Une nouvelle interprétation du Capital

Dans cette intervention, Fredric Jameson se propose de lire le Livre I du Capital de Marx comme un véritable récit. Face aux énigmes de la production capitaliste, une enquête minutieuse fait apparaître une série de solutions, qui débouchent toutes sur un nouveau problème. Comme souvent chez Jameson, dialectique et narration se rencontrent et se fécondent mutuellement. La conséquence de cet examen est de repenser la radicalité du Capital à partir de ses élans utopiques et de sa soustraction à la politique au sens étroit du terme. Contre toute réconciliation dans l’Utopie, le communisme du Capital est « l’inimaginable accomplissement d’une alternative radicale dont on ne saurait pas même rêver ».

Print Friendly

Le titre de cet article promet un aperçu de mon ouvrage Représenter le capital1, commentaire du Livre I du Capital, dont j’ai une lecture assez différente de bon nombre d’interprétations canoniques. Je présenterai donc cette interprétation, puis je tirerai quelques conclusions pratiques quant à la mission politique et intellectuelle du marxisme aujourd’hui.

Je tiens à ce que l’on n’assimile pas cet ouvrage à une interprétation « littéraire » du Capital : les rares tentatives de ce genre ont produit des classifications génériques assez faibles, ou énoncé des évidences sur le style et les métaphores. Mais il y a pire : le mot « littéraire » dévalorise nécessairement ce type d’approche et insinue que ceux qui débattent des détails techniques de l’analyse économique marxienne ne s’intéressent guère à des épiphénomènes culturels comme le statut textuel du Capital. Il est vrai que, pour ma part, je ne m’intéresse pas beaucoup aux faits tels que Marx les présente, ni à la pertinence des lois qu’il est censé en avoir déduit. Ce que j’ai voulu mettre en avant, c’est la représentation du capitalisme comme totalité, comme machine infernale qui ne peut se décrire que dialectiquement. J’estime que la question de la vérité de la théorie de la valeur-travail relève de la métaphysique ; je pense que l’extrapolation du modèle marxien à l’actuel stade du capitalisme – troisième stade, stade globalisé ou postmoderne – est une chose d’un grand intérêt, mais susceptible de prendre diverses formes. En même temps, je considère que la description du capital que Marx nous a livrée se trouve pleinement confortée par les événements récents et demeure aussi valide aujourd’hui qu’elle l’était naguère. Par ailleurs, dans cette lecture, je me limite au seul volume qu’il ait achevé, le Livre I, en prétendant qu’il y donne une image complète de la totalité capitaliste. Je dois ajouter, pour justifier mon approche formelle (que, je l’ai dit, je refuse de qualifier de littéraire, mais à laquelle certains s’entêteront à appliquer l’épithète « formaliste », entendue dans ce même sens), qu’à mes yeux, le problème formel central du Livre I est celui de la représentation : comment construire une totalité à partir d’une hétérogénéité d’éléments, de processus historiques et de perspectives ? Et bien sûr, comment rendre justice à une totalité qui non seulement n’est pas empirique en tant que système de relations, mais qui est en outre en plein mouvement, en expansion, prise dans un mouvement de totalisation essentiel à son existence et constituant le cœur de sa singulière nature économique ? Or un autre processus, celui de la panne perpétuelle, est également essentiel à sa structure : nous avons là une machine qui se détraque nécessairement et inévitablement, et qui, pour continuer d’exister, doit se réparer en s’élargissant elle-même et en élargissant le domaine qu’elle contrôle. Comment nous représenter ou faire apparaître à notre esprit un phénomène aussi singulier et aussi unique ? Voilà qui s’explique à mon sens par les pouvoirs eux aussi uniques et singuliers de la pensée dialectique, que l’on pourrait presque considérer comme un nouveau type de pensée, précisément inventé pour surmonter les dilemmes représentationnels posés par cette totalité unique et singulière nommée « capital » – mais je ne poursuivrai pas plus avant la défense et illustration de la dialectique.

Alors commençons. Et partons d’une proposition scandaleuse, celle de mettre entre parenthèses l’ensemble de la première section – section qui est évidemment la plus célèbre de l’ouvrage, celle que tout le monde lit même sans aller plus loin. Ma proposition ne repose pas sur les mêmes motivations que celle d’Althusser et Korsch, qui suggéraient au néophyte ou à l’ouvrier de sauter ces chapitres, en partie parce qu’ils étaient, quoique pour des raisons différentes, absolument hostiles à la dialectique.

