Syndicalisme, sexualités et antiracisme au pays de l’Oncle Sam. Les États-Unis de Daniel Guérin

Quoique laissent penser certains discours encore trop répandus dans la gauche radicale, la question des rapports politiques à nouer entre les luttes contre le capitalisme, contre le racisme et contre l’hétéronormativité n’est pas neuve. En France, elle a notamment été posée dès les années 1950 par Daniel Guérin – figure majeure du mouvement ouvrier comme du combat homosexuel et anticolonial – dans l’ouvrage qu’il rédigea suite à son séjour étatsunien : Où va le peuple américain. Revenant sur cet ouvrage, Selim Nadi fait apparaître ici les grandes lignes d’une politique d’émancipation unitaire qui, parce qu’elle n’abstrait jamais la question raciale et la question sexuelle des rapports sociaux de classe, s’avère constituer une « source d’inspiration inépuisable pour la gauche anticapitaliste ».

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Il y aurait toute une histoire à écrire sur l’intérêt qu’ont porté aux États-Unis des figures intellectuelles européennes de premier plan. Qu’il s’agisse de Gramsci, de Brecht ou encore de personnalités plus inattendues comme l’écrivain antifasciste italien Elio Vittorini (dans son anthologie de la littérature américaine, Americana, notamment). On pourrait citer bien d’autres noms d’intellectuels européens de la gauche radicale qui se sont passionnés pour le pays de l’Oncle Sam. Cependant, si l’intérêt de Daniel Guérin pour les États-Unis nous intéresse ici, ce n’est pas uniquement pour l’attrait que ce pays avait pour le révolutionnaire français, mais bien plutôt en ce qu’un focus sur les États-Unis de Guérin permet d’entrer dans son œuvre d’historien à une époque — après la Seconde Guerre mondiale — où il n’était intellectuellement pas aisé de se fasciner à ce point pour les États-Unis. Un seul article ne saurait suffire à traiter, sous tous ses aspects, l’importance qu’ont eu les États-Unis sur Guérin. Aussi celui-ci ne prétend-il pas à l’exhaustivité sur cette question.

Guérin est non seulement une figure centrale du mouvement ouvrier mondial, mais son marxisme-libertaire, ainsi que son évolution politique et intellectuelle offrent également nombre de pistes intéressantes pour repenser la place de la théorie politique et des débats stratégiques au sein de la gauche. Pourtant, il est étonnant qu’il n’existe encore aucun travail biographique1 sur cette figure qui a été au cœur de presque toutes les luttes du XXe siècle. En dialogue constant avec toutes les tendances du mouvement ouvrier mondial, Guérin a également posé des jalons à ce que pourrait être une réelle politique d’alliance entre diverses tendances marxistes et les courants anarchistes. À son propos, Ian Birchall écrit notamment :

Ce que je trouve extrêmement pertinent c’est que Guérin reconnaisse la valeur de certaines analyses et idées anarchistes. Cela appartient, je pense, à la tradition du léninisme précédant la montée du stalinisme. Rappelons-nous que L’État et la révolution de Lénine a été accusé par beaucoup de marxistes de faire trop de concessions à l’anarchisme. Dans ses premières années, l’Internationale Communiste a fait d’importants efforts pour attirer des syndicalistes et des anarchistes ; les travaux de Victor Serge et d’Alfred Rosmer sont extrêmement pertinents sur ce point. Aujourd’hui, de nouvelles variantes de l’anarchisme se sont développées dans le milieu « anticapitaliste », le plus souvent parce que les jeunes militants sont dégoûtés par la corruption et la lâcheté du milieu parlementaire. Les marxistes devraient chercher à coopérer de manière constructive avec ces courants2.

Il est, par ailleurs, assez impressionnant de constater que Guérin a étroitement collaboré et échangé avec des figures essentielles du mouvement ouvrier et anticolonial, et était de toutes les questions importantes, ce que note très justement Sebastian Budgen dans la préface à la récente réédition de l’autobiographie de jeunesse de Guérin. Ici, on ne peut faire l’économie de cet extrait conséquent de la préface :

Alors qu’il est l’auteur de pas moins de quarante-deux livres (…) ainsi que d’innombrables articles dans des revues et journaux, Guérin a su trouver du temps pour voyager (…) au Liban, en Syrie, à Djibouti, au Vietnam, en Allemagne (…), en Norvège, aux États-Unis, au Maghreb, à Cuba, aux Antilles et ailleurs encore. Du temps, Guérin en a aussi consacré à militer, au sein ou aux côtés de la SFIO, de la CGTU et la CGT, des syndicalistes révolutionnaires de La Révolution prolétarienne et du Cri du peuple, de la Gauche Révolutionnaire (…) devenue Parti socialiste ouvrier et paysan, du PCI trotskiste, de la Fédération communiste libertaire, de l’Union de la gauche socialiste puis du Parti socialiste unifié, du Mouvement communiste libertaire, du Front homosexuel d’action révolutionnaire puis du Groupe de libération homosexuelle (…), de l’Organisation communiste libertaire et de l’union des travailleurs communistes libertaires (…). Guérin a en outre fondé une famille (non conventionnelle), donné naissance à une fille, tout en se consacrant à de nombreuses activités sportives et à son appétit sexuel (hétéro et homosexuel). Habitué des clubs et cafés ouvriers, mais aussi des auberges de jeunesse et des camps naturistes, Guérin a également noué des amitiés et des contacts sur le long terme avec des personnalités aussi diverses que François Mauriac, Simone Weil, Jean-Paul Sartre, C.L.R. James, Karl Korsch, Richard Wright, Paul Robeson, George Padmore, Aimé Césaire, et un grand nombre de nationalistes révolutionnaires : le Syrien Ibrahim Bey Hanono, les Vietnamiens Ta Thu Thau, Huynh-Thuc Khang, Ahmed Ben Bella et Mohammed Harbi, ou encore Mehdi Ben Barka et Habib Bourguiba (…)3.

Étudier toutes les facettes du rôle de Guérin en tant que militant révolutionnaire, théoricien et historien marxiste constitue donc un vaste chantier — et on ne peut que se féliciter des rééditions récentes de certains de ses ouvrages. Le présent article se propose de contribuer modestement à cette entreprise, à partir d’une perspective particulière, à savoir l’importance de l’étude des États-Unis dans l’œuvre théorique et historique de Guérin. Loin de « sectorialiser » son œuvre, cette focale sur les États-Unis permet d’entrer dans une grande partie de son travail par un prisme particulier.

