Vittorio Morfino : Pour cerner la relation entre Althusser et Gramsci, nous pouvons peut-être commencer avec une question précise. Le rapport entre « Contradiction et surdétermination » de 1962 où Gramsci est défini comme le seul théoricien marxiste ayant procédé à un travail avancé de compréhension de la spécificité de la superstructure en avançant « des idées absolument originales, parfois même géniales » et « Le marxisme n’est pas un historicisme » de Lire le Capital.
Étienne Balibar : À mon avis entre les deux il y a un point intermédiaire capital, qui est le deuxième texte d’Althusser sur la dialectique, celui qui s’appelle Sur la dialectique matérialiste. Les idées qui y sont développées ont été élaborées par lui à la fois comme un développement de ce qu’il avait déjà dit et comme une réponse aux critiques dont il avait fait l’objet essentiellement à l’intérieur du parti communiste français. Il y a une dimension de conjoncture. Ce qui est frappant à l’intérieur de ce texte, outre les développements empruntés à l’ « Introduction » de Marx de 1857, qui sert à construire l’idée de la totalité structurée à dominante, c’est l’emprunt massif à Mao, de sorte qu’on peut compliquer ta question et en même temps, peut-être, l’orienter dans une direction qui n’est pas la seule possible, en demandant pourquoi après « Contradiction et surdétermination » Althusser est passé d’une note dithyrambique sur Gramsci comme seul prédécesseur de son entreprise à un emprunt massif à Mao, qui remplace Gramsci. Je trouve cette question de plus en plus intéressante. Je pense qu’elle a des dimensions théoriques et aussi des dimensions politiques. Il est absolument impossible de dénier ce fait. Mes hypothèses sur ce point ont été confirmées par deux conversations récentes avec des témoins historiques de toute cette affaire, d’une part Rossana Rossanda, d’autre part Lucien Sève.
Rossanda m’a remis en mémoire une chose importante : « tu comprends la raison pour laquelle nous, les gens comme moi, on a trouvé Althusser très intéressant à l’époque de la publication de Pour Marx et de Lire le Capital ? C’est que il nous permettait de rompre » – elle n’a pas dit « avec Gramsci » mais bien « avec le gramscisme officiel du Parti communiste italien ». Ce qui pose la question de savoir ce que c’est que le « gramscisme » en question. Alors, tout ça a une dimension philosophique. Mon souvenir est qu’effectivement, dès que j’ai commencé à travailler avec Althusser, sous sa direction mais d’une façon très libre et très égalitaire, il nous a dit « il faut que vous alliez en Italie parce que là-bas il existe un débat marxiste qui n’a aucun équivalent en France » ; « il faut que vous lisiez Gramsci en italien, parce que les morceaux choisis qui existent en français sont très utiles mais ne sont pas suffisants. Ne vous contentez pas de ces morceaux choisis de même qu’il ne faut pas se contenter des textes canoniques de Marx, il faut aller lire le Capital en entier en allemand ».
Mais dans le même temps, il nous disait aussi : il y a une école marxiste italienne, celle de Della Volpe et de ses disciples, qui est non-gramscienne ou anti-gramscienne et ce sont eux qui ont raison sur le point fondamental : l’indépendance de la théorie par rapport à l’expérience politique et par rapport à l’histoire. Ils sont théoricistes eux aussi, à leur façon. Rossanda m’a dit : « ce qui nous a intéressé chez Althusser c’est qu’il ouvrait la possibilité d’un marxisme aussi et même plus productif du point de vue intellectuel et théorique, mais qui était indépendant de l’idéologie dominante du parti communiste italien ». Je ne sais pas comment on peut voir ça du point de vue italien. Le conseil d’Althusser était de lire Gramsci en en faisant une critique aussi radicale que possible. Cette considération de Rossanda m’a un peu éclairé sur la conjoncture en question.
Une autre chose m’a éclairé : quand j’ai fait mon cours aux étudiants sur Tronti et Althusser, lecteurs du Capital dans les années soixante1, je leur ai dit: « Vous comprenez, au fond, dans l’histoire du communisme européen du XXe siècle, qui commence en 1917-20 et finit, à mon avis, en 1968, il n’y a jamais eu que deux schémas stratégiques révolutionnaires. Ils ont alterné et puis ils se sont répartis au fond entre les théoriciens et même entre les partis : le schéma « classe contre classe » et le schéma du « Front Populaire ». Or, les marxistes créateurs, ceux qui ne se contentent pas d’appliquer les directives qui viennent de la centrale idéologique de Moscou, s’inscrivent eux aussi dans l’une ou l’autre de ces deux tendances. Il y en a deux qui sont importantes pour nous : Lukács d’un côté et Gramsci de l’autre. Ils essaient à l’avance d’inventer une version théoriquement forte, ils cherchent à penser la révolution comme un événement historique qui trans-forme le capitalisme. C’est ce que Lukács, celui de 1923 évidemment, avait essayé de faire dans Histoire et conscience de classe. C’est une théorisation extraordinaire, philosophiquement forte, de l’idée de l’affrontement binaire qui se radicalise et se purifie de plus en plus entre les deux consciences ou idéologies de classe : celle de la bourgeoisie et celle du prolétariat. Qui est celui qui entreprendra de ré-activer tout ça ? Si vous voulez comprendre l’idée que Tronti se fait de l’antagonisme et de la lutte des classes, et quel rapport il entretient avec la forme marchandise et avec la tradition marxiste, il faut en faire un héritier de Lukács ».
De l’autre côté, il y a Gramsci. Là, évidemment, j’ai dit « Si vous voulez comprendre les théorisations d’Althusser, il faut commencer par repartir de Gramsci et se dire que ce que Gramsci essayait de faire dans les années Trente, avant l’officialisation de la ligne du Front Populaire, c’était d’inventer une idée du Front Populaire, qui avait des racines théoriques plus profondes que ne l’ont été les mots d’ordre de 1937. Dans cette idée était prise en compte la complexité de la lutte des classes dans les pays capitalistes – il ne faut pas dire avancés, parce que, justement, ce que Tronti déteste chez Gramsci c’est l’idée de prendre en compte la question méridionale, le développement inégal… toutes choses dont il a horreur. Il y a, bien sûr, opposition entre la Russie où la société civile est gélatineuse et l’Occident, mais, en réalité, ce qui intéresse Gramsci c’est une double complexité, me semble-t-il : c’est, d’une part, une complexité sociologique et même anthropologique, irréductible à l’antithèse de deux consciences de classe qui s’opposent frontalement l’une à l’autre; et puis, d’autre part, c’est une complexité politique qui tient entièrement dans la question de la révolution passive et de ses différentes variations, qui fait que la situation économique du capitalisme n’entraine pas de façon automatique une solution politique révolutionnaire.
Il faut construire la solution politique révolutionnaire contre une solution politique contre-révolutionnaire qui est elle-même d’une certaine façon révolutionnaire. Donc, il faut repenser ce qu’est une révolution. Et par voie de conséquence ce que c’est qu’un parti etc. Alors, disons, pour simplifier énormément les choses, que d’un côté c’est la logique de l’antagonisme, c’est la phrase du Manifeste : plus le capitalisme se développe, plus les antagonismes de classe se simplifient et, de l’autre, c’est l’idée presque diamétralement opposée : plus le capitalisme se développe plus la formation sociale se complique. Au fond, il faut inscrire Tronti dans la première généalogie et il faut inscrire Althusser dans la deuxième même s’il est parfois contre Gramsci parce que l’idée centrale d’Althusser c’est la complexité de la structure. Et, donc, même si la « surdétermination » n’est pas la même chose que l’« analyse des situations et des rapports de force » selon Gramsci, il y a quand même une parenté, en tout cas par opposition à l’autre ligne.
Mais ensuite je me suis dit que ce n’était pas correct car il manque un personnage dans ce contexte. Et ce personnage c’est Mao. J’en suis venu à l’idée qu’en réalité Mao est apparu à Althusser comme un meilleur théoricien de la ligne du Front Populaire que Gramsci lui-même parce que, au fond, plus rigoureusement marxiste. Donc, Mao a été utilisé comme une sorte d’antidote. S’il n’y avait pas eu Mao, Althusser aurait été obligé de dire « soyons gramsciens », mais comme il y avait Mao il pouvait dire « acceptons les questions de Gramsci, derrière lesquelles il y a le problème de la surdétermination du processus révolutionnaire et donc, finalement, d’un point de vue tactique et stratégique, de construction d’un front de classe dont le prolétariat est la force dirigeante par l’intermédiaire du parti, mais qui n’est pas à lui tout seul le peuple ».
C’est la question du peuple, aussi, évidemment. Les opéraïstes ont horreur du peuple et ils l’ont expliqué – le livre d’Asor Rosa de 64 Scrittori e popolo est d’une violence invraisemblable contre Gramsci et contre Pasolini – et je pense que, de ce point de vue, évidemment il y a une ligne de démarcation aussi. C’est à dire qu’Althusser n’était surement pas pour la promotion de l’idée du peuple. Il devait être contre l’idée de la volonté nationale populaire. Il a peut-être soupçonné, en effet, comme d’autres marxistes, que Gramsci allait trop loin dans la reprise d’une conceptualité républicaine bourgeoise. Mais, en même temps, il n’était sûrement pas indifférent à la question de savoir comment on constitue, on transforme le peuple, qui est un système de multiple classes sociales, en une force historique dirigée par le prolétariat. Simplement, ici, Mao lui apparaissait comme un correctif, on pourrait dire les choses de cette façon. Donc, je me suis rendu compte qu’au lieu de dire qu’Althusser est dans la lignée de Gramsci, ce qui est quand-même un peu difficile à avaler, il vaudrait mieux dire qu’il est dans la lignée de Mao, avec les questions de Gramsci derrière la tête.