Mes raisons sont d’un autre ordre, bien que je m’accorde avec eux au moins sur un point : les lecteurs peuvent devenir fascinés par la forme marchandise, le fétichisme, etc., au point d’arrêter là leur exploration du marxisme. Je rappelle que la première section correspond à ce que les éditeurs des Grundrisse ont appelé « le chapitre de l’argent » : elle ne porte pas encore sur le capital, l’argent n’a pas encore traversé sa cruciale métamorphose en capital. La première section expose donc quelque chose comme la pré-histoire du capitalisme (il en va de même, d’une manière très différente, du chapitre XXIV, consacré à l’accumulation initiale), de sorte qu’à strictement parler, la description marxienne du capitalisme s’étend du chapitre IV au chapitre XXIII. Sur un plan formel, je propose néanmoins de considérer la première section comme une œuvre en soi, comme l’ouverture de l’ouvrage principal ou, mieux, comme un Vorspiel analogue à L’Or du Rhin, dont l’action fondamentale n’intervient que dans la trilogie officielle du Ring.

Pourquoi procéder ainsi ? Notamment parce que la première section se révèle être une fausse piste* ou, pour reprendre une expression de Heidegger, un Holzweg, un chemin qui ne mène nulle part. La première section est pour l’essentiel une critique de la notion d’échange, de l’équation selon laquelle il pourrait exister un échange d’égaux, ou une réversibilité de l’équation. Cela implique qu’il ne saurait y avoir de juste prix ; du même coup, le projet de la social-démocratie ou de réforme équitable du capitalisme s’effondre comme un château de cartes. Mais ce résultat – politiquement productif – nous ramène à notre point de départ, en nous livrant un seul et unique enseignement, d’ordre méthodologique, qui guidera désormais ma lecture du reste du Livre I, et dont je proposerai une rapide ébauche.

J’envisagerai l’intrigue dans Le Capital comme résolution de problèmes et de dilemmes spécifiques. Mais comme le capitalisme implique bien des problèmes et paradoxes, leur résolution impliquera l’exploration de différentes pistes et prendra la forme de vagues superposées. Un problème – paradoxe, aporie, contradiction – se déclare ; ensuite, petit à petit, sa solution devient apparente, mais non sans soulever à sa suite un nouveau problème. Ainsi, au moment où une vague se retire, au moment où une dynamique s’épuise, une nouvelle vague se forme et une nouvelle dynamique se crée : un nouveau problème point, qui réclame des recherches nouvelles, des chapitres supplémentaires et un nouveau mouvement de progression. Cette lecture du Capital tentera donc de repérer les moments où une nouvelle énigme apparaît et d’indiquer comment elle se résout tout en accouchant simultanément d’un nouveau problème. Cinq ou six vagues forment la structure fondamentale du Livre I, ou, en d’autres termes, organisent le suspense – à présent, comment répondre à cette question ? – qui constitue l’intrigue de l’ouvrage. (J’espère ne pas compliquer cette approche du texte si j’ajoute que d’un point de vue dialectique, bon nombre de ces problèmes se révèlent être le même problème, impliquant la même réponse – mais dans un registre, dans des termes et d’un point de vue différents.)

Je voudrais par ailleurs souligner un aspect assez différent de cette lecture : la structure que je viens de décrire est aussi ponctuée de moments de climax ou de révélation. Moments qui ne coïncident pas nécessairement avec la résolution de problèmes spécifiques dont nous avons parlé : des vérités peuvent se révéler au cours de l’examen d’un point particulier sans forcément s’identifier à sa résolution. J’entends aussi souligner une dualité dans l’enquête marxienne, à savoir que ces moments de climax ou ces révélations peuvent se présenter sous deux formes – par exemple, positive et négative. En fait, et dans cet esprit, le Livre I du Capital possède deux fins paroxystiques distinctes, que je qualifierai, respectivement, d’héroïque et de comique. Enfin, je souhaite indiquer qu’à la surface (par opposition à la structure profonde), différentes vitesses de lecture se succèdent au cours du texte – avec notamment trois énormes chapitres insérés au milieu de chapitres plus courts – et qu’elles nous obligent à changer de braquet et à modifier nos méthodes de lecture. Comme il serait à l’évidence trop long et trop compliqué de rendre justice à ces questions, je me contenterai de résumer l’ordre des sujets de manière aussi simple et succincte que possible.

