements rétrospectifs de la théorie urbaine marxiste (le néanmoins élégant et très instructif Metromarxism (2000) 6 d’Andy Merrifield, par exemple) l’ont presque omis de leurs analyses, les traductions de la théorie postcoloniale de la déconstruction depuis le milieu des années 1990 n’ont gardé que des liens ténus avec les géographies historiques du monde d’inspiration marxiste qui les avaient précédés.

Formulations mondiales

Les années 1960 et 1970 ont vu émerger une nouvelle série de débats marxistes autour de l’impérialisme. Dans des contextes façonnés par la transformation de régimes non révolutionnaires de la postindépendance en piliers du néocolonialisme, les tout premiers débats se sont focalisés sur les conséquences de la théorie de la dépendance et du système-monde pour la recherche urbaine, qui à l’époque était dominé par la théorie anti-communiste de modernisation et qui traitait l’urbanisation Euro-américain de modèle pour le monde entier (voir T.G. McGee, The Urbanisation Process in the Third World, 1971). Comme le recueil publié par Michael Timberlake (Urbanization in the World Economy, 1985) l’a résumé, la théorie de la dépendance et du système-monde conceptualise les villes de deux manières : d’une part, comme des sites dont les morphologies, les structures socioéconomiques et les rapports aux monde non urbain étaient liés à leur emplacement et à leur fonction dans les divisions du travail à l’échelle mondiale, lesquelles divisions étaient encadrées par le transfert impérialiste de la plus-value et la domination politique ; d’autre part, comme des hiérarchies de villes reliées par une multitude de réseaux (de commerce, d’investissements, de technologies, d’organisations d’entreprises, de migration, de transport, etc.)

La théorie de la dépendance et du système-monde a largement, mais en aucun cas exclusivement, influencé la recherche centrée sur des types de villes et des processus d’urbanisation particuliers. Les chercheurs ont insisté sur le fait que les caractéristiques essentielles des villes et de l’urbanisation du tiers-monde (fractures extrêmes au sein des villes et disparités profondes entre ces dernières, manque de capacité d’absorption de la migration de type campagne-ville, ‘informalité’ des rapports de production et de reproduction) n’étaient pas dues à une carence de Développement à la manière euro-américaine mais aux conséquences complexes mais périphérisantes du système mondial capitaliste. L’une des causes historiques de cette périphérisation était liée à l’héritage de la colonisation et à la capacité ou la volonté inégale des régimes postindépendance à y faire face. Les travaux de recherche portant sur les villes coloniales (Robert Ross et Gerard Telkamp, Colonial Cities, 1985) ont mis au jour les schémas fondamentaux de l’urbanisation au sein de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine coloniales, tout en insistant sur la variété des rapports existants entre l’histoire précoloniale et l’urbanisation coloniale. Certains chercheurs ont souligné la nécessité d’analyser ces rapports comme parties intégrantes de transformations plus larges des modes de production (Aidan Southall, The City in Time and Space, 1998).

Dans le courant des années 1970 et 1980, la complexité de l’urbanisation périphérique a été mise à l’ordre du jour, notamment à la lumière de certains facteurs contemporains. Comme l’ont souligné Warwick Armstrong et Terry McGee (dans Theatres of Accumulation, 1985) et David A. Smith (dans Third World Cities in Global Perspective, 1996), les débats sur la nouvelle division internationale du travail ont obligé les chercheurs à conceptualiser la diversification de l’urbanisation du tiers-monde. Pour ce faire, l’une des possibilités était d’accorder une plus grande attention à la formation des classes sociales, en tenant compte notamment aux nouvelles dynamiques d’urbanisation industrielle connectées à l’échelle internationale et qui a remodelé certaines villes du Sud (Cities of the South, Jeremy Seabrook, 1996). Une autre voie de recherche consistait à étudier, d’un côté, les liens entre les investissements directs étrangers (IDE) et la formation de classes genrées dans les nouvelles zones industrielles, en des lieux comme le Mexique ou l’Asie de l’Est, et de l’autre, les nouveaux schémas migratoires depuis ces zones jusqu’aux lieux centraux où les flux d’IDE sont coordonnés (Saskia Sassen, The Mobility of Labour and Capital, 1988).

Ces nouveaux débats relevant plus largement d’une approche systémique mondiale sur les liens transnationaux entre investissements et migration ont notamment donné lieu à des travaux de recherche sur des capitales mondiales telles que Londres, New York, Tokyo, Paris, Hong Kong et Singapour (Paul Knox et Peter Taylor, World Cities in a World System, 1995). Ces dix dernières années, la recherche sur les capitales mondiales a été accusée de réduire la recherche urbaine à un exercice de typologie des villes ou, pire encore, d’extrapoler l’étude des capitales mondiales à celle de l’urbanisation mondiale de manière générale. Mais ces critiques oublient les chercheurs qui ont voulu se concentrer sur les capitales mondiales du capital dans toute leur spécificité, non pas pour les traiter comme des cas paradigmatiques (et encore moins pour en faire la promotion), mais afin de réfléchir au bénéfice politique qui pouvait être tiré de la compréhension de la concentration géographique de la finance mondiale et du contrôle des entreprises, du rôle de ces géographies dans le capitalisme mondial et des conditions locales et régionales dans lesquelles l’espace de capitales mondiales est co-produit (Robert Ross et Kent Trachte, Global Capitalism, 1990).

