Le temps est loin où l’approche marxiste du crime suscitait de vives controverses. Des controverses d’autant plus vives que l’affrontement était double : il opposait, d’une part, marxistes déclarés et partisans d’autres courants théoriques et, d’autre part, les tenants du marxisme entre eux. Pour des raisons historiques peu mystérieuses, la référence à une telle approche est devenue marginale tout au plus, particulièrement en France, et ce y compris dans des contributions plus ou moins ouvertement critiques de l’ordre socio-économique existant. Manuels et autres ouvrages de synthèse ne font généralement que l’expédier, quand ils en font mention. La situation est plus favorable dans la sphère anglophone, ne serait-ce que par effet de domination linguistique, sans être très brillante pour autant. Dans un contexte où domine l’empirisme au sens le plus plat du terme, Michael J. Lynch a ainsi relevé récemment la rareté des références aux classes sociales (et plus encore aux luttes de classe) dans la production criminologique, manquement touchant non seulement le courant dominant (mainstream), mais aussi des approches réputées plus ou moins critiques, en particulier l’approche dite « culturelle » (cultural criminology). Même un adepte de la position « libérale » au sens états-unien (liberal, ici par opposition à radical, opposition assimilable à réformiste vs. révolutionnaire), Jonathan Simon, a pu récemment affirmer la nécessité d’une telle approche radicale dans l’optique d’une revitalisation d’un dialogue constructif entre les deux courants.
De là ce guide de lecture, que justifie également l’absence d’un ouvrage en français spécifiquement consacré à l’approche ou plutôt aux approches marxistes du crime – ce terme étant entendu non pas au sens juridique mais au sens sociologique, générique1. Ce guide poursuit ainsi l’objectif de faire connaître ou de remettre en mémoire, ne serait-ce que pour lutter contre l’amnésie, un héritage de plus en plus méconnu, ainsi que les quelques (rares) tentatives récentes pour le revisiter et le revivifier. Ceci avec la lucidité requise, qui impose de prendre la mesure des obstacles et impasses en la matière. La première difficulté tient à l’existence de plusieurs appellations – « marxist », « radical », « critical », et même « working-class criminology » selon une expression lancée par Jock Young en 1975 – qui se recoupent partiellement sans pour autant être indistinctes. La littérature portant sur la « criminologie radicale » est vaste ; on se focalise ici sur les contributions qui se sont expressément placées sous la bannière marxiste.
D’où une deuxième difficulté : la question du crime n’est à l’évidence pas un thème central au sein du marxisme. Dans un texte qui sera présenté plus loin, le sociologue canadien Jean-Paul Brodeur exprime un argument courant lorsqu’il indique qu’en dépit des contributions pionnières de Willem Bonger (1876-1940) et, dans un autre genre, de Georg Rusche (1900-1950), la discipline criminologique est « l’une de celles qui ont éprouvé le plus tardivement l’impact de la pensée marxiste ». La chose n’est pas surprenante dans la mesure où, comme s’accordent à le penser divers auteurs, en dépit de passages suggestifs – des articles sur le « vol de bois » à la « digression (sur le travail productif) » présente dans les Théories sur la plus-value rassemblées par Karl Kautsky – Karl Marx et Friedrich Engels n’ont pas livré de réflexion systématique et approfondie sur ce thème. Il en va de même pour d’autres auteurs après eux, chez lesquels on peut trouver des fulgurances suggestives mais pas d’étude spécifique2. En s’appuyant sur des éléments épars, les auteurs qui, à partir des années 1960, ont proposé une analyse marxiste du crime (et plus rarement de la peine), ont ainsi procédé à une construction ex post voisine de celle qu’a mise en évidence Jérôme Lamy dans le cas du « marxisme écologique »3. Pour continuer le parallèle, on pourrait dire que si le productivisme a longtemps fait obstacle à l’attention de la pensée marxiste pour la « nature » ou l’« environnement », c’est le dédain à l’égard du lumpenprolétariat4 qui a joué ce rôle vis-à-vis du crime. Par la suite, certaines réflexions parviennent difficilement à spécifier analytiquement une réflexion sur le crime (et la peine) par rapport à une pensée plus générale du droit, de l’État, des classes sociales, etc., tous éléments évidemment liés en pratique. C’est le cas par exemple d’un article de Dario Melossi paru en 1976 sur la question pénale dans Le Capital qui traite plutôt de la répression étatique en général. L’auteur y indiquait au passage une raison théorique fondamentale au manque d’intérêt apparent du marxisme pour la question criminelle : le fait qu’en prenant possession d’un nouveau domaine de réflexion, en l’occurrence la criminologie, le marxisme le détruit en tant que tel en lui substituant ses propres problèmes et concepts5. Du reste, les rapports sociaux capitalistes ne découlent-ils pas de crimes originaires liés à l’expropriation constitutive de l’accumulation primitive ?
