Sur les situationnistes. Entretien inédit d’Henri Lefebvre avec Kristin Ross

La « critique de la vie quotidienne » d’Henri Lefebvre a nourri les situationnistes au cours d’une amitié qui a duré « environ quatre à cinq ans » Dans cet entretien inédit réalisé par Kristin Ross en 1983, Henri Lefebvre raconte comment s’est noué ce rapport, autour de quelles thématiques : de nouvelles manières d’arpenter la ville, la nécessité de transformer l’urbain, et la Commune de Paris comme fête. Entre Amsterdam, Strasbourg, Navarrenx et Paris, du groupe CoBrA à Mai 68, Lefebvre retrace la grande fresque du moment « situ », de ses audaces et de ses sectarismes. Entre récit de rupture et témoignage bienveillant, Lefebvre revient sur une séquence d’innovations théoriques, artistiques, militantes qui ont bouleversé la théorie et la pratique révolutionnaires.

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Kristin Ross : À quand remonte votre amitié avec les situationnistes ?

Henri Lefebvre : Elle remonte au groupe CoBrA. C’est lui qui a été l’intermédiaire : un groupe qui s’est créé avec des architectes, avec Constant [Nieuwenhuys] notamment, l’architecte d’Amsterdam, puis avec Asger Jorn, un peintre, et d’autres, des gens de Bruxelles. C’est un groupe nordique, un groupe qui avait des ambitions considérables, qui voulait renouveler l’art, renouveler l’action de l’art sur la vie. C’est un groupe qui a été extrêmement intéressant et actif, qui s’est constitué vers les années 1950, et un des livres inspirateurs du groupe CoBrA était mon livre Critique de la vie quotidienne. C’est ce qui explique que j’ai eu des relations assez tôt avec eux. L’homme pivot était donc Constant Nieuwenhuys, l’architecte utopiste, qui a fait très tôt les plans d’une ville utopique, la Nouvelle Babylone – ce qui est une véritable provocation puisque dans tous les milieux protestants, Babylone, c’est la figure du mal. New Babylon, ça devait être la figure du bien mais qui reprenait le nom de la ville maudite pour en faire la ville d’avenir. Le plan de New Babylon date de 1950. En 1953, Constant Nieuwenhuys publie et écrit un texte qui s’appelle Pour une architecture de situation. C’est le texte fondamental qui part de l’idée que l’architecture va permettre de transformer la réalité quotidienne. C’est là où que se situe la relation avec Critique de la vie quotidienne : créer une architecture qui permettra elle-même de créer des situations nouvelles. Et ce texte, c’est le point de départ de toute une recherche qui se développe dans les années suivantes. D’autant plus que Constant est très populaire, et qu’il est un des animateurs du mouvement des provos.

KR : Alors, il y avait une relation directe entre Constant et les provos ?

HL : Ah oui ! Il était reconnu par eux comme leur penseur, leur chef, l’homme qui voulait transformer la vie et la ville. Leur rapport était direct ; il était leur animateur.
Ce qu’il faut comprendre aussi, c’est le contexte de l’époque. Au point de vue politique, l’année 1956 est une année très importante parce que c’est la fin du stalinisme. Il y a le fameux rapport de Khrouchtchev au XXe Congrès du Parti communiste d’URSS, où il démolit la figure de Staline – rapport qui sera discuté et contesté. En France, on prétendra que le rapport était un faux, un faux inventé par les services secrets américains. En réalité, c’était tout à fait l’œuvre de celui qui a succédé à Staline, après quelques péripéties, et qui démolissait complètement la figure de son prédécesseur. Alors il faut comprendre la périodisation, n’est-ce pas ? Pendant les années d’après-guerre, la figure de Staline est dominante. Et le mouvement communiste reste le mouvement révolutionnaire. Et puis, à partir de 1956-1957, le mouvement révolutionnaire va passer en dehors des partis organisés, notamment avec Fidel Castro. Le situationnisme n’est pas isolé. Il prend sa source en Hollande, à Paris aussi et il se lie à beaucoup d’événements à l’échelle mondiale, notamment le fait que Fidel Castro arrive à une victoire révolutionnaire tout à fait en dehors du mouvement communiste et du mouvement ouvrier. Et moi-même, en 1957, il faut que je rappelle mes interventions : j’ai publié une espèce de manifeste, Le Romantisme révolutionnaire, qui est lié à l’affaire Castro et à tous les mouvements que je sens, un petit peu partout, en dehors des partis. C’est le moment où je quitte le parti communiste. Je sens qu’il va y avoir beaucoup de choses qui vont se passer en dehors des partis institués et des mouvements organisés, comme les syndicats.
Il va y avoir une spontanéité en dehors des organisations et des institutions. C’est ce que veut dire ce texte de l’année 1957. C’est ce texte qui m’a mis en relation avec les situationnistes, parce qu’ils y ont attaché une certaine importance, quitte ensuite à l’attaquer. Ils avaient des critiques à faire, bien sûr. Il n’y avait pas un accord complet avec eux, mais c’était une base pour une certaine entente qui a duré environ quatre à cinq ans, puisqu’on se retrouvait sans cesse.