Après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1946-49, Guérin a effectué un séjour aux États-Unis — grâce à une bourse du Ministère des Affaires étrangères — duquel ont découlé plusieurs études. Dans l’avant-propos de l’une d’elles — le premier tome de son livre majeur sur les États-Unis Où va le peuple américain ? (1950) — il écrit que lors de son pèlerinage de deux ans outre-Atlantique, il a accumulé « les impressions et les sensations les plus excitantes, au point que depuis [s]on retour, l’Europe [lui] paraît vieillotte, pétrifiée et fade4. » Il ajoute cependant que « de ce divertissement on ne trouvera pas grand’chose dans ce livre5 ».

Il compare d’ailleurs sa passion pour les États-Unis à celle qu’il avait pour la Révolution Française — sur laquelle il avait publié, en 1946, un ouvrage magistral : La lutte de classes sous la Première République : bourgeois et « bras nus » (1793-1797). Cette comparaison entre ces deux intérêts historiques n’est pas anodine. Son travail sur la Révolution Française avait fait connaître Guérin outre-Atlantique et bien au-delà des cercles de la gauche radicale. Durant les études au Swarthmore College de sa fille Anne, celle-ci lui écrit d’ailleurs que l’un de ses professeurs d’histoire — responsable d’un séminaire sur l’Europe entre 1760 et 1870 — lui a dit « combien il était heureux de connaître la fille de Daniel Guérin, dont il a lu tous les livres6 ». L’ouvrage de Guérin sur la Révolution française figurait au rang des lectures de ce séminaire. Même si, comme le précise Anne Guérin, « ce professeur n’étant pas marxiste, il n’est pas d’accord avec tes conclusions7 », Daniel Guérin était néanmoins perçu comme un historien à part entière8. D’ailleurs, l’historien et philosophe trinidadien C.L.R. James a écrit à propos de ce travail sur la Révolution française que Guérin « un socialiste révolutionnaire, a pour la première fois présenté, sans ambiguïté et de la manière la plus militante qui soit, le rôle des artisans, des ouvriers et des paysans dans la Révolution française, mettant ceux-ci et leurs leaders, tels Variet, Rous et Leclerc, généralement négligés jusqu’ici, au profit des fameux Danton et Robespierre, au cœur de son investigation des causes et du déroulement de la Révolution9 ». De la même manière, dans sa Critique de la raison dialectique, Sartre a écrit (dans une note de bas de page) qu’« avec toutes ses erreurs (…) [le livre de Guérin] demeure un des seuls apports enrichissants des marxistes contemporains aux études historiques10 ». Historien reconnu, Guérin entendait désormais s’attaquer à l’histoire économique, sociale et politique du pays de l’Oncle Sam. Les études de Guérin sur les États-Unis s’inscrivaient donc dans un travail d’historien plus large — et c’est sur ce point que nous souhaiterions revenir ici en nous concentrant sur trois aspects :

  • Son analyse de l’évolution du mouvement ouvrier étasunien — en mettant surtout l’accent sur son intérêt pour les débuts du syndicalisme.
  • Son travail sur le rapport Kinsley, un aspect qui semble extrêmement important pour saisir les analyses futures de Guérin sur la question homosexuelle — et sexuelle en général.
  • L’influence des théoriciens et historiens de ce que Cedric J. Robinson a nommé le Black Marxism — et l’analyse qu’il faisait du racisme outre-Atlantique.

I.

Le fait que le travail de Guérin sur les États-Unis ait été effectué au cours de la guerre froide — à une époque où, comme le dit Ian Birchall « il était extrêmement simple de percevoir la lutte des classes comme ayant mutée en lutte inter-États11 » — n’est pas anodin. Contrairement à un certain anti-américanisme perceptible dans une grande partie de la gauche française, Guérin plaçait de grands espoirs dans la classe ouvrière étasunienne. Cet intérêt de Guérin pour les États-Unis est notamment intéressant pour saisir son rapport au syndicalisme. Ainsi, dans le 1er tome de son ouvrage Où va le peuple américain ?, il écrit qu’

[u]n des plus grands événements de l’histoire du XXe siècle est sans doute la naissance récente du syndicalisme industriel aux États-Unis. (…) La classe ouvrière américaine, le Labor, constitue, malgré ses divisions et ses faiblesses, un pouvoir formidable. (p.13)

Il ajoute un peu plus loin (un point sur lequel il reviendra par la suite) que

[l]es États-Unis présentent vraiment aujourd’hui le phénomène classique du « double pouvoir » : celui des monopoles et celui du Labor. Tous deux sont trop puissants et l’un des deux est de trop. (…) Il est vraisemblable que le Labor, aidé par les autres victimes du Grand Capital, les fermiers pauvres et les nègres, finira par l’emporter sur les monopoles. (pp. 13-14)

Pour Guérin, de la lutte de classes aux États-Unis dépendait, en quelque sorte, pour reprendre ses termes, « le sort de l’humanité » (p. 15). Cette position n’était pas la moins originale à une époque où, même certaines organisations de la gauche radicale voyaient l’avenir de l’humanité dépendre d’une 3e guerre mondiale12).

Dans son étude historique du mouvement ouvrier étasunien, Guérin s’intéresse notamment aux organisations syndicales et aux contradictions qui traversaient le syndicalisme. Ces contradictions sont au cœur de l’analyse qu’il fait, par exemple, des préludes et de la naissance du célèbre syndicat de l’Industrial Workers of the World (IWW, créé en 1905). Son analyse du mouvement ouvrier aux États-Unis débute par la création des « Chevaliers du Travail » (Knights of Labor) en 1876 — et de la manière dont les grèves du rail (entre 1884 et 1886) ont fait pencher le rapport de force en faveur des Knights. Il oppose les Knights of Labor, comptant également dans leurs rangs des travailleurs non qualifiés (notamment immigrés) aux trade unions, organisant les travailleurs qualifiés. Guérin revient ainsi sur la manière dont les trade unions ont été à l’initiative de la bataille pour la journée de 8 h, « stimulées par la concurrence que leur faisaient les Knights » (p. 13), mais dont le succès reposait notamment sur les initiatives de la base des Knights of Labor (alors que leur direction nationale s’y opposait). C’est notamment l’attitude des militants anarchistes de Chicago – membres de l’International Working People’s Association (fondée en 1883) – qui semble avoir été décisive dans cette victoire : alors que ceux-ci étaient divisés quant à l’attitude à avoir face aux syndicats (entre ceux qui ne comprenaient pas l’importance des luttes revendicatives et ceux qui pensaient qu’il était nécessaire de se rattacher aux masses), ils s’y rallièrent tout de même. Guérin revient bien évidemment sur la répression du mouvement socialiste étasunien après la bombe qui explosa au square de Haymarket le 4 Mai 1886. Comme à son habitude, il ne considère pas ces luttes comme ayant un intérêt pour la seule histoire des États-Unis, mais comme il l’écrit :