Sur un autre plan, une difficulté tient à ce que l’approche marxiste peut apparaître non seulement datée mais dépassée, y compris par des cadres théoriques qui prétendent l’avoir intégrée. Dans les années 1980, c’est au nom du réalisme stratégique – ne pas laisser le champ libre aux « solutions » de droite ou néoconservatrices – qu’entend s’opérer un tel dépassement, avec la constitution d’un courant dit du « réalisme de gauche » (left realism). C’est l’argument de John Lea qui en fait jusqu’à aujourd’hui, contre l’idée d’un simple recentrement (et affadissement), la forme de criminologie radicale adaptée aux temps présent. Plus récemment, critiquant une approche conçue étroitement en termes d’économie politique à la manière de Georg Rusche et ses épigones, Loïc Wacquant a pu présenter son travail comme conciliant une analyse matérialiste dans la lignée de K. Marx et F. Engels et une approche symbolique dans celle d’É. Durkheim puis P. Bourdieu6. Bref, des élaborations plus sophistiquées, plus élégantes, plus complexes, rendraient l’approche marxiste obsolète.
Connaître cet héritage n’en demeure pas moins important. Il ne s’agit pas de dire que toutes les contributions qui se sont présentées, à bon ou mauvais escient, comme « marxistes » (et il ne faudrait jamais oublier que, comme l’avait rapporté Engels, Marx raillait l’idée même de marxisme) sont toutes d’un vif intérêt. Cet héritage est certainement inégal. Mais il en vaut bien d’autres : quand bien même il existerait, dans ce domaine comme dans d’autres, une vulgate marxiste, le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’a pas à rougir face à d’autres vulgates. Ce guide de lecture a moins pour objectif de réhabiliter un héritage d’ailleurs hétérogène que de le faire connaître pour offrir la possibilité de le revisiter d’un œil critique. Sans s’attarder outre mesure sur la période des années 1960-1970, à laquelle donnent accès des textes déjà publiés, y compris en français (on les trouvera plus loin), il s’agit au contraire de se placer du point de vue de l’actualité, de chercher ce qui peut servir aujourd’hui. Le périmètre est volontairement resserré : si empiriquement tout est lié (le crime, le droit, la justice, l’État, les classes sociales, l’idéologie, etc.), on se concentre ici sur le thème du crime en tant que tel et, pour ce qui est du droit, on renvoie à d’autres textes publiés par Période, à commencer par « Droit et État » d’Evgueny Pašukanis7 et « La spécificité de la forme juridique bourgeoise » de Michel Miaille.
Et puisqu’il s’agit de guider lectrices et lecteurs, commençons par ce qui est disponible en langue française.