Pendant une brève période, la recherche sur les capitales mondiales du capital a également servi de rappel des liens, conceptuellement et historiquement plus étendus, entre l’urbanisation relative aux colonies, celle relative au tiers-monde et celle liée à l’impérialisme. En effet, toute l’œuvre d’universitaires comme Janet Abu-Lughod (Rabat, 1980 ; New York, Chicago, Los Angeles, 1999) ou Anthony King (Global Cities et Urbanism, Colonialism, and the World Economy, 1990) a mis en évidence le fait que la formation des capitales mondiales du capital (concentrée sur la période ayant commencé dans les années 1960) ne pouvait être comprise sans une connaissance précise des précédentes phases de l’histoire urbaine mondiale et de l’empreinte laissée par celles-ci sur de nombreux éléments à première vue banals (comme l’histoire du pavillon (bungalow), en ce qui concerne King). Les travaux de King et d’Abu-Lughod ont ainsi fourni un point de référence empirique et théoriquement ancré dans le matérialisme historique au tournant ultérieur de la recherche urbaine postcoloniale, au sein de laquelle les questions marxistes et relatives au système-monde ont été marginalisées, sans pour autant disparaître (voir Bill Freund, The African City, 2007).

D’autres travaux de recherche, qui incorporaient les géographies mondiales aux analyses de l’espace euro-américain, ont été élaborés au sein de branches du marxisme trop souvent négligées par les chercheurs contemporains. L’un de ces courants était fondé sur toutes les analyses militantes des années 1960 et 1970, les politique anti-impérialistes des Black Panthers, de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires et des British Black, dans le but d’établir des liens analytiques entre les luttes de libération anticoloniales dans le tiers-monde et les luttes noires dans le centre impérial (John Rex, Race, Colonialism and the City, 1973). Un peu plus tard, les géographes culturels influencés par la Birmingham School et les travaux de Stuart Hall (Peter Jackson, Maps of Meaning, 1989) ont également insisté sur la centralité de la race, de l’empire et du nationalisme dans les centres métropolitains d’Europe et d’Amérique, et sur leurs liens avec la migration vers les périphéries mondiales.

Formulations euro-américaines

Des considérations relatives aux inégalités au sein du système-monde et à ses racines coloniales se sont aussi vue intégrées aux travaux des représentants les plus célèbres de la géographie et de la recherche urbaine marxistes. Cependant, ces chercheurs ont concentré l’essentiel de leur énergie sur les évolutions historiques euro-américaines.

L’intérêt d’Henri Lefebvre pour la ville est né de ses travaux sur la vie quotidienne, la révolution et la sociologie rurale. Ses études sur le domaine agraire l’ont rendu attentif à l’urbanisation menée par l’état en France (Du rural à l’urbain, Anthropos, 1970), tandis que l’intérêt qu’il portait au quotidien et à la révolution l’ont sensibilisé au rôle des stratégies urbaines, notamment l’architecture et l’urbanisme, dans la réorganisation de la vie, ainsi qu’aux possibilités de rupture radicale qu’elles pouvaient offrir (L’irruption de Nanterre au sommet et Le droit à la ville, Anthropos, 1968). Dans La révolution urbaine (Gallimard, 1970), Lefebvre se réfère à un tableau mondial des luttes, de Paris aux barrios d’Amérique latine, pour conceptualiser l’urbain, non pas comme la ville ou la région urbaine, mais comme une forme fugace (centralité-différence) faisant partie d’un processus d’urbanisation généralisé qui reflète les rapports entre les espaces centraux et périphériques à de multiples échelles. Le glissement partiel vers l’échelle mondiale opéré par Lefebvre atteste le poids des théories de la dépendance et de l’impérialisme dans les années 1970. Finalement, le tournant urbain de Lefebvre a donné lieu à une proposition qui reste à ce jour unique : la recherche urbaine devrait se concentrer non pas sur des objets dans l’espace, mais sur les multiples processus contradictoires qui produisent cet espace (La production de l’espace, Anthropos, 1974).

Proche d’Henri Lefebvre à la fin des années 1950 et au début des années 1960, la critique du spectacle de Guy Debord, soit une version hyper-développée du fétichisme de la marchandise, a fourni un dispositif comparatif important. Elle a saisi de manière extralucide l’essence du fordisme, s’est étendue au socialisme d’État, mais s’est penchée sur le tiers-monde que de manière superficielle. Il en va de même pour ses réflexions sur l’urbanisme comme « technique de séparation » dans La société du spectacle (Buchet/Chastel, 1967, rééd. Gallimard, 1992). Tout comme Lefebvre, la critique de Debord au sujet de la « colonisation de la vie quotidienne » se servait du colonialisme comme d’une analogie afin de comprendre la marchandisation et l’administration bureaucratique de la vie en Euro-Amérique. Cela dit, on trouve également chez Debord l’esquisse d’une compréhension plus structurellement différenciée du capitalisme spectaculaire. Dans Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande (« Internationale situationniste », 1966, rééd. Les Belles Lettres, 1993), il affirme que les émeutes de Watts de 1965 constituent une révolte contre l’économie spectaculaire-marchande en ce que cette dernière, bien qu’en cours d’universalisation, est fondée sur des hiérarchies structurées par les classes sociales et le racisme. La forme de la révolte – le pillage – exprimait donc la relation particulière des pillards ghettoïsés avec le spectacle, ce pourquoi l’on pouvait y voir une promesse radicale universelle.