Ayant eu cette idée, tout d’un coup j’ai eu une autre idée plus directement politique. Je me suis dit : « je suis arrivé à l’École Normale Supérieure quand j’avais dix-huit ans en 1960 ; je suis entré dans le parti communiste à cause de la guerre en Algérie, essentiellement, et puis de l’influence massive du communisme dans la jeunesse étudiante à l’endroit où je me trouvais ; là-dessus est arrivé Althusser qui nous a ouvert des perspectives théoriques qui nous intéressaient beaucoup. Le problème c’est que même si je n’étais pas complètement ignorant de l’histoire du communisme antérieur, je savais très peu de choses et en particulier je n’avais pas vécu les moments dramatiques immédiatement précédant (56 en particulier), dont tout le monde parlait. Là il faut voir les choses en face : Althusser est resté dans le parti en 56, donc il a dû être contre les gens qui en sortaient ou qui en étaient exclus2. Moi je me souviens qu’on avait posé la question aux dirigeants locaux du parti, avec qui on était en rapport : « quand même est-ce que vous croyez qu’en 56, l’Union Soviétique a eu raison d’écraser la révolte hongroise ? ». Et puis, d’autre part, au même moment, – ça nous ne pouvions pas ne pas y être sensibles – les français et les anglais envahissaient le canal de Suez, donc on était dans le cadre d’un affrontement mondial (Magri dit exactement la même chose dans ses mémoires)3, camp contre camp, et dans une situation de ce genre, on n’a pas le choix, on est d’un côté ou de l’autre, et le camp socialiste ne pouvait pas se permettre une contre-révolution à l’intérieur et donc il fallait l’écraser. Du moins c’est ainsi qu’on nous a expliqué les choses, et nous l’avons cru.
Dans tout ça il y a quelque chose qui pour nous ne jouait aucun rôle direct, c’était de savoir ce qui s’était passé au moment du XXe congrès en Union Soviétique et comment s’était jouée la question de la succession de Staline. Ce que l’on sait maintenant c’est que le groupe qui à l’intérieur du système des partis communistes qui avait succédé au Komintern, ont essayé d’empêcher l’arrivée de Khrouchtchev au pouvoir, et, ensuite, de le déboulonner, était conduit sur le moment par Mao et par Thorez. Donc c’est le PCF et le PC chinois qui ont essayé d’empêcher l’entreprise khrouchtchévienne soit pour maintenir la vieille garde stalinienne, avec qui ils avaient des liens, soit pour aller proposer encore une autre alternative.
Le parti communiste français a censuré toute cette histoire, dont nous n’avons jamais entendu parler. Mais à l’intérieur du parti, les gens savaient tout ça ! Donc, moi je me suis dit, rétrospectivement,« alors en 62 Althusser publie un premier article sur Contradiction et surdétermination – énorme discussion : tous les philosophes communistes montent au front, certains sont plutôt pour, d’autres sont contre, et puis tout de suite après, il publie un deuxième article, qui en rajoute sur le premier, et dont la base théorique est constituée par Mao. Pour nous, pendant ces années-là, et les années suivantes c’était simplement une sorte de coïncidence : il se trouvait qu’il y avait un grand théoricien marxiste qui était Mao Zedong qui n’était ni historiciste comme Gramsci ni dogmatique comme Staline, et, donc, il n’y avait rien de plus naturel que d’essayer d’en faire quelque chose et même de le développer ». Mais je pense que les militants et les communistes français un peu plus vieux, surtout les dirigeants qui étaient sortis de cette histoire-là, ont dû se dire : « Tiens ! Althusser essaye de relancer l’alliance anti-khrouchtchévienne de Mao au niveau de la théorie, par des voies symboliques, indirectes ».
Il est absolument évident que Pour Marx est un livre écrit contre la déstalinisation khrouchtchévienne. Je ne dis pas que nous étions inconscients à l’époque. Le sens de la chose c’est : il faut faire la critique du stalinisme mais surtout ne pas la faire comme le font les khrouchtchéviens et les idéologues communistes du monde entier – il n’est même pas question de Togliatti – pourquoi ? Parce que, d’une part, ça conduit au révisionnisme théorique, à la liquidation des bases du marxisme, et puis, d’autre part, politiquement, ça conduit à ce qu’il identifiait comme le noyau de l’idéologie bourgeoise : économisme plus humanisme.
Il est tout à fait dommage qu’Althusser, ensuite, soit amené par le débat idéologique de l’époque à se concentrer sur la question de l’humanisme au point de pratiquement oublier, ou de donner l’impression qu’il oubliait, la question de l’économisme. Alors que, sur le moment, et c’était quand même le fond de sa pensée, l’idée c’était que les deux choses étaient indissociables l’une de l’autre. Évidemment il était poussé dans cette direction par toute sorte de chose, en particulier par ses racines catholiques, parce qu’il y avait une tendance technocratique, réformiste, très importante, des sources démocrates chrétiennes en fait très influente à l’époque qui publiaient la revue « Économie et humanisme ».
Il n’y avait pas besoin d’aller chercher loin pour trouver la conjonction entre les deux, mais il y avait aussi une autre chose plus importante, c’est que le khrouchtchévisme allait dans le sens de la théorie de la convergence des deux systèmes sociaux. Il y a eu à l’époque, plein de théoriciens, de sociologues, qui ont dit : « on rentre dans une société industrielle ou post-industrielle, technologiquement développée, dans laquelle les problèmes du capitalisme et les problèmes du socialisme sont au fond tendanciellement les mêmes ». Alors, j’imagine qu’Althusser pensait que malheureusement il n’y avait pas loin de l’idée de la convergence des systèmes sociaux à l’idée qu’il faut chercher non seulement la coexistence pacifique mais la réconciliation au fond et sortir non seulement de la guerre froide mais aussi de la lutte des classes comme schéma d’intelligibilité de l’histoire mondiale.
Donc, toute son entreprise était anti-khrouchtchévienne, et nous nous avions tendance à percevoir ceci surtout comme une question philosophique mais je suis persuadé que les gens un peu plus vieux ou un peu moins naïfs, dans le parti ou autour du parti, voyaient ça comme une affaire politique. Si tu additionnes tout ça, ça fait du texte de 63 – « Sur la dialectique matérialiste » – une espèce de symptôme, un poteau indicateur : il faut aller contre Khrouchtchev et éventuellement pour Mao.
J’ai parlé de tout ça avec Lucien Sève, et je lui ai demandé si, dans son souvenir, le fait qu’Althusser se soit servi de Mao a pu être perçu, à l’intérieur du parti, comme une prise de position voilée en faveur de la ligne anti-khrouchtchévienne à l’échelle internationale. Il ne m’a pas répondu directement sur ce point, mais il m’a dit autre chose, que j’ai trouvé très intéressant : « tu sais, le texte de Mao sur la contradiction a été publié dans les « Cahier du communisme » en 1951. Ce texte avait été écrit par Mao en 1937, Althusser et moi, nous avons lu ce texte ensemble, – Sève était plus jeune qu’Althusser, il fut ensuite exclu de l’éducation nationale par Canguilhem parce qu’il le considérait comme un agitateur communiste dangereux –, pour nous, Mao c’était le nouveau Lénine – j’ai été stupéfié en entendant cette phrase dans la bouche du Lucien Sève – « c’était le nouveau Lénine parce que c’était le dirigeant de la deuxième grande révolution communiste victorieuse dans l’histoire du monde. Et comme Lénine, Mao n’était pas seulement un dirigeant politique habile mais il était un philosophe profond et un théoricien du marxisme. De plus – me dit-il – le texte de Mao sur la contradiction proposait au fond une refonte du matérialisme dialectique, qui ne devait rien et s’écartait d’Hegel ». Et en particulier pas les lois de la dialectique, qui était la bête noire d’Althusser et qui n’était pas non plus l’idée favorite de Gramsci. Il proposait, comme le dira Althusser plus tard, toute une série de nouvelles distinctions catégorielles (les contradictions principales et secondaires, les aspects principaux etc.) qui, au fond, articulaient la politique avec la théorie. Nous avons trouvé ça extraordinaire, et pour nous ce texte était fondamental4
Donc, c’était une façon de me dire, au fond, « les raisons pour lesquelles Althusser s’est servi de Mao en 63 n’étaient pas des raisons tactiques ; ce n’était pas parce qu’il voulait se servir du prestige de Mao contre le khrouchtchévisme, c’était des raisons philosophico-politiques qui remontaient à plus de dix ans auparavant ». Ça m’a beaucoup intéressé pour deux raisons : 1) j’y ai bien reconnu la psychologie d’Althusser ; je me suis dit : « son développement sur les nouvelles catégories de la dialectique proposées par Mao, ce n’est pas quelque chose qu’il trouve par hasard en 1963 à cause de la discussion sur la structure, comme si tout d’un coup il avait été par hasard chercher Mao dans sa bibliothèque… ». Tout en parlant avec Lucien Sève, je lui disais « tu remarqueras qu’Althusser ne s’est jamais intéressé aux autres textes de Mao ». De la pratique, ça lui paressait catastrophique, c’était du pragmatisme – c’est l’influence sur Mao de John Dewey, qui passionne tellement les gens aujourd’hui. D’où viennent les idées justes ce n’est pas mieux, une antithèse qui n’intéressait pas Althusser. Et quant aux Contradictions au sein du peuple, c’est plus regrettable, en mon sens, puisque c’est aussi un développement intéressant mais abstrait de la problématique de la construction de l’unité populaire comme problème politique, mais ça n’intéressait pas non plus Althusser.
Le seul texte qui l’intéressait c’était De la contradiction. Alors, évidemment quand Sève m’a raconté son histoire je me suis dit : au fond, Althusser n’a pas lu l’essai de Mao dans le volume des quatre essais philosophiques, qui, pour nous, était l’instrument de travail et qui avait été publié par les Éditions de Pékin dans les années 50. Il a lu l’essai de Mao sur la contradiction dans les « Cahiers du communisme » en 51. C’est resté ça son souvenir, et il a continué de ruminer la chose pendant douze ans comme il l’a fait pour beaucoup d’autres trucs jusqu’au jour où est arrivé la possibilité de s’en servir pas seulement pour dire « c’est lui qui a raison » mais pour dire « voilà comme on peut le développer ».
Et deuxième caractéristique : si tu écoutes ce que disait Sève, il y a deux choses là-dedans : d’une part, l’idée que ce n’est pas du Staline et, d’autre part, l’idée que c’est du matérialisme dialectique. Or, je pense de plus en plus qu’Althusser est quand même toujours resté profondément stalinien, dans ce sens : qu’il n’a jamais cessé de croire à la nécessité du matérialisme dialectique et de la distinction entre le matérialisme dialectique et le matérialisme historique. Distinction, voulant dire – évidemment – articulation. D’une certaine façon, à l’époque théoriciste, Althusser cherche une autre façon d’articuler le matérialisme dialectique avec le matérialisme historique, disons une façon d’articuler un nouveau matérialisme dialectique d’une autre façon avec le matérialisme historique, c’est-à-dire l’histoire et la politique. D’où son hostilité profonde avec ce qu’il appelle l’historicisme de Gramsci, parce que l’historicisme de Gramsci, évidemment, c’est non seulement la liquidation du matérialisme dialectique mais c’est le développement conséquent de l’idée que le matérialisme dialectique comme tel est le corps de doctrines qui enferment le marxisme dans le mécanisme, la métaphysique, qui empêchent à tout jamais de penser la politique.