En langue française
Les contributions en français sont peu nombreuses. Que l’on se tourne vers des manuels ou des ouvrages de réflexion théorique en langue française et l’on constatera le caractère marginal de la référence au marxisme. Dans le premier tome de l’Histoire des savoirs sur le crime et la peine, on trouve toutefois, au sein d’un chapitre rédigé par Françoise Digneffe portant sur les « problèmes sociaux et représentations du crime et du criminel » de John Howard à Friedrich Engels, une sous-partie de quelques pages intitulée « Point de vue des utopistes et des marxistes »8. Ce « point de vue » a en partage qu’à la différence des philanthropes, il remet en cause, à travers le problème du crime, l’ordre social lui-même. Plus précisément, Marx et Engels héritent d’un retournement en trois mouvements : renversement de la responsabilité morale du crime (où c’est le fonctionnement social qui est incriminé) ; utopie de l’élimination du comportement criminel (par l’édification d’une société harmonieuse encourageant la vertu) ; relativisation du comportement criminalisé (plutôt que substantiellement « criminel ») comme un mal parmi d’autres et le symptôme d’une société inique. Trois thèses doivent cependant être distinguées : l’idée que la société créé le crime, l’idée que la société elle-même est criminelle, enfin l’idée selon laquelle certains crimes sont, quoique sous une forme maladroite ou grossière, des actes de protestation contre l’organisation sociale, des formes de résistance ou de révolte, potentiellement révolutionnaire dans la meilleure hypothèse. Le troisième tome du même ouvrage ne permet pas d’actualiser ces développements puisqu’il s’arrête en 1960, au seuil du développement d’une approche marxiste du crime de part et d’autre de l’Atlantique. Il existe néanmoins des ressources bibliographiques à exploiter et non des moindres, la plupart étant en outre facile d’accès.
Georg Rusche et Peine et structure sociale
Georg Rusche, Otto Kirchheimer, Peine et structure sociale. Histoire et « théorie critique » du régime pénal, Paris, Cerf, 1994 [1e ed. 1939].
Incontournable, même si inévitablement daté du point de vue historiographique. Élaboré par Georg Rusche au début des années 1930 sous l’impulsion de Max Horkheimer, publié pour la première fois (en anglais) en 1939, cet ouvrage audacieux mérite d’autant plus d’être relu et redécouvert qu’il est trop souvent écrasé sous un résumé sommaire qui en gomme l’intérêt et la richesse. Dans la foulée, on peut relire le commentaire qu’en fait Michel Foucault dans le premier chapitre de Surveiller et punir, qui lui rend hommage (« Du grand livre de Rusche et Kirchheimer, on peut retenir un certain nombre de repères essentiels… ») tout en s’en démarquant. Lire, surtout, la copieuse préface des éditeurs, René Lévy et Hartwig Zander. Tout en reconstituant, sur la base d’un travail d’archives, la genèse (pour le moins difficile et conflictuelle, l’accolement des noms de Rusche et Kirchheimer étant tout à fait trompeur) du livre, elle en éclaire utilement le contenu.
L’édition française comprend deux textes de G. Rusche ayant fait l’objet d’une publication antérieure, en libre accès, chacune faisant l’objet de textes introductifs qui seront la matière première de la future introduction du livre :
Georg Rusche, « Marché du travail et régime des peines. Contribution à la sociologie de la justice pénale », Déviance et société, vol. 4, n° 3, 1984, p. 215-228.
(Précédé d’une « Introduction à la genèse de l’œuvre de Georg Rusche » de H. Zander.)
Georg Rusche, « Révoltes pénitentiaires ou politique sociale. À propos des événements d’Amérique », Déviance et société, vol. 8, n° 2, 1984, p. 151-165.
(Précédé d’une « présentation » de R. Lévy et H. Zander, qui rend compte de leurs premiers efforts pour reconstituer les conditions d’élaboration du livre.)
Même s’il vaut mieux se référer au livre publié en 1994, ces textes permettent déjà d’accéder à l’essentiel des thèses de Rusche et des écueils (le juridisme et l’évolutionnisme en premier lieu) qu’elles entendent éviter. À ses limites aussi, notamment une réflexion peu poussée sur la définition du crime elle-même. On y voit, au passage, qu’il n’est pas question d’un marxisme orthodoxe, Marx et Engels n’étant même pas cités ici.
