COMMUNISME (B.F.) : Pour commencer, il faut dire quelques mots sur ce qui a donné l’idée de cette discussion. À Communisme, depuis un an environ, nous avons amorcé un travail de réflexion sur une série de problèmes liés entre eux : le rapport des révolutionnaires des différents pays aux pays socialistes, les origines du révisionnisme, la question de Staline… Tous ces problèmes sont posés en fonction des tâches, en particulier de la lutte théorique dans la période actuelle, compte tenu des attaques dont le marxisme et le léninisme sont l’objet de tous côtés. Il est apparu que le livre de Bettelheim (Les Luttes de classes en URSS dont le tome 2 vient de sortir) et le livre de Linhart (Lénine, les paysans, Taylor) posent, chacun à sa façon, la question du type de défense du marxisme que l’on doit promouvoir. C’est selon nous un débat politique important. Bettelheim aborde le problème du développement du marxisme, de la source de ce développement, du rapport entre le marxisme et les idéologies étrangères au marxismes, présentées dans le « marxisme historiquement constitué ». Linhart de son côté, parle de la nécessité d’une « défense critique » du léninisme contre les attaques nombreuses qu’il subit, c’est-à-dire d’une défense qui prennent en compte le léninisme comme « mouvement de contradictions ».
Bettelheim, tu distingues dans ton chapitre sur la « formation idéologiques bolchévique » le marxisme révolutionnaire et le marxisme historiquement constitué. Pourrais-tu expliquer cette distinction, qui est posée en fait dans le but de comprendre le développement du marxisme, et les origines du révisionnisme ?
CHARLES BETTELHEIM : Je voudrais tout d’abord replacer les formulations que j’emploie dans le contexte où elles surgissent. Je suis amené à avancer ces formulations dans le cadre d’une analyse d’ensemble des transformations sociales en URSS, cela en particulier lorsque je m’interroge sur les formes spécifiques des transformations qui ont eu lieu au lendemain de la révolution d’Octobre, au cours de la NEP, et ultérieurement, lors du passage aux plans quinquennaux. Je suis ainsi conduit à développer un certain nombre de remarques concernant les conditions spécifiques dans lesquelles la lutte pour le socialisme s’est développée en Union soviétique d’une part, et en Chine, d’autre part. Ceci m’amène à considérer non seulement les caractères spécifiques dans les formations sociales, mais à examiner aussi de façon relativement détaillée les conceptions dominantes au sein du parti bolchevik.
J’essaie de repérer ce qui dans les conceptions défendues à différents moments par le parti bolchevik apparaît comme un approfondissement du marxisme et du léninisme, et ce qui, au contraire, apparaît comme l’effet d’éléments que l’on peut, après analyse, repérer comme étrangers au marxisme, ces éléments constituent cependant une composante réelle du bolchévisme, qui représente précisément ce que j’appelle une des formes du marxisme historiquement constitué.
Le terme de « marxisme historiquement constitué » désigne le résultat historiquement daté de la fusion du mouvement ouvrier et la théorie révolutionnaire. Cette fusion ne conduit pas nécessairement à l’appropriation de la théorie marxiste par les organisations révolutionnaires se réclamant du marxisme. Pour chaque période historique, cette fusion donne ainsi naissance à un système idéologique contradictoire au sein duquel s’articulent les conceptions du marxisme révolutionnaire et des conceptions étrangères à celui-ci. C’est à partir de ce système idéologique chaque fois spécifié, que les organisations politiques de la classe ouvrière qui se réclament du marxisme élaborent les « réponses » qu’elles donnent aux problèmes que leur pose la lutte des classes. Bien entendu, ces réponses sont déterminées en dernière instance par les pressions que les différentes classes sociales exercent sur les organisations ouvrières si bien que le marxisme historiquement constitué évolue en fonction de la lutte des classes elle-même.
En prenant en compte les formes spécifiques de la fusion entre la théorie révolutionnaire et le mouvement ouvrier, je suis amené à distinguer entre le marxisme révolutionnaire, c’est-à-dire la théorie dont les pierres angulaires ont été posées par Marx et Engels et qui s’est développée depuis en s’enrichissant des enseignements tirés des luttes des classes, et les conceptions auxquelles se rallie telle ou telle organisation révolutionnaire, conceptions qui n’incorporent pas nécessairement l’ensemble des acquis de la théorie révolutionnaire, ceci en raison des conditions concrètes dans lesquelles chaque organisation de la classe ouvrière s’est formée et a pu s’approprier le marxisme.
Ainsi les différentes formes du marxisme historiquement constitué ont chacune leur propre histoire. Cette histoire est caractérisée, à la fois, par une certaine continuité historique et par des différences. Ce sont des différences sur lesquelles il faut s’interroger, notamment afin de saisir ce qui, dans le « marxisme » de telle ou telle organisation, correspond à un développement théorique réel et, au contraire, ce qui correspond à une forme d’occultation des analyses marxistes antérieures.
Si nous considérons le bolchévisme comme une des formes du « marxisme historiquement constitué », il est possible – comme j’essaie de le faire dans le tome 2 de Les luttes de classes en URSS – de constater que celui-ci représente une unité contradictoire au sein de laquelle se combinent des acquis du marxisme et du léninisme ainsi que toute une série de conceptions étrangères au marxisme. Ces dernières sont actives dans le bolchévisme dans années 1920 et des années 1930, mais leur mode de combinaison se modifie avec les acquis du marxisme en fonction de la conjoncture de la lutte des classes.
Concrètement, lorsqu’on analyse le contenu des discussions qui ont eu lieu vers la fin des années 1920 on constate que dans le parti bolchevik prédomine de plus en plus l’idée que le développement socialiste de l’URSS serait fondamentalement conditionné par la capacité du pouvoir soviétique d’assurer un essor rapide à la grande industrie et par sa capacité de « mécaniser » l’agriculture. En ce qui concerne cette dernière, on voit, vers la fin des années 1920, se substituer à l’idée que la transformation socialiste de l’agriculture dépend avant tout de la volonté des paysans eux-mêmes à s’engager dans la voie de la production collective, un idée toute différente, celle d’une « révolution par en haut » qui imposerait aux paysans des formes collectives de production permettant l’utilisation des machines. Ainsi, la théorie léniniste de l’appui à apporter aux paysans pauvres et moyens pour les aider à s’engager sur la voie du socialisme est remplacée par une thèse étrangère au marxisme, celle d’une « révolution par en haut ». Il y a là une mutation qui s’opère dans la formation idéologique bolchévique. Cette mutation est rendue possible par certaines caractéristiques idéologiques du bolchévisme, mais une fois achevée, elle conduit à une rupture avec le marxisme révolutionnaire.
Bien entendu, les transformations de la formation idéologique bolchévique s’insèrent dans une conjoncture politique particulière, dans une conjoncture politique caractérisée par des rapports tendus entre le parti et le pouvoir soviétique, d’une part, et d’importantes fractions de la paysannerie, d’autre part. Cependant l’absence d’une analyse concrète des origines de cette tension, et des faiblesses de la politique paysanne qui ont permis à cette tension de se développer, aboutissent à accorder la priorité non plus à l’action politique et idéologique, mais aux changements techniques. Ceux-ci sont alors considérés comme condition déterminante de la transformation des rapports sociaux., ce qui correspond à l’adoption d’une thèse « économiste-techniciste ».
La profondeur des transformations qui s’opèrent ainsi dans la formation idéologique bolchevique, en tant que marxisme historiquement constitué, apparaît de façon explicite, et sous une forme théorique, dans le texte de Staline : « Matérialisme dialectique et matérialisme historique ». Dans ce texte, Staline avance la théorie selon laquelle les transformations sociales sont déterminées par le type de rapports existant entre la société et la nature. Ce texte pose le couple « société-nature » comme constitué par deux réalités extérieures l’une à l’autre. La nature est pensée comme un « environnement » de la société, tandis que le rapport de cette dernière à la nature est pensé sous la catégorie des forces productives. Le développement de ces forces est affirmé être l’élément moteur des transformations sociales. Dès lors, la lutte de classes n’est plus la force motrice de l’histoire, elle n’est qu’un auxiliaire pour « aider » au développement des forces productives, lorsque les rapports de production existant s’opposent à ce développement. Ce dernier semble ainsi résulter d’une sorte de « loi du progrès » au sens de l’idéologie bourgeoise. On sait que cette idée a été reprise par Oskar Lange qui parle de la « loi du développement en progrès des forces productives ».
Ainsi, une « dynamique » extérieure à la lutte des classes serait le moteur de l’histoire. Cette dynamique assurerait un « développement social ». Une telle notion de « développement social » constitue un autre thème qui est à l’œuvre dans « Matérialisme dialectique et matérialisme historique ». Ce thème ambigu est étranger au marxisme. Il pose « la société » comme une sorte de réalité en soi, en dehors des classes qui la constituent.
De même que le marxisme et la social-démocratie allemande au début du siècle et de la IIe Internationale, le bolchevisme représente une forme particulière de marxisme historiquement constitué. Celle-ci a connu des transformations particulièrement importantes au cours des années 1930, transformations qui aboutissent à l’occultation de thèses fondamentales du marxisme révolutionnaire, à savoir en particulier, que la lutte de classes est le moteur de l’histoire des sociétés divisées en classes. À cette thèse fondamentale, en est substituée une autre, celle du rôle moteur du développement des forces productives. De même, au concept de transition socialiste, qui correspond au procès de transformation du capitalisme en communisme est substituée la notion sans titre scientifique de « mode de production socialiste ».