Alors, la question se pose de savoir si Althusser a fini par sortir du stalinisme. J’aperçois tant bien que mal les choses, c’est-à-dire que le rapport triangulaire, ou même quadrangulaire, puisqu’il y a Lukács, – Lukács ce n’est pas le matérialisme dialectique, évidemment, c’est « classe contre classe » –, il y a Staline, pour qui Althusser avait une grande admiration, il y a Mao, et il y a Gramsci. Mao a été, momentanément au moins, le personnage au moyen duquel Althusser pensait qu’on pouvait éviter l’historicisme, reconstituer le matérialisme dialectique, ce qui pour lui était la garantie – qu’on le veuille ou non – du fait que le marxisme était bien une théorie et non pas simplement une expérience, une histoire. Donc, sauver quelque chose de Staline, tout en se débarrassant du stalinisme proprement dit. Mais, Althusser, en est-il jamais sorti ? Je suis tenté de dire qu’il a fini par en sortir par la constellation qui se construit autour du matérialisme aléatoire, laquelle est à nouveau une confrontation avec Gramsci, et une façon de tenir un seul discours, qui n’est pas celui du fondement philosophique, d’un côté, et de l’application à la science de l’histoire, de l’autre, mais qui est en quelque sorte encore philosophique tout en étant toujours déjà politique. Ce n’est pas le même que celui de Gramsci, ça c’est sûr. En disant ça, je suis au bord de ce que je ne comprends pas bien, parce que lorsque je vois la façon dans laquelle les gens lisent aujourd’hui les textes d’Althusser sur le matérialisme aléatoire, je me demande s’ils ne sont pas en train de construire quelque chose comme un fondement philosophique, antithéologique, évidemment. Le matérialisme dialectique est très théologique.
Fabio Frosini : La question du matérialisme aléatoire est u importante, mais avant de continuer, je voudrais revenir sur la période 1962-1965. Tu as mis en évidence l’importance de l’Italie. Or, justement dans cette période, en Italie, on voit se profiler la fin de l’historicisme. Une discussion a lieu entre philosophes marxistes, dans laquelle l’historicisme, s’il est encore un point de départ (Marxismo come storicismo de Nicola Badaloni est paru en 1962), voit en même temps s’imposer la fameuse « Introduction » de 1857. Ce passage de « Contradiction et surdétermination » à « Sur la dialectique matérialiste » dans lequel émerge l’« Introduction » de 1857 peut-il être considéré au regard de ces discussions italiennes ?
E.B. : Sûrement.
F.F.: Par ailleurs, cela n’est pas en contradiction avec la triangulation entre la France et l’URSS, c’està-dire la discussion sur la déstalinisation et la référence à Mao. Je voudrais ainsi t’inviter à réfléchir un peu plus sur ce point : ces essais d’Althusser qui donnent le coup d’envoi de Pour Marx peuvent aussi être considérés comme la tentative d’introduire le débat italien en France, mais aussi d’introduire le travail d’Althusser en Italie. C’est justement au début de l’année 1963 qu’Althusser publie deux essais dans Rinascita5 participant à une discussion sur les nouvelles formes de culture, et où on retrouve un essai très important d’Umberto Eco. Althusser attaque Umberto Eco précisément sur la question de la conception de la culture. Cette intervention montre très clairement sa volonté de se faire une place légitime également dans le débat en Italie. Maintenant, quel est le point décisif quand on parle d’historicisme ? Ici on voit s’ouvrir une deuxième voie à laquelle tu faisais référence, celle du peuple. L’historicisme italien, c’est-à-dire le marxisme comme historicisme, est une boîte à outils théorique qui sert à penser la question du peuple comme l’unité d’éléments distincts, ce qui est exactement ce que le parti communiste a fait dans les années 1950. Quand, à la fin des années 1950, commence le grand mouvement d’industrialisation et aussi les grandes migrations internes, ce peuple-là se désagrège, et ce qui émerge est la nouvelle figure ouvrière dont parlera Tronti.
E. B. : Ce qui est étrange c’est qu’Althusser, à ma connaissance, ne nous a jamais rien communiqué de l’intérêt de l’opéraïsme. Negri a beau avoir expliqué après coup qu’il y avait eu une grande rencontre lorsqu’il était venu faire un cours sur les Grundrisse (1979) à l’École Normale6, il n’y a en fait pas eu de rencontre du tout, ils se sont seulement dit « bonjour ». La seule référence d’Althusser à Tronti est une note de bas-de-page dans Lire le Capital, où il cite un article de Tronti où il avait trouvé un texte de Gramsci, « La rivoluzione contro il capitale », devenus depuis très célèbre, mais qui devait être difficile à trouver à l’époque7. Tronti est évoqué, en fait, uniquement parce qu’il se réfère au texte de Gramsci. Mais Tronti n’existait pas pour Althusser.
F.F. : L’intérêt d’Althusser pour l’école de Della Volpe est lié à la question de l’irréductibilité de la théorie à l’idéologie, à la conscience et à l’histoire. Pourtant ce sont les membres de cette école qui donnent une place centrale à l’ « Introduction » de 1857 contre l’historicisme de Badaloni. Il est certain que l’usage de Mao par Althusser dans « Sur la dialectique matérialiste » est un usage qui va contre l’interprétation de l’ « Introduction » de 1857 de l’école de Della Volpe, car au final elle sert à joindre la théorie à la politique, l’idée de contradiction principale et de contradiction secondaire étant une interprétation de l’ « Introduction » de 1857 – la totalité structurée à dominante – mais avec une retombée immédiatement politique, ce qui manque à l’école de Della Volpe…
E.B. : …et qui manque aussi dans l’« Introduction » de 57, qui n’est pas un texte qui parle de politique. C’est un texte qui parle d’économie, de sociologie – si l’on veut… Il y a eu des althussériens structuralistes, ou des althussériens de la structure, et il y a eu des althussériens plus politiques, qu’on peut appeler les althussériens de la conjoncture, mais en réalité les textes de Pour Marx, surtout « Contradiction et surdétermination », mais aussi « Sur la dialectique matérialiste », sont des textes qui cherchent à réduire la différence entre le problème de la structure et celui de la conjoncture. Je ne dis pas que ses préoccupations étaient étrangères à Marx – les lectures de Grundrisse qui ont été faites en Italie m’ont beaucoup éclairé parce qu’elles m’ont permis de mieux comprendre que lorsque Marx écrit, dans les années 57-58, il est complètement dominé par la question de savoir comment la crise économique va se transformer en crise générale du capitalisme. Donc le problème de la conjoncture n’est pas absent des préoccupations de Marx, mais il n’est pas explicitement présent dans l’ « Introduction » du 57. Et, par conséquent, on peut faire de l’« Introduction » de 57 une lecture purement méthodologique et abstraite.
F.F. : Je dirais même que c’est là le point de départ de ce « marxisme des formes » dans lequel le marxisme italien a sombré. Car le marxisme italien, au moment où se dissout la synthèse togliattienne du marxisme comme historicisme, au sens d’un « marxisme de peuple », qui doit se lier à la construction d’une Italie nouvelle, au moment où cette synthèse se dissout, donc, va d’un côté en direction de l’antagonisme opéraïste, et de l’autre vers le marxisme des formes de Luporini, qui devient un marxisme purement contemplatif, dans lequel la lutte des classes est quelque chose qui est lié à une perspective future – elle n’alimente pas la réflexion. Luporini va jusqu’à affirmer que le modèle de théorie que le marxiste doit suivre est celui d’Aristote, c’est-à-dire justement l’idée de contemplation. L’historicisme et le peuple, c’est là le point fondamental : en reliant le concept d’historicisme à celui de peuple, on peut se demander si l’image de Gramsci qu’a Althusser se réduit à celle qui est encore largement partagée à cette période (c’est-à-dire une sorte de court-circuit entre théorie et idéologie), et on arrive également à comprendre pourquoi, pour Althusser, il y avait d’un côté une très grande exigence de penser, à travers la complexité du monde, l’union de forces distinctes, et de l’autre tout de même une espèce de retenue à prononcer ce mot de « peuple ». C’est la deuxième voie que l’on pourrait parcourir, celle de Machiavel. Je m’explique. Peut-être est-ce justement avec Machiavel qu’Althusser s’attaque à la question du peuple, dans une dimension historiquement éloignée, proto-bourgeoise, mais c’est ici qu’on retrouve entièrement la question du peuple, de la nation… Le troisième point te concerne directement : race, nation et classe. D’une certaine façon, c’est chez toi que je retrouve ce Gramsci qu’Althusser n’a pas pu prendre directement en considération, car il l’utilisait à travers l’écran de l’historicisme dont on a parlé. Si on lit Althusser, on retrouve dans Machiavel cette discussion qui amène ensuite aux questions de l’enchevêtrement de la race, de la nation et de la classe dans les analyses du monde contemporain. Qu’en penses-tu ? Les questions de race, nation et classe peuvent-elles être considérées comme des questions sur lesquelles Gramsci et Althusser dialoguent véritablement ?
E.B. : Ce serait une réussite extraordinaire si je l’avais vraiment fait… Je sens bien que je me suis progressivement rallié à une idée qui n’est pas althussérienne du tout ; paradoxalement elle doit peut-être même plus de choses à des gens comme E. P. Thompson… Il serait intéressant de savoir quelle familiarité E. P. Thompson avait avec Gramsci… Mais Thompson et Althusser ont eu entre les mains une formule dont j’ai fait le titre, un jour, d’un essai, et à laquelle ils ont abouti indépendamment l’un de l’autre, qui est l’idée de la « lutte des classes sans classe » ou plus exactement l’idée de l’antériorité en somme de la lutte des classe sur l’existence des classes comme des termes historiques, des atomes ou des individus préformés8. Chez Thompson, la lutte des classes est une histoire, c’est une expérience. Chez Althusser c’est une structure. Mais l’idée à laquelle j’en suis venu, au fond, c’est que la classe est une construction historique, la nation est une construction historique, et la classe et la nation sont deux constructions historiques interdépendantes ; c’est-à-dire que l’Europe de l’époque contemporaine – pardonnez-moi de la naïveté de ces considérations générales –, quelque chose qui commence avec la révolution française – disons, pour simplifier, en tant que jacobinisme –, et qui s’est terminé, sans que l’on s’en soit rendu compte – on en voit les retombés pathologiques, comme dirait Gramsci, dans la conjoncture actuelle – aux alentours du 1989, – avec tant de choses : le libéralisme, la mondialisation… – que l’Europe de l’époque contemporaine, donc, c’est une construction simultanée ou une construction conflictuelle, je ne dirais pas de l’identité (ça serait une construction trop subjective), mais de la nation comme système politique et de la classe comme forme politique et même quasiment comme forme institutionnelle. D’où je tiens l’idée qu’il ne faut pas s’étonner que les deux soient en crise en même temps, à savoir que la politique nationale soit en crise en même temps que la politique de classe. C’est de l’institutionnalisme, quand même, d’une certaine façon. Et tout institutionnalisme est historiciste à sa façon.