René Lévy et Hartwig Zander ont également commenté la lecture foucaldienne de Peine et structure sociale (Foucault étant un « lecteur privilégié » d’un travail qu’il a fait connaître en France) dans un texte anticipant lui aussi la sortie de l’édition française : « Un « grand livre ». Peine et structure sociale », Sociétés et représentations, n° 3, 1996, p. 111-124.
Pour compléter et comparer, on peut lire, en anglais, la préface de Dario Melossi à l’édition de 2003, qui s’appuie sur les interprétations de R. Lévy et H. Zander tout en prenant parfois ses distances.
Confrontations et controverses
Plusieurs textes consistent plus ou moins explicitement en un état des lieux des débats et controverses. On recommande de commencer par : Jean-Paul Brodeur, « La criminologie marxiste : controverses récentes », Déviance et société, vol. 8, n° 1, 1984, p. 43-70.
Comme son titre le suggère, il s’agit d’un état des lieux circonstancié (et circonstanciel) des débats agitant la criminologie marxiste ou radicale (les deux termes étant ici mêlés) élaboré d’un point de vue extérieur. Le texte de J-P. Brodeur n’est pas exhaustif, non seulement parce qu’il ne cite pas tous les participants à la controverse9, mais aussi, voire surtout, parce qu’en se focalisant précisément sur la controverse, il a laissé de côté des contributions plus posées, dont l’une des plus équilibrées est certainement celle de Richard Sparks, « A Critique of Marxist Criminology », Crime and Justice, vol. 2, 1980, p. 159-210. On peut trouver discutable telle ou telle formulation, interprétation ou prise de position de l’auteur, dont la présentation est tout sauf complaisante ; le ton est, au contraire, volontiers perplexe ou narquois. En outre, tout en déplorant le risque de régresser vers des conceptions pré-marxistes, le sociologue canadien décolle souvent du contenu exact des arguments défendus par les auteurs mentionnés, auquel il donne finalement assez peu accès. Sa présentation analytique n’en demeure pas moins une porte d’entrée sans équivalent en langue française. Certaines réflexions, par exemple sur les dérives liées au schéma explicatif « en dernière instance », méritent d’être méditées. Il fournit en outre une importante bibliographie pour quiconque veut se plonger dans les seventies.
Dans le même numéro que l’article de J-P. Brodeur, et même à sa suite, figure Thierry Godefroy, Bernard Laffargue, « Crise économique et criminalité. Criminologie de la misère ou misère de la criminologie ? », Déviance et société, vol. 8, n°1, 1984, p. 73-100.
Sous ce titre en clin d’œil évident à l’ouvrage polémique de Marx contre Proudhon, les deux auteurs discutent l’approche marxiste (ou plutôt radicale en général, replacée dans le cadre des approches conflictuelles du social) au sujet de la question ancienne, héritée de Rusche, des rapports entre crime et crise économique. On y trouve ainsi une sous-partie sur la « répression pénale comme moyen de régulation du marché du travail ». La critique de T. Godefroy et B. Laffargue porte notamment sur le simplisme d’un lien statistique mécaniste entre pauvreté (ou chômage) et criminalité, ainsi que sur celui d’une représentation instrumentale de la justice pénale elle-même, représentation qui, à la fois, manque de recul sur les conditions de production des statistiques officielles et néglige les fonctions propres du système pénal.
Lode Van Outrive, « Interactionisme et néo-marxisme, une analyse critique », Déviance et société, vol. 1, n °3, 1977, p. 253-289.