Le premier problème naît de l’argent, censé avoir résolu le problème de l’équation dans la première section (consacrée à la marchandise) : il s’agissait bien sûr d’une fausse solution puisque l’argent n’est pas une solution mais une médiation – une dualité, une chose convoquée pour exprimer une relation et qui, en réalité, dissimule la relation. Ce caractère mystérieux de l’argent explique qu’un très grand nombre d’Utopies, à commencer par la première d’entre elles, celle de More, se soient articulées autour du principe de l’abolition de l’argent, qui devait faire disparaître purement et simplement le problème. En effet, si l’argent était une authentique solution, alors il pourrait y avoir quelque chose comme un « juste prix » des marchandises et du travail, et par conséquent, la social-démocratie elle-même serait possible : on pourrait bricoler le capitalisme de manière à le transformer en une société juste. D’autre part, le grandiose slogan de Proudhon, « La propriété, c’est le vol », est tout aussi peu satisfaisant, puisqu’il présuppose qu’en abolissant l’argent, dans un esprit anarchiste, on éliminera le problème plus profond dont celui-ci n’est qu’un symptôme. L’argent, la propriété, le capitalisme même reposent sur une profonde contradiction structurale, ou du moins sur un paradoxe structural (dont on connaît la réponse, parce qu’elle nous est donnée dans la théorie de la valeur-travail), que l’on ne saurait résoudre ni par un décret ni par le bricolage.

Ainsi, au début de ce que j’appelle le corps principal du Capital (qui s’étend du chapitre IV au chapitre XXIII), nous devons revenir à la case départ et poser la question à nouveaux frais. L’argent n’est pas la solution puisqu’il soulève cette nouvelle question plus fondamentale : comment l’argent peut-il engendrer de l’argent ? La réponse ne se trouve pas chez Proudhon – par la tricherie et le vol –, pas plus qu’elle ne se résume à la question de savoir comment dégager un profit. Elle est en fait bien plus fondamentale : l’argent ne peut engendrer de l’argent qu’en se transformant en quelque chose de très différent, c’est-à-dire en capital. Voilà pourquoi je pars de la deuxième section du Capital : c’est seulement à ce moment-là que le capital apparaît.

Ce qui peut se reformuler en termes méthodologiques : Marx nous montre que le profit et l’accroissement de valeur ne peuvent naître du procès de circulation. Pour résoudre notre question, nous sommes donc obligés d’entrer dans le procès de production – seul lieu où peut se produire du capital, et du nouveau capital, par dessus le marché. Ainsi, on rencontre la consommation dès la première page du livre pris dans son intégralité : cette qualité est bientôt mise entre parenthèses, au profit de la quantité, et la valeur d’usage mise entre parenthèses au profit de la valeur d’échange. Vient ensuite la circulation, dont Marx expose les dilemmes dans la première section, dilemmes qui prennent fin avec la non-solution que constitue l’argent. Enfin, nous avons la production elle-même, qui nous conduira rapidement au secret et à la solution : la théorie de la valeur-travail (qui explique en outre la distribution en tant que telle). Nos problèmes semblent à présent résolus : pourquoi Marx ne conclut-il pas son livre à ce point précis ?

Le problème est qu’il a soudain introduit le temps, mais qu’il l’a posé sur un mode simplement quantitatif et statique, non dialectique. La théorie de la valeur-travail débouche sur une foule de calculs des taux de profit, du nombre d’heures travaillées, de toutes ces intéressantes combinaisons de variables dont Marx avait fait un hobby, lui qui se passionnait à ses heures perdues pour les mathématiques et le calcul. Mais ces explorations se heurtent soudain à un mur : les limites de la journée de travail, les limites juridiques de la journée de travail, les lois sur les fabriques imposant ces limites et venant soudain bloquer le capital dans sa nécessaire expansion.

Nous voilà soudain confrontés au premier et au plus célèbre des trois énormes chapitres interpolés que j’évoquais tout à l’heure : « La journée de travail ». Chapitre qui pose un certain nombre de problèmes, pour partie idéologiques – comment des inspecteurs du gouvernement, des fonctionnaires bourgeois ont-ils pu imposer pareille législation ? Quel effet cela aura-t-il, à présent et à l’avenir, sur l’organisation de la classe ouvrière ? –, pour partie pratiques – comment les capitalistes peuvent-ils contourner ces limites législatives ? Car ils le font toujours, sinon la social-démocratie serait possible.