Les martyrs de Chicago : Parsons, Fischer, Engel, Spies et Lingg, appartiennent depuis lors au prolétariat international et la célébration universelle du Premier mai commémore le crime atroce perpétré aux États-Unis par les paladins de la « libre entreprise ». (p. 14)

Ce qui intéresse Guérin — un aspect essentiel pour comprendre sa politique — c’est l’échec (relatif) des Knights qui avaient grandi très vite — organisant des ouvriers non qualifiés — mais ne pouvant faire face à la répression de l’État et au blacklisting de ses membres :

les Knights of Labor étaient à la fois progressifs et rétrogrades. Ils allaient avec leur temps — et même le devançait — lorsqu’ils comprenaient la nécessité d’organiser les non qualifiés, de répondre à la concentration du patronat par la solidarité ouvrière, et de déborder les vieux cadres des métiers, chaque jour disloqués par le développement de la machine. Mais ils allaient contre leur temps lorsqu’ils s’obstinaient à rêver de s’évader du salariat et lorsqu’ils recrutaient des non-salariés, alors que la révolution industrielle divisait de plus en plus la société en deux camps : employeurs et ouvriers. (p. 15)

Souhaitant à la fois mettre en avant les débats, conflits et alliances entre les Knights et les syndicats d’ouvriers qualifiés, Guérin s’intéresse, bien évidemment, à la naissance du syndicat contre lequel se formeront les IWW par la suite : l’American Federation of Labor (AFL) et à son idéologie : le gompérisme (du nom de son fondateur et président Samuel Gomper – ancien fabriquant de cigares). Selon Guérin, c’est cette scission (entre les Knights et l’AFL) qui « devait couper pour plusieurs générations les ouvriers qualifiés des non-qualifiés » (p. 16-17). Il accorde donc une certaine place à l’organisation syndicale de ce qui peut être qualifié d’« aristocratie ouvrière » par l’AFL, ainsi qu’à son hégémonie grandissante sur le mouvement ouvrier aux États-Unis (les Knights se désagrégeant). La défense des intérêts de « caste » (p. 17) de ces ouvriers privilégiés, refusant d’organiser avec ou de s’allier aux ouvriers non-qualifiés, prenant alors le dessus sur la solidarité de classe. Dans son histoire de l’IWW, Larry Portis écrit que « Gompers créa des rivalités au sein même de la classe ouvrière, dont la division permit à la classe dirigeante de neutraliser le mouvement ouvrier après 1886 et de prévenir tout risque de révolution sociale13 ». Ici, nous ne nous attarderons pas sur l’ensemble de l’analyse que déploie Guérin concernant le syndicalisme aux États-Unis (d’autant plus qu’il pousse celle-ci jusqu’en 1967), mais il semble essentiel de mettre l’accent sur l’importance qu’avait pour lui cette scission au sein du mouvement ouvrier étasunien. Guérin avait milité chez les syndicalistes révolutionnaires autour de Pierre Monate durant les années 1930. Dans Front Populaire, Révolution manquée, il raconte comment son oncle — Daniel Halévy, « [n]ourri de Georges Sorel14 » — lui présenta Pierre Monatte en 1930 :

Il m’examina de la tête aux pieds, avec indulgence, mais sans manquer de me faire sentir que j’étais un fils de bourgeois, un « intellectuel », que j’avais tout à apprendre du mouvement ouvrier et, surtout, à me délivrer d’une faiblesse coupable pour la Russie stalinienne, travers fréquent, assurait-il, chez les intellectuels bourgeois venant au peuple. Pendant les trente années que durèrent nos relations, Monatte ne cessa jamais, même quand ce fut contre l’évidence, de nourrir à mon égard cette suspicion empoisonnée15.

De là, non seulement Guérin contribuera au Cri du peuple et à la Révolution prolétarienne, mais il s’intéressera également aux enjeux de taille auxquels devaient faire face les syndicalistes français — rappelant l’instrumentalisation d’ouvriers polonais en tant que briseurs de grève dans les usines de houille du Nord de la France en 1931, les chefs réformistes de certains syndicats miniers « qui cumulent leurs fonctions syndicales avec des mandats parlementaires et municipaux conquis sous l’étiquette SFIO16 », l’indifférence à peu près absolue du prolétariat français pour l’Indochine17, etc.

Cette question de la solidarité de classe, qui n’aura de cesse de préoccuper Guérin, se retrouve également dans deux autres aspects primordiaux de la pensée de Guérin : la question raciale et la question de la sexualité – deux questions qu’il était loin de considérer comme seulement sociétales, mais qui s’inscrivaient selon lui pleinement dans la lutte des classes.

II.

Si Guérin est assez largement connu pour avoir milité pour diverses causes (anticolonialisme, antiracisme, homosexualité, etc.), son rôle en tant que théoricien et historien est quelque peu sous-estimé (bien que lui-même n’aurait sans doute pas accepté la qualification de « théoricien »). Cela concerne notamment ses écrits sur l’homosexualité. L’une des idées phares de Guérin est le fait que « l’homosexualité n’est pas un phénomène à part » et qu’il importe donc de resituer les questions liées à l’homosexualité dans une analyse plus vaste de la sexualité et de l’inscription de celle-ci dans les rapports sociaux. Bien que les aspects autobiographiques de Guérin soient extrêmement pertinents et puissent, dans certains cas, nous fournir des pistes pour aborder son œuvre, on ne peut réduire ses travaux sur l’homosexualité à sa propre expérience. Il aborde, bien évidemment, la question de la sexualité à divers endroits de son œuvre. Néanmoins, nous n’évoquerons pas ici certains des aspects qui apparaissent dans Homosexualité et révolution quant aux rapports entre action révolutionnaire et sexualité (« Baiser, baiser beaucoup, serait-ce nuire à l’action révolutionnaire ou au contraire l’exalter ? »18). Nous nous intéresserons bien plutôt à ce qu’a pu apporter l’analyse de problématiques étasuniennes à son approche générale de la sexualité. C’est d’ailleurs lors de son séjour aux États-Unis que Guérin rencontra Wilhelm Reich, dont il mobilise nombre d’écrits pour examiner le rapport d’Alfred Kinsey sur la sexualité américaine. L’analyse que propose Guérin du rapport Kinsey démontre une volonté de sa part de dialoguer avec des penseurs libéraux assez importants sur des questions aussi diverses que la sexualité ou le racisme (puisqu’il adoptera une démarche similaire avec l’économiste Gunar Myrdal sur la question du racisme aux États-Unis). Guérin tente de faire ressortir une sorte de théorie de la sexualité à partir d’une lecture critique d’une étude que Kinsey (1894-1956) avait consacrée à la sexualité des Américaines et des Américains blancs. Dans ce rapport (en deux volumes), Kinsley fournit plusieurs données empiriques sur la sexualité américaine et remet notamment en cause l’hétérocentrisme de la vision dominante de la sexualité qui régnait aux États-Unis dans les années 1950. Kinsey met ainsi l’accent sur la diversité des sexualités et des pratiques sexuelles. Certains ont voulu trouver des explications à cette enquête — qui fit assez largement scandale aux États-Unis au moment de sa publication — dans la vie intime même de Kinsey, qui formait, avec son épouse un couple « libre » et qui avait des relations bisexuelles, une approche à laquelle Guérin a échappé.