D’où, aussi, mes tentations périodiques de revenir à Hegel, même si c’est pour en faire autre chose. Donc, ça ce n’est pas althussérien au premier degré. Je ne pense pas qu’Althusser était indifférent au problème de la nation. Althusser ne peut pas avoir été indifférent au problème de la nation parce qu’il était bien français, donc il était un héritier du jacobinisme et surtout un héritier du Front populaire. Il faut quand même reconnaitre que, au fond, Althusser a évacué la question de savoir ce qui fait qu’il y a des classes, soit des acteurs historiques collectifs, car cela lui apparaissait comme une espèce de donnée historique irréversible – Marx avait expliqué pourquoi. Et il a éliminé la question théorique de la nation y compris sous la forme où Gramsci se la posait, c’est-à-dire la question de savoir quel rapport il y a historiquement entre l’existence d’une nation, d’une tradition nationale, une politique nationale, une politique qui se déroule à l’intérieur d’un cadre national, même si elle a des conditions de possibilité, des prolongements internationaux, et puis, d’autre part, la forme que prend l’État, la construction de l’État dans l’espace en question.
Pourquoi ? Parce que je pense que, pour Althusser, aussi de ce côté-là, il y avait une sorte d’évidence. Au fond, la question n’était pas de savoir comment se constitue un peuple, la question était de savoir comment le peuple deviendrait le cercle élargi de la politique de classe du prolétariat, son instrument. Et l’attachement d’Althusser à la dictature du prolétariat, que j’avais de mon mieux essayé de théoriser dans mon livre écrit à sa demande9, reposait entièrement là-dessus. Il y avait plein de chose à trouver dans Lénine et chez d’autres. La dictature du prolétariat est la forme sous laquelle historiquement une classe virtuellement hégémonique, qui est la seule à se trouver dans une position d’antagonisme radical avec le capitalisme, organise autour d’elle les résistances et les perspectives de transformation sociale du peuple tout entier. Pour ça il faut un instrument qui soit une unité de contraire. C’est-à-dire, il faut un parti politique qui soit à la fois dirigeant sans compromis, ruthless, et qui, en même temps, ait l’intelligence, y compris par le moyen des intellectuels, de comprendre que l’on ne fabrique pas un front populaire si on se contente d’imposer d’en haut une ligne qui est fondé sur une interprétation classiste, gauchiste, de la conscience de classe du prolétariat.
Revenons à tes deux questions précédentes. D’abord, en ce qui concerne les intentions d’Althusser à l’égard de l’Italie, je suis sûr que tu as raison. Il y a sans doute une façon de voir tout cela qui est anecdotique, biographique : Althusser est allé en Italie pour se libérer de la France, il est tombé amoureux d’une italienne, il a dû avoir envie de changer de vie, de cesser d’être Français. Mais, je pense qu’il faut être plus sérieux. J’ai peut-être tendance à projeter mes propres idées postérieures sur Althusser ou à lui en attribuer quelque chose, mais je pressens une idée qui me parait juste, et, en même temps, j’en parle avec une infinie nostalgie parce qu’elle renvoie aux espérances d’une époque qui n’est plus la nôtre d’aujourd’hui, c’est-à-dire, au fond, l’idée que la France et l’Italie – l’Europe peut-être, le monde, mais surtout la France et l’Italie – n’étaient pas deux espaces politiques séparés l’un de l’autre. Justement, c’étaient les deux partis communistes rivaux, les deux puissantes organisations politiques de classe en occident, dont on pouvait se poser la question de savoir s’ils préparaient une révolution d’un type nouveau ou si, au contraire, ils géraient la société bourgeoise dans le cadre de la guerre froide.
Jean Kanapa, ce dirigeant archi-stalinien du parti communiste français qui avait été une fois pour toutes cloué par Sartre au pilori des imbéciles sectaires, et qui était devenu le conseiller de Marchais, a publié très tard, trop tard, un rapport officiel du parti communiste français pour dire que si l’on revoit toute l’histoire du rapport entre le parti communiste français et le parti communiste soviétique, on comprend que la politique du parti communiste soviétique a toujours été dictée par la préoccupation d’empêcher les communistes de faire la révolution en occident, parce que cette révolution bien loin d’apporter à l’Union Soviétique, comme on l’avait cru dans les années 20, les conditions indispensables de son propre développement, n’aurait pu au contraire que « nous » mettre dans une situation impossible, « nous, les russes », à tous égards, pour deux raisons: 1) faire voler en éclat l’équilibre des forces mondiales (Yalta, la guerre froide et tout ça, des frontières qui étaient devenus intangibles et qui étaient devenus la garantie de la situation ; les américains ne voulaient pas envahir l’URSS ; en tout cas c’était une protection) ; 2) créer des pôles d’attractions… Tout ce qui tendait à créer des pôles d’attraction de pensée et d’action communiste dans le monde indépendamment de la politique soviétique et des intérêts soviétiques, était un danger redoutable contre lequel il fallait se prémunir. Donc ! Qu’avons-« nous » fait, « nous, les dirigeants communistes français » ? Nous avons fidèlement suivi les instructions du parti communiste soviétique, qui étaient de ne pas faire la révolution, de faire semblant d’avoir un langage révolutionnaire mais de ne pas la faire10.
Du côté italien, on pourrait se dire, on ne suivait pas les instructions du parti communiste soviétique (enfin, une grande question sur laquelle je n’ai pas d’idées très claires, est celle du degré de dépendance de Togliatti par rapport à l’URSS). Vu de France, il faudrait dire qu’ils n’avaient pas besoin de leur dire de ne pas faire la révolution parce qu’en fait Togliatti ne voulait pas la faire de toute façon. Dans la tête d’Althusser, il y a un privilège de la France et de l’Italie, qui est lié à l’existence des deux grands partis communistes, et je pense qu’il a pensé – nous avec lui d’ailleurs on a rêvé, d’une certaine façon – que la France et l’Italie n’étaient plus deux espaces politiques séparés mais un seul, ce qui veut dire que non seulement les Italiens parlaient le français – ça c’était déjà acquis – mais que les Français se mettaient à parler l’italien et, ensuite, que la discussion marxiste allait communiquer dans les deux sens.
On peut peut-être ajouter quelque chose de plus. Althusser avait bien le droit d’être ambitieux. Dans ses moments d’exaltation il a dû se dire qu’il pouvait intervenir non seulement dans la discussion marxiste en France mais aussi dans la discussion marxiste en Italie, pour que la discussion politique marxiste en Italie cesse d’être italo-italienne, comme on dirait, et qu’il pouvait introduire quelque chose d’autre qui devait permettre de surmonter les défauts réciproques des deux camps auxquels tu viens de faire allusion.
Mais d’autre part – et ce que je vais dire a l’air très péjoratif ou très méchant – je passe mon temps à osciller entre l’idée qu’Althusser était très original et très différent des autres communistes français et l’idée qu’au fond, il était quand même très caractéristiquement un communiste français. Qu’est-ce qui caractérise le communisme français, dans toute cette période, depuis le Front populaire ? Je viens de dire, il s’agissait, pour eux, sous instructions des Soviétiques, de faire semblant de faire la révolution, sans la faire. « Faire semblant » ce n’est pas une très bonne catégorie, on va déboucher sur la question de la fonction tribunicienne du parti communiste… Quel rapport y-a-t-il entre le langage de la révolution que parle le parti communiste et l’effet réel de l’action du parti communiste dans les sociétés capitalistes de cette période, de la période sociale-démocrate, de la période keynésienne ? On voit bien, aujourd’hui, qu’il ne faut pas se dépêcher de décrire tout ça comme une gigantesque mystification. Ça comporte un élément, en effet, de méconnaissance idéologique qui fait que l’on fait une chose tout en pensant en faire une autre, mais on fait une chose quand même. Et cette chose c’est – je ne l’idéalise pas – de tenir un rapport de force avec le capital, et le jour où ce rapport de force n’est plus tenu, le capital n’a plus d’entraves.
Ce qui fait que le rapport de force s’est effondré, c’est que le système soviétique s’est effondré. Les capitalistes occidentaux n’ont plus du tout eu peur d’une révolution communiste. Keynes l’avait dit – et Tronti a eu raison de s’y intéresser : il y avait des luttes de classe dans les pays capitalistes, il y en avait en Italie, en France, partout (avec des traditions nationales différentes). Il y avait de la résistance dans les usines – ça prenait des formes violentes ou pas –, il y avait une représentation réformiste, contradictoire des intérêts de classe, des gens d’en bas, à l’intérieur du système capitaliste. Il avait fallu faire des compromis à cause de la guerre et l’idée que si l’on ne faisait pas de compromis on avait bien vu où ça menait après la première guerre mondiale, où ça pouvait éventuellement aller après la seconde, c’est-à-dire à des situations insurrectionnelles ! Ceux qui s’étaient fait tuer par millions c’étaient des prolétaires ! Donc, il y avait de la lutte de classe et puis, d’autre part, il y avait l’idée du communisme comme possibilité historique incarnée par l’Union Soviétique, éventuellement par la Chine ou par d’autres. Je pense que les têtes pensantes du capital n’ont jamais perdu de vue qu’il fallait faire attention. Mais après 89, ils ont complètement perdu cette idée, il n’était plus nécessaire de faire attention et d’autre part le « management » avait progressé. On avait inventé des moyens de contrôler la lutte de classe à la fois au niveau de micro-pouvoirs, comme dirait Foucault, et au niveau des grands équilibres macro-politiques du monde entier.
Tout ça pour revenir à Althusser.