L’un des tout premiers textes du genre, sinon le premier. L’auteur inclut d’abord tout ce qui se dit critique ou radical pour opérer en fin de compte une différenciation, en doutant au passage du marxisme de certains marxistes déclarés (qui selon lui pêchent tantôt par idéalisme théorique, tantôt par économisme, tantôt par instrumentalisme). Il organise la confrontation entre les deux approches sur plusieurs plans, celui de l’origine du droit pénal, puis de ses conséquences, avant d’en arriver au comportement criminel, plus loin aux « méthodologies », etc., traitant du même coup du rôle de l’État et du droit. Ce long article est inégal : peut-être issu d’une traduction, il pâtit de formulations parfois déroutantes ou approximatives qui nuisent à la précision du propos. Il est, en outre, le fruit d’un contexte fort différent du nôtre, dans lequel il n’est pas forcément facile de se replonger. Il contient néanmoins des éléments de problématisation essentiels, ainsi que des passages qui, quarante ans plus tard, conservent un certain punch (« La prison est destinée au pauvre. À la limite on pourrait même dire que les riches payent par les amendes l’entretien des prisons pour les pauvres ! Mais il y a plus : l’amende n’est plus une sanction, c’est une taxe levée sur le privilège de violer la loi »). Ajoutée à celle fournie plus tard par les deux textes précédents, la bibliographie donne accès aux références d’époque (auteurs et supports principaux).
On peut lire en complément : Kamel Boukir, « « Le vrai coupable ». Un regard ethnométhodologique sur la déviance : des fumeurs de marijuana de Becker aux sorciers d’Evans-Pritchard », SociologieS, juin 2016.
Il s’agit d’un article à la fois plus large thématiquement et plus resserré en ce qu’il est centré sur le sociologue états-unien Melvin Pollner. La section intitulée « La Californie : bastion de la sociologie du droit, du crime et de la déviance » contient quelques éléments sur la criminologie dite « radicale ».
Pour élargir, voir Pierre Lascoumes, Hartwig Zander, Marx : du « vol de bois » à la critique du droit, Paris, PUF, 1984. Le livre sert notamment de point d’appui à Daniel Bensaïd dans Les dépossédés. Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres, Paris, La fabrique, 200710. En anglais, l’historien Peter Linebaugh, dont il sera question un peu plus loin, a également publié l’un de ses premiers textes sur ce sujet (« Karl Marx, the theft of wood, and working-class composition : a contribution to the current debate », 1976), repris récemment dans le recueil Stop, Thief! The Commons, Enclosures, and Resistance, Oakland, PM Press, 2014, p. 43-64.
Histoire sociale, histoire par en bas
On doit à l’historien Philippe Minard l’édition française de deux ouvrages classiques de l’historiographie anglophone :
Edward Thompson, La guerre des forêts. Luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, Paris, La Découverte, 2017 [2014].
Il s’agit d’une version abrégée – aucune excuse, donc, pour ne pas le lire en entier ! – du maître livre de l’auteur paru en 1975 sous le titre Whigs and Hunters. The Origin of the Black Act. Lire également la préface et surtout la postface (« Les dures lois de la chasse », p. 127-182) de Philippe Minard. Elle contient des éléments sur Albion’s fatal tree. Crime and Society in Eighteenth-Century England, livre signé à cinq mains (dont celle de Thompson, ainsi que celle de Linebaugh) paru également en 1975 (les éditions Verso en ont publié une version révisée en 2011, qui inclut une nouvelle introduction rétrospective), malheureusement non traduit en français.