Malgré les nombreux désaccords de Guérin avec Kinsey, il reconnaît le rôle révolutionnaire de ce rapport :

Avant d’avoir lu le Rapport, un socialiste ou un communiste impatient de mettre fin à la société de classes et à l’exploitation économique, pouvait, avec Lénine, considérer la « question sexuelle » comme secondaire, ou comme un simple appendice d’une lutte qui doit se dérouler primordialement sur le plan social. Depuis la publication du Rapport, une telle attitude n’est plus tenable19

L’étude de Kinsey n’est donc pas forcément pertinente dans ses conclusions, mais plutôt dans le matériau qu’elle offre au penseur révolutionnaire pour réfléchir aux rapports entre le capitalisme et l’oppression sexuelle. Pour Guérin, la liberté sexuelle ne pourra être obtenue à partir d’un changement individuel de mode de vie ou en prônant une sorte d’amour libre abstrait, mais bien en révolutionnant les rapports sociaux ainsi que les obstacles systémiques à une réelle libération sexuelle :

la sexualité est limitée par les inhibitions dues aux interdits sociaux et aussi par les occupations professionnelles qui épuisent les hommes physiquement et intellectuellement. Un véritable marxiste, qui ne serait pas affligé de puritanisme léniniste, ajouterait que, de ce point de vue, seul le saut de la nécessité dans la liberté, obtenu par la réduction des heures de travail et le machinisme, permettra (une fois abolis les codes antisexuels de la présente société) le plein épanouissement des dons sexuels de l’être humain20.

Le reproche que fait Guérin à Kinsey (assez similaire à celui qu’il fera à Myrdal), c’est d’avoir traité l’être humain de manière quasi abstraite, en naturaliste, et d’avoir oublié qu’il est « un être social ». La question du patriarcat est, bien évidemment, au cœur de l’analyse de Guérin, et permet de saisir les comportements hétéro- comme homosexuels non pas comme des abstractions individuelles, fixées une fois pour toutes, mais comme étant largement conditionnées par le type de rapports sociaux dans lesquels ceux-ci se développent. Il est vrai qu’on est encore assez loin des théories marxistes contemporaines du patriarcat et que Guérin traite surtout du conditionnement différencié des hommes et des femmes, mais n’oublions pas qu’il écrit cela en 1955. Il semble qu’il pose néanmoins les bases d’une analyse matérialiste de la sexualité, en essayant de lier ce qu’il nomme le « terrorisme antisexuel » aux rapports sociaux capitalistes. Il y aurait certainement une étude à mener sur la misogynie de Guérin — qui a, d’ailleurs, provoqué d’importantes disputes avec certains groupes féministes lors de meetings dans les années 1960 et 1970 — mais c’est un point que nous n’aborderons pas dans cet article, non qu’il nous semble secondaire, mais ce sujet mérite que l’on y porte une attention spécifique.

Néanmoins, l’intérêt qu’il y a aujourd’hui à relire ce travail réside surtout dans l’analyse en termes de classes qu’il fait non seulement de la sexualité, mais également de la révolution sexuelle (qui « sera l’œuvre du peuple ») — cette dernière n’étant pas analysée en termes moraux, mais bien à travers son inscription dans l’organisation sociale des États-Unis. Guérin est donc loin donc de penser que les questions sexuelles s’appliquent indifféremment à toutes les catégories sociales. C’est un point que l’on retrouve dans d’autres de ses écrits, notamment dans sa critique du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR), auquel il reprochait de privilégier l’aspect sexuel sur la dimension révolutionnaire. La liberté sexuelle passait donc forcément, pour Guérin, par une libération générale et non pas par un changement comportemental des individus. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il compare, par moment, dans Kinsey et la sexualité, le sort des homosexuels à celui des noirs (même si c’est un point sur lequel nous serons plus critiques envers Guérin), ce qui nous amène à notre troisième et dernier point.

III.

Son séjour aux États-Unis a poussé Guérin à étudier, plus rigoureusement, l’histoire de la formation des rapports de classes outre-Atlantique. Il ne pouvait pas ignorer la centralité de la ségrégation raciale dans la lutte des classes. Cependant, il était alors clair pour lui que l’étude du « problème racial » étasunien n’était pas un problème interne aux États-Unis, mais bien un phénomène mondial, faisant notamment écho au processus de décolonisation, alors en cours :

Le conflit racial actuel aux États-Unis ne peut être bien compris, comme il ne saurait être résolu, qu’à la lumière des expériences de libération des colonisés d’hier, en Afrique, en Asie, dans les Caraïbes21.

Lorsqu’il préfacera l’édition française de l’autobiographie de Malcolm X, écrite avec l’aide du journaliste Alex Haley (traduite par la fille de Guérin, Anne), en 1966, Guérin conclura par le même type de réflexion — le fait que la question noire aux États-Unis n’est pas une question purement étasunienne :

(…) la disparition de Malcolm X ne concerne pas seulement la communauté noire américaine mais – comme celle, plus récente, de Mehdi Ben Barka — trois continents et le monde entier22.

Lors de son séjour aux États-Unis, Guérin est entré en contact avec plusieurs militants et théoriciens noirs, notamment C.L.R. James. Ce dernier, arrivé aux États-Unis en 1938 (pour n’en repartir qu’en 1953), avait fait référence au livre de Guérin Fascisme et grand capital (1936), dans un article publié en juillet 1940 dans The New International, intitulé « Capitalist Society and the War », où il caractérisait le livre de Guérin d’« admirable analyse de la politique économique du fascisme23». De plus, comme l’écrit Matthieu Renault, à propos de La lutte des classes sous la Première République (1793 – 1797), « James se proposa (…) de traduire le livre en anglais, en partie pour des raisons pécuniaires24 ». L’amitié entre James et Guérin dépassait donc largement l’intérêt de Guérin pour la question raciale aux États-Unis et leur correspondance leur a notamment permis d’échanger autour de questions littéraires et historiques, mais surtout de questions « pratiques » (financières notamment). Guérin demandera d’ailleurs à James de répondre à une recension assez négative de son livre sur la Révolution française, paru dans le Times Literary Supplement du 6 janvier 1956.