Comme on peut l’observer au fil de La question urbaine (Maspéro, 1972) et du plus nuancé Luttes urbaines et pouvoir politique (Maspéro, 1975), les tentatives Manuel Castells de théorisation marxiste de la question urbaine ont opéré un redéploiement des problématiques du marxisme structuraliste à des fins de sociologie urbaine et ont dans le même temps proposé une critique brève et plutôt erronée de Lefebvre. Beaucoup de travaux de Castells se sont concentrée sur le rôle de l’État et de l’action collective dans la structuration de la consommation collective et la reproduction de la force de travail dans les régions métropolitaines du capitalisme avancé. Ces travaux découlaient de projets de recherche empiriques ambitieux sur les mouvements sociaux urbains, ont très largement influencé le courant anglophone du marxisme urbain structuraliste dans les années 1970 et restent à ce jour essentiels dans la recherche sur les mouvements sociaux urbains. Mais, en plaçant ses travaux sur la consommation collective dans un contexte comparatif, Castells a aussi développé le concept d’« urbanisation dépendante », qui a marqué notamment les recherches sur l’urbanisation dans le tiers-monde et la question de l’informalité. Il a réutilisé ces thèmes dans ses travaux postmarxistes sur les mouvements urbains (The City and the Grassroots, 1983), où les rapports entre les mouvements de squatters, le populisme et l’état en Amérique Latine servent de point de référence central.

L’intérêt de David Harvey pour l’impérialisme remonte aussi loin que son passage de formulations libérales à des formulations socialistes de la théorie urbaine, ces dernières étant présentées dans Social Justice in the City (1973). Dans cet ouvrage et dans ses travaux ultérieurs, Harvey fait un usage sélectif de la Révolution urbaine de Lefebvre pour repenser la géographie et les questions urbaines, à travers une relecture de l’œuvre majeure de Marx : Le Capital. À ce point théorique, Harvey traitait l’impérialisme et les processus urbains (investissements dans l’environnement construit au moyen de la rente foncière) comme des moments dans la métamorphose du capital. Dans The Limits to Capital (1982), il décrivait ces deux éléments comme des raccommodages spatiaux : des incarnations géographiques temporaires du capital informées par la recherche, périodique et provoquée par la crise, de moyens d’investir le capital excédentaire. Toutefois, avant ses plus récentes analyses, son intérêt pour le capitalisme restait séparé de ses travaux de recherche sur la ville. Dans The Urban Experience (1989) et Paris : Capital of Modernity 7 (2003), les deux livres les plus représentatifs des travaux qu’il a effectués dans les années 1970 et 1980, Harvey utilise avec brio des analyses de la rente foncière et de l’environnement bâti comme les points de départ d’une étude plus vaste des constellations de la production et de la reproduction qui définissent les régions urbaines comme Paris. À cette période, ces analyses furent menées en-dehors de toute considération, ou presque, de l’histoire coloniale et impériale.

Dans les années 1970, Doreen Massey, une britannique contemporaine de Harvey, a centré ses travaux sur le rôle joué par les divisions spatiales du travail (Spatial Divisions of Labour, 1984) dans la dynamique de (dés)investissement et les géographies de la croissance et du déclin. Parallèlement aux débats sur la nouvelle division internationale du travail, ses travaux de recherche sur les inégalités de développement industriel ont fourni des arguments de poids contre les explications du déclin régional (et de la relation entre le nord et le sud de la Grande-Bretagne) qui s’appuyaient sur le déterminisme environnemental et une vision économique axée sur l’offre. Membre d’une génération de féministes proche des cercles de la gauche du Parti travailliste dont l’influence s’est révélée décisive lors d’expériences telles que le Conseil du Grand Londres dans les années 1980, Massey a également fourni des conceptualisations féministes et socialistes de l’espace, du temps et du lieu absolument essentielles. Elle a notamment critiqué Harvey sur la question du genre et Ernesto Laclau pour son traitement dualiste du temps et de l’espace (Space, Place and Gender, 1994). L’un de ses textes les plus mémorables avançait un « sens mondial du lieu » (« A Global Sense of Place », 1991), c’est-à-dire l’idée que la compréhension des lieux, notamment des capitales mondiales comme Londres, nécessite de prendre en compte la variété des relations qui les lient à d’autres parties du monde.

Neil Smith, l’un des premiers étudiants de David Harvey, s’est directement appuyé sur la géographie marxiste de ce dernier. L’impérialisme apparaît comme un moteur essentiel sa conceptualisation du développement inégal (Uneven Development, 1984) considéré comme une dialectique entre différentiation et égalisation spatiales ainsi qu’un processus de construction d’échelles et de production de la nature. Bien qu’ils apparaissent chacun à différentes échelles de la réalité sociale, tout comme chez Harvey, l’impérialisme et l’urbain sont plus souvent mis en contact chez Smith. Dans ses travaux sur la gentrification (The New Urban Frontier, 1996), il montre que les imaginaires coloniaux, comme les mythes états-uniens de la frontière, peuvent jouer un rôle dans les stratégies urbaines. Plus tard, l’intérêt de Smith pour l’impérialisme incorporera également la géographie en tant que discipline impérialiste et le rôle joué par des géographes comme Isaiah Bowman dans la mise en forme intellectuelle de la transition des géographies « géo-politiques » des empires coloniaux à celles, « géo-economiques » et plus complexes, de l’ « Empire américain » (American Empire, 2003).