L’analyse que j’effectue dans la formation idéologique bolchevique me conduit dans le tome 2 de Les luttes de classes en URSS à distinguer entre le marxisme historiquement constitué (celui qui domine une certaine période historique) et le noyau scientifique des conceptions se réclament du marxisme, noyau que je désigne par le terme de marxisme révolutionnaire. Ce dernier est le produit des analyses théoriques de Marx et d’Engels et de l’approfondissement, du développement de ces analyses par ceux qui ont continué leur œuvre en s’appuyant sur l’expérience des luttes de classes et des révolutions. En introduisant les notions « d’approfondissement » et de « développement » du marxisme révolutionnaire, je souligne que celui-ci n’est pas « donné » une fois pour toutes dans les textes des « classiques », dans les textes de Marx de d’Engels. Comme le dit Lénine, ces derniers ont posé les « pierres angulaires » du matérialisme historique, amis celui-ci est nécessairement « inachevé » comme toute science. Le marxisme révolutionnaire se transforme donc, et cette transformation s’opère sur la base des connaissances déjà produites qui sont enrichies progressivement et s’articulent de façon à rendre de mieux en mieux compte des procès réels, donnant la possibilité d’agir sur le cours de l’histoire. Le développement du marxisme révolutionnaire conduit à des formulations antérieures. Ce qui distingue un tel enrichissement du marxisme, c’est qu’il ne fonctionne pas comme une « justification » de l’ordre existant, mais qu’il constitue comme une arme servant effectivement aux luttes du prolétariat car il guide ces luttes.
L’expérience chinoise montre précisément comment le développement du marxisme révolutionnaire par Lénine (développement qui revêt une importance particulière dans ses derniers écrits) a pu être utilisé et servir à la consolidation de la dictature du prolétariat en Chine. Je pense ici, notamment, à ce que Lénine a écrit concernant les rapports que le parti dirigeant doit développer avec les masses paysannes.
COMMUNISME (B.F.) : Tu emploies dans ton livre le terme de « contradictions internes » à la formation idéologique bolchévique, et tu dis que ces contradictions sont à la source du développement du marxisme historiquement constitué, mais que le mouvement de ces contradictions est déterminé par la lutte de classes. Néanmoins, l’emploi de ce terme de « contradiction interne » pose un problème : quel type de contradiction ? Est-ce que ce sont seulement des contradictions internes à un système de pensée donné (et dans ce cas on risque de tomber dans l’idéalisme pour qui tout se passe dans la pensée), ou est-ce que ce sont aussi et surtout des contradictions entre l’état des connaissances à un moment donné, l’état du marxisme et la réalité objective ? Quel est en fait le statut de ce terme de « contradiction interne » ?
C. BETTELHEIM : Effectivement, il est juste de s’interroger sur le statut de ces contradictions. En fait, ce terme désigne plusieurs réalités. D’une part, il s’agit des contradictions entre le mouvement réel et la connaissance que l’on en a, car le processus de la connaissance est indéfini, et il n’y a jamais adéquation complète de la connaissance au mouvement réel. C’est un type de contradiction qui se reproduit toujours tout en se transformant. Mais, d’autre part, il s’agit aussi des formulations contradictoires qui peuvent exister au sein du marxisme. Ces contradictions sont elles-mêmes un effet de l’inégale adéquations des thèses et des concepts du marxisme au mouvement réel.
Prenons, par exemple, les textes que Marx lui-même a écrit à diverses époques, même à des époques rapprochées, comme les textes du Capital. Lorsqu’on analyse ces textes, on peut y trouver des formulations qui sont décalées les unes par rapport aux autres, certaines permettant de mieux saisir le mouvement réel. Par conséquent, certaines formulations peuvent être la source de développements positifs, permettant de s’approprier mentalement la réalité et d’agir sur elle. Par contre, d’autres formulation qui sont, disons, pour employer une métaphore, le legs de formulations antérieures, ne rendent pas compte des formes les plus développées de la pensée de Marx.
Ainsi, dans Le Capital, l’opposition entre la domination formelle et la domination réelle des rapports de production est un thème massivement dominant. Cette opposition permet de montrer que ce sont les transformations des rapports de production qui constituent le cadre à l’intérieur duquel les forces productives se développent et prennent certains caractères. Cependant, en dépit du rôle dominant que Le Capital accorde à la nature des rapports de production, rapports qui déterminent celle des forces productives qui se développent en leur sein, on trouve encore par moment, dans ce même ouvrage des formules différentes qui suggèrent que ce serait les transformations techniques qui détermineraient les transformations sociales. Ainsi, on trouve chez Marx des formulations décalées les unes par rapport aux autres, qui sont en contradiction entre elles. Certaines de ces formulations serviront justement de base à un développement ultérieur du marxisme ; d’autres au contraire pourront être isolées et utilisées pour justifier tout à fait autre chose : une conception complètement figée du « marxisme » incapable de s’enrichir réellement.
COMMUNISME (H. C.) : Comment se produit ce qui est le corps scientifique du marxisme et où s’arrête la théorie scientifique ? Quels sont les rapports entre le corps théorique et la formation idéologique bolchevique, si on appelle ça comme ça ? Je voudrais illustrer ce que je dis en prenant l’exemple du Capital de Marx. Est-ce qu’il ne donne pas la preuve de la possibilité d’un développement relativement autonome de la théorie scientifique par rapport aux luttes réelles des classes ? Si on considère la théorie de la plus-value et de la force de travail, les éléments concrets de la vie réelle, l’exploitation du travail par le capital existaient déjà en 1844 aussi bien qu’en 1867 ? Il lui a fallu pourtant un long travail scientifique pour que se dégage cette théorie… Je passe sur le fait que cette théorie de la plus-value est cruciale, qu’on en peut s’en passer en quoi que ce soit, qu’il est nécessaire de la défendre et de l’appliquer. En tout cas, nous n’avons plus besoin de la « découvrir ». Je pense que sans ces vingt années de travail scientifique, d’analyse et d’étude historique de la réalité et des lois du mode de production capitalistes en même temps que les théories bourgeoises, Marx n’aurait pas découvert cette théorie. Mais qu’en même temps il ne l’a découverte que parce qu’il la cherchait, parce qu’il avait la prétention d’armer le prolétariat d’une économie – il l’appellait l’« économie politique du prolétariat » – donc parce qu’au départ il avait une position de classe et que c’est cette position de classe prolétarienne qui l’orientait dans son travail théorique. On pourrait trouver d’autres exemples.
C. BETTELHEIM : La question soulève un problème réel et importante, qui recoupe en partie les questions qui ont été évoquées au début de cette discussion.
L’histoire même du marxisme et du léninisme nous oblige à reconnaître qu’il existe des contradictions internes au sein de la pensée marxiste. L’existence de ces contradictions ouvre un champ à un travail de critique, d’autocritique et de rectification. Ce travail est certainement commandé par les exigences de la lutte de classes, mais cela ne veut pas dire qu’il se développe seulement en écho ou parallèlement à de nouvelles expériences de lutte. Il peut reposer aussi sur la réflexion critique des luttes antérieures, y compris sur celle des luttes idéologiques de classes qui ont pu montrer comment telle ou telle formulation ouvrait la voie à des conceptions étrangères aux exigences des luttes du prolétariat.
L’exemple donné, qui se réfère au passage de la notion de « valeur du travail » au concept de « valeur de la force de travail » me paraît excellent. Cet exemple nous met en présence d’un développement que Marx lui-même opère en rectifiant certains de ses premiers textes. Ce développement de la pensée de Marx n’est pas le résultat d’événements majeurs qui se seraient produits au niveau des affrontements sociaux. Il résulte de la critique que Marx effectue des conceptions économiques bourgeoises, de ses critiques de la pensée d’Adam Smith et Ricardo, critique qu’il mène non à des « fins intellectuelles » mais pour aider la classe ouvrière à mieux orienter ses forces à dépasser le monde des apparences immédiates, en saisissant ainsi la connexion interne des rapports sociaux.
Dire que le marxisme, à telle ou telle étape, de son développement, comporte des contradictions internes, c’est dire d’abord que certaines des formulations marxistes rendent compte du mouvement réel, tandis que d’autres n’en rendent pas compte. En d’autres termes, cela revient à reconnaître que certaines formulations sont en contradiction avec le mouvement réel. Selon les conditions concrètes de la lutte des classes, le développement du marxisme résulte soit de la prise en compte de ses propres contradictions internes, soit des contradictions qui opposent la connaissance marxiste historiquement constituée au processus historique réel ; C’est pourquoi les grands progrès du marxisme sont généralement liés au surgissement de nouvelles expériences historiques dans le champ des luttes sociales.
Ainsi, le développement du marxisme comporte deux aspects. L’un est lié à l’approfondissement interne et à la rectification du système conceptuel. Cet aspect est principalement commandé par la lutte idéologique de classe. L’autre aspect est lié aux combats directement menés par la classe ouvrière, combats dont l’issue oblige à telle ou telle rectification ou précision. L’exemple le plus significatif d’un tel développement est constitué par les textes que Marx a consacré à la Commune de Paris. Ces deux aspects du développement du marxisme sont complémentaires. Selon la conjoncture politique et idéologique, le premier aspect ou le second joue un rôle dominant dans le procès effectif du développement du marxisme.