Outre James, dans les années d’après-guerre, Guérin correspondra avec plusieurs théoriciens ou militants de la question raciale et/ou coloniale (pas uniquement aux États-Unis) : Richard Wright, Eric Williams, Aimé Césaire (qui préfacera l’ouvrage de Guérin Les Antilles décolonisées), Frantz Fanon, etc.

Le premier ouvrage de Guérin portant exclusivement sur la question noire aux États-Unis est Décolonisation du noir américain, publié en 1963 (même s’il avait déjà évoqué le sujet dans Où va le peuple américain). Dans ce livre, il revient sur son étude du mouvement ouvrier américain dans lequel il prônait une alliance entre ouvriers blancs et noirs, en sous-estimant l’aspect structurel de la question raciale au sein même du prolétariat :

Le travailleur blanc est beaucoup plus lent que je ne l’imaginais à refuser le capitalisme américain et aussi à se défaire du préjugé racial. Tout l’esprit de mon étude, et même l’ordre dans lequel elle est présentée, se ressentait de cette optique fallacieuse. J’avais, certes, des excuses : d’abord, une confiance, excessive, dans le syndicalisme ouvrier comme mode supérieur d’émancipation sociale — un syndicalisme qui, aux États-Unis, avait passé par une brillante étape de régénération militante et dont, il y a quinze ans, la décadence n’était pas encore aussi prononcée qu’aujourd’hui ; ensuite, un attachement obstiné à l’internationalisme prolétarien qui voudrait pouvoir accorder la préférence à l’union fraternelle de tous les exploités, sans distinction de race, d’antécédents religieux ou de couleur.

L’idée qui a guidé Guérin, dans cette étude sur la question noire étasunienne, est qu’on ne pouvait se contenter d’un débat émotionnel sur la condition du peuple noir aux États-Unis. Il écrivait ainsi que même si les manifestations de ce qu’il nommait « le préjugé racial » ont fait l’objet d’études (du moins en anglais), de « descriptions nombreuses et poignantes » :

(…) la cause profonde de cette oppression, son mécanisme essentiel n’ont pas été mis complètement en lumière. Toute étude qui ne comporterait pas cette recherche ne pourrait aboutir qu’à la simple constatation d’une maladie mentale à peu près incurable.

Au moment où Guérin écrit cet ouvrage, il avait déjà connaissance des travaux du psychiatre, et militant du F.L.N. algérien, Frantz Fanon. Cependant c’est à W.E.B. Du Bois, qui échappe à la critique précédente, qu’il se réfère ici — en note de bas de page — et notamment à son livre The Souls of Black Folk (Les âmes du peuple noir) — dans lequel celui qui deviendra, une trentaine d’années plus tard, un important historien et théoricien marxiste noir-américain écrivait :

Après l’Égyptien et l’Indien, le Grec et le Romain, le Teuton et le Mongol, le Noir est une sorte de septième fils, né avec un voile et doué de double vue dans ce monde américain — un monde qui ne lui concède aucune vraie conscience de soi, mais qui, au contraire, ne le laisse s’appréhender qu’à travers la révélation de l’autre monde. C’est une sensation bizarre, cette conscience dédoublée, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante. Chacun sent constamment sa nature double — un Américain, un Noir ; deux âmes, deux pensées, deux luttes irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un seul corps noir, que seule sa force inébranlable prévient de la déchirure25.

C’est donc aux origines matérielles de cette « névrose » qu’entendait s’attaquer Guérin.

En 1944, la Carnegie Corporation — un trust philanthropique créé en 1911 — avait confié à Gunar Myrdal, un économiste suédois (qui recevra le Prix Nobel d’économie en 1974), la tâche d’enquêter sur le « phénomène » du racisme aux États-Unis. Les 1483 pages qui ressortiront de cette enquête seront publiées sous le titre An American Dilemma : The Negro Problem and Modern Democracy. Malgré les lourdeurs du texte, Guérin reconnaît à Myrdal le mérite de s’attaquer à cette question :

(…) ne soyons pas trop sévère. Nous autres, Français, qui n’avons presque jamais osé regarder en face nos propres scandales, qui nous sommes abstenus de brosser un tableau d’ensemble de notre domination coloniale, ou qui avons attendu l’écroulement de l’« Empire » pour nous risquer à disserter sur la décolonisation — nous serions mal venus de jeter la pierre à l’ouvrage de Gunnar Myrdal.

Ce que reproche, cependant, Guérin à ce travail n’est pas la description que fait Myrdal du racisme que subissent les noirs aux États-Unis, mais bien plutôt l’interprétation de ce phénomène qui semble ne pas avoir d’origine. Guérin compare ainsi la méthodologie de Myrdal à celle d’un médecin qui, pour traiter une maladie mentale, verrait les symptômes comme un point de départ, au lieu de considérer ceux-ci comme un produit final. Inutile ici de revenir sur l’ensemble des critiques de Guérin envers ce travail, il convient simplement de mettre en lumière son principal argument : le mysticisme de Myrdal, l’irrationalité de sa démonstration qui ne parvient pas à proposer une analyse matérialiste des causes profondes du racisme. C’est ici que l’on retrouve la forte influence de Du Bois chez Guérin et notamment de son ouvrage Black Reconstruction (1935). Selon Guérin, la réticence de Myrdal à se saisir des travaux d’un marxiste comme Du Bois, ou d’un « libéral » comme Charles A. Beard, est due à l’introduction du facteur économique comme facteur explicatif des causes du racisme. Dans son ouvrage majeur, Du Bois s’intéresse ainsi à l’époque de la Reconstruction (Reconstruction Era), ayant suivi la guerre de Sécession aux États-Unis. Guérin mobilise ainsi le travail de Du Bois afin de dépasser la « simple » critique de Myrdal. Selon Du Bois, il existait, dans la période de Reconstruction, une opportunité réelle de bâtir, aux États-Unis, un front unique entre Noirs et « pauvres blancs ». Pour résumer l’entreprise de Du Bois, on peut se référer au septième chapitre de Black Reconstruction qui entend montrer comment deux théories de l’avenir des États-Unis se sont affrontées (et mélangées) juste après la guerre de Sécession :

(…) l’une en faveur d’une démocratie abolitionniste, basée sur la liberté, la connaissance et le pouvoir pour tous les hommes ; l’autre en faveur de l’industrie (…) dirigée par une autocratie. La résistance hermétique du Sud, ainsi que la pression de la part de la population noire ont fait de ces deux idées des alliés temporaires et compliqués26

Mais, au-delà des thèses de Du Bois, ce qui intéresse Guérin c’est sa méthode, qui lie la question raciale à l’évolution des rapports de classes, sans pour autant l’y réduire. Guérin propose ainsi un (rapide) retour historique sur l’évolution de la question raciale aux États-Unis. Plutôt que d’expliquer l’esclavage racialisé par le fruit des intentions malfaisantes des Blancs ou d’un racisme préexistant, Guérin s’appuie notamment sur l’ouvrage d’Eric Williams Capitalism and Slavery, dans lequel ce dernier écrit explicitement :

Le terme d’esclavage dans les Caraïbes a été trop exclusivement appliqué aux Nègres. Une déformation raciste a été donnée à ce qui était fondamentalement un phénomène économique. L’esclavage n’est pas né du racisme. Le racisme a été plutôt la conséquence de l’esclavage27.