KR : Alors, est-ce que c’est déjà à ce moment que vous travaillez sur votre deuxième volume de la Critique de la vie quotidienne ?

HL : Oui, j’y travaille déjà. Et il y a un projet de volume sur la Commune de Paris qui est aussi en route.

KR : Alors, vous faites tout ça en même temps ? Les deux livres ?

HL : C’est ça, tout ça se passe en même temps, dans une grande confusion. C’est le moment où je quitte le parti. Il y a des tas d’histoires. C’est le moment de la guerre d’Algérie. Je n’étais pas dans l’université, j’étais directeur de recherche au CNRS et j’ai failli être révoqué pour avoir signé des manifestes pour les Algériens et avoir apporté un soutien – faible, certainement mais enfin, un certain soutien quand même – aux Algériens. Tout ça, c’est donc un moment de fermentation intense. Même en France, le soutien aux Algériens ne passait pas par le parti ou les syndicats, il était en dehors des institutions. Le parti communiste – le Parti socialiste a combattu la guerre d’Algérie – n’a soutenu les Algériens que du bout des lèvres et en apparence. En fait, le parti les aidait très peu et ensuite, les Algériens en ont beaucoup voulu au parti. Eh bien, l’opposition dans le parti, puis le mouvement en dehors du parti a soutenu les Algériens.
Par ailleurs, il y avait des mouvements d’avant-garde un peu extrémistes comme le mouvement d’Isidore Isou, les lettristes. Eux aussi avaient de grandes ambitions à l’échelle internationale. Mais c’était de la rigolade, pratiquement. Ça se traduisait par le fait qu’Isidore Isou venait déclamer des poèmes dadaïstes faits de syllabes et de mots interrompus et dépourvus de sens. Il déclamait ça dans les cafés. Il gagnait sa vie comme ça. Je me souviens très bien l’avoir rencontré plusieurs fois dans Paris.
Mais ça montrait une certaine fermentation dans la vie profonde en France, qui se traduit par le retour de De Gaulle au pouvoir en 1958, une crise de la démocratie due à la guerre d’Algérie, une fermentation en dehors des partis. Le parti communiste a montré une incapacité profonde en ne comprenant pas le stalinisme, en ne faisant rien pour les Algériens, et en ne s’opposant que très mal au retour du Général De Gaulle au pouvoir, se bornant à traiter De Gaulle de fasciste, ce qui n’était pas exact. De Gaulle voulait régler la question de l’Algérie. Il était seul à pouvoir la régler. On s’en est aperçu par la suite. Mais à travers tout ça, il y avait une grande fermentation comparable à celle qui s’est produite en 1936.

KR : Est-ce que la théorie situationniste de construire les situations a un rapport assez direct avec votre théorie à vous, qui est la théorie des moments de la vie?

HL : Oui, ça a été la base de notre accord. Ils m’ont dit, dans les discussions, des discussions qui duraient des nuits entières : « Les « moments », ce que tu appelles « les moments », c’est ce que nous appelons des situations, mais nous, nous allons plus loin que toi. Toi, tu acceptes comme « moments » tout ce qui s’est présenté au cours de l’histoire : l’amour la poésie, la pensée. Nous, nous voulons créer des moments nouveaux. »

KR : Mais justement, comment faire cette transition entre un « moment » et une construction consciente ?

HL : L’idée de moment nouveau, l’idée d’une situation nouvelle est déjà dans le texte de Constant de 1953, Pour une architecture de situation. Parce que l’architecture de situation, c’est une architecture utopique qui supposait une société nouvelle. Mais l’idée de Constant, c’est qu’il fallait transformer la société non pas pour continuer à vivre de façon ennuyeuse, mais pour créer quelque chose d’absolument nouveau, c’est-à-dire des situations.

KR : Où se situe la « ville » dans cette construction de situations nouvelles?