COMMUNISME (B. F.) : Revenons un peu en arrière, Linhart, qu’est-ce que tu entends par la définition de la pensée de Lénine en tant que « mouvement de contradictions » ? Tu écris que la pensée de Lénine est une pensée dialectique. Tu parles donc aussi de contradictions, mais il en me semble pas qu’elles aient la même place.
ROBERT LINHART: La question de tout à l’heure est une assez bonne question pour creuser ça : est-ce qu’il s’agit d’un système de contradictions internes, est-ce qu’il s’agit d’une pensée qui, en lutte avec elle-même, recherche sa propre cohérence, suivant les critères scientifiques ou une scientificité qu’elle se serait donnée ; s’agit-il d’une pensée qui est en contradiction et en lutte, parce qu’elle est en lutte avec le réel, et parce que le réel lui-même est un système de contradictions ?
COMMUNISME (B.F.) : Tu écris que la pensée de Lénine est en lutte avec elle-même et le réel. Il y a donc deux aspects.
R. LINHART : Il y a deux aspects ; je crois qu’il y en a un qui est déterminant et un qui est déterminé : la pensée de Lénine est en lutte avec elle-même parce qu’elle est en lutte avec le réel. Elle s’élabore dans cette lutte avec le réel parce qu’il n’y a pas de situation idéale : toutes les situations sont « bloquées » par définition et, s’il y a un certain nombre de choses à faire et à penser à l’intérieur d’un système de déterminations historiques donné, c’est toujours dans ses limites.
Qu’on prenne le système de pensée des marxistes et de Marx du temps de Marx, du temps du Capital, de la Ière Internationale, de la lutte syndicale en Allemagne et en Angleterre au XIXe siècle, que l’on prenne le bolchevisme du temps de Lénine en Russie, ou que l’on prenne la pensée de Mao Tsé-toung dans la Chine de la Révolution Culturelle, ce sont des systèmes de pensée qui sont historiquement déterminés et limités. La seule continuité qu’on puisse leur trouver est la position de classe, le fait que le matérialisme historique qu’ils ont fondé et développé est l’arme théorique et idéologique dont s’est emparé le prolétariat. C’est vrai pour le moment, historiquement. Mais c’est à peu près tout. Pour le reste, il me semble que tout sauf d’un texte à un autre et d’une époque à une autre n’a guère de sens : Marx ne mettait pas dans les mots « force productive », « technique », « rapports de production », « État », « prolétariat », « bourgeoisie » le même contenu que Lénine, Staline ou Mao Tsé-toung. Il faut, à chaque fois, faire le détail. Et ce qu’il y a de commun est moins important que la différence.
Votre question de départ me paraît juste : le marxisme est attaqué, comment le défendre ? Le seul marxisme qui vaille, c’est le marxisme qui se bat et sert la révolution.
C’est pourquoi la lutte « pour la défense des concepts marxistes » est en dernière analyse dérisoire, quand elle prétend se garder de toute insertion concrète. L’expérience montre qu’il n’y a pas de concept marxiste qui ne soit utilisable par la bourgeoisie. Et le prolétariat peut s’emparer de bien des notions initialement véhiculées par la bourgeoisie. Là aussi, on ne peut que faire le détail.
Prenons un exemple actuel qui me paraît révélateur. Le concept de « dictature du prolétariat ».
Si l’on imagine le marxisme comme une espèce de système concentrique avec un noyau universel et des cercles contingents, il est évident que l’on placera dans le noyau central la dictature du prolétariat : inutile de citer les grands classiques, on a l’impression que l’on a vraiment là quelque chose de solide.
Et, tout naturellement, quand, au printemps dernier, Marchais a officiellement abandonné le terme de dictature du prolétariat, certains ont brandi le drapeau de la révolte et ont dit : voilà, c’est un reniement du marxisme ! Effectivement, cela pouvait donner l’impression d’être un combat relativement clair : le parti communiste abandonne quelque chose qui le définissait comme un parti marxiste au profit de quelque chose qui le définit comme un parti révisionniste. Mais pour quiconque examine les choses d’un point de vue concret, c’est un faux débat. Le parti communiste est un parti révisionniste depuis longtemps qu’il se sépare ou non de la théorie de la dictature du prolétariat, comme le parti communiste qui gouverne aujourd’hui en Hongrie n’est pas un parti communiste même si lui se réclame de la dictature du prolétariat.
Allons plus loin : ce faux débat en masque un vrai, essentiel pour tous ceux qui, en France, recherchent un marxisme vivant. S’il s’est passé quelque chose l’année dernières dans les organisations révisionnistes, il faut le voir d’abord, non dans les statuts, mais dans les difficultés apparues avec l’Union soviétique. De ce côté, il s’est effectivement passé toute une série de choses et il est urgent d’en mesurer la nature et la portée. Y a-t-il maintenant des contradictions entre les révisionnistes d’Europe de l’ouest et ceux qui sont au pouvoir en URSS et dans le Comecon ? Vont-elles ses développer ? Correspondent-elles à des divergences d’intérêt entre les bases sociales des mouvements révisionnistes occidentaux et les classes possédantes au pouvoir à l’Est ? Vers quelle forme de société – de capitalisme d’État – tendent les forces sociales qui soutiennent le révisionnisme occidental et peuvent-elles entrer en conflit avec l’impérialisme soviétique ? Voilà quelques-unes des questions qui se posent aujourd’hui à ceux qui veulent faire du marxisme une arme de luttes en France. Que le terme « dictature du prolétariat » disparaisse des statuts du PC n’est pas le problème : ce qui compte, c’est de savoir si les PC occidentaux vont cesser d’être des agents de la pénétration soviétique pour devenir des forces politiques d’un autre type. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’ils redeviendraient par là des partis marxistes et prolétariens ! Si un réel processus de constitution d’un système révisionniste occidental en rupture avec l’URSS devait intervenir, ce serait une chose extrêmement importante. Et, à la limite, tant mieux, s’ils abandonnent le terme de « dictature du prolétariat » : mieux vaut un révisionnisme ouvert, en mouvement, susceptible de crises et de transformations qu’un révisionnisme dissimulé sous les principes formels du marxisme, et stagnant du point de vue idéologique avec les masses qu’il trompe et immobilise. Face au révisionnisme, ce n’est pas des éternelles mêmes citations de Lénine que nous avons besoin (il est trop facile de répondre que le monde de 1977 n’est plus celui de 1917 et qu’il faut tenir compte des soixante années d’expériences qui sont intervenues) mais d’une analyse de classe du révisionnisme moderne. Seule est ici d’une quelconque utilité l’analyse concrète d’une situation concrète. C’est pourquoi il est indispensable de penser l’idéologie – y compris la nôtre – dans son mouvement. C’est en ce sens que j’ai avancé, dans Lénine, les paysans, Taylor, la notion de « formation idéologique » pour désigner le bolchevisme. Je disais que je traitais le léninisme sous cet angle pour commencer l’analyse de la formation idéologique bolchevique, c’est-à-dire d’un système de pensée déterminé qui est apparu dans une lutte de classes déterminée et dans une situation qui avait ses limites. Pour autant qu’on le sache, les théories, les systèmes idéologiques, sont le produit de forces sociales, de systèmes de pensée historiquement constitués. Les intellectuels anglais ou allemands du milieu du 19e siècle ne sont pas le produit du même système de déterminations que les intellectuels russes du début 20e, que les intellectuels chinois, que d’autres… Cela ne veut pas dire que l’on n’atteint pas quelque chose d’universel à chaque moment, mais cet universel n’existe que dans le particulier, ne prend sa signification que dans le particulier.