Peter Linebaugh, Les pendus de Londres. Crime et société civile au XVIIIe siècle, Montréal, Lux/CMDE, 2018. [Autre lien éditeur ici]
Publié pour la première fois en 1991, puis réédité dans une version révisée par Verso en 2003, ce livre est un classique de l’histoire sociale qui, comme l’indique P. Minard dans sa préface, « réussit le tour de force d’être à la fois solidement documenté, stimulant au plan conceptuel et débordant de cette truculence qui faisait vibrer le peuple des rues au XVIIIe siècle11». C’est à une véritable sociologie historique que l’auteur se livre, en montrant notamment que la composition sociale des victimes du gibet de Tyburn ne différaient guère de celle du prolétariat londonien, contre l’idée d’un « profond fossé entre artisans, apprentis et compagnons d’un côté, et vagabonds, criminels et voyous de l’autre ». Établissant une liste des « dix livres qui ont le plus influencé Les Pendus de Londres », Linebaugh place en tête Le Capital (Marx), La formation de la classe ouvrière anglaise (Thompson), Surveiller et punir (Foucault) et Peine et structure sociale (Rusche et Kirchheimer).
Il faut y ajouter Les bandits, d’Eric Hobsbawm (Paris, La Découverte, 2018 [2008]), publié en 1969, traduit pour la première fois en français en 1972 et désormais disponible en édition de poche. C’est contre lui notamment (même si ce n’est pas toujours explicite) que certains auteurs évoqués dans ce qui suit ont critiqué une représentation romanesque, enjolivée ou complaisante du crime et du criminel.
En langue anglaise
Pour pénétrer dans la sphère anglophone, la porte d’entrée à laquelle on peut spontanément penser est celle des notices de dictionnaires, par exemple « Crime, Radical/Marxist Theories of » de Barbara Sims et Craig Davidson Goforth dans la Blackwell Encyclopedia of Sociology, « Marxist Criminology » de Christopher Sharp dans The Encyclopedia of Criminology and Criminal Justice chez le même éditeur, ou encore une notice du même nom rédigée par Rick Matthews dans le Routledge Handbook of Critical Criminology. Elles sont malheureusement quasi inaccessibles quel que soit le format…
Reflux et défenses
La polémique n’a pas cessé après l’état des lieux présenté plus haut réalisé par Jean- Paul Brodeur en 1984. Par exemple, dans un texte de 1989 intitulé « On Trashing Marxist Criminology » (Criminology, vol. 27, n° 2, p. 231-238), William Chambliss réagissait vivement à un article d’un certain Jeffrey Adler qui, lui-même, faisait suite à une contribution du même Chambliss portant sur les lois sur le vagabondage. Le ton n’est pas spécialement feutré puisque, selon Chambliss, son adversaire faillit non seulement aux règles de la rigueur universitaire mais même à la logique la plus élémentaire, de sorte que jamais sa « critique » n’aurait dû être publiée par un journal un tant soit peu sérieux. Il y voit la preuve d’une ignorance et même d’un préjugé défavorable à l’encontre de la criminologie marxiste et plus largement radicale sur les supports mainstream ; et nous sommes encore à la veille de la chute du mur de Berlin…
Un autre exemple est fourni par la passe d’armes entre James Messerschmidt et le couple Schwendinger s’écharpant sur la question du sexe et/ou du genre (sans que les deux termes soient, me semble-t-il, toujours conceptuellement distingués) et son rapport avec l’oppression de classe :
– Herman Schwendinger, Julia Schwendinger, « The World According to James Messerschmidt », Social Justice, vol. 15, n° 1, 1988, p. 123-145.
– James Messerschmidt, « A Reply to the Schwendingers », Social Justice, vol. 15, n° 1, 1988, p. 146-16012.
Reste que les débats ont faibli en régularité et en intensité ; à cet égard le contraste entre les années 1990 et les années 1970 est frappant. De temps à autre, cependant, des efforts de défense ou de réaffirmation théorique en faveur d’une approche marxiste ont vu le jour. On peut citer, dans des genres différents :
Pat O’Malley, « The purpose of knowledge: pragmatism and the praxis of marxist criminology », Contemporary Crises, n° 12, 1988, p. 65-79.