Parallèlement à Harvey, Marshall Berman s’est penché sur la problématique de la modernité à travers la théorie littéraire et culturelle. Sa vision romantique du marxisme urbain est née de la lecture de Rousseau et de Goethe, avant de faire son nid dans les rues du Paris et du New York du XIXe siècle et les textes de Baudelaire, Benjamin et Jane Jacobs. Comme il l’affirme dans All That is Solid Melts into Air 8 (1982), la modernité ne doit pas être confondue avec la modernisation c’est-à-dire le développement capitaliste ou les prétentions occidentales à la suprématie. Elle représente une expérience du temps, comme rupture et discontinuité, perte et incertitude, endémique au sein du monde capitaliste et capable de provoquer des réponses contradictoires, du rejet conservateur quoique typiquement moderne de la modernité à une multiplicité de modernismes : les théories de la révolution politique et artistique, ainsi que les idéologies rationalistes du progrès et du développement. Si, pour Berman, la modernité est une expérience universelle, elle adopte toutefois différentes formes. Il suggère ainsi que les conditions du sous-développement capitaliste au sein de la Russie tsariste ont donné lieu à une expérience particulièrement rude, « la modernité sans modernisation », qui a également permis d’expliquer les résonances anti-urbaines du premier modernisme soviétique.

L’insistance néo-benjaminienne de Berman sur la pertinence à l’échelle mondiale de la modernité comme expérience d’une rupture temporelle dans un monde rigoureusement inégalitaire peut être poussée beaucoup plus loin. C’est ce qu’a fait Susan Buck-Morss, en intégrant à la problématique du genre une étude de la figure de la prostituée, développée par Benjamin dans son projet de Livre des passages (« Le flâneur, l’homme-sandwich et la putain »). Paul Gilroy a ensuite confronté Berman avec Du Bois pour mettre au jour le sens ambigu de la modernité dans un monde où l’esclavage côtoie le modernisme noir radical (The Black Atlantic 9, 1993). Dans le domaine de la recherche urbaine, le Sphinx in the City d’Elizabeth Wilson oriente plus fermement le marxisme urbain de Berman vers une pensée socialiste-féministe. Son ouvrage, également nourri d’emprunts à Benjamin et à Jacobs, consiste en une vaste enquête sur les contradictions genrées et sexualisées de la modernité. Pour expliquer ces contradictions, Wilson entreprend un voyage intellectuel de la Londres victorienne et du Paris haussmannien aux Vienne, Berlin, Prague, Chicago et New York de la fin du XIXe siècle et au New York du milieu du XXe. Cependant, Wilson insiste bien plus que Berman sur le fait que la vie métropolitaine euro-américaine est imprégnée de la culture impériale et est co-définie par l’expérience mondiale de la planification urbaine de villes du tiers-monde comme Delhi, Lusaka et São Paolo.

Mike Davis est, après Marshall Berman, le deuxième marxiste urbain le plus célèbre des États-Unis. Son œuvre est peut-être la plus cohérente du marxisme urbain métropolitain, tant par les liens qu’elle établit entre classe et race au sein des villes états-uniennes d’un côté que par les questions relatives à l’impérialisme et à l’urbanisation mondiale qu’elle soulève de l’autre. Ses travaux soulignent tous le fait que la formation de classes sociales et la politique urbaine et écologique des États-Unis impérialistes ne peuvent être compris en dehors du contexte profondément marqué par les divisions raciales et les vieilles traditions anti-immigration des nativistes. La manifestation la plus célèbre de cette thèse se retrouve dans son étude du mouvement ouvrier américain (Prisoners of the American Dream, 1986), et dans ce qui constitue peut-être l’étude de politique urbaine la plus ambitieuse qui existe encore à ce jour : son ouvrage magistral sur Los Angeles, City of Quartz 10 (1990). Après des travaux novateurs en matière d’écologie urbaine (Ecology of Fear11, 1998), Davis s’est tourné vers l’étude du rôle joué par les famines dans la naissance du tiers-monde au sein des colonies au XIXe siècle (Late Victorian Holocaust, 2001) et, plus tard, de la Planet of Slums 12 (2006). Davis montre clairement qu’il est impossible d’étudier notre monde urbain contemporain, ravagé par les conflits et les inégalités en termes d’informalisation, sans tenir compte des héritages entremêlés de la colonisation, du nationalisme post-indépendance et des séries ultérieures d’ajustement structurel néo-libéral et néo-impérial.

Depuis les années 1990 : les explosions intellectuelles

Au sein de l’université anglophone, la chute du Mur de Berlin s’est traduite par les interrogations propres au postmodernisme. Qu’il soit compris comme un discours éclectique de célébration de la contingence du monde ou bien maladroitement défini comme un courant théorique flou (« post-structuralisme ») basé sur les « théories françaises » de Derrida, Lyotard, Deleuze et Foucault, nombreux sont ceux qui ont tenté de faire remonter l’origine du « postmoderne » à ses conditions d’existence dans le monde de manière plus large (‘flexibilisation’ du capitalisme, crises des gauches, marchandisation englobante) ainsi qu’au sein de l’université elle-même (la persistance de hiérarchies académiques combinée à l’intensification de la concurrence sur le marché du travail universitaire). Certains ont vu dans le mouvement postmoderne un tournant critique car il se révélait utile à la mise en cause de l’autorité académique. D’autres y ont vu un tournant idéologique parce qu’il établissait un « grand récit » qui désignait comme « grands récits » autoritaires ou totalitaires tous les projets ambitieux de changement radical et toutes les tentatives intellectuelles d’établissement de « cartes cognitives » de la totalité, selon les termes de Fredric Jameson (Postmodernism: The Cultural Logic of Late Capitalism, 199113)