Si on reprend le problème de la lutte autour du marxisme, il y a les formes les plus évidentes du reniement telles qu’elles sont apparues depuis quelques années : l’idéologie du désir ou l’idéologie anticommuniste édifiée sur la soi-disant découverte des camps soviétiques (je dis soi-disant parce que les gens de ma génération étaient tout à fait édifiés là-dessus quand ils ont commencé à faire la politique : au début des années 1960, le système répressif soviétique n’était certes plus un secret pour personne !). Ces effondrements idéologiques par vague sont évidemment les plus spectaculaires, mais il y a d’autres formes d’investissement du marxisme par l’idéologie bourgeoise. Je pense que la défense dogmatique du marxisme est aussi une forme de laminage du marxisme. Cette défense dogmatique n’intervient pas dans les luttes idéologiques concrètes, ne permet pas de comprendre les transformations concrètes qui s’opèrent dans l’idéologie comme dans la société, et fait progressivement du marxisme un système de pensée répétitif et de moins en moins utilisé. Et qui, de plus, résiste mal aux chocs ! On en a un bel exemple aujourd’hui : on est en train d’assister à une nouvelle vague d’antimarxisme à propos de la Chine, et cela devrait quand même inciter à réfléchir à ce problème de la défense du marxisme et de ce qu’est véritablement le marxisme révolutionnaire. Ce qui me frappe dans toute cette histoire, c’est qu’on assiste à une sorte d’effondrement du maoïsme européen, c’est-à-dire d’un système de pensée où l’on avait imaginé que tous les grands problèmes étaient enfin réglés — les rapports entre dirigeants et dirigés, entre ouvriers et paysans, entre petites et grandes entreprises, etc. : enfin on était arrivé à la Vérité avec un grand V. Il s’est ainsi édifié tout un rousseauisme naïf à partir de la simplification du maoïsme et on en a fait une sorte d’idéologie norme à l’aide de laquelle on pouvait jauger tout Staline, puis Lénine, puis Marx… Mais si on étudie un peu la Chine, on voit que cela ne correspond pas à la réalité. Et, du reste, cette image tend à s’effondrer dans les luttes politiques et les luttes de classes qui se manifestent en Chine. Pour quiconque s’en tient à un point de vue matérialiste historique, ce n’est pas une révélation : il n’y a pas de modèle fixe, et toute société n’est qu’une sorte de résultante entre forces de classes contradictoires — et dans le cas de la Chine, cela paraît loin d’être stabilisé. Mais pour ceux qui adoptent un point de vue idéaliste (un système de référence normatif où les critères du bien et du mal sont assurés une fois pour toutes), c’est évidemment l’effondrement d’un rêve : la Chine est une société comme les autres… Ceux-là pensent apprendre aujourd’hui des choses spectaculaires — mais elles n’ont de spectaculaire que de remettre à l’ordre du jour l’esprit critique ! Prenez l’agriculture : il semble apparaître aujourd’hui que l’un des grands problèmes de l’économie chinoise, c’est la stagnation de l’agriculture. Et, semble-t-il, une des décisions qui a été prise dès 1974 pour lutter contre cette stagnation est de modifier la politique en matière d’engrais, dont le type de production ne permettait pas un renouvellement suffisant de sols exploités très intensivement : on a donc décidé de ne plus s’en tenir à la seule politique des petites et moyennes usines d’engrais, et de compléter le dispositif en développant une grande industrie chimique qui puisse servir de base à une grande production plus sophistiquée de fertilisants. En soi, je le dis tout de suite, un tel fait n’a guère de signification : il faudrait le replacer dans l’ensemble, que je connais trop mal. C’est peut-être une décision juste, peut-être une décision fausse. Elle favorise peut-être telle ou telle force sociale au détriment de telle autre… Elle ne peut, à mon sens, être appréciée que dans une analyse globale de la structure sociale chinoise. Mais, pour une certaine représentation idéaliste, cela sera considéré en soi comme un tournant catastrophique : il va falloir traiter de grandes quantités de phosphate, d’ammoniaque, il faudra importer des technologies étrangères (ce que les Chinois ont commencé à faire), etc. Toutes choses intrinsèquement mauvaises. À quoi l’on pourrait répondre que les Chinois n’importent pas des usines clés en main de la même façon que d’autres pays, qu’ils les repassent entièrement au crible, que tous les postes seront réanalysés, etc. Bref, qu’on n’échappera pas à une analyse complexe où il existe d’autres déterminations que le tout blanc ou tout noir. En outre, je suis convaincu depuis plusieurs années que toute une partie de la réalité en Chine n’est pas connue pour la bonne raison que les moyens de propagande (qui nous transmettent une certaine image) font l’objet de luttes politiques et de luttes idéologiques intenses entre des groupes qui changent eux-mêmes — on l’a bien vu — et qui donnent chacun d’eux-mêmes une représentation donnée quand ils maîtrisent l’information. De sorte qu’une position marxiste, pour ne pas s’effondrer à chaque changement d’analyse, de propagande ou de rapport de forces politiques, doit s’en tenir à un certain nombre de principes de base et conserver un esprit critique dans l’analyse d’une formation idéologique déterminée, en rapport avec la réalité… Ce qui s’effondre aujourd’hui, ce n’est ni le marxisme ni le rôle historique de la Chine et de la pensée de Mao Tsé-toung, c’est l’idéalisme historique ; bon débarras. On peut prévoir malheureusement qu’il prendra d’autres formes…
COMMUNISME (C.R.) : Il faudrait revenir un peu sur l’idée de la distinction entre marxisme, bolchevisme… comme uniquement des systèmes limités historiquement, et entre lesquels la différence serait plus importante ce que qu’il y a de commun. Il y là un danger : ne considérer que des systèmes historiquement et géographiquement déterminés qui n’entretiendraient pas de relations entre eux, avec en plus l’impossibilité pour les personnes qui se trouveraient à l’intérieur de ces systèmes de porter un jugement ou une appréciation sur ce qui se passe dans les autres.
R. LINHART : Ce que tu dis est caricatural. Il y a une unité de l’ensemble : c’est la position de classe, la position prolétarienne, ce qui fait que le marxisme, le marxisme historique quand il pénètre les masses, devient une arme du prolétariat – et c’est l’unité de tout cela. Cela dit, ce dont il me paraît plus que jamais vital d’avoir une conscience, c’est du fait que cette unité ne se détermine jamais dans les textes. Prenons un exemple actuel. Il est bien connu que nombre de marxistes français ont considérés les textes de ceux qu’on appelle aujourd’hui en Chine « le groupe des quatre » comme des textes excellents. Fort bien. Mais quel est le problème pour apprécier la ligne des « quatre » ? Le problème, c’est de savoir quelle était leur pratique réelle, quels rapports ils avaient avec les masses et quelles conséquences effectives avait leur ligne politique pour les différentes forces sociales en mouvement dans l’ensemble de la Chine. C’est le seul vrai problème.
COMMUNISME (H.C.) : Comment peut se faire la lutte idéologique entre marxistes ? On va se servir des textes et des thèses de telle ou telle époque pour passer au crible les positions d’un tel ou d’un tel. On ne va pas lire les textes marxistes pour le plaisir de les lire ou faire de l’histoire pour faire de l’histoire, on va les lire pour prendre position aujourd’hui en fonction des problèmes qui se posent aujourd’hui : c’est-à-dire qu’on va se servir des acquis d’hier pour aujourd’hui. En ce sens, la lutte idéologique entre marxistes est une lutte de classes. Aujourd’hui il est indispensable, par exemple, de se savoir où se situe la coupure entre Lénine et Staline. Il est donc indispensable de faire une analyse matérialiste de la lutte des classes en URSS qui permette de dire : voici la coupure entre Lénine et Staline, il ne s’agit pas de se contenter de l’exégèse des textes, mais de noter que tel texte, correspondant à telle conjoncture, signale, par son abandon de tel acquis ou de telle position de classe du marxisme, qu’il est le résultat d’une lutte de classe et qu’au niveau théorique le prolétariat ne l’a pas emporté. On sera alors en mesure de dire que dans cette situation concrète, dans le cadre de la « formation idéologique bolchévique » à tel moment, telle ligne politique, telle position ou concept avancé par Staline représentait la position de la bourgeoisie. En ce sens, ce que fait Bettelheim est très utile. Il arrive un moment où cette formation bolchevique se transforme en son contraire et où la bourgeoisie l’a emporté. Cette victoire de la bourgeoisie a été le résultat d’une lutte de classe, y compris au niveau idéologique et théorique. Ceci, on ne peut le comprendre qu’en référence à un niveau révolutionnaire marxiste, un certain « acquis ».
R. LINHART : Un des objectifs de mon livre (en particulier du chapitre sur Gorki) était d’explorer les racines de la haine antipaysanne qui existant dans le parti bolchevik et dans l’intelligentsia socialiste russe, et la lutte qu’a tenté Lénine contre cette idéologie antipaysanne que véhiculait la petite bourgeoisie intellectuelle et urbaine avec laquelle il avait dû s’allier Pour comprendre cela, il fait d’ailleurs remonter bien avant la révolution, à l’échec du populisme, et même au rapport entre les classes sociales de l’État russe… Toujours est-il que c’est quelque chose qui s’est par la suite cristallisé et a pris une forme extrêmement violente et féroce du temps de Staline.
La question que tu poses, à savoir comment l’idéologie qui s’est incarnée dans Staline a pris forme, est, à mon avis, une question fondamentale. Mais c’est une question à laquelle on ne peut absolument pas répondre en prenant les textes de Staline (que d’ailleurs on présente en général aujourd’hui de façon tronquée) et en recherchant une cohérence interne, le moment où il s’écarte du point de vue de Lénine, ou le moment où l’une de ses formulations est différente de celles de Marx, etc. Ce qui reste la question fondamentale, me semble-t-il, dans l’appréciation de Staline, peut effectivement se résumer ainsi : il y a eu, dans la Russie des années 1920-1930 et suivantes, un système de contradictions concrètes entre des forces de classes en mouvement : Staline a-t-il représenté principalement l’aspect bourgeois ou l’aspect prolétarien dans ce système de contradictions ? En 1929, Staline ne discutait pas avec Mao Tsé-toung, les « quatre », les écologistes, etc. Il discutait avec Boukharine, Trotski, Zinoviev… Il y avait alors un certain nombre de courants situés, de contradictions sur la question paysanne, la politique industrielle, la question du terrorisme, tout cela à l’intérieur d’un horizon qui était celui de l’époque et que nous avons depuis, bien dépassé.