L’argumentation doit changer de registre, atteindre une intensité nouvelle, quant au problème et quant à la solution : la réponse (toujours provisoire, nous l’avons vu) prendra désormais la forme de deux grandes révélations. Premier climax : la célébration de la collectivité ou de la coopération, pour emprunter le vocabulaire de l’époque. « La force productive sociale du travail ne coûte rien au capital », exulte Marx : d’emblée, le travail coopératif démultiplie dialectiquement la valeur et la production2. Cette découverte, que l’on doit bien sûr à Adam Smith, devient ici, si je puis me permettre l’expression, une métaphysique marxienne. Le marxisme valorise non pas la production, mais la production collective – et ce chapitre sur la coopération constitue le cœur battant du Livre I du Capital.

Mais la jubilation sera de courte durée. La dialectique est, comme on le sait, union des contraires : ce qui est positif peut d’emblée se révéler négatif. Le principe de coopération ainsi exalté chez les êtres humains devient un véritable monstre de Frankenstein lorsqu’il se traduit dans la machinerie. Je laisse de côté ces passages célèbres, mais ce nouveau phénomène transforme fondamentalement le problème. Il débouche sur une théorie nouvelle, et bien plus complexe, de la temporalité et de l’« effacement » du passé par le capitalisme ; mais il apporte aussi une solution neuve au problème du blocage ou de la paralysie imposée par la nouvelle législation à la plus-value absolue – théorie de l’accroissement de la productivité, de la production intensive, plutôt qu’extensive, de valeur, que Marx appellera « plus-value relative ».

Dialectiquement, toutefois, cette solution – la machinerie, la technologie industrielle – sur laquelle Marx aurait, une fois encore, pu conclure son ouvrage, crée un tout nouveau dilemme conceptuel, qui prend deux formes. Tout d’abord, comment se fait-il qu’un procédé destiné à économiser de la force de travail entraîne soudain un accroissement choquant du nombre d’heures travaillées (réalité que le travail des enfants éclaire d’un jour dramatique) ?

D’où […] ce paradoxe économique, que le plus puissant moyen de réduction du temps de travail devienne le moyen le plus infaillible pour transformer le temps de vie de l’ouvrier et de sa famille en temps de travail disponible pour la valorisation du capital3.

La machine, puisqu’elle permet d’économiser de la force de travail, devrait entraîner une réduction du nombre de travailleurs : bien sûr, elle le fait aussi, sous forme de chômage. Mais dans ce cas précis, notre dilemme prend une autre forme : si la valeur provient du travail, pourquoi vous autres (capitalistes) mettez-vous tant d’acharnement à réduire le nombre de vos travailleurs, alors que plus vous en aurez, et plus, sans doute, vous produirez de valeur ? Ou, selon la formulation de Quesnay (troisième forme du dilemme) : « pourquoi le capitaliste, qui ne s’intéresse qu’à la production de valeur d’échange, s’efforce[-t-il] constamment de faire baisser la valeur d’échange des marchandises4 » ?

La théorie de la temporalité produira, quant à elle, un résultat stupéfiant et franchement inattendu : ici (dans l’introduction de la septième section), Marx marque soudain une pause pour nous livrer le programme tout neuf d’un plan du Capital en trois volumes, son exposition se divisant désormais en trois temporalités de production distinctes. Mais c’est aussi à ce moment qu’apparaît la vérité du processus dans son ensemble et que Marx énonce définitivement ce qu’il appelle « la loi générale de l’accumulation capitaliste », loi « absolue », comme il le dit aussi dans ce même contexte : « Plus grandissent la richesse sociale, le capital en fonctionnement, l’ampleur et l’énergie de sa croissance, et par conséquent aussi la grandeur absolue du prolétariat et la force productive de son travail, et plus grandit l’armée industrielle de réserve5. » Souvenons-nous que cette expression aux accents officiels, « armée industrielle de réserve », désigne tout simplement les chômeurs, et le paradoxe dialectique prendra une forme plus dramatique et accessible. Cela signifie tout simplement que la loi absolue du capitalisme est la suivante : accroissement simultané de la richesse et de la productivité, d’une part, et du chômage, d’autre part.