HL : Alors, les « situations nouvelles », ça n’a jamais été clair. Quand on en parlait, moi je donnais toujours comme exemple – mais alors, ils n’en voulaient pas de mon exemple – de l’amour. Je leur disais : l’Antiquité a connu la passion amoureuse mais n’a pas connu l’amour individuel, l’amour pour un être individuel. C’était une espèce de passion cosmique, physique, physiologique, telle que la décrivent les poètes de l’Antiquité. Mais l’amour pour un être individuel apparaît au Moyen Âge avec un mélange de traditions musulmanes, islamiques, chrétiennes, et notamment dans le Midi de la France. L’amour individuel, c’est déjà l’amour de Dante pour Béatrice. Il l’explique lui-même dans un texte qui s’appelle La Vita nova, la vie nouvelle. C’est l’amour de Tristan et Yseult, l’amour tragique, c’est l’amour courtois dans le Midi de la France. Dans mon pays à côté de Navarrenx, je vous l’ai peut-être montrée, il y a la tour du prince Gaston Phébus qui a été le premier prince-troubadour à chanter des chansons d’amour individuelles : « Quand je chante, je ne chante pas pour moi, mais je chante pour mon amie qui est près de moi », c’est déjà l’amour individuel. C’est un amour plus tragique que l’amour antique qui n’est jamais que mélodrame Il y a cette tragédie d’amour individuel qui passe à travers les époques, à travers La Princesse de Clèves, à travers des romans, des pièces de théâtre, à travers la Bérénice de Racine, à travers toute une littérature.

KR : Pour les situationnistes, l’idée de construire des situations doit avoir un rapport avec l’urbanisme…

HL : Oui, ça on était d’accord. Je leur disais : l’amour individuel a créé des situations nouvelles. Mais ça ne s’est pas fait en un jour. Ça a mûri. Alors leur idée, c’est que peut-être, dans la ville, et ça se relie aussi à des expériences de Constant, on pouvait créer des situations nouvelles, par exemple en mettant en rapport des parties, des quartiers de la ville qui étaient séparés dans l’espace. Et c’était ça le premier sens de la « dérive ». Ça s’est fait à Amsterdam au début de la technique des talkies-walkies. Il y avait une équipe qui allait dans une partie de la ville et qui pouvait communiquer avec des gens dans une autre partie.

KR : Et les situationnistes se sont servis de cette technique aussi?

HL : Oui, en tout cas, Constant s’en est servi. Mais il y a eu des expériences situationnistes de l’urbanisme unitaire. L’urbanisme unitaire consistait à faire communiquer des parties de la ville. Ils ont fait des expériences, mais je n’y ai pas assisté. J’en ai entendu beaucoup parler. Et ils se servaient de toutes sortes de moyens de communication. Mais le talkie-walkie, je ne sais pas en quelle année ça a été utilisé. Je sais que ça a été utilisé dans des expériences à Amsterdam et à Strasbourg.

KR : Et vous connaissiez les gens de Strasbourg à cette époque?

HL : C’étaient mes étudiants. Mais les rapports avec eux ont été aussi extrêmement difficiles. Quand je suis arrivé à Strasbourg en 1958 ou 1959, c’était en pleine guerre d’Algérie, et j’étais à Strasbourg depuis peut-être 3 semaines ou un mois, quand je vois arriver un groupe de garçons. C’étaient les futurs situationnistes de Strasbourg – ou ils étaient déjà peut-être un petit peu situationnistes. Ils me disent : « Monsieur, nous avons besoin de votre appui. Nous allons faire un maquis dans les Vosges. Et alors, nous allons installer une base militaire dans les Vosges, et de là, nous rayonnerons sur tout le pays. Nous ferons dérailler les trains. »
Moi je leur dis : « Mais vous savez que l’armée et la gendarmerie… le soutien de la population, vous n’en êtes pas sûrs… Vous allez au devant de la catastrophe. » Alors, ils ont commencé à m’insulter en me disant que j’étais un traître. Et puis, au bout de quelques temps, de quelques semaines, ils sont venus me revoir et ils m’ont dit : « Et oui, vous avez raison : ce n’est pas possible. C’est pas possible d’installer un maquis dans les Vosges, dans la forêt ; on se fera un autre projet. »
Alors, je me suis trouvé bien avec eux, et c’est après que le même groupe est devenu situationniste. Mais vous savez, les relations avec eux étaient très difficiles […] parce qu’ils se fâchaient pour pas grand chose. Mustafa Khayati, l’auteur de la fameuse brochure De la misère en milieu étudiant, faisait partie de ce groupe.

KR : Quel a été l’effet de la brochure et de sa distribution ? À combien d’exemplaires a-t-elle été tirée ?