Même des gens qui étaient en opposition complète entre eux étaient complètement d’accord sur des choses qui nous paraissent aujourd’hui tout à fait contestables. Prenez l’ « opposition ouvrière » de Kollontaï, et les textes de 1920-21 : vous savez qu’elle disait s’opposer à la bureaucratisation, à la mainmise du parti et de l’État sur la classe ouvrière ; elle paraît dont représenter le courant qui aurait mis en avant l’initiative ouvrière face à quelque chose de plus autoritaire , de plus organisé. Mais regardez ce que dit Kollontaï sur la technique : elle a de la technique exactement la même conception que Lénine, et elle énonce des choses tout à fait analogues sur le rôle des spécialistes, la grande industrie qui doit marcher comme un mécanisme d’horlogerie, etc. Évidemment c’est facile d’affirmer aujourd’hui rétrospectivement : « Mais il aurait fallu renoncer à appliquer la technique industrielle capitaliste et en inventer une autre en mobilisant l’initiative technique des masses ! ». Tout ce qu’on peut dire, c’est que ce point de vue n’était pas apparu à l’époque : il n’était apparu dans aucun des courants idéologiques révolutionnaires qui existaient et pouvaient s’opposer. À partir de là, il peut être intéressant de rechercher pourquoi cela n’était pas apparu à l’époque. Alors il faut regarder la formation de la classe ouvrière, l’existence ou non de savoir-faire artisanaux dans les principales productions industrielles, le problème de l’importation de technologie tel qu’il s’est posé à la Russie de l’époque. Je ne développe pas : j’ai essayé d’analyser tout cela dans la deuxième partie de mon livre. En tout cas, tout cela est à creuser et si vous le faites avec suffisamment d’attention aux conditions concrètes de l’époque, vous commencez à définir un univers mental déterminé qui ferme à un certain point les alternatives. Les gens de cette époque ont l’impression d’être complètement en désaccord et portant ils sont en accord sur quelque chose de fondamental qui apparaîtra cinquante ans plus tard !
Pour le grand tournant de 1929, il me semble qu’il faut s’en tenir à ce même point de vue matérialiste : réfléchir à l’ensemble du système social, au « parallélogramme des forces » politiques et de classes, aux différents points de vue dans la crise (mencheviques, trotskystes, boukhariniens, etc.), aux lignes qui se sont manifestées (croissance prudente, collectivisation et industrialisation accélérées…), aux comportements idéologiques des forces réelles qui existaient (les villages, les petits paysans, la bourgeoisie rurale, l’administration soviétique, l’appareil du parti, les diverses catégories d’ouvriers d’usines…). Dès que vous entreprenez d’imaginer, ce qui n’est évidemment pas interdit, la ligne qui aurait été juste mais que personne n’a formulée, vous entrez sur un terrain qui est beaucoup plus spéculatif : alors là, vous devez montrer que les conditions de production de cette ligne existaient également. Sinon, vous tomberez dans une histoire idéaliste où tout aurait pu se passer bien, sur le mode du : « Il n’y avait qu’à… ».
COMMUNISME (B.F.) : Entre Staline et Lénine, s’il y a bien unité, il y aussi différence : tout le problème est de savoir ce qui domine : l’unité ou la différence ? La question est la suivante : en quoi Lénine utilise-t-il dans un sens révolutionnaire le marxisme pour analyser (et transformer) la situation concrète où il se trouve et en quoi Staline utilise-t-il ou non, dans la situation concrète de son époque, le marxisme dans un sens révolutionnaire ? Par exemple, dans les textes de Lénine sur la coopération, on peut voir comment il se réapproprie, dans des conditions historiques précises, certaines idées essentielles qu’Engels avait développées dans d’autres conditions et à une autre époque (« La question paysanne en France et en Allemagne » de 1894) et comment il les utilise pour saisir les contradictions et tracer la voie pour transformer les rapports sociaux dans les campagnes. Les thèses avancées par Engels à l’époque avaient été enfouies par la social-démocratie allemande, dont les conceptions avaient fortement marqué la grande majorité des bolcheviks. Lénine par certains côtés retrouve et développe les thèses d’Engels sur le fait qu’il ne faut pas employer la violence vis-à-vis des paysans, sur la coopération comme forme intérieure et progressive de la collectivisation.
Cet exemple, (on pourrait en citer beaucoup d’autres) permet de voir pourquoi, à mon avis, c’est une erreur de saisir uniquement les marxismes des différentes époques comme des systèmes historiquement limités, sans véritables liens entre eux. Il est clair que les conditions historiques concrètes et la conjoncture de la lutte des classes ne peuvent être écartées de l’analyse (sinon on tomberait dans l’idéalisme). Mais tout ramener à ces conditions, c’est tordre le bâton dans l’autre sens. À la limite, de cette façon on peut tout justifier, ou bien, par exemple, aboutir à cette conclusion que la rupture de l’alliance ouvriers-paysans, ou encore le rétablissement de la dictature de la bourgeoisie en URSS étaient inévitables.
Tu as cité tout à l’heure l’exemple de l’abandon de la dictature du prolétariat par le PCF. Tu as raison de dire qu’une dénonciation dogmatique de cet abandon passe à côté de l’essentiel : pourquoi le PCF, qui est révisionniste depuis longtemps, abandonne maintenant la proclamation formelle de ce principe. Autrement dit, pour comprendre cela, il faut passer par une analyse concrète du révisionnisme, de l’image de la dictature du prolétariat comme ce qui a existé en URSS depuis les années 1930, etc. Mais cela est nécessaire aussi parce qu’il faut défendre la théorie marxiste de la dictature du prolétariat, telle qu’elle est développée par Marx, Lénine et Mao : c’est une arme indispensable dans la lutte pour le communisme. Que cette théorie elle-même doive être appropriée de façon critique, qu’il soit vital de la développer sur la base de l’expérience acquise, qu’elle doive dans le futur s’enrichir nécessairement des expériences nouvelles, tout cela est certain. Mais son appropriation par le prolétariat est décisive. Et cela est vrai de tous les concepts fondamentaux du marxisme-léninisme : en ce sens, il est faux de dire que les concepts de forces productives, rapports de production, État, classes, prolétariat, bourgeoisie, etc., sont surtout conçus différemment chez Marx, Lénine, Mao. C’est surtout le contraire qui est vrai, c’est-à-dire que pour l’essentiel, ce qu’il y a de commun est plus important que la différence. Sinon, on ne comprendrait plus comment, sur la base d’une analyse menée à l’aide de la théorie marxiste et des concepts du matérialisme historique, il a été possible de transformer (ou de commencer à transformer) la réalité sociale.
Si l’on pousse jusqu’au bout le raisonnement suivant lequel le marxisme n’est qu’une position de classe prolétarienne dans une conjoncture donnée, on ne peut plus comprendre ce qu’est le révisionnisme : on est donc désarmé pour lutter contre lui. Bettelheim écrit que ce qui permet à une époque donnée l’apparition du révisionnisme, ce sont notamment les contradictions du marxisme historiquement constitué de l’époque antérieure. Cela implique que le révisionnisme va s’appuyer sur ce qui était étranger au marxisme, ou ce qui était contradictoire dans le marxisme même. Il me semble que cet aspect (à condition de ne pas en faire l’unique cause en oubliant les transformations des rapports de classes) est important, car il permet de poser la question des transformations au sein du marxisme lui-même.
Par contre, je crois que ta position, Linhart, revient à relativiser complètement le marxisme (ou les marxismes des différentes époques), et en isoler les différentes périodes historiques, c’est-à-dire à rendre incompréhensible le développement ou la régression du marxisme, de la théorie marxiste.
S’il est vrai que le « noyau révolutionnaire du marxisme » n’a rien de définitivement stable ou d’éternellement acquis, il n’en existe pas moins, et c’est cette existence qui fonde la possibilité d’un développement.
R. LINHART : Ce concept de « noyau révolutionnaire du marxisme », j’ai peur que ce soit un peu comme l’horizon, qui se dérobe à mesure qu’on s’en rapproche. Au fur et à mesure du développement des luttes de classes, on passe son temps à repasser au crible des notions de base : classe sociale, État, forces productives, etc., parce que chaque génération produit de nouvelles formes d’idéologie bourgeoise à l’intérieur de ce qui apparaissait à la génération précédente comme le « noyau révolutionnaire ».
Il y a quand même quelque chose de spécifique à notre époque, c’est que vous avez un immense empire révisionniste, capitaliste, impérialiste qui se pare entièrement de la méthodologie marxiste, y compris de la théorie de la dictature du prolétariat ! Les Soviétiques publient les œuvres complètes de Lénine. Je suis surpris que cela n’étonne pas plus les gens. Pourtant cela devrait nous faire réfléchir… Ils publient tous les textes révolutionnaires de Marx et Lénine dont nous parlons, et apparemment cela ne fait pas trembler sur ses bases le système soviétique !
Aujourd’hui, en Chine, le problème est posé de savoir si telle position sur la technique, les petites unités de production, le rôle de la superstructure, favorise le prolétariat ou la bourgeoisie. Cela ne peut, à mon avis, être tranché que par une analyse concrète, et nombre des éléments dont nous avons besoin pour la construire nous échappent. On peut parfaitement découvrir dans quelques années (je dis tout de suite que c’est une hypothèse d’école) que tel texte contre le mécanisme ou le « technicisme » qui nous paraît éblouissant aura été en fait une arme de lutte contre le prolétariat. Comme on peut découvrir le contraire. C’est d’ailleurs un problème, cette opacité des formations sociales où ont eu lieu des révolutions de dictature du prolétariat. Il y a dans les discours politiques qui s’y formulent, une forme de codage que nous n’avons pas encore appris à maitriser : pourtant l’expérience devrait nous avoir enseigné à ne plus prendre au pied de la lettre des textes qui ont toujours une fonction déterminée dans un rapport de forces déterminé. Rechercher les voies du décryptage me paraît être une des tâches de l’analyse révolutionnaire marxiste actuelle : et, au fond, ce n’est qu’ainsi que l’on donne un contenu au concept de « formation idéologique » entendu comme l’une des composantes de la formation sociale. Je crois que toute société produit aussi ses formes de représentation et d’illusion, et que cela s’applique également aux sociétés dites « en transition ». Rechercher, autant que faire se peut, les lois de cette production n’est pas l’un des moindres enjeux de la critique marxiste.