Au cours des premiers débats sur le postmodernisme entre les partisans de celui-ci et une première génération de critiques souvent méfiants comme David Harvey (cf. The Condition of Postmodernity, 1989), une distinction douteuse a émergé entre, d’une part l’économie politique et l’analyse des classes, et la culture et la politique identitaire, d’autre part. Depuis lors, l’un des principaux défis posés aux chercheurs marxistes et socialistes a consisté à rejeter cette distinction et à continuer de développer, grâce à un travail minutieux, les rapports réels et historiques, quoique également empreints de tension, entre marxisme, féminisme, écologie, anticolonialisme, radicalisme noir et libération gay. Parmi les efforts accomplis dans ce sens, certains impliquaient aussi un travail d’interprétation destiné à montrer que nombre d’œuvres plus anciennes et inspirées par le marxisme échappaient aux termes du débat telle que les posaient les discussions postmodernes14. Qu’ils aient accepté ou non de relever ce défi, les géographes radicaux marxistes et socialistes ont continué à développer des idées nouvelles, de manière indépendante ou au sein de domaines de recherches plus larges et hétérodoxes. En voici quelques exemples, organisés par thème.

À la fin des années 1980, les débats autour de la régulation et de la théorie de l’État ont commencé à influencer la recherche urbaine. Tandis que certains travaux étaient ancrés dans la théorie de la régulation allemande axée sur les mouvements urbains (cf. les travaux de Joachim Hirsch, Margit Mayer, Roger Keil, Christian Schmid), les régulationistes urbains anglo-américains ont eu tendance à établir un lien entre le marxisme urbain d’Harvey et la théorie néo-poulantzienne de l’État (Simon Duncan et Mark Goodwin, The Local State and Uneven Development, 1988). De cette fusion de courants théoriques marxistes (où les idées de Lefebvre concernant l’État, l’espace et l’urbain ont aussi refait surface) ont découlé des débats sur la politique de la ville, le néolibéralisme et les théories de l’État et de l’échelle. Que l’accent ait été mis sur la politique régionale et urbaine d’une Euro-Amérique en plein processus de néo-libéralisation (Neil Brenner, New State Spaces, 2004) ou sur le rôle joué par les États impérialistes/colonialistes dans la production d’un espace social national dans des (post-)colonies comme l’Inde (Manu Goswami, Producing India, 2004), l’objectif de ces interventions était de montrer que les échelles internationale, nationale, régionale et locale du pouvoir étatique sont des produits historiques, par là même soumis au changement et à la contestation.

Il va sans dire que ce complexe formé par les théories de la régulation et de l’État a fait l’objet de débats. Tandis que les marxistes politiques le contestaient en s’appuyant sur leur propre théorie de l’État, les féministes insistaient sur la nécessité d’inclure la reproduction sociale et le corps dans les débats sur l’échelle et le néolibéralisme. Outre les questions de lieu, d’espace, d’urbanité et la nouvelle division internationale du travail, les considérations relatives à la reproduction sociale occupaient déjà une place centrale au sein du courant socialiste-féministe qui avait participé à la naissance de la géographie radicale dans les années 1970. De nouvelles études dans ce domaine se sont concentrées sur la réorganisation des relations genrées de (re)production dans le nouveau capitalisme postfordiste. Si certaines d’entres elles se sont focalisées sur la dépendance du néolibéralisme aux « subventions » générées par la reprivatisation sélective de la reproduction sociale (Katharyne Mitchell, Sally Marston et Cindy Katz, Life’s Work, 2004), d’autres ont mis l’accent sur la manière dont cette privatisation était elle-même resocialisée, pour ainsi dire, grâce aux travaux sociaux effectués par les femmes non blanches et migrantes (cf. par exemple Geraldine Pratt, Working Feminism, 2004).

Recoupant certains de ces débats sur le néolibéralisme, une nouvelle série de discussions autour de la gentrification a par ailleurs émergé, toujours largement influencée par l’explication de Neil Smith au sujet de la gentrification « axée sur l’offre », définie comme un processus déterminé par les flux d’investissements dans le domaine de la rente foncière et, comme Smith et ses collaborateurs l’ont progressivement souligné, par la politique de développement menée par l’État. Une nouvelle étape théorique cruciale a consisté à établir un lien entre la gentrification et les formes « revanchardes » de la politique urbaine, pour reprendre les termes de Neil Smith à propos du mandat de Rudy Giuliani à la tête de la mairie de New York. Durant cette période, les travaux de recherche menés sur la gentrification ont été introduits dans les débats concernant la régulation, la privatisation de l’espace public (Don Mitchell, The Right to the City, 2003) et le rôle de la surveillance dans la production de l’espace. Dans ce dernier cas, l’accent était mis sur l’émergence de doctrines de criminologie de type « tolérance zéro », ainsi que sur la présence accrue de tactiques paramilitaires au sein de la police civile. Aux États-Unis, cette recherche s’est intégrée à un courant plus large, influencé par les critiques marxistes et noires radicales du complexe industrialo-carcéral (Prison-Industrial Complex), pour étudier les liens entre les espaces sociaux ségrégués, les écoles et le système de la justice (ou de l’injustice ?) pénale (Ruth Wilson Gilmore, The Golden Gulag, 2007).