HL : Cette brochure a eu beaucoup de succès. Mais au début, elle s’est répandue seulement à Strasbourg, puis Guy Debord et les autres l’ont diffusée à Paris. Elle a été diffusée à des dizaines de milliers d’exemplaires chez les étudiants, ça ne fait aucun doute. C’est une très bonne brochure, c’est très bien fait. L’auteur, Mustafa Khayati, est un Tunisien. Il y avait plusieurs Tunisiens dans ce groupe, beaucoup d’étrangers dont on a moins parlé par la suite. Même Mustafa Khayati ne s’est pas trop mis en avant parce qu’il aurait pu avoir des ennuis à cause de sa nationalité. Il n’avait pas la double nationalité, il était resté Tunisien.
À Paris, à partir de 1957-1958, je les rencontre beaucoup, et je vois Constant à Amsterdam. C’est à ce moment-là que se développe le mouvement des Provos qui devient très puissant à Amsterdam, avec l’idée de garder la vie urbaine intacte, d’empêcher que la ville soit éventrée par les autoroutes, empêcher qu’elle soit ouverte aux voitures. Ils voulaient que la ville se conserve et se transforme au lieu d’être livrée aux voitures ; ils voulaient aussi la drogue ; ils semblaient compter sur les drogues pour créer des situations nouvelles. L’imagination était semée par le LSD. C’était le LSD à ce moment-là.
[…]

KR : Revenons à l’urbanisme unitaire. C’est une façon de relier les quartiers qui n’est pas homogène, chaque quartier garde ses aspects distincts, c’est ça?

HL : Oui, c’est ça, ils ne sont pas fondus, ils sont déjà un tout, mais ce tout est pour ainsi dire encore fragmenté et n’est qu’à l’état virtuel. L’idée, c’est de faire de la ville un tout, mais un tout en mouvement, un tout en transformation.
Les plans de New Babylon ont été transportés au Musée national de La Haye. Ils étaient dans l’atelier de Constant qui se situait dans un immeuble en briques à moitié démoli. La chose la plus frappante que je me rappelle de l’atelier de Constant, c’était dans une immense cage en verre, un iguane.

KR : Alors, voilà une nouvelle situation ! Est-ce que le projet de Constant faisait l’hypothèse de la fin du travail ?

HL : Oui, dans une certaine mesure c’est le point de départ : la mécanisation complète, l’automatisation complète du travail productif, donc la disponibilité. C’est un de ceux qui ont posé le problème.

KR : Et les situationnistes aussi?

HL : Oui.

KR : Alors, est-ce que vous situez votre travail dans cette lignée ? Qui irait de Lafargue jusqu’à…?

HL : Dans cette lignée oui, mais de Lafargue, non. Je pense que le point de départ a été un roman de science fiction qui s’appelle Demain, les chiens. C’est un roman américain de Clifford Simak dans lequel tout le travail est fait par des robots. Les hommes ne peuvent pas supporter cette situation. Ils meurent parce qu’ils sont trop habitués à travailler. Ils meurent et les chiens profitent de la situation. Les robots travaillent pour eux, les nourrissent, etc. Et les chiens sont parfaitement heureux parce qu’ils ne sont pas déformés par l’habitude du travail. Je me souviens du rôle joué par ce roman dans les discussions. Je ne connais pas la date de parution du livre en Amérique. J’ai l’impression que c’est un des premiers romans de science-fiction à avoir eu un retentissement et de l’influence, mais c’est peut-être seulement dans ces années-là. De toutes façons, c’était le point de départ de Constant : une société libérée du travail. Et c’était dans l’orientation du Droit à la paresse de Lafargue mais renouvelée par la perspective de l’automatisation qui commence dans ces années-là.
Alors donc : discussions intenses et changement complet du mouvement révolutionnaire qui laisse de côté vers 1956-57 les organisations classiques. D’autre part, il y a la voix de petits groupes qui prennent de l’influence.

KR : L’existence même d’une microsociété comme celle des situationnistes constitue une nouvelle situation?

HL : Dans une certaine mesure. Mais enfin, il ne faut pas exagérer non plus. Combien étaient-ils seulement ? Vous savez que l’Internationale situationniste n’a jamais compté plus de dix membres. Et encore… Il y avait deux ou trois Belges, deux ou trois Hollandais, comme Constant. Mais ils étaient exclus tout de suite. Guy Debord suivait l’exemple d’André Breton. On était exclus. Moi, je n’en ai jamais fait partie, du groupe. J’aurais pu, mais je m’en gardais bien, connaissant le caractère et les allures de Guy Debord, et la manière qu’il avait d’imiter André Breton, en excluant tout le monde pour garder un petit noyau pur et dur. Finalement, les membres de l’Internationale situationniste étaient Guy Debord, Raoul Vaneigem et Michelle Bernstein. Il y avait des corpuscules plus ou moins extérieurs dont j’étais, et puis il y avait des gens comme Asger Jorn. Asger Jorn a été exclu, ce pauvre Constant a été exclu. Sous quel prétexte ? Lui ne construisait pas. C’était un architecte. Mais il a été exclu parce qu’un type qui avait travaillé avec lui a construit une église en Allemagne : exclusion de Constant pour influence désastreuse. C’est de la foutaise. C’était vraiment pour se garder à l’état pur, comme un cristal. Guy Debord suivait l’exemple de Breton : extrêmement dogmatique. Et puis d’ailleurs, d’un dogmatisme sans dogme parce que la théorie des situations, de la création de la situation, a très vite disparu pour faire place seulement à la critique du monde existant, et c’est là où on s’est retrouvé d’ailleurs, avec la Critique de la vie quotidienne.