Nous pouvons désormais prendre un peu de recul pour apprécier le sens et la portée du Capital dans son ensemble. Il s’agit d’un livre sur le chômage : il atteint son climax conceptuel avec la proposition selon laquelle le capitalisme industriel engendre, d’un côté, une masse de capital étouffante et potentiellement impossible à investir, et, de l’autre, une masse croissante de chômeurs : situation, nous le voyons, pleinement corroborée la crise que traverse aujourd’hui le troisième stade du capitalisme ou le capital financier.

Il s’ensuit un certain nombre de corollaires, que les marxistes orthodoxes trouveront forcément scandaleux. J’ajouterai en effet que Le Capital ne traite pas du travail : il traite du surtravail, illustré par l’inhumanité des horaires interminables, puis, après leur limitation, par le travail des enfants. Il ne contient rien qui concerne le travail proprement dit, rien qui s’apparente au classique de Harry Braverman sur la taylorisation, Labor and Monopoly Capital. On aurait pourtant tort de croire que le développement historique a rendu obsolète ou désuète cette représentation, produite au XIXe siècle, de la totalité capitaliste : au contraire, Marx esquisse soigneusement la distinction entre notre moment du capital et le sien, dans l’attente des développements futurs – l’espace du crédit et du capital financier, d’une part, et de l’impérialisme, d’autre part (la description qu’il donne de l’impérialisme concerne essentiellement, nous le verrons, des colonies d’implantation comme l’Australie, bien que la coda, consacrée à l’accumulation initiale, autorise une extrapolation à ce qu’on appelle aujourd’hui l’impérialisme).

Par conséquent, je dois conclure que Le Capital n’est pas un livre politique : son analyse du capital n’a aucune conséquence politique, hormis le fait qu’il recommande aux travailleurs de s’organiser. Il ne contient aucune description du socialisme, à l’exception de l’exemple hypothétique de la société de travailleurs associés évoquée dans la première section. Pour m’expliquer un peu mieux : Marx était un véritable animal politique, et personne, Lénine excepté, n’a été plus profondément politique dans ses instincts et sa pensée. Il était d’un formidable opportunisme, au bon sens (machiavélien) du terme, et ouvert à toute orientation susceptible de conduire à la transformation et à l’abolition du capitalisme : que cela passe par la syndicalisation, par la violence, par la victoire parlementaire, par un retour à la communauté paysanne, voire par l’autodestruction du capital dans sa propre crise, et ainsi de suite. Toutes les variétés actuelles de mouvements politiques marxistes, de la social-démocratie au léninisme, en passant par le maoïsme et même l’anarchisme, sont des candidats viables pour l’agenda marxien, qui s’est modifié à mesure qu’évoluaient la situation historique et le capitalisme lui-même. Néanmoins, on ne trouvera ni programme ni stratégie politique dans Le Capital, qui demeure un ouvrage scientifique plutôt qu’idéologique, au sens qu’Althusser donnait à ces mots.

J’ai évoqué les climax jumeaux de cet ouvrage. Le moment est venu de les convoquer à l’appui de ma thèse : le premier, héroïque, qui intervient dans la coda historique à ce que j’ai appelé le corps principal, se trouve résumé dans ces célèbres lignes, sonnant comme les coups de marteau de Beethoven : « L’heure de la propriété privée capitaliste a sonné. On exproprie les expropriateurs6. » Marx ne dit pas comment le socialisme remplace le capitalisme ; à ce stade, toutes sortes de possibilités révolutionnaires restent concevables. On indiquera seulement qu’à ce moment précis, en 1867, Marx prévoit que cela arrivera bien plus vite qu’il ne l’estimait dix ans plus tôt dans les Grundrisse, où il affirmait qu’une révolution socialiste ne saurait se produire avant que la marchandisation de la force de travail soit devenue universelle, donc avant la pleine réalisation du marché mondial. À sa décharge, on rappellera qu’en 1867, nous sommes à la veille d’une quasi-guerre mondiale, le choc des grands capitalismes nationaux de la guerre franco-prussienne, et aussi à la veille de la Commune de Paris : aussi ne peut-on nier que Marx avait une certaine oreille.