Le parti communiste français tenait un double langage et Althusser a essayé de faire quelque chose de ce double langage. J’ai eu tort, dans mon cours aux étudiants sur Tronti et Althusser, lecteurs du Capital dans les années soixante, de leur dire qu’Althusser était typiquement dans la lignée « Front populaire » et pas du tout dans la lignée « classe contre classe » ; ou, alors, il faut dire qu’il était dans la lignée Front populaire à la française et c’est pour ça que les Français n’étaient pas gramsciens. La lignée « Front populaire » à la française commence en 36 et continue en 45 et au-delà. Elle consiste à faire une politique d’alliance de classe tout en tenant un discours d’antagonisme simple dichotomique (manichéen, j’allais dire) entre le prolétariat et le capital.
Le discours du Parti communiste français est étrangement fondé sur l’idée que, historiquement, il n’y a pas d’autre force que la classe ouvrière d’un côté et le capital de l’autre. Et sa pratique politique est complètement fondée sur l’hypothèse inverse, qui est qu’il y a des ouvriers, des paysans, des techniciens… Comme tout ça n’est pas réfléchi de façon théorique, c’est pratiqué de façon pragmatique (rétrospectivement le VIIe Congrès de l’Internationale Communiste était le moment de vérité parfait pour le PCF; on retenait l’idée qu’au fond – le Front populaire existait déjà en France au moment du VIIe Congrès – les Français avaient inventé la solution et que l’Internationale l’avait faite officialiser par la voix de Dimitrov et de Togliatti).
Je pense qu’Althusser n’était pas très éloigné de tout ça, quand même. Seulement il aurait voulu que ce soit théoriquement un peu plus consistant, rigoureux. Il n’aimait pas beaucoup le mot de « médiation », parce que c’était celui que Sartre utilisait. Il voulait quand même une construction théorique qui fasse le lien entre le principe de la lutte de classe, de l’antagonisme, et l’expérience politique des conjonctures. Il a cherché toute sorte de moyen pour y arriver. Rétrospectivement, je réfléchis à ça parce que les gens me demandent cette année11 de reparler de Lire le Capital… Le problème y est attaqué à différents niveaux.
Le meilleur chapitre c’est évidemment le chapitre sur le temps, sur la multiplicité des temporalités historiques ou des tendances de développements. Si on le pousse jusqu’au bout, on arrive à une idée qui est forte mais qui devait être embarrassante pour lui, parce qu’il a eu beau écrire que « l’heure solitaire de la dernière instance ne sonne jamais », il n’a quand même jamais voulu se débarrasser de la dernière instance. Donc l’accent était mis sur « solitaire », c’était « l’heure solitaire de la dernière instance ne sonne jamais ». Ça ne voulait pas dire que l’heure de la dernière instance ne sonne jamais… elle ne sonne jamais d’une façon solitaire. Alors que, au fond, la théorisation des temps, des temporalités différentielles (il y a derrière ça des sources sociologiques, anthropologique… avec tout ce qui s’agitait à l’époque), emprunte beaucoup à Heidegger dans la critique de l’historicisme hégélien. Mais, au bout du compte, ça ne va pas dans la direction de Heidegger, parce que ce n’est pas subjectiviste, c’est, au contraire, objectiviste. La multiplicité des temps est une multiplicité dans les choses et non pas dans l’expérience existentielle. Donc, l’idée qui se profile c’est qu’il y a une hétérogénéité radicale des mesures temporelles, et il n’y a pas de commune mesure. Ou, plus exactement, la seule commune mesure est une commune mesure conjoncturelle, qu’il faut construire.
Il a laissé tomber ça, et il est passé à autre chose, qui a eu un énorme succès à l’époque chez les anthropologues qui s’occupaient d’anthropologie politique en Afrique, les marxistes latino-américains, ceux qui étaient althussériens et pas gramsciens, qui était l’idée que toute formation sociale est constituée par une multiplicité de modes de production. D’une certaine façon, c’est la même idée, parce que un mode de production c’est une loi de développement tendanciel ; seulement, ça déplaçait le problème sur un autre terrain. Encore une fois, on côtoyait quelque chose de Gramsci, mais quelque chose que Gramsci n’avait jamais essayé de théoriser, que je sache, dans ce genre de formalisme ou de concept. Qu’est-ce que c’est une multiplicité de mode de production ? C’est une multiplicité de formes de l’antagonisme de classes, c’est une multiplicité de configurations de la lutte de classes. On retombe sur le même problème : quel est le rapport entre la multiplicité de modes de production et le fait que le mode de production dominant, qu’on le veuille ou non, c’est le capitalisme ? À ce moment, je suis titillé par l’envie d’expliquer que le capitalisme est une superstructure. Althusser est toujours resté profondément fidèle à l’idée que le mode de production est une infrastructure et, donc, le mode de production capitaliste c’est le noyau de l’infrastructure, et tout ça, c’est autant de façons d’agiter le bouillon de culture marxiste de façon à tenir les deux discours à la fois – contrairement à ce que je disais tout à l’heure – pour idéalement surmonter l’antithèse des deux grand schémas stratégiques.
Je pense qu’il y a une autre raison pour laquelle Althusser ne pouvait pas être complètement étranger à la thématique « classe contre classe » (c’est peut-être pour ça qu’il y a des althussériens qui sont devenus trontiens). C’est une raison philosophique. C’est lié à sa problématique de l’idéologie. La problématique de l’idéologie chez Althusser n’a quand même jamais renoncée à l’idée que si tu traverses l’idéologie tu trouves le réel et, pour Althusser, le nom du réel par excellence c’est justement ça : la lutte des classes, l’antagonisme des classes. C’est pour ça qu’à la fin de l’article sur Les appareils idéologiques d’État il dit : « on m’a reproché d’avoir oublié la lutte des classes, mais non ! Je n’oublie pas la lutte des classes, la lutte des classes c’est le réel même dont il est question dans le fonctionnement des appareils idéologiques d’État ». Le danger c’est que ce soit un réel insaisissable, une espèce de chose en soi ; ou alors, inversement, si le réel devient saisissable, alors il faut faire comme Gramsci, c’est-à-dire qu’il faut remplacer la topique de Marx par l’« analyse des situations et des rapports de force ».
Je pense qu’Althusser de temps en temps y a été tenté. Sur l’autre point, sur Machiavel, il faut qu’on en parle spécialement. Mais ce que je suis tenté de dire – vous comprenez tout ça, ce sont des éclaircies de l’imagination, c’est quelque chose de phantasmatique puisque ça repose sur l’illusion que je relis son propre texte en disant « bon, qu’est-ce qu’il a dû penser de ce qu’il avait écrit »; c’est l’expérience que nous faisons tous, nous écrivons quelque chose et puis, ensuite, on le regarde et on se dit « bon alors c’est ça que j’ai écrit… » – ce que je suis tenté de dire, c’est qu’Althusser a pensé qu’il avait écrit quelque chose qui – grâce à Machiavel, et peut-être aussi à Gramsci en même temps, mais en tout cas à Machiavel – permettait de comprendre ce que c’était que de faire une politique de l’idéologie qui est nécessairement en même temps une politique dans l’idéologie. C’est une politique qui, à l’intérieur de l’idéologie, introduit non seulement du conflit mais aussi de la distance, ou – comme dirait Althusser – du « jeu ». Si on lit ceci en parallèle avec la conférence de Grenade tu te dis : « ce n’est pas ce que Gramsci voulait dire avec sa conception de l’hégémonie ». Mais Althusser transforme ceci en un mécanisme d’unification quasiment intangible dont les modèles sont l’État, l’Église et, éventuellement, l’État-parti ; il n’y a pas de « jeu », donc tout est cimenté, tout est verrouillé par le sujet avec un contexte ou le système fondé des croyances dominantes, d’autant plus puissantes qu’elles ne sont pas entièrement conscientes. Mais la politique dans l’idéologie va introduire du jeu et ça consiste non seulement à faire resurgir une pluralité de discours hétérogènes mais surtout à fournir au sujet, aux acteurs eux-mêmes, une possibilité de distance critique par rapport à leur propre conviction. Une fois qu’il a eu produit ça il a dû se rendre compte que c’était en effet un concept très intéressant de la politique, à beaucoup d’égards original, qui doit quelque chose à Machiavel, qui doit quelque chose à Freud, parce qu’il y a toujours cette analogie avec la cure qui joue un rôle mais qui n’est pas spécifiquement révolutionnaire ; ou qui est révolutionnaire dans le sens où il décrivait l’entreprise de Machiavel lui-même, c’est-à-dire penser les commencements révolutionnaires de l’État bourgeois moderne. Donc, ça permettait idéalement de comprendre comment il est possible de changer l’état de chose existant, mais pas nécessairement de comprendre comment on pouvait passer du capitalisme au communisme. Il n’y a rien de spécifiquement communiste dans la politique de l’idéologie que décrit Althusser dans ce texte, et je pense que ça a dû soit le troubler profondément soit lui donner l’idée qu’il ne pouvait pas le publier en l’état.
V. M. : Je voulais intervenir sur ce point, car ici encore le jugement sur Gramsci change fortement, entre 1972 et 1975, quand Althusser écrit le Machiavel. Je l’ai relu, je l’ai travaillé ; c’est un texte profondément gramscien, il travaille à l’intérieur de Gramsci…
E.B. : Je suis tout à fait d’accord : gramscien mais aussi un peu anti-gramscien peut-être, mais en relation de quasi congénialité avec le texte de Gramsci.
Mon idée est qu’Althusser a toujours entretenu un rapport complètement ambivalent envers Gramsci, c’est-à-dire que, d’un côté, il pensait que Gramsci était le seul marxiste post-léniniste à avoir posé le problème de la superstructure dans des termes politiques et, de l’autre, il y avait quelque chose de Gramsci qu’il refusait absolument. Seulement la ligne de démarcation – appelons ça l’« historicisme » si l’on veut – est très indécise. Ce qui aboutit à cette conséquence : que certains textes d’Althusser sont manifestement anti-gramsciens – le pire de tous c’est le texte de Lire le Capital (« Le marxisme n’est pas un historicisme »), qui dans la forme au moins est un texte purement stalinien – et d’autres, au contraire, sont non seulement très favorables mais visiblement, quasiment, des tentatives de reprendre à son compte certaines idées fondamentales de Gramsci pour les retraduire ou les développer. Le Machiavel est entre les deux, c’est une confrontation serrée, mais le plus évident de ce point de vue c’est la conférence de Grenade 1976, qui s’appelle La transformation de la philosophie12 dans laquelle il dresse un tableau très élogieux de l’entreprise de Gramsci pour comprendre ce que c’est l’hégémonie de l’idéologie bourgeoise.