KR : Comment est-ce que cette association avec les situationnistes a changé ou inspiré votre pensée sur la ville ?

HL : Tout ça était corollaire, parallèle. Ma réflexion sur la ville a des sources tout à fait différentes. C’est que, dans mon pays, j’ai longtemps étudié les questions agricoles. Un beau jour, on a vu des bulldozers arriver, raser des arbres : on y avait trouvé du pétrole. Il y a des puits de pétrole dans mon pays et il y a eu l’une des plus grandes usines d’Europe à Lacq-Mourenx.
Alors j’ai vu construire une ville nouvelle là où il y avait auparavant des champs de maïs et des forêts de chênes. J’ai peu à peu laissé les questions agricoles, en me disant : « Voilà quelque chose de neuf, de nouveau, qui va prendre de l’extension ». Je ne m’attendais d’ailleurs pas à l’urbanisation tellement brutale qui a suivi. Cette ville nouvelle, ça s’appelle Lacq-Mourenx. Tout de suite, comme j’étais à la recherche scientifique, j’ai envoyé des gens sur place pour en suivre le développement. Je voulais même écrire un livre, que je n’ai jamais écrit, comme beaucoup de projets, intitulé « Naissance d’une cité ». C’est là le point de départ. Mais en même temps, j’ai rencontré Guy Debord, j’ai rencontré Constant, j’ai su que les Provos d’Amsterdam s’intéressaient à la question de la ville. J’ai été je ne sais combien de fois à Amsterdam voir ce qui se passait : comme ça, regarder la forme que prenait le mouvement, s’il prenait une forme politique. Il y a eu des Provos élus au conseil municipal d’Amsterdam. Ils ont remporté, je ne sais plus en quelle année, une grande victoire aux élections municipales. Puis après, ça s’est dégradé, c’est tombé. Alors, tout ça allait ensemble. Et puis, à partir de 1960, ça a été le grand mouvement d’urbanisation. D’ailleurs, les autres ont abandonné la théorie de l’urbanisme unitaire, parce que la théorie de l’urbanisme unitaire n’avait de sens précis que pour une ville historique comme Amsterdam qu’il s’agissait de renouveler, de transformer. Mais à partir du moment où la ville historique a éclaté en périphéries, en banlieues, comme ça s’est passé à Paris, et dans toutes sortes d’endroits, comme ça continue de se passer à San Francisco, comme ça s’est passé pour Los Angeles, la théorie de l’urbanisme unitaire perdait de son sens. Et alors, je me rappelle de discussions très fortes avec Guy Debord. Il disait : « L’urbanisme devient une idéologie ». Ce qui était exact, à partir du moment où, officiellement, il y a eu une doctrine de l’urbanisme. Le code de l’urbanisme en France date de 1961, je crois. Cela ne voulait pas dire que le problème de la ville était résolu. Au contraire.
Et puis, je crois que même la « dérive », les expériences de « dérive » ont été peu à peu délaissées. Je ne suis pas sûr de la manière dont ça s’est passé, parce que c’est le moment où je me suis brouillé avec eux.
Après tout ça, il y a le contexte politique et social de la France. Il y a aussi les relations personnelles. Il y a des tas d’histoires extrêmement compliquées. L’histoire la plus compliquée est venue du fait qu’ils sont venus chez moi, dans les Pyrénées. Et on a fait un voyage merveilleux. On est parti en voiture de Paris. On s’est arrêtés aux grottes de Lascaux, qui ont été fermées peu de temps après. On a été saisis par le problème des grottes de Lascaux. Elles sont profondément enfouies. Il y a même un puits presque inaccessible. Et tout ça est rempli de peintures. Comment ces peintures ont-elles été faites, et à qui étaient-elles destinées, puisqu’elles n’étaient pas destinées à être vues ? C’est l’idée que la peinture a commencé par être critique.
D’autant plus que toutes les églises de la région ont des cryptes, notamment à Saint Savin. Nous sommes passés à Saint Savin, où il y a des fresques sur la voûte de l’église et une crypte pleine de peintures. Une crypte où il est très difficile d’accéder aux profondeurs car elle est tout à fait obscure. Qu’est-ce que des peintures qui ne sont pas destinées à être vues ? Et comment ont-elles été faites? C’était le sujet de discussions passionnées.