Un nouveau domaine s’est ensuite vu largement influencer par le marxisme, quoique pas de manière exclusive : l’écologie politique urbaine. Née notamment de la thèse de Neil Smith sur le rôle du capital dans la production de la nature (ainsi que des travaux incisifs de Mike Davis sur les désastres écologiques à Los Angeles), l’écologie politique urbaine représente une contribution essentielle à l’écologie marxiste depuis le milieu des années 1990. Elle a tenté de démontrer, par le biais de travaux de recherche innovants sur, par exemple, l’écoulement des eaux, les infrastructures de transport, les parcs de métropoles et l’espace domestique, le rôle de médiateur de l’urbain entre le métabolisme de l’homme et celui de la nature, et donc également son rôle déterminant dans l’expérience de la modernité elle-même (cf. Nick Heynen, Maria Kaika et Erik Swyngedouw, In the Nature of Cities, 2006).

L’écologie politique urbaine est un domaine hautement hétérodoxe. Elle inclut désormais également les chercheurs travaillant sur la théorie queer qui, dans les champs de la géographie et de la recherche urbaine, du moins, n’a jusqu’à présent pas établi de liens solides avec le marxisme queer. Elle a été formée, dès le début, non seulement à partir de la géographie marxiste, mais aussi par des chercheurs qui ont transformé les luttes des groupes autochtones, de non-blancs, d’ouvriers et de femmes pour la justice environnementale en un domaine (très majoritairement nord-américain) de recherche géographique et urbaine. Ces chercheurs ont montré que le corps humain est lié à la dégradation de l’environnement (pollution, automobiles, insécurité alimentaire) par des rapports de classe, de genre et de race. Laura Pulido, par exemple, a démontré que les disparités de développement économique se combinaient à la domination blanche institutionnalisée pour produire des schémas géographiques complexes d’inégalité socio-écologique (« Rethinking Environmental Racism », 2000).

Laura Pulido et Ruth Gilmore sont peut-être les deux géographes critiques les plus célèbres à avoir lié les courants marxistes à l’antiracisme. Laura Pulido est également connue pour avoir montré que les luttes du tiers-monde en des endroits comme Los Angeles ont été déterminés par des dynamiques inégales de racialisation (Black, Brown, Yellow and Left, 2006). Les travaux respectifs de Pulido et Gilmore recouvrent ce qu’on appelle désormais parfois les géographies noires (Black geographies, Clyde Woods et Katherine McKittrick, 2007), un corps de travaux de recherche qui mobilisent des idées issues des traditions noires radicales à des fins de recherche spatiale et urbaine. On se contentera ici de citer deux exemples : les travaux de recherche de Woods sur les traditions de résistance dans le Mississipi Delta (« les géographies du blues ») et la remise au goût du jour de la théorie sociale humaniste et radicale de Sylvia Winter par McKittrick (Sylvia Winter, on Being Humain as Praxis, 2015). Tout comme la recherche dans le domaine de la justice environnementale, ces travaux démontrent clairement que les revendications de droit à la ville, entre autres, doivent être mises en lien avec les processus de racialisation à travers lesquels l’espace est produit.

Comme l’indiquent les débats en écologie, les préoccupations concernant les mouvements sociaux et l’action collective imprègnent un large éventail de champs de recherche. Entendue par certains comme une critique immanente de l’économie politique capitalo-centrique de David Harvey, la recherche sur les géographies du travail (Labour Geographies, Andrew Herod, 2001) a constitué une source importante de travaux sur les mouvements syndicaux et leur capacité toujours incertaine à établir un lien entre les luttes sur le lieu de travail et des géographies sociales plus larges, surtout en Euro-Amérique. Jusqu’à présent, seuls des liens ponctuels ont été établis entre ce courant de recherche et les travaux féministes et socialistes plus anciens, centrés sur le travail (cf. Linda McDowell, Working Bodies, 2009). Ce second courant a inspiré des travaux de pointe sur la complexité des rapports de classes genrés, racialisés et sexualisés, sur les lieux de travail et au-delà, de Dubaï à la Colombie-Britannique (Michelle Buckley, « Locating Neoliberalism in Dubai », 2013 ; Mike Ekers, « Pounding Dirt all Day », 2013).

Au tournant du nouveau millénaire, cet intérêt pour les luttes a commencé à être porté, dans une certaine mesure, par des chercheurs désireux de souligner la spécificité empirique et théorique de la politique comme pratique productrice d’espaces. Un premier groupe d’auteurs a appliqué les débats politiques philosophiques actuels à la recherche en géographie. Mustafa Dikeç, par exemple, a spatialisé la vision de la politique, du politique et de la police de Jacques Rancière, afin d’analyser la politique urbaine française des banlieues (Badlands of the Republic, 2007). Un second groupe de chercheurs s’est servi du travail d’Antonio Gramsci et de ses commentateurs récents pour éclairer d’un jour nouveau les thèmes centraux de la géographie radicale, depuis la production de l’espace, de l’échelle et de la nature jusqu’à l’articulation des rapports sociaux multiples. Ici aussi, la politique apparaît comme une force transitive, un moment potentiellement transformateur au sein des rapports de force imprégnant l’État et la société (Ekers, Hart, Kipfer et Loftus, Gramsci: Nature, Space, Politics, 2013).