C’est d’ailleurs pourquoi il ne me paraît pas juste de chercher à se rassurer en gommant des textes passés tout ce qui s’oppose à leur réduction des lignes idéales. On écarte les textes de Lénine, où se manifestaient des tendances qu’on appelle aujourd’hui « technicistes » ou de méfiance à l’égard de la paysannerie. On gomme de Staline tout ce qui manifestait des aspects dialectiques de ses positions. Ainsi, en 1930, Staline insistait longuement dans son texte « Le vertige du succès » et surtout « Réponse aux camarades kolkhoziens » (avril 1930) sur la nécessité de ne pas rompre avec le paysan moyen et critiquait vivement les « excès » répétant que la seule cible doit être le « koulak ». Lénine avait pris des positions semblables du temps du « communisme de guerre » et, dans les deux cas, la lutte des classes effective a pris un autre tour. Il faut se souvenir aussi qu’à l’occasion de l’essor du stakhanovisme, et en d’autres circonstances, Staline a multiplié les textes appelant à favoriser l’initiative des masses et critiquant la toute-puissance des spécialistes. Et je pense que cela a eu aussi des effets dans la ligne politique appliquée par Staline. Mais le développement ultérieur du révisionnisme et les connaissances (limitées certes) que nous commençons à avoir sur la société soviétique mettent aujourd’hui en lumière des aspects de cette société qui étaient restés cachés. C’est en tenant compte de tous les aspects de la ligne de Staline que nous pouvons prendre la mesure de la complexité de luttes de classes à l’époque. Et c’est aussi en tenant compte de tous les aspects des positions politiques formulées par Staline – et qui sont loin d’être toujours « mécanistes » ou « économistes » – que nous pouvons acquérir quelques réflexes pour l’analyse du présent.
En somme, il faut renoncer à une « ligne idéale » pour étendre le champ de l’analyse matérialiste.
COMMUNISME (B.F.) : Il est vrai que l’on trouve des choses contradictoires chez Staline. À un autre niveau, on trouve aussi des choses contradictoires chez Khroutchev. Le problème est de savoir ce qui domine, en analysant tous les aspects de la liaison entre théorie et pratique. Or, ce qui domine chez Staline (et dans le parti) à partir des années 1930, c’est d’abord un décalage croissant entre le discours politique et la pratique suivie effectivement. La collectivisation a été imposée en maintenant jusqu’au bout la proclamation de l’alliance avec le paysan moyen, alors que dès le départ elle se faisait dans la pratique contre l’alliance avec le paysan moyen. Staline en 1930 dit : il ne faut pas employer la violence vis-à-vis des paysans, alors que toutes les directives du parti depuis le lancement de la collectivisation (et après 1930) impliquaient en fait l’utilisation de la violence contre les masses des paysans. Lorsqu’à la fin du communisme de guerre l’alliance ouvriers-paysans est objectivement rompue, Lénine dit : il faut la rétablir. Lénine est matérialiste, il voit et désigne la réalité telle qu’elle est. Lorsqu’après la collectivisation l’alliance ouvriers-paysans est de nouveau objectivement rompue, Staline proclame qu’elle est renforcée. Ce qui domine, désormais, c’est la négation des contradictions. L’autre aspect dominant dès les années 1930, au niveau idéologique et théorique, c’est la théorie des forces productives, le culte absolu de la technique « moderne », la conception de la révolution par en haut, etc. : soit essentiellement une régression du marxisme-léninisme vers le révisionnisme. Cela correspond d’ailleurs à la domination de plus en plus grande de la bourgeoisie dans tous les domaines. Les interventions de Staline sur le stakhanovisme par exemple, ne sont qu’en apparence des remises en cause de l’économise effréné alors dominant : elles ne sortent absolument pas du cadre du mot d’ordre « la technique décide de tout », elles ne font appel à « l’initiative » ouvrière (ou à la « critique » des cadres) que dans le sens précis de l’augmentation des normes de production, etc.
Sur les deux plans : la rupture entre certains aspects apologétiques du discours politique et la pratique effective d’une part et le caractère essentiellement révisionniste de cadre théorique d’ensemble d’autre part, ce qui dominera entre la période stalinienne et la période khroutchévienne, c’est la continuité. Et tout cela est principalement en rupture avec ce qui s’était passé à l’époque de Lénine et même dans les années 1920 (dans des conditions évidemment différentes).
Je voudrais revenir sur l’influence qu’on pu avoir dans l’histoire de certaines formations idéologiques particulières dans le mouvement ouvrier et communiste. C’est un aspect important de la question du « parti-père », dont il faudra bien un jour faire l’histoire. Ce « parti-père » a été la social-démocratie allemande à l’époque de la IIe Internationale, le parti bolchevik à l’époque de la IIIe Internationale mais aussi d’une certaine manière, le PCC après la rupture avec le révisionnisme soviétique. On refuse souvent de voir que le rapport entre les différents partis ou les différents mouvements ouvriers nationaux n’est pas un rapport d’extériorité complète.
Dans la réalité, c’est un rapport très complexe qui se transforme, et surtout dans le domaine idéologique et théorique. Par exemple, il est clair que, pour des raisons historiques évidentes, le rapport causes externes (URSS) causes internes n’est pas le même en Chine au début des années 1950 ou au début des années 1960. Je crois qu’une conception antidialectique des apports entre causes externes et causes internes dans l’histoire du mouvement communiste international (conception qui s’est développée en réaction aux attaques de la bourgeoisie et aussi contre le trotskysme, mais qui a abouti à nier que les causes externes puissent dans certaines circonstances être déterminantes), qu’une telle conception donc permet à un certain nombre d’incompréhensions ou de mystifications de se perpétuer. On est souvent prêt à reconnaître l’unité du révisionnisme international (unité en fait fort contradictoire), mais on oublie que le prolétariat a aussi, comme la bourgeoisie, une existence internationale.
Tout se passe comme si, Khroutchev arrivant au pouvoir, les causes externes (l’URSS) devenaient dominantes dans le mouvement communiste international, alors qu’avant, à l’époque de Staline, les causes internes des différents pays auraient primé. C’est refuser de vois que le marxisme tel qu’il existait en Union soviétique à l’époque (pour ne pas perler de la politique internationale) est celui qui a été dominant dans le mouvement communiste international.
R. LINHART : Je pense que les mécanismes spécifiquement idéologiques que l’on appelle les influences, le mode de pensée (social-démocrate ou autre) sont des mécanismes subordonnés par rapport aux rapports réels, aux rapports de classes. Je pense qu’il y a une façon idéaliste de poser le problème, en disant : voilà, la mentalité de la IIe Internationale a été refoulée, puis a refait surface, et puis on a vu revenir une mentalité que l’on avait oubliée, puis ensuite un concept qui s’était perdu, etc. Si un concept ressurgit à telle époque et est utilisé dans tel but politique, c’est dans une conjoncture politique et sociale déterminée.
On ne peut pas faire l’économie de l’ensemble du parcours et isoler l’enjeu théorique pour le ramasser en un corpus de critères qui définirait à coup sûr le marxisme révolutionnaire d’aujourd’hui. Le marxisme révolutionnaire, c’est d’abord une position de classe dans une situation concrète. Il est vain de répondre indéfiniment aux questions que posent les crises passées et présentes par : « il faut préserve l’alliance ouvriers-paysans. Il ne faut pas brimer les masses etc. » Ce ne sont là que de bonnes paroles qui volent en éclats face aux contradictions réelles. Et c’est seulement si on prend en compte l’ensemble des contradictions réelles à l’époque où on est – et à l’époque dont on parle – qu’on peut employer d’une façon qui ait un sens les mots de ligne de masse, idéologie, classes, technique, système productif.
Sinon, on a d’un côté une théorie qui suit son petit train-train tranquille, « s’enrichissant d’apports », et de l’autre une réalité actuelle face à laquelle on perd pied. Mais d’ailleurs, vous savez très bien qu’aujourd’hui des gens qui se réclament du même substrat théorique ne savent pas quoi penser de l’Angola, de Cuba, de l’Union de la gauche et de mille autres choses que la vie met à l’ordre du jour. C’est ça la tragédie. Il y a une disproportion fantastique entre certains débats théoriques sur le marxisme et la capacité de prendre en compte la lutte de classes concrète aujourd’hui.
C. BETTELHEIM : Il est évident qu’on ne peut pas rendre compte des transformations d’une formation sociale en se référant principalement aux conceptions théoriques de ceux qui jouent un rôle dirigeant dans les luttes dont cette formation sociale est le champ, mais on ne peut pas, non plus, faire abstraction de ces conceptions. D’une façon générale, le cours et l’issue des luttes sociales sont déterminées par les formes idéologiques à l’intérieur desquelles les masses et les organisations politiques mènent leur combat. En effet, comme Marx l’indique dans l’Avant-propos de 1959, c’est toujours à travers des formes idéologiques déterminées que les luttes sociales sont menées, et l’issue de ces luttes dépend des formes idéologiques et représentations qui dominent l’action de ceux qui luttent. D’où l’importance de la lutte idéologique de classe : d’où l’attention portée par Lénine à la lutte sur le front théorique, y compris sur le font philosophique.