Enfin, on est descendu. On a fait un festin fabuleux à Sarlat. J’avais peine à conduire. J’ai eu une contravention. On a failli être arrêtés parce que j’ai traversé un village à 120 à l’heure. Et ils sont restés plusieurs jours chez moi. On a élaboré un texte programme. Et ce texte, au bout de la semaine qu’ils ont passé chez moi, ils l’ont gardé. Je leur avais dit : « vous le tapez » – c’était manuscrit. Et comme je me suis servi du texte, ils m’ont taxé de plagiat. En réalité, c’est d’une mauvaise foi parfaite. Le texte qui a servi, pour faire le livre sur la Commune, était une œuvre commune, d’eux et de moi.
Et l’idée de la Commune comme fête, je l’ai lancée dans les débats après avoir consulté un inédit sur la Commune qui est à la Fondation Feltrinelli, à Milan. C’est un journal sur la Commune. Celui qui a fait ce journal, qui a été d’ailleurs déporté, et qui a ramené son journal de déportation quelques années plus tard, vers 1880, raconte comment le 18 mars 1871, les soldats de Thiers sont venus chercher les canons qui étaient à Montmartre et sur les hauteurs de Belleville ; comment les femmes qui se levaient de très bonne heure, ont entendu du bruit, sont toutes sorties dans la rue et ont entouré les soldats. Les femmes, elles ont entouré les soldats en s’amusant, riant, les accueillant fraternellement, puis elles ont été chercher du café, elles l’ont offert aux soldats, et ces soldats, qui venaient chercher des canons, ont été emportés par le peuple. D’abord les femmes, puis les hommes, sont sortis, dans une atmosphère de fête populaire. Il raconte enfin qu’il n’y a pas du tout de héros qui seraient arrivés avec des armes contre les soldats qui venaient chercher les canons. Ça ne s’est pas du tout passé comme ça. C’était le peuple qui fêtait, qui sortait. Il faisait très beau, c’était une première journée de printemps, le 18 mars, une journée ensoleillée : les femmes sortent tôt, trouvent des soldats, les embrassent, elles sont débraillées, etc., les soldats sont noyés là-dedans, dans la fête populaire parisienne. Après, des théoriciens des héros de la Commune, m’ont dit : « c’est un témoignage, on ne peut pas écrire une histoire sur un témoignage ». Et les petits copains situationnistes ont écrit aussi des choses dans ce genre-là. Je ne les ai pas lues. Moi, j’ai fait mon travail. Il y a eu des idées lancées dans des conversations communes, rédigées dans des textes communs. Et puis ensuite, moi, j’ai fait mon travail sur la Commune. J’ai été travailler des semaines et des mois à Milan, à l’Institut Feltrinelli. J’ai trouvé une documentation inédite, je m’en suis servi, et c’est tout à fait mon droit. Ces accusations de plagiat, je m’en fous. J’ai toujours eu des embêtements de cet ordre-là. Mais alors, je ne sais pas ce qu’ils ont écrit dans leur revue, je ne me suis pas donné la peine de le lire. Je sais que j’ai été traîné dans la boue.
[…] Ça m’est un peu resté sur le cœur. Pas beaucoup, mais un petit peu. On travaille ensemble à Navarrenx, jour et nuit, on se couchait vers neuf heures du matin. Ça c’était leur habitude : ils se couchaient dans la matinée, dormaient toute la journée. On ne bouffait rien. Ah, c’était épouvantable. Moi, j’ai souffert pendant cette semaine, on ne mangeait pas, on buvait. On a bu au moins une centaine de bouteilles. En quelques jours. À cinq. Mais on travaillait en buvant. C’était presque un résumé doctrinal sur tout ce que nous pensions y compris sur les situations, sur les transformations de la vie ; c’était un texte pas très long, de quelques pages, écrit à la main. Ils l’ont emporté, ils l’ont tapé, et puis après, bon, ils ont pensé qu’ils avaient des droits sur les idées.

KR : Mais revenons un peu à cette idée de la dérive. Est-ce que vous croyez que ça a apporté quelque-chose de nouveau sur la théorie de l’espace, ou bien la théorie de la ville ? Dans la façon dont elle souligne les jeux expérimentaux, la dérive est-elle plus productive qu’une vision purement théorique de la ville ?