Dans ce classique de l’historiographie de l’esclavage outre-Atlantique, Williams, ancien élève de C.L.R. James, se propose d’étudier le rôle économique joué par l’esclavage noir et la traite des noirs dans la constitution du capitalisme. Dans la veine d’un James dans Les Jacobins noirs — « provincialisant » l’histoire de la Révolution Française, plutôt que de la rejeter en bloc — Williams ne prétend aucunement proposer une histoire spécifique de l’esclavage comme institution, mais bien plutôt une lecture du développement du capitalisme britannique via la traite des Noirs, et notamment le rôle qu’a joué celle-ci dans l’accumulation primitive du capital et le financement de la Révolution industrielle. Guérin propose donc une synthèse des travaux majeurs sur le sujet (se référant également à Oliver C. Cox, avec qui il correspondra par ailleurs), afin d’analyser le passage de l’esclavage des blancs à la celui des Noirs, et à l’esclavage racial. En effet, l’un des moyens pour nombre d’immigrés européens (blancs) d’émigrer vers les États-Unis, au moins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, était de se vendre en tant que indentured servant (que nous traduirons ici par « serviteurs blancs sous contrat »). Il existe de nombreux travaux sur cette question, mais on peut citer (parmi ceux traduits en français) l’étude d’Ahmed Shawki, Black and Red, qui rappelle que

[d]e 1607, date de la fondation en Virginie de Jamestown, à 1685 environ, la principale source de main-d’œuvre agricole en Amérique du Nord anglaise fut constituée de serviteurs blancs sous contrats, après l’échec des tentatives visant à constituer une force de travail stable en utilisant les populations indigènes.

Une fois leur engagement arrivé à son terme, beaucoup de ces serviteurs blancs sous contrat cherchèrent à acquérir des terres. Tout au long du 17e siècle, les esclaves noirs travaillant dans les plantations seront peu nombreux. En effet, jusqu’à la fin du 17e siècle, un esclave noir coûtait plus cher aux planteurs qu’un blanc sous contrat28.

Ce ne sont donc pas les idées raciales qui ont entraîné le passage vers l’esclavage des noirs, mais bien plutôt un changement dans le besoin de main d’œuvre.

Pourtant, Guérin ne perçoit le caractère racial de l’esclavage que comme un moyen de justifier a posteriori l’assujettissement, par les chrétiens blancs, des noirs. Cet argument n’est pas faux en soi, cependant il tend à sous-estimer le rôle qu’a joué la racialisation des esclaves dans le contrôle social exercé sur eux. Les conditions de vie et de travail des esclaves sous contrat différaient de celles des esclaves noirs soumis à un certain nombre d’interdits (interdiction d’acquérir des terres en se mariant à des Européen-ne-s — en 1691 —, interdiction à quiconque d’apprendre à lire et à écrire à des Africains-Américains — en 1832, après la rébellion de Nate Turner — etc. …). Comme le démontrera, après Guérin, Theodore W. Allen, dans un texte de 1975 (puis dans son livre The Invention of the White Race, en 1994), les privilèges statutaires dont bénéficiaient les esclaves sous contrat ont freiné les alliances entre Blancs et Noirs. Ainsi, par une loi de 1661, votée en Virginie, tout esclave-contractuel anglais fuyant avec un Africain se verrait administrer la punition deux fois, une fois pour lui-même et une fois pour l’esclave africain. C’est d’ailleurs, ce qu’explicite Williams dans le premier chapitre de son livre (« Les Lois, dans les colonies, maintenaient cette distinction rigide et châtiaient de sanctions sévères la cohabitation entre les races »). Le côté idéologique du racisme, perçu comme une justification de l’esclavage des Noirs, mis en avant par Guérin, est donc évidemment bien réel, cependant, il semble que Guérin ne soit alors pas parvenu à dépasser cette vision du racisme esclavagiste et à proposer une analyse réellement matérialiste de ce phénomène, ce qu’il fait cependant dans son analyse des périodes ultérieures à l’esclavage — il n’en reste pas moins que Guérin était « en avance » théoriquement et historiquement sur la question du racisme par rapport à la majeure partie de la gauche française.

Ainsi, évitant une lecture réductrice de la guerre de Sécession, Daniel Guérin précise, dans son étude, que l’esclavage n’était pas la cause première de cette guerre :

(…) le Nord et le Sud des États-Unis formaient deux systèmes de production antinomiques et qui, le jour où ils devinrent incompatibles, ne purent plus coexister pacifiquement. Déjà la fondation même de la Confédération Nord-Américaine avait été laborieuse. Elle n’avait été rendue possible que par la négociation d’un compromis entre le capitalisme industriel et financier du Nord, employant des salariés libres et l’aristocratie foncière des esclavagistes du Sud. Ce compromis eut la vie longue. Mais, au milieu du XIXe siècle, le développement foudroyant de l’industrie rompit l’équilibre entre les deux partenaires29.

Puis, revenant sur les thèses de Du Bois concernant la Reconstruction,

(…) d’une part la dictature d’une bourgeoisie révolutionnaire ; d’autre part, un embryon de pouvoir populaire et de révolution permanente. Le propos du capitalisme yankee était de se substituer à l’ancienne aristocratie esclavagiste et de coloniser le Sud : sous le couvert des baïonnettes nordistes, une ruée de trafiquants, de spéculateurs s’abattit sur le pays vaincu ; la corruption, la vénalité fleurirent30.