Pour en revenir à la formation sociale soviétique de la fin des années 1920 (dont je traite dans le tome 2 de Les luttes de classe en URSS) ce sont certes les contradictions sociales objectives qui jouent un rôle déterminant dans les transformations que connaît alors cette formation sociale. Ces contradictions sont constituées, notamment, par la forme des rapports entre le prolétariat et le pouvoir soviétique, d’une part, et les masses paysanne, d’autre part ; par la forme des rapports entre l’industrie et l’agriculture, etc. Cependant, le traitement de ces contradictions par le parti bolchevik n’est pas le simple reflet de ces contradictions. Ce traitement relève d’une ligne politique qui est elle-même le produit d’une ample lutte de classes, d’une lutte de classes qui se développe aussi au niveau théorique. L’issue de l’ensemble de ces luttes exerce une action décisive sur le mouvement ultérieur des contradictions. Bien entendu, la lutte idéologique de classe ne se déroule pas dans le domaine des « idées ». Elle s’articule aux pratiques sociales concrètes, aux rapports de forces entre les classes. Ainsi, la forme d’industrialisation dans laquelle s’engage l’Union soviétique en 1929-1930 en peut être séparée du rôle joué par les dirigeants des grandes entreprises, par les dirigeants des trusts soviétiques, par les responsables de la Commission du Plan et Conseil supérieur de l’Économie nationale. On est là en présence d’un ensemble de forces sociales qui agissent sur le cours et la forme de l’industrialisation, et qui agissent aussi sur les transformations que subit alors la formation idéologique bolchévique. Cependant, ces transformations exercent aussi une action en retour sur les luttes de classes en URSS, sur l’idéologie du parti bolchevik et – compte tenu du rôle décisif joué par ce parti dans la IIIe Internationale – et sur les luttes de classes dans tous les pays où sont présentes des sections de la IIIe Internationale.
Dans le tome 2 de Les luttes de classes en URSS, j’ai précisément essayé de faire apparaître l’articulation des contradictions sociales objectives, des transformations sociales, et des transformations de la formation idéologique bolchevik. L’analyse concrète révèle le rôle joué par ces dernières transformations en tant qu’elles conduisent à une interprétation déterminée de la réalité soviétique et au développement d’une ligne politique.
D’une façon générale, certaines des conceptions qui dominent de plus en plus le parti bolchevik au cours des années 1930 reflètent une pratique (par exemple, celle de la « révolution par en haut » amorcée en 1929), mais à leur tour ces conceptions permettent de se consolider de d’apparaître comme « théoriquement justifiée ».
Encore une fois, si la théorie et les formes idéologiques ne jouaient pas le rôle qu’elles jouent dans les luttes réelles, la lutte idéologique de la classe – qui est un des aspects essentiels de la pratique léniniste – n’aurait pas l’importance qui lui revient dans l’histoire du mouvement révolutionnaire.
C’est en analysant l’articulation des luttes sociales et en faisant le bilan de leurs effets, ainsi que du rôle joué par les formes idéologiques dominantes, que l’on peut tirer des leçons et faire apparaître les conséquences positives ou négatives, du point de vue de la révolution prolétarienne, de tel ou tel ensemble de positions théoriques.
Ainsi l’analyse concrète permet de mieux cerner de quelle façon une forme particulière du marxisme historiquement constitué peut s’enrichir à travers les luttes de classes et contribuer au développement du marxisme révolutionnaire Celui-ci est susceptible de se développer car il n’est pas constitué seulement par des prises de positions qui ne seraient utiles au prolétariat que dans une conjoncture déterminée : il est constitué aussi par un l’ensemble de connaissances ayant une portée universelle. Nier la capacité du développement du marxisme révolutionnaire, c’est réduire à peu de choses l’expérience historique et son appropriation théorique ; c’est supposer qu’il faut presque toujours « partir de zéro », car il n’existerait que des situations concrètes particulières, et non des concepts permettant d’analyser ces dernières. Refuser l’idée – confirmée par l’expérience – d’une théorie marxiste susceptible de se développer et de s’enrichir, c’est mettre en cause le caractère scientifique du marxisme, sa capacité de produire des connaissances de portée universelle, et donc réduire le marxisme à un « point de vue » et à une « méthode ».
Si l’analyse concrète de la formation idéologique bolchevique et de ses transformations permet de mieux cerner les conditions dans lesquelles le marxisme révolutionnaire a pu se développer, cette analyse permet aussi de saisir les régressions que connaît la formation idéologique bolchevique, régressions qui finiront par transformer le bolchevisme en son contraire, ce qui comporte aussi des conséquences internationales.
Le problème de la coupure entre Lénine et Staline doit être posé de cette façon. Cette coupure se manifeste non seulement au niveau théorique (par exemple comme transformation du marxisme d’un instrument critique en un instrument apologétique) elle se manifeste aussi, et surtout, au niveau pratique. À ce niveau, ce qui caractérise la coupure entre Lénine et Staline, c’est la tentative effectuée à partir de 1929, d’imposer « d’en haut » aux masses des transformations sociales qu’elles ne sont pas prêtes à accepter, si bien que le contenu des transformations réalisées (par exemple, le développement des kolkhozes) est radicalement différent de celui qui serait obtenu sur la base d’un véritable mouvement de masse, d’où d’innombrables conséquences pour la formation sociale soviétique.
Dans toute une série de domaines, on peut enregistrer de telles ruptures entre les positions de Lénine et celles de Staline. Il en est ainsi par exemple, des rapports entre la grande et la petite industrie, du problème de la différenciation des salaires, de l’abandon ou du maintien du partmax (c’est-à-dire de l’interdiction pour un membre du parti de toucher un salaire supérieur à celui d’un ouvrier). En fait, tant au niveau pratique qu’au niveau théorique, on voit se développer, au cours des années 1930, un ensemble de conceptions qui contribueront massivement aux défaites ultérieures du prolétariat soviétique. Il y a là de leçons à tirer, et ces leçons ont une portée universelle.
COMMUNISME (B.F.) : Je voudrais ajouter quelque chose dans ce sens, sur le rapport Lénine-Staline. Si l’on prend la conception du socialisme chez Lénine (conception qui est en développement ), la conception de ce qui représente la transition entre capitalisme et communisme, de ce que signifient les alliances de classes ; si l’on voit comment Lénine, face à la pratique et aux conditions concrètes de la révolution soviétique , développe ses conceptions, est sans cesse à l’affût des contradictions, s’efforce de saisir ce qui lui apparaît à nouveau dans la pratique des masses, essaye de critiquer ou de revoir certaines idées qu’il avait lui-même auparavant, lutte éventuellement pour rectifier la politique définie antérieurement, etc., on a un exemple fantastique d’une attitude fondamentalement dialectique (c’est-à-dire critique et révolutionnaire). C’est pour ça que la pensée de Lénine (qu’il faut saisir dans son mouvement) est sans cesse à l’avant-garde des positions du prolétariat que Lénine a été l’un des plus grands dirigeants du prolétariat. Mais si l’on compare tout cela à la conception du socialisme qui va dominer à partir des années 1930, dans des conditions certes différentes, on voit apparaître quelque chose de qualitativement différents (je parle toujours de ce qui domine). On voit, non plus cet aspect dialectique, cet aspect de critique par rapport à sa propre pratique, mais à l’inverse, la justification, l’apologie de l’ordre des choses existant. À partir des années 1930, l’idée dominante (voir Staline) est que le socialisme a vaincu définitivement parce que la propriété d’État est hégémonique, et que la tâche essentielle est de « défendre » l’état des choses tel qu’il est. Il ne s’agit plus de dire : on est dans la transition entre deux modes de production, il faut donc continuer la révolution ; on dit au contraire : il faut surtout protéger ce qui existe. Or ce qui existe, c’est encore aussi le capitalisme, le capitalisme d’État, la bourgeoisie dans la société, le parti et l’État, etc.
COMMUNISME (H.C.) : Je suis entièrement d’accord avec Linhart quand il dit que la position de classe prolétarienne est une caractéristique fondamentale du marxisme, mais je ne pense pas que l’on puisse retenir que cet aspect. Je pense qu’il y a des acquis et que ceux-ci forment un tout problématique qui, en même temps qu’il permet de passer au crible la réalité, est lui-même mis constamment à l’œuvre de cette réalité. Outre la position de classe, cet acquis constitue une conception scientifique du mode de production et du développement social, et encore l’expérience négative et positive accumulé par le mouvement révolutionnaire. J’insiste sur le fait que cet acquis n’est pas donné tout cuit, qu’il est constamment l’enjeu d’une lutte, d’une appropriation et d’une dépossession par le prolétariat.
Mais ces acquis n’offrent aucune garantie. Rien, absolument rien ne peut garantir que le prolétariat, s’il fait la révolution, ne sera pas écrasé quelque temps après. Même si ce prolétariat est puissamment organisé, expérimenté, qu’il possède un parti usant brillamment du marxisme-léninisme, menant la lutte des classes, etc., aucun acquis ne garantit pour l’éternité que le prolétariat ne retombera pas sous la domination du capital. Voici un acquis : pas de garantie, pas de vérité absolue. Il n’est pas possible par exemple, de parler de « victoire définitive » du socialisme, contrairement à ce que prétendait le mouvement communiste à l’époque de Staline.