HL : Oui. Pour moi, c’était une pratique plutôt qu’une théorie. Ça mettait en évidence la fragmentation croissante de la ville. Le fait qu’elle a été une puissante unité organique au cours de son histoire. Mais déjà depuis pas mal de temps, cette unité organique se défait, se fragmente ; et bon, on en prenait des exemples, parce qu’on discutait déjà de la place où on va construire maintenant le nouvel Opéra de Paris. La place de la Bastille, c’est la fin d’un Paris historique, et au-delà, c’est le Paris de l’industrialisation, de la première industrialisation du XIXe siècle. La place des Vosges, c’est encore un Paris aristocratique du XVIIe siècle, qui s’étend déjà beaucoup, mais qui reste un Paris historique aristocratique. Quand on arrive à la Bastille commence un autre Paris : c’est le Paris de la bourgeoisie, le Paris de l’extension industrielle, commerciale. Au moment d’ailleurs où la bourgeoisie commerciale et industrielle s’empare du Marais, du centre de Paris, elle s’étend au-delà de la Bastille, de la rue de la Roquette, de la rue du Faubourg Saint-Antoine, etc. Et déjà la ville se fragmente, sans que son unité organique soit complètement brisée. Elle a ensuite été balisée par les périphéries et les faubourgs. Mais à ce moment-là, elle n’est pas encore balisée, et on pense que la pratique de la dérive révèle l’idée de la ville dans sa fragmentation. Mais c’est surtout à Amsterdam que ça a été expérimenté. L’expérience consistait à rendre simultanés des aspects de la ville, des fragments de la ville qu’on ne voit que successivement et même très successivement, de telle sorte qu’il y a même des gens qui n’ont jamais vu ces quartiers de la ville.

KR : Tandis que la dérive doit prendre la forme d’une narration…

HL : C’est ça. On va un peu au hasard et on raconte ce qu’on voit.

KR : Mais on ne peut pas la raconter de façon simultanée.

HL : Ah ben si, si on a un talkie-walkie ; le but c’était d’atteindre quand même une certaine simultanéité. C’était le but. Ça n’a pas toujours été rempli.

KR : Alors une espèce d’histoire synchronisée ?

HL : Oui, c’est ça, une histoire synchronisée. C’était ça le sens de l’urbanisme unitaire : unifier ce qui a une certaine unité, mais une unité perdue, une unité en perdition.

KR : Et c’était pendant que vous connaissiez les situationnistes à cette époque que l’idée de l’urbanisme unitaire a perdu de sa force ?

HL : Au moment où vraiment l’urbanisation est devenue massive, c’est-à-dire à partir de 1960, et où Paris a complètement éclaté. Vous savez, il y avait très peu de banlieue à Paris. Il y avait des banlieues, mais ce n’était presque rien. Et puis tout d’un coup, ça s’est rempli, couvert de pavillons, très loin, avec des villes nouvelles, Sarcelles. Sarcelles, c’en est devenu un mythe. On parlait d’une espèce de maladie qui s’appelait la « sarcellite ». Alors l’attitude de Guy Debord change, il passe de l’urbanisme unitaire à la thèse de l’idéologie urbanistique. Du moins dans mon souvenir.

KR : Qu’est ce que c’est au juste, cette transition ?