Donc Althusser a dit, dans Lire le Capital, que Gramsci avait eu raison de vouloir faire la révolution dans la superstructure, pour malheureusement sombrer ensuite dans une philosophie complètement empiriste et historiciste bourgeoise. Et d’ailleurs, entre parenthèse, j’ai dit qu’il s’agit d’un texte profondément stalinien. J’ai en tête pas seulement le style mais surtout un truc très précis : la façon dont dans ce chapitre Althusser explique que les déviations de gauche et les déviations de droite ont la même cause. Cela vient non seulement d’un texte de Lénine sur le gauchisme, mais surtout de l’utilisation qu’il en a été faite par Staline et qui a toujours servi à envoyer les gens aux pelotons d’exécution les uns après les autres. « Vous êtes dans l’erreur… c’est toujours la même erreur, vous n’avez pas compris le cœur du léninisme, ce qui tantôt vous envoie à l’extrême gauche et tantôt à l’extrême droite et les déviationnistes de gauche et de droite en réalité sont les mêmes ». C’est ce que dit Althusser dans ce texte et c’est épouvantable. C’est intéressant parce que, plus tard, quand il est arrivé à l’idée de la science du marxisme et à la psychanalyse comme science schismatique13, il a réussi à retourner ce truc à l’envers, c’est-à-dire à le transformer dans l’idée qu’il n’y a jamais d’orthodoxie, que la seule façon de faire de la politique c’est de se tromper et que l’on se trompe inévitablement. Et quand on corrige une erreur dans un sens on tombe nécessairement dans une erreur de sens opposé et que par conséquent la seule chose que l’on puisse demander à un dirigeant politique qui soit en même temps éclairé par la théorie ce n’est pas de déduire la politique de bons principes, c’est d’avoir la capacité, au fond rarissime et quasiment miraculeuse, de découvrir et de rectifier ses propres erreurs. Ce qui est l’idée inverse. Donc, il a appris quelque chose de sa propre expérience.
Ensuite, il y a les allusions à Gramsci dans le texte Sur la reproduction et sur les Appareils idéologiques d’État. Ici, au fond, il se force à identifier chez Gramsci le danger dont il perçoit que lui-même va y être exposé. Les appareils répressifs d’État qui fonctionnent aussi à l’idéologie et les appareils idéologiques d’État qui fonctionnent aussi à la répression… excusez-moi, mais ce n’est pas mieux que les « petites équations de Gramsci » dont il se moque… Donc, à ce moment-là il se défend tout le temps contre Gramsci alors que, au contraire, quand il revient à Machiavel non seulement il ne se défend plus mais le côté admiration revient et, surtout, il essaie de se remettre dans le mouvement de pensée de Gramsci pour en faire quelque chose d’un peu différent.
V.M. : C’est là le point de balancement. Dans le texte inédit – le Machiavel – son raisonnement est complètement interne à Gramsci. Par la suite, c’est-à-dire peu de temps après, le débat suscité par Bobbio éclate en Italie – abandonner Gramsci ? – et Gerratana répond : « nous, nous n’avons nul besoin d’abandonner le concept de dictature du prolétariat, car avec le concept d’hégémonie Gramsci l’avait déjà dépassé ». Alors, Althusser se propose d’intervenir – prépare un article pour Rinascita qu’il ne publiera finalement pas, écrit Marx dans ses limites et Que faire ?, où il prend nettement ses distances avec Gramsci. La raison pour laquelle il critique Gramsci réside précisément dans le fait que le concept d’hégémonie « digère » le concept de dictature du prolétariat, ne permettant pas de penser l’État comme une machine particulière pour intervenir dans la lutte des classes. Ici, à mon avis, Althusser, plutôt que de polémiquer avec Gramsci, est en réalité en train de polémiquer avec l’usage eurocommuniste de Gramsci, dont une figure-clé est Poulantzas.
E.B. : Là je suis complètement d’accord. Moi j’ai beaucoup de difficultés à faire abstraction de ma petite histoire personnelle dans toutes ces affaires. À cette époque là j’étais un peu plus vieux, je n’étais pas très autonome intellectuellement, c’est le moins que l’on puisse dire mais enfin j’essayais de ne pas répéter simplement ce que j’écoutais. Comme j’avais été chargé par Althusser de défendre la dictature du prolétariat, je l’ai défendue14. Ce qui m’a conduit, d’une part, à polémiquer avec Poulantzas et d’autre part à intervenir en même temps qu’Althusser dans la discussion qui avait été lancée par « il manifesto » tout de suite après le « Convegno di Venezia » sur les sociétés postrévolutionnaires.
C’est là qu’Althusser a fait son intervention. Il était dans un très mauvais état physique et moral, ils l’ont supplié de parler quand même – il m’a toujours dit qu’il ne savait pas ce qu’il avait dit – et ensuite ils l’avaient transcrit et il ne pouvait plus se rétracter. Il est vrai que ce n’est pas d’une prodigieuse originalité ce qu’il dit à ce moment là, mais enfin il ne faut pas le dire. Ensuite il y a eu cette discussion dans « il manifesto » qui a été éditée sous la forme d’un petit volume chez De Donato15. Là dedans, j’avais fait un acte d’indépendance de disciple. Althusser avait expliqué qu’il fallait que le parti communiste soit hors État – ce qui était une façon de prendre position contre l’eurocommunisme, parce que l’eurocommunisme avait entrainé en Italie une déclaration officielle expliquant que le parti communiste devait se considérer comme un parti « di lotta e di governo ». Ceci ne plaisait pas du tout à Althusser, qui voyait là de l’opportunisme. Seulement qu’il avait élevé la chose au niveau de la théorie, il avait dit : « l’essence même du parti communiste c’est d’être ‘fuori dello stato’ ». Ensuite, peut-être, dans Marx dans ses limites, il a essayé de théoriser la chose contre Poulantzas, en expliquant sa propre interprétation de l’idée de Marx que la bourgeoisie autonomise l’appareil d’État par rapport aux conflits, aux rapports de classe. Alors, il a écrit un truc qui dit : « pour que le parti communiste, le parti révolutionnaire, puisse être dans la lutte des classes il faut qu’il soit en dehors de l’État ». Alors, moi j’ai dit, dans mon texte : « si l’on suit la conception qu’Althusser se fait des appareils idéologiques d’État, le parti communiste ne peut pas être hors État ».
Le conflit avec Poulantzas c’est que Poulantzas pensait que la lutte des classes traverse l’État, donc il pensait que, au fond, remettre en question la distinction base-superstructure c’était décrire un processus de développement des luttes des classes ou de lutte démocratique qui concerne à la fois la société civile et l’État lui-même de sorte que l’État n’est pas, comme le veut Lénine, l’instrument de la domination d’une classe mais c’est l’enjeu d’un rapport de forces permanent. Alors, évidemment, ça va contre l’idée du dépérissement de l’État. Ce n’est pas nécessairement une idée réformiste, dire que la lutte des classes traverse l’État, ce n’est pas nécessairement expliquer que le parti de la classe ouvrière doit gouverner.
Évidemment ça expose au dilemme embarrassant de savoir s’il doit simplement résister ou s’il doit aussi gouverner. Althusser était très opposé à cette idée que, à tort ou à raison, il mettait dans le même panier avec l’eurocommunisme. Il n’est pas impossible qu’Althusser ait pensé que Gramsci n’avait rien changé, au fond, à la conception étatiste que Lénine – et a fortiori Staline – se faisaient de la lutte des classes en l’élargissant à des dimensions culturelles et idéologiques. Moi, comme j’étais un bon disciple d’Althusser sur ce point, j’avais dit que Poulantzas se trompait. Alors, plus tard, rétrospectivement j’ai fait mon autocritique et dans un texte d’hommage à Poulantzas, dix ans après sa mort, et qui est maintenant réédité dans La proposition de l’égaliberté16, j’ai dit : « j’ai reconnu que c’était lui qui avait raison », et je suis conscient que cela entraine des conséquences de type réformiste, ou plus exactement ça oblige à repenser dans des termes différents l’alternative réforme-révolution sur laquelle à l’époque je vivais complètement. Qu’est-ce que c’est une révolution dans la société capitaliste postkeynésienne ?
Quand Althusser avait écrit ça, ça avait produit un effet sur moi de révélation, une sorte d’illumination. Je m’étais dit : « l’idée que le parti communiste soit décrit comme essentiellement hors État, au pire c’est de la mystique ». Évidemment le parti communiste dont il est question ici c’est un parti complètement idéal, en idée – ; mais le gros ennui c’est que tout cela permet de faire l’économie de la question de savoir comment le parti communiste se débrouille, se démêle de ce qu’il y a en lui d’étatique, parce que, qu’on le veuille ou non, il fait partie du fonctionnement de l’État bourgeois ou de l’État moderne. Ou bien c’était de la mystique ou bien c’était du spontanéisme ou de l’autonomisme. Il fallait marquer une sorte de coupure. Mais si l’on faisait d’avantage de crédit à Althusser, on pourrait dire que cette formule, qui est quand même très mauvaise, très équivoque, est une façon d’essayer d’aborder la question de la forme parti, ou du double sens de la notion de parti : le sens générique dans lequel le parti est la capacité d’une classe révolutionnaire de se donner les formes d’organisation dont elle a besoin pour faire de la politique, et le sens dans lequel le parti est une institution inventée par l’État bourgeois moderne et qui se serait étendu à la classe ouvrière elle-même à mesure que la classe ouvrière ne se contentait pas d’être une classe de refus – comme dirait Tronti – mais devenait un protagoniste des luttes politiques de l’époque moderne.
Raison pour laquelle, rétrospectivement, j’ai trouvé extraordinairement intéressant que Gramsci, qui n’a abouti à aucune théorie complète sur ce point, se soit posé très tôt (c’est un des fils conducteurs des Quaderni del carcere) la question de la genèse historique de la forme parti dans la politique moderne. Question d’autant plus intéressante que Gramsci – je pense – voyait que la question de la généalogie de la forme parti correspondait à deux questions entremêlées l’une dans l’autre, au fond. L’une étant de savoir comment s’organise, comment s’institutionnalise le conflit civil ou le conflit politique, à des époques différentes de l’histoire, en remontant aussi loin que les italiens, la renaissance… donc c’est un problème machiavélien et wébérien, d’une certaine façon. Et puis, l’autre c’est le problème des sociologues, de savoir comment l’État bourgeois construit son système de représentation et ce qui se passe quand la classe ouvrière s’introduit dans ce système de représentation, c’est-à-dire que, d’une part, elle se place elle-même sous l’hégémonie des formes bourgeoises de la politique mais que, d’autre part, elle les utilise aussi éventuellement contre leur destination initiale.