Mais il me faut maintenant introduire l’autre branche de l’alternative, l’autre climax textuel, comique celui-là. Dans cette seconde version de l’issue du Capital (comme un livre ou un film qui proposerait deux fins possibles), le capitalisme se dissout purement et simplement. Je cite in extenso ce second et délicieux climax :

Mr Peel […] en emportant pour 50 000 £ de moyens de subsistance et de production quitta l’Angleterre pour la rivière Swann en Nouvelle Hollande. Mr Peel fut assez prudent pour emmener, outre cela, 3 000 personnes de la classe laborieuse, hommes, femmes et enfants. Las ! Une fois arrivé à destination, « Mr Peel se retrouva sans même un serviteur pour faire son lit ou lui puiser de l’eau à la rivière ». Poor Mister Peel, qui avait tout prévu, sauf d’exporter les rapports de production anglais sur les rives de la Swan River7 !

Hilarant spectacle que celui de 3000 futurs travailleurs s’évanouissant dans le bush australien ! Telle est l’autre possibilité : la dissolution du système, la société s’accordant, comme le dit Kant, à dissoudre le contrat social et à s’abolir elle-même. Il s’agit là, bien sûr, de la solution anarchiste. Mais je rappellerai que ces deux possibilités – triomphe du socialisme et dissolution de la société – étaient déjà annoncés dans le Manifeste : les transitions de grande ampleur consistent en une lutte de classe qui « chaque fois s’est terminée par une transformation révolutionnaire de la société tout entière ou par la ruine commune des classes en lutte8 ».

On reproche souvent au marxisme d’être une pure théorie économique, qui n’accorde guère de place à une théorie politique proprement marxienne. Je crois que c’est justement ce qui fait la force du marxisme, et que la théorie ou la philosophie politiques sont toujours des épiphénomènes. La politique devrait être l’affaire d’un opportunisme constamment aux aguets, non l’objet d’une théorie ou d’une philosophie ; même les actuelles tentatives pour redéfinir la démocratie de masse de telle ou telle façon nous détournent, à mon sens, de la question centrale : la nature et la structure du capitalisme lui-même. S’il ne saurait exister de solutions ou de systèmes politiques pleinement satisfaisants, il peut y avoir des solutions et des systèmes économiques meilleurs, et c’est à cela que les marxistes et la gauche devraient consacrer leurs efforts.

Pour conclure, je dirai quelques mots de la situation politique et intellectuelle d’aujourd’hui, et de ce qu’impliquent la postmodernité et la globalisation. À mes yeux, la globalisation et la postmodernité sont l’une et l’autre le produit de la décolonisation universelle, d’une immense transformation du monde en une multitude de sujets au moins égaux dans leur capacité à s’exprimer, sinon à résister à l’oppression et à la domination exercées par de nouvelles figures postcoloniales. Transformation de l’Autre et de l’altérité, dans laquelle la reconnaissance de l’Autre implique paradoxalement le déclin ou la disparition de l’altérité et dans laquelle la politique de la différence devient politique de l’identité. Si l’expérience de l’Autre inflige une blessure à l’existence du moi, alors la multiplicité universelle des autres signale la complète transformation de ce dernier. J’ai, dans un autre texte, interprété la vision kojèvienne (et hégélienne) de la fin de l’histoire comme une sorte de plébéianisation universelle sur les plans social et politique – et j’emploie ce mot en un sens brechtien fort et positif, pour désigner l’abandon des privilèges et l’avènement d’une nouvelle égalité universelle.

Cette égalité me paraît sonner le glas de la notion libérale de démocratie parlementaire ou représentative, de cet idéal social-démocrate que la gauche a toujours critiqué et condamné. Mais je voudrais formuler une mise en garde : les nouveaux idéaux et programmes de la gauche en matière de démocratie directe et radicale ne sont pas moins vulnérables. Ces concepts, loin d’être la solution à notre nouveau monde de la multiplicité, en sont plutôt le symptôme : ils expriment l’émergence de cette multiplicité sans offrir de solutions ni de stratégies politiques utiles ou pratiques. Comme cette apparente critique de la démocratie pourra sembler scandaleuse, voire réactionnaire, je crois devoir livrer le fond de ma pensée en la matière.

Elle part de la conviction naissante que le marxisme n’est pas une philosophie politique mais une philosophie économique ; qu’il ne s’agit pas d’un radicalisme politique mais d’un radicalisme économique. Il nous incite, non à contester ou à transformer le pouvoir politique, mais à transformer le capitalisme en tant que tel, à changer notre système économique de fond en comble – ambition plus radicale, et impliquant à l’évidence des tactiques politiques susceptibles de prendre des formes très diverses, selon le moment historique.