HL : C’est plus qu’une transition, c’est l’abandon d’une position pour adopter une position tout à fait inverse. Entre l’idée d’élaborer un urbanisme et la thèse selon laquelle tout urbanisme est une idéologie, il y a une modification très profonde. En fait, en disant que tout urbanisme est une idéologie, une idéologie bourgeoise, ils abandonnaient le problème de la ville. Tandis que moi, j’ai continué à m’y intéresser à penser que l’éclatement de la ville historique était justement l’occasion de trouver une théorie plus large de la ville et non un prétexte pour abandonner tout le problème.
D’ailleurs, la théorie des situations elle-même était abandonnée, peu à peu. Or la revue elle-même est devenue un organe politique. Ils se sont mis à injurier tout le monde. Ça faisait partie de l’attitude de Debord, et aussi peut-être de ses difficultés : il s’est brouillé avec Michelle Bernstein. Je ne sais pas, il y a eu toutes sortes de circonstances qui l’ont rendu peut-être plus polémique, ou plus amer, ou plus violent.
Mais ce que je voudrais dire aussi, c’est que leur rôle dans les événements de 1968, ils l’ont énormément grossi par la suite. Le mouvement de 68 ne vient pas des situationnistes. Il y avait à Nanterre, le petit groupe minuscule de ceux qui s’appelaient « Les enragés ». Bon, eux aussi insultaient tout le monde, mais c’est eux qui ont fait le mouvement. Le mouvement du 22 mars a été fait par des étudiants, dont Daniel Cohn-Bendit, qui n’étaient pas des situationnistes.
C’était un groupe actif qui s’était constitué au fur et à mesure des événements, sans programme, sans projet, un groupe informel, auquel les situationnistes se sont joints, mais ce n’est pas eux qui l’ont constitué. Ça s’est fait en dehors d’eux. Le mouvement du 22 mars, les situs s’y sont joints, mais aussi les autres, les trotskistes, tout le monde s’y est joint peu à peu. On appelait ça « prendre le train en marche ». Alors, il est possible que les situationnistes de Nanterre se soient joints au groupe dès le début, mais ils n’en n’ont pas été les animateurs, les créateurs. En fait, le mouvement a commencé dans le grand amphithéâtre où je faisais un cours qui était archibondé, et où des étudiants que je connaissais bien m’ont demandé : « est-ce qu’on peut nommer des délégués pour aller protester contre la liste noire à l’administration ? » Je leur ai dit : « Bien sûr. » Et c’est sur le podium où j’étais qu’a eu lieu l’élection des étudiants délégués auprès de l’administration pour protester contre l’affaire de la liste noire. L’administration tentait de constituer une liste noire des étudiants les plus turbulents pour prendre des sanctions contre eux. Et ont participé à l’élection de ces délégués toutes sorte de gens dans toutes les groupes actifs : aussi bien trotskistes que situationnistes.
Le groupe du 22 mars s’est constitué à la suite de ces négociations et de ces contestations avec l’administration. Puis ils ont occupé les locaux de l’administration de même que le préau. L’élément stimulant, ça a été l’affaire de la « liste noire », et c’est moi qui l’ai concoctée cette « liste noire ». Pour être exact, l’administration a téléphoné à mon département en demandant les noms des étudiants les plus agités. Je les ai envoyé promener. Et j’ai eu plusieurs fois l’occasion de dire au doyen : « Je ne suis pas un flic. » La « liste noire » n’a jamais existé noir sur blanc. Mais ils essayaient de la faire. Et j’ai dit aux étudiants : « Vous savez, ils veulent faire une liste noire, ils sont en train de la faire, défendez-vous ». J’ai un petit peu agité le mélange détonnant. On a ses petites perversités.
Je raconte toujours l’histoire. Le vendredi soir, 13 mai, on est sur la place Denfert-Rochereau. Autour du lion de Belfort, il y a 70-80 000 (peut-être plus) étudiants, et on discute de ce qu’on va faire. Ça se divise suivant les opinions politiques. Les maoïstes disent qu’il faut aller vers les banlieues, que le cortège doit se diriger vers Ivry etc., soulever les banlieues. Les anarchos et les situs disent qu’il faut aller faire du bruit dans les quartiers bourgeois. Les trotskistes disent qu’il faut aller dans le quartier du prolétariat de Paris, vers le onzième. Ce sont les étudiants de Nanterre qui disent qu’il faut aller vers le Quartier latin. Il y a eu tout d’un coup des gens qui ont crié: « Nous avons des copains à la Santé, la prison de la Santé, faut leur dire bonjour ! » Et alors, tout le cortège s’est ébranlé en direction de la prison de la Santé à partir de la place Denfert-Rochereau. On a repris le boulevard Aragon. On est passé devant la prison de la Santé. On a vu des mains aux fenêtres. On a crié des tas de choses. Et on s’est engouffré vers le quartier Latin. Un hasard. Ou pas tout à fait un hasard quand même. Il devait y avoir un mouvement, une aspiration à revenir au Quartier latin, à ne pas s’éloigner du centre de la vie étudiante.
La télévision était là. Vers minuit la télévision est partie. Il est resté Europe1, donc la radio. Et vers 3h du matin un type de la radio a tendu le micro à Daniel Cohn-Bendit, qui a eu l’inspiration géniale, il a tout simplement dit : « la grève générale, la grève générale, la grève générale. » Et c’est là qu’il y a eu une action. C’est ça qui a surpris la police, c’est là qu’ils ont été pris de court. Les étudiants faisaient du chahut, il y avait eu quelque bagarres, quelques blessés, des grenades lacrymogènes, des pavés, des barricades, des bombes. Les enfants de la bourgeoisie se donnaient du bon temps. Ah, oui, mais la grève générale, hein, ça c’était pas de la rigolade.

Nous publions cet entretien avec l’aimable autorisation de Kristin Ross.

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Henri Lefebvre et Kristin Ross