La question de savoir comment le concept de parti de Lénine se situe dans une perspective de ce genre n’est pas simple, mais tout ça aurait dû faire partie des questions qu’il se posait. Mais ce sont des questions qu’Althusser ne s’est jamais vraiment posé, visiblement. Il y a une tournure d’esprit d’Althusser, qui à mon avis n’est pas gramscienne du tout, mais qui doit quelque chose à Freud, à Brecht, à différentes sources de ce genre et puis, au fond, à lui-même, celle qui consiste à toujours se poser la question de savoir comment on peut transformer un rapport de force en changeant de place ou de point d’application. Dire que le parti est hors État, peut vouloir dire quelque chose de plus dynamique ; ça ne veut pas dire : par nature le parti de la classe ouvrière n’appartient pas à l’État parce que l’État c’est le pouvoir de la bourgeoisie. Ça peut, à la limite, vouloir dire quelque chose du genre : étant donné que le parti de la classe ouvrière est toujours une pièce de l’appareil d’État, comment peut-il faire pour exister aussi en dehors ? Alors, la réponse classique de la tradition est : « il faut qu’il existe dans les usines ». À ce moment là, les opéraïstes t’attendent et te disent : « ah, bien !, dans les usines c’est aussi l’État, vous ne vous trompez pas sur ce point ! ». C’est un peu désespérant, parce que tu ne vois plus d’endroit où tu pourrais ne pas être dans l’État. On le voit bien, aujourd’hui ça travaille beaucoup dans le contemporain, parce que, lorsqu’on regarde la place Tahrir, Occupy Wall Street on voit qu’au fond, ils disent la même chose : on voit que l’on est vraiment en dehors de l’État, mais on n’est pas sûr que l’on soit dans la politique, c’est ça le problème ! Être dans le conflit et être dans l’État, être partie prenante du conflit et être dans l’institution, compte tenu du fait que le conflit n’existe pas sans institution et que les institutions sont faites pour neutraliser les conflits.
F. F. : Ce qui est au fond aussi la question que tu posais concernant le rapport entre révolution et réforme ou de la distinction entre révolution bourgeoise et révolution communiste…
E.B. : Est-ce que Gramsci n’était pas quelqu’un qui travaillait à transformer la distinction entre réforme et révolution ? Dans notre idéologie de l’époque, dès que tu faisais un pas vers la réforme tu abandonnais la révolution. Je suis de plus en plus persuadé que l’on ne peut absolument pas poser le problème ainsi. Ce qui ne veut pas dire que je ne sois pas sensible à la question de savoir ce qu’est la digestion du réformisme. J’ai un peu tendance à penser que les programmes réformistes qui nous sont présentés comme tels, évidemment ne sont en rien réformistes, ils ne réforment rien du tout. J’ai fini par faire un petit amalgame, que j’ai collé à la fin du petit volume sur la citoyenneté qui a été édité par Bollati Boringhieri17. À la fin, je me suis dit, il faut reprendre l’idée marxienne de la révolution permanente ou l’idée maoïste de la révolution ininterrompue et il faut amalgamer ça avec la fameuse phrase de Bernstein, qui lui a été évidemment mortellement reprochée par toute la tradition communiste, « le but final n’est rien le mouvement est tout ». Si l’on met ensemble les deux, on obtient quelque chose qui ne me semble pas complètement étranger aux préoccupations de Gramsci. Le problème est de savoir ce que c’est qu’un « mouvement » réel ; finalement, quels sont les objectifs réformistes, à supposer qu’il y ait des forces morales, politiques, intellectuelles etc., qui les soutiennent vraiment au lieu de lâcher prise dès que c’est difficile, qui mettent le système au pied du mur, c’est-à-dire qui l’empêchent de se transformer dans le sens où lui cherche à se transformer ? Je me souviens qu’en Italie et en France, dans les années 1960 – Magri avait écrit des textes là-dessus – c’était l’idée de réforme des structures.
F. F. : Je suis convaincu que tout le projet gramscien autour de l’hégémonie n’est pas une tentative de passer de la révolution à la réforme, mais de montrer que cette alternative est fausse, c’est-à-dire que l’opposition est fausse. Tout ça a été lu comme un passage de la révolution à la réforme. Mais la tentative de Gramsci, ça a été de vouloir toujours traduire la révolution dans les termes du monde contemporain, et il le fait parce qu’il refuse de voir le capitalisme comme une pure « réaction ». Le capitalisme est une « révolution », un mouvement continuel de révolution. On ne peut pas opposer le deux fronts, la « réaction » contre la « révolution » ; en réalité elles sont deux versions alternatives d’un projet de bouleversement de l’existant. Et du reste, ceux qui aujourd’hui se déclarent réformistes font exactement ces réformes là.
B.B. : C’est dire que la question révolutionnaire est de savoir comment on peut éventuellement imposer d’autres réformes que celles que le capitalisme est en train de faire, au moins comme point de départ, pour penser une crise qui ne soit pas subie passivement. Pour ce qui concerne le néolibéralisme, il ne faut pas se représenter le néolibéralisme comme la mise en œuvre d’un plan, d’une idée, de la mise en œuvre d’un modèle de société, il faut se représenter le néolibéralisme comme un contre-plan, c’est-à-dire que le néolibéralisme est une entreprise extrêmement violente et sectaire de démolition des institutions du compromis social construit par un siècle de luttes des classes en occident et ailleurs dans le monde. Donc, c’est effectivement une entreprise réformiste et peut-être révolutionnaire entendue en ce sens là. La question est de savoir si ce cours est fatal. Naturellement, l’alternative ne peut pas consister purement et simplement à dire qu’il faut défendre les acquis de la classe ouvrière, parce que les conditions de leur existence n’existent plus, ni les conditions subjectives ni les conditions objectives. Il faut donc arriver à inventer et à mettre en œuvre – ce qui est encore plus difficile – un autre genre de réforme que celui qui est proposé par le néolibéralisme, ce qui implique une confrontation très dure.
F. F. : Je voudrais reprendre un point qu’on a abordé plus haut. Tu as plusieurs fois mis en évidence comment, chez Althusser, il y a une présence constante de certains éléments de départ donnés comme allant de soi : le caractère révolutionnaire de la classe ouvrière, l’horizon national de la politique. Or, qu’aurait dit Althusser du phénomène des ouvriers français qui votent à droite ? On peut donner une réponse possible à cette question à l’intérieur d’un scénario gramscien, justement. La chose qui manque chez Althusser – et qu’on retrouve chez Gramsci – est ce qu’il nomme le « lien national-international », ce qui est encore aujourd’hui ce qui nous guide pour comprendre ce qu’est une politique de gauche et une politique de droite. Celui qui, plus que d’autres, a insisté sur la critique de l’essentialisme, c’est Ernesto Laclau. Mais chez Laclau, tous les concepts « lien national-international » sont absents ; c’est-à-dire que, chez Laclau, aller vers la droite ou vers la gauche se réduit à un fait presque purement psychologique individuel. Veux-tu faire quelques considérations théoriques sur ce point ? À savoir sur le problème d’un anti-essentialisme qui puisse tenir compte du caractère historico-spatial des sujets, des formations…
E. B. : C’est en partie pour des raisons de ce genre que j’ai considéré comme une rencontre productive, alors qu’Althusser n’était plus là, le fait de rentrer en relation avec Wallerstein18 et d’autres gens de cette école, même si l’on pouvait avoir l’impression que leur point de vue était un peu trop économiste. L’idée centrale était effectivement l’idée que la configuration de la politique (lutte des classes, mais aussi les formations idéologiques) dépend toujours directement de la place qu’une certaine formation sociale et historique occupe dans le « système-monde ». C’est une façon un peu formaliste de transposer le problème, auquel je faisais allusion tout à l’heure, de la combinaison des modes de production dans la formation sociale, en expliquant qu’en réalité cette combinaison se construit au niveau international et non pas à l’intérieur de chaque nation particulière.
Ce que le marxisme appelait « formation sociale » – dans la « Préface » à la Contribution à la critique de l’économie politique, ces « formations sociales » ou « formations économiques-sociales » – n’est pas une façon abstraite ou ésotérique de dire « une nation » ou « un État ». C’est une façon de dire « une époque de l’histoire de l’humanité ». Mais ça laisse complètement ouverte la question de savoir quelle est la géographie qui y correspond. La question qu’il faut se poser, c’est de savoir comment des unités politico-économiques nationales et – plus tard j’ai tenté de dire – « politico-économico-culturelles (ou anthropologiques) nationales » sont des fonctions ou des reflets locaux d’une histoire, qui est l’histoire du monde, donc qui est l’histoire de l’impérialisme. Le fait de s’intéresser à la question du racisme et des effets internes du colonialisme sur l’histoire de la politique, en France ou ailleurs, ne pouvait que pousser encore davantage en ce sens puisque ce sont des phénomènes internes-externes.
F.F. : Pour synthétiser : est-il possible de critiquer l’essentialisme sans perdre de vue l’historicité ainsi que les déterminations locales et globales des phénomènes ?
E.B. : Une bonne définition opératoire, peut-être, de l’anti-essentialisme serait de l’installer méthodologiquement dans une espèce de va et vient permanent entre le local et le global. Gramsci là dirait « popolar-nazionale » seulement s’il y a du « nazionale » et du « popolare ». On dirait que cette unité est donnée une fois pour toute. La situation dans laquelle on se trouve aujourd’hui est une situation dans laquelle l’effet conjoncturel – sur une très longue durée naturellement – de l’interférence entre les phénomènes locaux et les évolutions globales engendre d’autres unités pertinentes que la nation historique.
Je dis ça mais en même temps j’ai des doutes moi-même. Il y a des moments où je me dis, en forçant un peu la note, que, étant donné que la forme nation est une forme spécifiquement européenne qui s’est cristallisée au moment où l’Europe commençait à construire un système de domination à l’échelle du monde, je me dis donc que ce qui caractérisait la forme-nation, c’est qu’elle existait dans le centre – pour parler comme Wallerstein – et qu’il n’y avait pas de nation dans les périphéries. Je m’inspire un peu de Schmitt : l’ordre Westphalien c’est l’ordre qui permet aux nations européennes d’exister les unes avec les autres se faisant la guerre pour le partage du monde. À l’extérieur, par définition, il n’y a pas de nation ; ça a été reflété dans l’orientalisme qui justifiait tout ça en expliquant que, s’il n’y a pas de nation, ce n’est pas seulement parce qu’on les a toutes asservies, parce que c’étaient les régions périphériques de l’empire, mais c’est aussi parce que les cultures non européennes sont incapables de se transformer en cultures politiques étatiques. Après arrive la décolonisation, la forme nation est généralisée au monde entier et, à ce moment là, on s’aperçoit qu’elle est elle-même en crise, d’où la tentation de dire qu’on a, au fond, parcouru un grand cycle historique, on est entré dans la forme nation en 1492 et on a commencé à en sortir en 2008, quelque chose comme ça.