Le tournant postcolonial

Les recherches sur la politique, le travail et d’autres luttes urbaines traitent désormais également des implications de la précarité et de l’informalisation (du travail, du logement, de l’État et des infrastructures) sur l’action collective. Cela s’applique tout particulièrement, quoique pas exclusivement, aux villes du Sud de l’espace mondial. Tandis que certains chercheurs insistent sur le lien entre l’informalisation des rapports de classe avec le fondamentalisme et le populisme de droite (Mike Davis), ou utilisent le problème de l’informalité pour souligner la difficulté de lier la résistance quotidienne à la révolution et à l’organisation révolutionnaire (Asef Bayat, Life as Politics, 2013), d’autres se sont montrés plus optimistes quant aux possibilités radicales qu’offraient certains contextes informalisés. Comme dans d’autres domaines, les développements historiques en Amérique latine se sont révélés essentiels, qu’il se soit agi d’expériences socialistes à l’échelle municipale ou nationale (Venezuela, Bolivie, Brésil), ou bien, comme l’a rappelé Bruno Bosteels lors de la révolte d’Oaxaca en 2006 (« The Mexican Commune », 2013), d’efforts pour renouer avec des traditions nationales, mais globalement liées à la Commune, d’insurrection et d’autonomie (Mexique).

Aujourd’hui, la problématique de l’informalité est souvent étudiée à travers le prisme des théories postcoloniales. Pour Ananya Roy (« Slumdog Cities », 2011), l’informalité est moins un problème pour les stratégies socialistes et les analyses de l’impérialisme qu’une occasion de mettre à mal la distinction entre formalité et informalité, qui définit pour certains la différence entre le Nord et le Sud de l’espace mondialisé. On pourrait dire que, depuis les années 1990, le tournant postcolonial est le courant le plus durable de ce qu’on nomme désormais la géographie critique. Dans les années 1990, ce tournant a engendré un nombre considérable de travaux riches en détails empiriques sur les dimensions coloniales de l’urbanisme et la pratique architecturale, à la fois au sein des anciennes villes coloniales (de Dublin à Jakarta) et au sein de leurs homologues impériales (de Londres à Amsterdam). Actuellement, les théories postcoloniales se concentrent principalement sur le défi méthodologique qui consiste à créer des concepts de recherche urbaine tout en évitant l’écueil de la reproduction des schémas eurocentriques de la recherche comparative. Jennifer Robinson, par exemple, a relevé ce défi en remaniant la notion de modernité de Benjamin à la lumière de la recherche sur l’urbanisation africaine (Ordinary Cities, 2006).

Bien que souvent éclectique en termes de tonalité et d’esprit, le tournant postcolonial s’est développé sans référence intégrante aux traditions marxiennes et du système-monde, mais dans une forte proximité avec Michel Foucault et Homi Bhabha, et, plus récemment, avec Dipesh Chakrabarty (et donc aussi, indirectement, Martin Heidegger). Étant donnée l’importance qu’il attache aux pratiques discursives spécifiquement coloniales, passées comme présentes, ce courant de la recherche n’est entré que ponctuellement en contact avec les débats résurgents autour du nouvel impérialisme (pas nécessairement colonial). On peut cependant noter une exception : la mobilisation par Derek Gregory de la notion, forgée par Edward Saïd, de géographie imaginative, afin d’analyser la guerre en Irak et en Palestine (The Colonial Present, 2004), qui a donné lieu à des travaux parallèles sur les interventions militaires comme stratégies urbaine (Stephen Graham, Cities under Siege, 2010). Les débats marxiens sur le nouvel impérialisme, également stimulés par la réponse des États-Unis aux attentats du World Trade Center, se sont penchés sur le lien entre la crise capitaliste et l’avenir de l’ordre mondial, établissant par là un point de contact avec les débats sur l’économie politique mondiale. Ce faisant, ces débats ont aussi dirigé notre attention sur l’accumulation primitive comme caractéristique persistante du capitalisme (Harvey, Le nouvel impérialisme, Les Prairies Ordinaires, 2010).

En marge des débats postcoloniaux s’est développée une recherche, spécifiquement inspirée du marxisme, sur les questions postcoloniales. Certains géographes critiques ont utilisé les travaux de Gayatri Spivak pour proposer une nouvelle fusion des traditions marxiste et de la déconstruction sur et pour le terrain de la recherche empirique concernant, par exemple, le travail et le gaspillage (Vinay Gidwani, Capital, Interrupted, 2008). D’autres approches se sont développées plus ou moins parallèlement aux interventions marxistes dans la littérature comparative et ont montré que des critiques vigoureuses des idéologies eurocentristes pouvaient être élaborées sur la base des courants anticoloniaux qui ont précédé le tournant postmoderne des années 1980, et qui se soustraient à la tendance actuelle consistant à mettre l’accent sur le fossé civilisationnel entre « l’Occident et le reste du monde » (Crystal Bartolovich et Neil Lazarus, Marxism, Modernity and the Postcolonial Condition, 2002). Ce second courant de pensée se concentre sur les liens existants entre les traditions marxiste et anticoloniale (et des figures comme Henri Lefebvre, Frantz Fanon et Antonio Gramsci), les dimensions néocoloniales ou racialisées des stratégies urbaines néolibérales, la méthode comparative, et l’essor des politiques populistes et fascistes15.