Outre les débats historiques sur les origines du racisme, ce qui intéresse réellement Guérin, c’est l’enchevêtrement entre les rapports raciaux et les rapports de classes aux États-Unis, notamment la possibilité de bâtir un front unique entre les classes populaires noires et les travailleurs blancs. Loin d’idolâtrer tous les mouvements noirs de façon a-critique, Guérin oppose, de manière assez tranchée, la tactique libérale de l’élite « petite-bourgeoise » noire (dont l’organe principal était la National Association for the Advancement of Colored People) au radicalisme d’un A. Philip Randolph (qui préconisait une alliance entre la communauté noire et le Labor, et qui fut le fondateur du National Negro Congress). Ainsi, lorsque se pose à Guérin la question de la stratégie à suivre, celui-ci promeut une troisième voie entre l’intégrationnisme de la N.A.A.C.P et le séparatisme des Black Muslims (dont la faiblesse principale, écrit-il, était l’incapacité à « définir un programme d’action réaliste et concret leur permettant de s’insérer dans les luttes immédiates et transitoires des masses noires31 ») :

(…) ni l’intégrationnisme, ni le séparatisme, même s’ils additionnaient leurs forces ne détiendraient la solution définitive du problème noir américain. Il n’y faudrait rien moins qu’une mutation révolutionnaire totale de la société américaine, c’est-à-dire tout à la fois raciale, sociale, économique, politique — et internationale. Cette mutation, les hommes de couleur, livrés à leurs seules forces, pourraient, sans aucun doute, l’amorcer. Mais pour la mener à terme, il leur faudrait réussir à entraîner les travailleurs blancs32.

Dans la préface à la traduction française de l’autobiographie de Malcolm X, déjà citée plus haut, on retrouve cet espoir dans le potentiel révolutionnaire de ceux qui sont le plus exploités par le capitalisme étasunien :

Pour la première fois, nous lisons un livre émanant d’un Américain de couleur qui a trempé dans toutes les turpitudes. Malcolm X n’entend pas généraliser son propre cas ; il ne prétend certes pas que la ségrégation raciale engendre uniformément la déchéance et le crime ; il ne veut pas dire que tous les jeunes Noirs tournent mal comme ce fut son cas. Pourtant, même si le nombre des hommes de couleur qui deviennent des délinquants est relativement restreint, leur activisme, leur engagement total font d’eux les Noirs les plus redoutables pour la société américaine. Parallèlement, leur expérience racontée éclaire le drame racial aux États-Unis et la société américaine dans son ensemble mieux que ne le ferait l’évocation des « bons » Noirs, des Noirs « décents », des « Oncle Tom », pour lesquels l’auteur n’a que répulsion et mépris. En se mettant à nu, Malcolm X déshabille et démasque l’Oncle Sam33.

Ce rapport entre une analyse historique des contradictions sociales et des tendances plus directement politiques se retrouve également dans les écrits de Guérin sur le colonialisme. D’ailleurs, très loin du tiers-mondisme, Guérin n’aura de cesse de promouvoir la mise sur pied d’un front unique entre les exploités-opprimés du racisme et de l’impérialisme et les travailleurs blancs des pays impérialistes. C’est un point que l’on retrouve également dans la préface à l’édition en langue espagnole de Où va le peuple américain ?, dans laquelle Guérin écrit34 :

(…) la radicalisation des masses populaires sud-américaines n’a de chance de victoire [durable] que si elle coïncide avec une radicalisation des masses populaires nord-américaines [tout comme] dans nos pays d’Europe, la lutte des peuples colonisés par nos impérialismes ne peut triompher que si elle se conjugue avec celle des travailleurs métropolitains. Si le présent ouvrage apprend aux travailleurs de l’Amérique latine à mieux connaître les forces progressives des États-Unis, à leur faire confiance pour l’avenir, et les aide, le moment venu, à marcher avec elles la main dans la main, la traduction espagnole d’Où va le peuple américain ? n’aura pas été complètement inutile35.

 

***

Bien que nous ne prétendions pas pouvoir, dans un seul article, rendre compte de toute la complexité de la pensée politique de Guérin, il importe de réinsister sur le rôle d’historien du mouvement ouvrier — dans sa globalité — qu’a pu jouer Guérin et sur la manière dont son étude de la société étasunienne a pu l’y aider. À une époque où l’on se retrouve, du moins en France, souvent à devoir choisir entre une gauche radicale différenciant « la » question sociale de questions sociétales supposément annexes (féminisme, racisme, écologie, etc. …) et des mouvances percevant les questions raciales, sexuelles, de classe, etc. … comme de simples contenus idéologiques que l’on pourrait manier à sa guise, en les dépolitisant de fait (ce dont témoignent des termes très à la mode dans certains courants comme « racisés », « classistes », « concernés », etc. …), replonger dans l’œuvre de Guérin permet non seulement de donner des bases historiques et théoriques solides à ces questions (avec des limites certes), mais aussi de remettre au centre de la réflexion politique la question stratégique lorsqu’il s’agit d’aborder des enjeux comme l’organisation syndicale et/ou politique des prolétaires les plus exploités par la totalité que représente le capital qu’il s’agisse des luttes féministes ou LGBT — qui ne pouvaient, chez Guérin, être appréhendées en dehors d’une analyse des rapports sociaux. Il n’est pas inutile ici de rappeler ce qu’écrit Sebastian Budgen sur l’actualité de la critique que faisait Guérin d’une « génération d’éphèbes « gay », foncièrement apolitiques (…) à cent lieues de toute lutte de classes36 » :

Dans un contexte marqué par la réification des identités sexuelles, par l’exonération des politiques d’Israël au nom de sa prétendue « tolérance » à l’égard des homosexuels (le pinkwashing), par l’homonationalisme — un tournant à droite de la communauté gaie donnant lieu à l’émergence de figures publiques gaies au sein des organisations d’extrêmes droites —, par l’homonormativité, dans une situation où le mariage est érigé en horizon ultime de l’émancipation, le refus opposé par Guérin au cadre étriqué d’une certaine forme épocale de l’identité gaie — qu’il exprimait avec force en se proclamant « révolutionnaire homosexuel » et non « homosexuel révolutionnaire » —, son obstination à lier indissociablement révolutions sexuelle et sociale, sont plus que salutaires, et s’avèrent encore riches d’enseignements pour les luttes à venir37.

Concernant la question raciale, on ne trouvera pas chez Guérin de prémisse des débats sur la blancheur ou encore sur la question de savoir si la race est un phénomène interne ou extérieur à la logique du capital38. Néanmoins, Guérin offre une étude approfondie de la formation historique des contradictions raciales aux États-Unis, mais va bien plus loin en abordant la question des alliances entre les ouvriers blancs et les organisations noires et/ou nationalistes. Très loin du sectarisme ou du mépris face aux luttes antiracistes et anticoloniales de certaines franges de la gauche radicale française, Guérin n’a eu de cesse, tout au long de sa vie, d’être à l’écoute des rapports de force et des urgences tactiques du moment. De manière générale, son souci constant de dialogue avec diverses traditions de la gauche réformiste et/ou radicale, mais également des nationalistes anticolonialistes, est une source d’inspiration inépuisable pour la gauche anticapitaliste. Par ailleurs, sa profonde connaissance non seulement de l’histoire du mouvement ouvrier, mais également de théoriciens (marxistes ou non) anglophones explique sans doute pourquoi, sur nombre de questions, Guérin était à l’avant-garde de la gauche radicale française.