Mais, à ce moment là je commence à avoir des doutes terribles et je me dis que tout ça est une vision eurocentrique des choses. Sous les apparences d’une critique de l’eurocentrisme, c’est probablement une vision extraordinairement eurocentrique, c’est-à-dire qu’il n’est pas du tout certain que l’histoire de la forme nation soit achevée. Les contenus peuvent être un peu différents peut-être, ça ne sera pas du jacobinisme ni du bismarckisme, mais ce n’est pas parce que nous rentrons dans une phase de crise larvée, interminable, qui est à la fois celle des rapports de classe, celle des cultures étatiques et politiques nationales, mais tout ça ne va pas empêcher les chinois, les brésiliens de construire des puissantes nations, impériales d’ailleurs. Au niveau de l’abstraction, il est tentant de suggérer qu’il faut pousser l’anti-essentialisme jusque là, c’est-à-dire non seulement suggérer que ce qui est fondamentalement déterminant c’est le système des places, le rapport entre les transformations mondiales du capitalisme et les configurations locales de la société, mais c’est aussi la forme, en sens plus abstrait (j’espère pas trop aristotélicien), la forme institutionnelle sous laquelle le politique se stabilise relativement au point de rencontre entre ces deux dimensions.
F. F. : Tu as plusieurs fois insisté sur une dimension « institutionnaliste » ; or, chez Gramsci il y a énormément d’institutionnalisme, et c’est quelque chose qui me paraît complétement absent chez Althusser.
E. B. : Ça a été un des enjeux permanents du conflit entre Althusser et Foucault, à partir de 1970, entre l’idée des Appareils Idéologiques d’État et l’idée des disciplines, des micro-pouvoirs, des pouvoirs-savoirs etc. C’était d’esquisser une théorie de l’institution. L’un contre l’autre. Foucault est bien plus obsédé que l’on ne pourrait le croire par les Appareils Idéologiques d’État d’Althusser. Il en parle tout le temps. Chaque fois que je lis un nouveau texte de Foucault, je découvre des nouvelles allusions. Dans le dernier cours publié, La société punitive, qui date de 1972, et qui n’est pas du tout une version préliminaire de Surveiller et punir, c’est quasiment une proposition de théories marxistes alternatives de la reproduction de la classe ouvrière. C’est, donc, une réponse directe au texte d’Althusser. Toutes ces constructions, qui sont travaillées par des longues associations verbales autour de l’idée de la machine sont des tentatives pour refonder l’institutionnalisme : « Il ne faut pas être bergsoniens, ni durkheimiens… », il cherche autre chose. C’est très étrange qu’ils ne lisent pas Weber. Est-ce que Gramsci connaissait Weber ?
F.F. : En prison il avait lu L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, et avant la prison il avait lu Le parlement et le gouvernement dans la nouvelle organisation de l’Allemagne. Par la suite, à travers Robert Michels, il entre en contact avec d’autres concepts.
E. B. : Donc, ce sont des tentatives de tenir ensemble par rapport à l’institutionnalisme officiel de la tradition sociologique française, plus de conflictualité et plus de mécanisme, d’automaticité. Il y a une espèce de tension permanente entre l’idée que les institutions sont des choses qui marchent toutes seules, sont des automatismes, et, de l’autre côté, l’idée que l’institution est un système de domination, c’est un rapport de pouvoir, c’est – au moins virtuellement – un lieu de conflit. C’est une machine au second degré, c’est-à-dire que l’appareil est une machine de transformation du conflit en automatisme. Deleuze, après s’est jeté là dedans et il en fait beaucoup de choses (peut-être Deleuze avait-il profondément médité Althusser).
F.F. : Chez Gramsci il y a une nuance supplémentaire, qui est décisive et qui nous fait revenir à la discussion Althusser-Poulantzas. Gramsci, ici, reprend indirectement Santi Romano. Chez Santi Romano l’institution équivaut à la désagrégation de l’État dans toute la société : chaque association est une institution. Il manque donc l’idée de la machine et de l’automatisme. Chez Gramsci il y a l’absorption des institutions dans l’État, mais non pas dans le sens où elles deviennent partie de l’État-machine, mais dans le sens où elles deviennent partie d’un État extrêmement élargi et complexe, et cela même dans les dynamiques de pouvoir qui le traversent.
E.B. : On va, alors, déboucher sur une autre question encore, dont on a absolument rien dit, qui concerne le droit. La conception de l’idéologie d’Althusser passe son temps à osciller entre un modèle religieux et un modèle juridique. Mais celui-ci n’est pas exactement celui dont se servait Marx, sauf qu’il continue à dire que le droit formalise les rapports d’échange généralisés par le capitalisme. Mais, fondamentalement, l’idée qu’Althusser se fait du droit ne vient pas du Capital, ne vient pas du droit abstrait de Hegel, qu’Althusser, au fond, connaissait très bien. Par rapport à Hegel, Marx a décidé de se débarrasser du tribunal, il l’a renvoyé à des études ultérieures sur les appareils d’État. Dans le deuxième chapitre du Capital, il fait le travail qui consiste à mettre en corrélation la description proposée par Hegel du droit abstrait avec la forme marchandise telle qu’elle a été construite dans le chapitre précédant. On peut se demander comment on compléterait encore le schéma en trouvant dans la structure juridique le corrélat de l’argent dans la structure, mais tout ça suppose, dans le même esprit de la critique de l’idéologie bourgeoise du droit dans La question juive, que c’est dans la société civile que se construit la forme juridique.
Ça ce n’était pas du tout l’idée d’Althusser. Althusser, en matière de droit, était hobbesien, kantien et kelsénien. Les gens demandent souvent si j’ai la preuve qu’il avait lu Kelsen. Bien sûr, la nouvelle traduction française de la Théorie pure du droit venait juste de paraitre et elle était dans son bureau. Il m’avait dit plusieurs fois, c’est lui qui a raison : le droit c’est la combinaison de la norme et de la contrainte. Ça ce n’était pas l’idée hégélienne ni même l’idée marxienne dans le développement du Capital. Mais, ce qui est quand même étrange, c’est que les gens dont je viens de parler, Althusser et Foucault, quand ils traitent de l’institution, mettent le droit entre parenthèse. Pour des raisons différentes, ils sont anti-juridiques du point de vue théorique, ce qui ne pouvait pas être le cas de Santi Romano. La question du rapport de Gramsci au droit n’est pas très claire pour moi…
Entretien enregistré le 7 juillet 2014 et initialement paru dans la revue d’études althussériennes Décalages. Les questions ont été traduites par Gianfranco Rebucini
- Cours à l’Université Columbia, automne 2013 et à l’Université de Kingston, hiver 2014. Voir mon exposé sur Période : « Un point d’hérésie du marxisme occidental: Althusser et Tronti lecteurs du Capital » [↩]
- Note postérieure à l’entretien : Yves Duroux tient de Michel Amiot, un normalien plus âgé que nous, qu’en 1956 la cellule communiste de l’ENS, dont faisait partie Althusser, avait pris position en faveur de la révolte des ouvriers hongrois, pour se ranger ensuite à la position officielle du parti [N. de E. B.]. [↩]
- Lucio Magri, Il sarto di Ulm, Milano, Il Saggiatore, 2009. [↩]
- Voir aujourd’hui le texte de l’intervention de Lucien Sève, « Le rejet de la dialectique », au colloque organisé par la revue La Pensée pour l’anniversaire de Pour Marx et Lire le Capital : n. 382, avril-juin 2015, Althusser 25 ans après. ». [↩]
- Hebdomadaire politico-culturel du PCI [↩]
- Cf. A. Negri, Marx au-delà de Marx Cahiers de travail sur les « Grundrisse », trad. R. Silbermann, Paris, L’Harmattan, 1996. Ce que je dis là est incertain: il faut confronter avec les souvenirs de Negri et de Yann Moulier-Boutang, qui avait organisé la rencontre. En outre, à l’époque, Negri et Tronti sont déjà partis dans des directions opposées [N. de E. B.]. [↩]
- Cf. L. Althusser, E. Balibar, Lire le Capital, Paris, Maspero, 1973, p. 152n. [↩]
- Voir E. Balibar, « De la lutte des classes à la lutte sans classes », in Id. et I. Wallerstein, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1988 [↩]
- E. Balibar, Sur la dictature du prolétariat, Paris, Maspero, 1976 [↩]
- Jean Kanapa étant mort en 1978, ce rapport qui doit se trouver dans les archives du PCF date vraisemblablement de 1977. Il faudrait vérifier si c’est le même que le « rapport Kanapa » dans lequel était annoncé le ralliement du PCF à la force de frappe nucléaire française [↩]
- 1914 [↩]
- L. Althusser, La transformation de la philosophie, in Id., Sur la philosophie, Paris, Gallimard, 1994, pp. 139-178 [↩]
- Voir les textes de 1976 : l’essai « Sur Marx et Freud » (aujourd’hui reproduit dans le volume d’Ecrits sur la psychanalyse. Freud et Lacan (textes réunis et présentés par O. Corpet et F. Matheron, Paris, Stock/Imec, 1993) et la « Préface » du livre de Dominique Lecourt sur Lyssenko. Histoire Réelle d’une « science prolétarienne » (Paris, Maspero, 1976) [↩]
- E. Balibar, Sur la dictature du prolétariat, op. cit.. Initialement, Althusser m’avait proposé d’écrire un livre avec lui : j’aurais fait la partie « historique » et lui la partie « politique » d’actualité. Mais comme il était aussitôt tombé malade, j’ai fini par l’écrire seul… [N. De E. B.] [↩]
- L. Althusser et al., Discutere lo Stato: posizioni a confronto su una tesi di Louis Althusser, Bari, De Donato, 1978 [↩]
- E. Balibar, La proposition de l’égaliberté. Essais politiques, 1989-2009, Paris, PUF, 2010 [↩]
- E. Balibar, Cittadinanza, trad. it. di F. Grillenzoni Torino, Bollati Boringhieri, 2012; trad. angl. Citizenship, Cambridge, Polity Press 2015 [↩]
- Cf. E. Balibar, I. Wallerstein, Race, nation, classe : les identités ambigües, op. cit. [↩]