Aujourd’hui, l’urbanisation planétaire et le colonialisme de peuplement se situent au premier plan des débats sur la recherche urbaine comparative. L’idée d’une urbanisation planétaire découle de la simple proposition d’Henri Lefebvre selon laquelle les rapports entre ville et campagne doivent être compris comme les composants ambigus d’un champ urbain inégal mais observable à l’échelle mondiale, qui inclut à la fois les agglomérations (villes et métropoles) et des géographies étendues et définies par des réseaux de transports, des districts miniers et des lignes d’approvisionnement en énergie. Très vite, ces perspectives ont eu des répercussions importantes sur les approches centrées sur la ville dans le cadre de la recherche urbaine, bien qu’elles renouent avec des perspectives de recherche antérieures à l’échelle planétaire (éd. Neil Brenner, Implosions and Explosions, 2014). Du fait des critiques postcoloniales et du débat plus récent sur l’héritage de l’école des Subaltern Studies, qui les a reprises, cette approche se précise et fait l’objet de reformulations visant à prendre en compte la relation entre le particulier et l’universel dans le cadre de la recherche urbaine comparative, et à étudier la question urbaine dans sa relation continue avec la restructuration agraire et la présence d’imaginaires (non-)urbains, dans les processus urbains et au-delà.

Dans le contexte de ces discussions, la recherche sur les colonies de peuplement fournit des enseignements importants. Les chercheurs, rejetant les usages métaphoriques faits du terme « colonial » dans certains travaux postcoloniaux, mettent en relief le peu de sens que revêt la distinction entre colonial et postcolonial dans les colonies de peuplement blanches comme les États-Unis, l’Australie et le Canada. Ils proposent aussi d’appréhender les géographies de peuplement de manières empiriquement riche et largement matérielle qui, pour hétérodoxe qu’elles soient, demeurent ouvertes aux influences du matérialisme historique (cf. Cole Harris, Making Native Space, 2002). Les chercheurs de ce domaine insistent sur les particularités qualitatives de l’urbanisation des colonies de peuplement et désamorcent ainsi la critique, émise plus tôt à l’encontre de la recherche sur les villes coloniales, selon laquelle cette dernière avait omis d’inclure à son analyse les colonies de peuplement dominées par une majorité de Blancs (David Hugill, « What is a settler colonial city? », 2017). Enfin, la recherche sur les géographies des colonies de peuplement reprend des notions sur le temps et l’espace développées par une nouvelle génération d’universitaires autochtones : des philosophes de la résurgence autochtone comme Leanne Simpson (Danser sur le dos de notre tortue, Varia, 2018) et des communistes autochtones comme Glen Coulthard (Peau rouge, masques blancs, Lux, 2018) Ces sous-courants théoriques présagent d’un regain d’intérêt pour ce qui représente, particulièrement dans les Amériques, un point de rencontre de la praxis anticolonialiste et marxiste aussi ancien que souvent voilé : la libération autochtone et indigène.

Traduit de l’anglais par Juliette Raulet

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  1. François Cusset, La théorie française : Foucault, Derrida, Deleuze et Cie. et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, La Découverte, 2005. []
  2. Par exemple : Cécile Gintrac et Matthieu Giroud, Villes contestées: pour une géographie critique de l’urbain (Les prairies ordinaires, 2014). []
  3. Sur la pertinence de la « gentrification » dans le contexte français, cf. Anne Clerval, Paris sans le peuple (La Découverte, 2013). []
  4. Paru en français sous le titre Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale, Les Prairies Ordinaires, 2013. []
  5. Paru en français sous le titre L’imaginaire de la Commune, La fabrique, 2015. []
  6. À paraître en mai 2018 aux Éditions Entremonde. []
  7. Paru en français sous le titre Paris, capitale de la modernité, Amsterdam, 2011. []
  8. Paru en français et paru Tout ce qui est solide se volatilise (Éditions Entremonde, 2018). []
  9. Paru en français sous le titre L’Atlantique noir (Éditions Amsterdam, 2017). []
  10. Paru en français sous le titre City of Quartz (La Découverte, 1998). []
  11. Paru en français sous le titre Contrôle urbain, écologie de la peur (Ab Irato, 1998). []
  12. Paru en français sous le titre Planète bidonvilles (Ab Irato, 2006). []
  13. Paru en français sous le titre Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif (ENSBA, 2007). []
  14. Pour Henri Lefebvre, cf. Christian Schmid, City, Space, and Society: Henri Lefebvre and the Theory of the Production of Space (London: Verso, à paraître (paru en allemand en 2005) ; Kanishka Goonewardena, Stefan Kipfer, Richard Milgrom, Christian Schmid eds. Space, Difference, Everyday Life: Reading Henri Lefebvre (New York: Routledge, 2008). []
  15. Kanishka Goonewardena, “Postcolonialism and Diaspora,” University of Toronto Quarterly, 2004; Stefan Kipfer, ‘Fanon and Space’, Society and Space, 2007; Stefan Kipfer and Kanishka Goonewardena, “Urban Marxism and the Postcolonial Question”, Historical Materialism, 2013; Gillian Hart, “Denaturalizing Dispossession: Critical Ethnography in the Age of Resurgent Imperialism,” Antipode, 2006; Hart Rethinking the South African Crisis, (Athens GA: Georgia University Press, 2014). []
Stefan Kipfer