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  1. On peut néanmoins citer le travail essentiel de David Berry — qui écrit actuellement une biographie sur Guérin — à qui le présent article doit beaucoup. []
  2. « La politique (et les mille vies) de Daniel Guérin. Entretien avec Ian Birchall et David Berry, réalisé par Selim Nadi », Contretemps, https://www.contretemps.eu/guerin-trotsky-sartre-marxisme-antiracisme/ []
  3. Sebastian Budgen, « La voie phallique vers le socialisme » dans : Daniel Guérin, Autobiographie de jeunesse. D’une dissidence sexuelle au socialisme, éditions La Fabrique, Paris, 2016, pp. 7,8,9. []
  4. p. 11 []
  5. Un certain temps s’est écoulé avant que je ne prenne tout à fait au sérieux l’objet de mon étude, avant que je n’éprouve pour lui une passion profonde, exclusive, comme celle que m’inspira, par exemple, la Révolution française. []
  6. Lettre de Anne Guérin à Daniel Guérin (non datée), Carton F delta 0721/77/2, BDIC, Nanterre. []
  7. Ibid []
  8. Guérin sera d’ailleurs attaqué assez violemment par les historiens du PCF. à cause de son analyse de la Révolution Française comme contenant des éléments de Révolution permanente et pour avoir décrit le rôle de Robespierre comme « conservateur ». Sur ce point, voir : Ian Birchall, Workers against the Monolith. The Communist Parties since 1943, Pluto Press, Londres, 1974, p. 228. []
  9. J.R.Johnson, « Key Problems in the Study of Negro History », The Militant, 13 Février 1950. []
  10. Jean-Paul Sartre, « Questions de méthode » In : Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, Paris, 1981, p. 34. []
  11. Entretiens avec David Berry et Ian Birchall, « La politique (et les milles vies) de Daniel Guérin », Contretemps, http://www.contretemps.eu/guerin-trotsky-sartre-marxisme-antiracisme/ []
  12. On peut, par exemple, se référer au manifeste de la conférence d’Avril 1946 de la IVe Internationale : « Face au spectacle des ruines fumantes, de la dévastation, du sang répandu dans ce dernier holocauste, se prépare la troisième guerre mondiale ! Les empires de l’Allemagne nazie, de l’Italie fasciste et du Japon ont été détruits par les « Nations Unies ». Mais déjà les vainqueurs sont engagés dans une furieuse compétition qui les met aux prises pour la possession de l’arme destructive la plus perfectionnée, la bombe atomique. » (p. 1 []
  13. Larry Portis, IWW. Le syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis, éditions Spartacus, Paris, 2003, p. 28. []
  14. Daniel Guérin, Front Populaire. Révolution manquée, Acte Sud, Paris, 1997, p. 29. []
  15. Ibid, p. 30. []
  16. Ibid, p. 49. []
  17. « L’indifférence de la masse ouvrière française à l’égard de l’Indochine à feu et à sang me mettait dans un état d’exaspération. Laisserons-nous faire ? Ferons-nous notre devoir ? Serez-vous complice ? Etes-vous sourds ? Ces petits Annamites qui meurent sur l’échafaud, si singuliers que puissent vous paraître leurs yeux bridés, l’ambre de leur peau, et leur visage énigmatique, ne voyez-vous pas qu’ils sont les ennemis de vos ennemis ? », Ibid, p. 59. []
  18. Daniel Guérin, Homosexualité et révolution, éditions Spartacus, Paris, 2013, p. 23. []
  19. « Bien que Kinsey n’aille pas au-delà d’un certain réformisme libéral et qu’il ménage singulièrement les forces qui composent le puritanisme, son ouvrage contient implicitement des conclusions qu’il n’ose pas déduire et que nous devons, nous, déduire : il nous incite involontairement à poursuivre conjointement la révolution sociale et la révolution sexuelle, jusqu’à l’émancipation complète sur les deux plans, de l’être humain aujourd’hui encore écrasé par le double fardeau d’un hydre à deux tête : le capitalisme et le puritanisme. » Daniel Guérin, Kinsey et la sexualité, Julliard, Paris, 1955, p. 21. []
  20. Ibid., pp. 47-48 []
  21. Daniel Guérin, Décolonisation du noir américain, Les éditions de minuit, Paris, 1963, p. 11 []
  22. Daniel Guérin, « Introduction » In : Malcolm X et Alex Haley, L’autobiographie de Malcolm X, Grasset, Paris, 1993, p. 19. []
  23. J.R.Johnson, « Capitalist Society and the War », archives internet marxistes, https://www.marxists.org/archive/james-clr/works/1940/07/capitalism-war.htm []
  24. Matthieu Renault, C.L.R. James. La vie révolutionnaire d’un « Platon noir », La Découverte, Paris, 2015, p.110. []
  25. William Edward Burghardt Du Bois, Les âmes du peuple noir, La Découverte, Paris, 2007, p. 11. []
  26. William Edward Burghardt Du Bois, Black Reconstruction. An Essay Toward a History of the Part which Black Folk played in the attempt to Reconstruct Democracy in America 1860 – 1880, Harcourt, Brace and Company, New-York, 1935, p. 182. []
  27. Eric Williams, Capitalisme et esclavage, Présence africaine, Paris, 1968, p. 19. []
  28. Ahmed Shawki, Black and Red. Les mouvements noirs et la gauche américaine, 1850-2010, Syllepse/M éditeur, Paris, 2012, p. 33. []
  29. Daniel Guérin, Décolonisation du noir américain, op. cit., p. 33. []
  30. Ibid., p. 38 []
  31. Ibid., p. 198. []
  32. Ibid []
  33. Daniel Guérin, « Introduction » In : Malcolm X et Alex Haley, op. cit, pp.9-10. []
  34. Les termes entre crochets ont été rajoutés par Guérin au stylo, sur son brouillon []
  35. Daniel Guérin, « Préface en français à l’édition sud-américaine de langue espagnole du livre Où va le peuple américain ? », Carton F delta 0721/63/7, BDIC, Nanterre. []
  36. Daniel Guérin, Homosexualité et révolution, op. cit., p. 17 []
  37. Sebastian Budgen, « La voie phallique vers le socialisme », op. cit., p. 38-39. []
  38. Débat qui n’est pas nouveau, mais qui a notamment été soulevé récemment, par une critique adressée au géographe marxiste David Harvey par David R. Roediger dans l’introduction de son ouvrage Class, Race, and Marxism, Verso books, Londres-New-York, 2017. []
Selim Nadi