Pour clarifier cette idée, je reviendrai à mon travail sur les Utopies en lui ajoutant une nouvelle série de conclusions. Dans Archéologies du futur, j’ai énoncé deux types d’opposition : d’abord, entre les modèles ou projets utopiques et l’élan utopique. Les premiers regroupent les diverses propositions formulées dans les textes utopiques classiques, ainsi que les diverses tentatives historiques pour réaliser l’Utopie dans la pratique révolutionnaire. Le second, l’élan utopique, désigne l’aspiration toujours présente et souvent inconsciente à une transformation radicale, aspiration symboliquement inscrite partout, aussi bien dans la culture et la vie quotidienne que dans les activités explicitement politiques et les actions orientées vers un but. Je voudrais à présent donner une formulation plus claire à ces deux manifestations distinctes de l’Utopie : en effet, j’en suis venu à comprendre que les textes utopiques (mais aussi les révolutions) sont tous politiques par essence. Tous incarnent autant de projets politiques possibles pour l’avenir, de nouvelles conceptions de la gouvernance, de nouvelles règles et lois (ou leur absence), bref, un flot sans fin d’inventions, élaborées comme naïves, destinées à résoudre les problèmes qui se posent au niveau politique. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, j’avancerai désormais que le geste utopique inaugural de Thomas More, l’abolition de l’argent (proposition qu’il ne fut pas le premier à faire, loin de là), n’était pas de nature économique mais politique, et avait expressément pour but de résoudre un certain nombre de graves problèmes sociaux.

Cela m’amène à affirmer que l’élan utopique est pour sa part profondément économique et qu’en lui, tout – de la transformation des relations personnelles à celle de la production, de la possession, de la vie même – constitue une tentative d’imaginer l’existence d’un mode de production différent, autrement dit, d’un autre système économique.

J’en viens à ma seconde opposition, qui concerne l’imaginable et l’inimaginable : la proposition apparemment scandaleuse selon laquelle les Utopies ne donnent pas corps au futur, mais nous permettent de saisir les limites de nos images du futur et même notre incapacité à imaginer un avenir radicalement différent. L’Utopie, affirmais-je dans Archéologies du futur, est une perturbation radicale de notre sens historique, une disruption qui nous permet de tendre vers la pensée d’une rupture radicale ou absolue avec notre présent et notre système. Mais dans la mesure où le projet utopique en vient à paraître plus réalisable et praticable, il se transforme en programme politique pratique dans notre monde, dans l’ici-et-maintenant, et perd du même coup tout caractère utopique.

Je réidentifierai cette idée avec l’une des prémisses de la tradition marxiste : la distinction entre les deux stades de la révolution sociale, ou, si l’on préfère, entre la « dictature du prolétariat » (que j’interpréterai comme social-démocratie) et le communisme en tant que tel. On aura compris, à présent, que cette distinction entre le politique et l’économique, entre l’Utopie réalisable des planificateurs utopiques et l’élan utopique profond, inconscient et absolu coïncide avec la différence entre le moment social-démocrate et le moment du communisme. On ne peut poser le communisme que comme une coupure radicale, voire inimaginable ; le socialisme est par essence un processus politique interne à notre présent, à notre système, autrement dit au capitalisme. Le socialisme est le rêve d’un système capitaliste porté à sa perfection ; le communisme, l’inimaginable accomplissement d’une alternative radicale dont on ne saurait pas même rêver.

Si donc l’Utopie est ce qui nous permet de prendre conscience des limites absolues de notre pensée actuelle, alors telles sont les limites et telle est la contradiction à quoi nous sommes désormais en mesure de faire face. Je l’ai décrite ailleurs comme une contradiction l’Utopie et la Raison cynique. Un slogan en découle presque automatiquement : cynisme de l’intelligence, Utopisme de la volonté !

Traduit de l’anglais par Nicolas Vieillescazes. Article paru initialement dans la revue Mediations.

Print Friendly
Share on Google+Share on TumblrTweet about this on TwitterShare on Facebook
  1. À paraître en français aux éditions Les Prairies ordinaires. []
  2. Karl Marx, Le Capital. Livre I, trad. dirigée par J.-P. Lefebvre, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 375. []
  3. Ibid., p. 458. []
  4. Ibid., p. 360 (Marx paraphrase ici Quesnay). []
  5. Ibid., p. 723. []
  6. Ibid., p. 856. []
  7. Ibid., p. 859-860. []
  8. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, trad. fr. É. Bottigelli, Paris, Garnier-Flammarion, 1998, p. 74. []
Fredric Jameson