R. LINHART : Le terme d’« acquis » me parait trompeur. Le problème, c’est que cette « base » est constamment à conquérir, à nouveau dans les luttes concrètes, dans des conjonctures inédites. Prenez la question de l’alliance ouvriers-paysans : on eut avoir lu tous les textes imaginables sur les erreurs à ne pas commettre (je vous rappelle que Staline, pendant la NEP, ne cesse de citer des textes d’Engels et Lénine sur la nécessité de ne pas brusquer la paysannerie, de l’entraîner par la persuasion, etc.), passer une bonne partie de sa vie à marteler tel ou tel principe fondamental ou déclaré tel… et faire le contraire dans des conditions déterminées ! C’est ça le problème du marxisme. La ligne de masse est assurément une importante conquête politique du marxisme révolutionnaire. Mais un « acquis théorique » ? J’en doute : je suis convaincu qu’on peut tout à fait la brandir pour couvrir une dictature de la bourgeoisie.
La pensée de Lénine, par exemple, est un système qui n’incorpore pas, à mon avis, ce qu’on peut demander aujourd’hui quant à la l’alliance entre ouvriers, paysans, intellectuels, quant à la transformation du procès de travail, quant à l’idéologie et aux superstructures, etc. La pensée de Lénine et le léninisme sont, en tant que tels, globalement, quelque chose qui est dépassé. Cela dit, ce qu’on appelle le « marxisme-léninisme », c’est bien différent : c’est justement la capacité de reprendre le point de vue fondamental du matérialisme historique et du prolétariat à chaque époque nouvelle, pour traiter des problèmes concrets, nouveaux. On n’y parviendra pas en figeant des fragments d’expériences historiques en recettes. Pourquoi dire que ce qui est « acquis » pour de bon, c’est la coopération agricole, ou la petite industrie ? c’est dérisoire…
En ce qui concerne la période de Staline, qui a été une période de transition, je crois qu’elle a concentré des aspects de dictature du prolétariat sur la bourgeoisie (d’abord dominants) et des aspects de dictature de la bourgeoisie sur le prolétariat (de plus en plus importants à la fin de la période). Et c’est vrai que l’on ne peut pas se satisfaire des explications simplistes selon lesquelles tout aurait changé du jour au lendemain parce que Khrouchtchev a renversé la majorité au bureau politique en le faisant encercler par des chars. Mais tout aussi simpliste est le point de vue selon lequel tout a capoté parce qu’on passé d’un bon Lénine dialecticien à un mauvais Staline mécaniste.
COMMUNISME (H.C.) : Une question se pose, c’est qu’est-ce que faire des analyses marxistes aujourd’hui ?
R. LINHART : Je ne crois pas qu’on puisse faire de la défense du marxisme un objectif qui se suffise. Le marxisme se réveillera toujours pour servir, quand il y aura des gens pour savoir s’en servir.
La seule chose qui peut faire vivre le marxisme aujourd’hui, ce sont les analyses concrètes qu’il peut produire – que ce soit sur la France, le Portugal, l’Europe du Sud, les nouvelles formes d’impérialisme et le transfert de technologie, la luttes des classes en Chine, etc.
Nous avons évidemment besoin d’analyses sur l’Union soviétique actuelle (et pas seulement sur son histoire). Constitue-t-elle ou non aujourd’hui un système impérialiste ? Qu’est-ce que le Comecon ? Que peut-on appeler, en URSS, bourgeoisie et prolétariat ? Quelles forces prolétariennes peut-on soutenir en URSS ? Quelles forces prolétariennes peut-on soutenir en URSS ? Tout cela constitue encore un immense mystère. Et on a bien vu au Portugal combien les groupes qui se réclamaient du marxisme-léninisme et de la Chine sont désorientés sur les questions les plus fondamentales de la stratégie antirévisionniste : l’UDP et le MRPP se sont opposés avec violence, une violence qui a même poussé certains militants à s’entretuer !
Pour en venir à la France, une question comme l’appréciation de mai 68 est extrêmement importante. Personnellement, je pense que mai 68 a vu un double mouvement : une tentative d’expression prolétarienne de la classe ouvrière accablée par chômage et les difficiles conditions de vie que lui imposait le gaullisme ; et une irruption qui a pris le devant de la scène, de la petite bourgeoisie intellectuelle, avide de transformer la société d’une certaine façon et d’y prendre des positions de pouvoir. Et je pense que mai 68 a effectivement contribué à un renouvellement massif de la participation de la petite bourgeoisie au système de pouvoir du capitalisme. Cela s’est fait entre autres par l’intermédiaire des praticiens des soi-disant « sciences humaines », le développement du quadrillage psychiatriques, psychanalytique, psychologique, sociologique, pédagogique, par la formation permanente, l’urbanisme, la production culturelle… « L’imagination au pouvoir » : ce mot d’ordre concentrait la revendication d’une petite bourgeoisie refoulée par la forme de domination bourgeoise en place, et qui a obtenu de participer au remodelage de cette forme de domination. Cela dit, quand on se trouvait pris entre le marteau du mouvement de masse de la jeunesse et de la petite bourgeoisie intellectuelle et l’enclume d’une emprise révisionniste dominante sur la classe ouvrière malgré le bouillonnement de certaines de ses fractions, que fallait-il faire ?
Au début des années 1960, il était évident que la France était un pays impérialiste, mais la conscience qu’en ont les gens, ça crevait les yeux. Il y avait toute une génération qui sortait de la guerre d’Algérie, qui avait vécu Massu, la torture. De plus, le conflit entre l’impérialisme et les peuples révolutionnaires du monde s’incarnait d’une façon exemplaire au Vietnam. Il y avait là une certaine évidence.
Aujourd’hui, la France est évidemment un pays impérialiste, mais la conscience qu’en ont les gens, et en particulier les intellectuels, est beaucoup plus faible. La France est en ce moment en train de mettre à sac le Gabon, le Maroc, l’Amazonie, les Mato Grosso : c’est la plus-value drainée par les investissements français dans le monde entier qui permet à la bourgeoisie française de restructurer son industrie et gérer un énorme chômage sans avoir encore provoqué une explosion sociale. Tous ces mécanismes, ce sont les mêmes qu’auparavant, mais on les connaît moins, et on s’en scandalise moins.
Alors, il se passe que les idéologues qui sont toujours prêts à tourner comme des girouettes et à se rallier au vent dominant, sont en train de le faire. En 1965-66, ils étaient du côté du marxisme parce qu’il y avait toute une crise de l’idéologie bourgeoise et la protestation humanitaire contre les guerres coloniales. Mais aujourd’hui, la situation est beaucoup plus complexe et quoique les mécanismes objectifs soient profondément les mêmes, la bourgeoisie maitrise beaucoup mieux l’image de ses formes de domination et a su utiliser la restauration du capitalisme en URSS pour en faire un épouvantail anticommuniste. La tension idéologique est donc plus dure et il est bien plus difficile d’avoir une position marxiste aujourd’hui.
Il est difficile de faire des analyses marxistes aujourd’hui mais c’est la seule façon de défendre le marxisme : produire du marxisme vivant dans la situation concrète actuelle. Que, sur la base de cela, on dise : pour comprendre tel processus actuel, on a besoin de comprendre tel autre processus passé, j’en suis tout à fait d’accord. À condition que sous le prétexte de prolégomènes à une étude ultérieure on n’aille pas s’enfermer dans des choses qui sont finalement des débats scolastiques et une façon de faire survivre le marxisme sous une forme universitaire, ce qui n’est qu’une illusion de survie.
C. BETTELHEIM : La défense du marxisme passe avant tout par la production de connaissances à l’aide du marxisme, et par des actions menées grâce à ces connaissances, ces dernières se rectifiant tour à tour dans l’action. Nous sommes donc certainement d’accord pour dire que ce n’est pas à travers la répétition des « textes sacrés » du passé que se fera la défense du marxisme. Celle-ci passe en priorité par l’analyse concrète de la situation actuelle en France et dans le monde, de manière à permettre une juste orientation des luttes qui se développent et qui se développeront. C’est ainsi, seulement, que le marxisme peut continuer à être un guide pour l’action. Mais il faut souligner que l’analyse marxiste d’une situation concrète n’est pas une simple description empirique de la réalité. Cette analyse met nécessairement en mouvement de façon critique les connaissances déjà acquises par le marxisme. Faute d’une telle mobilisation des connaissances acquises, l’analyse concrète risque de rester superficielle, de ne pas saisir le mouvement réel et de conduire à la répétition de des erreurs du passé. Aussi l’analyse concrète des luttes actuelles ne peut être séparée de l’analyse concrète du passé, des luttes des cinquante dernières années, de la représentation que l’on s’en était fait et des conceptions théoriques qui les ont orientées. C’est à cette condition que le marxisme se développera et sera à la hauteur des nécessités de l’époque, continuant ainsi à être la théorie révolutionnaire sans laquelle aucun mouvement révolutionnaire ne peut remporter de véritables victoires.
Initialement paru dans la revue Communisme, n°27-28, mars 1977.