Dans cette discussion théorique revendiquant une épistémologie pragmatiste, l’auteur retravaille l’objection selon laquelle le concept même de crime, en tant que catégorie liée au droit bourgeois, n’a pas sa place dans la théorie marxiste. En s’appuyant notamment sur Policing the Crisis – livre collectif autour de Stuart Hall dont il sera question plus loin – il suggère qu’il faut dépasser le concept de crime, quitte à s’affranchir de la criminologie elle-même, plutôt que s’échiner à élaborer une criminologie marxiste prisonnière d’un cadre qui n’est pas le sien.
Michael Lynch, W. Byron Groves, Alan Lizotte, « The rate of surplus value and crime. A theoretical and empirical examination of Marxian economic theory and criminology », Crime, Law and Social Change, vol. 21, n° 1, 1994, p. 15-48.
Prolongeant un effort entamé par M. Lynch dès la seconde moitié des années 1980, alors qu’il était encore étudiant, les auteurs entendent répondre à l’objection principale faite à la criminologie marxiste ou à la sociologie marxiste du crime, à savoir le manque de travaux empiriques et de démonstrations vérifiables réalisées en son nom, ceci sans tomber pour autant dans un empirisme à courte vue que le marxisme récuse à juste titre. Pour ce faire, ils relient crime et théorie de la plus-value/survaleur [surplus value], en se démarquant des indicateurs habituels comme le taux chômage ou de pauvreté. Au moyen d’une analyse quantitative, ils tentent d’établir que le taux de plus-value/survaleur est une variable prédictive à la fois du taux de plusieurs types d’infractions (aussi bien des atteintes aux biens qu’aux personnes) et de celui de l’action répressive dans les États-Unis de la période 1950-1974. Si l’analyse se focalise sur la délinquance de rue (street crime), les auteurs en appellent in fine à se pencher, dans la même perspective, sur la délinquance en col blanc.
Barbara Sims, « Crime, Punishment and the American Dream: Toward a Marxist Integration », Journal of Research in Crime and Delinquency, vol. 34, n° 1, 1997, p. 5-24.
Le point de départ de l’article est le reproche faite par l’autrice aux auteurs d’un livre sur le crime et le rêve américain de ne pas avoir intégré l’approche marxiste (ils se contentent d’une allusion à Marx, s’inspirant avant tout du sociologue Robert Merton), qui fait figure à ses yeux de « chaînon manquant » de leur conception. Ils passent ainsi sous silence les fondements structurels, liés à la configuration capitaliste, qui sont au principe des inégalités, du fétichisme monétaire ou du statut de la criminalité en col blanc. B. Sims applique ensuite son argument au cas de la boulimie carcérale états-unienne, en se qualifiant de « néo-marxiste » parce qu’elle se range dans le camp de celles et ceux qui n’attendent pas la fin du capitalisme pour envisager des solutions : mesures juridiques, institutionnelles, économiques, etc. Du reste, elle invite à concilier, plutôt qu’à opposer, les théories du conflit et celles du consensus (position que l’on peut évidemment trouver parfaitement contestable).
Alfried Schulte-Bockholt, « A Neo-Marxist Explanation of Organized Crime », Critical Criminology, n° 10, 2002, p. 225-242.
L’article porte sur les rapports entre crime organisé et élites socio-économiques, en s’appuyant sur l’École de Francfort (en particulier sur la notion de « protection racket ») et sur A. Gramsci. En prenant appui sur des cas historiques et en particulier celui de régimes en voie de fascisation, l’auteur développe la thèse selon laquelle, lorsqu’il est en phase de maturation, le crime organisé développe des vues idéologiques proches de celles des élites, le poussant à défendre celles-ci (et celles-ci à utiliser celui-là) contre des groupes dominés et potentiellement séditieux lors de phases de crise d’hégémonie. Quand le processus est accompli, il devient difficile de parler simplement de crime organisé, car on atteint un stade d’interpénétration qui aboutit à un État criminel. L’auteur ajoute en conclusion que les démocraties doivent tolérer un niveau minimal de crime organisé pour ne pas risquer de mettre en danger, par débordement répressif, les libertés publiques et civiles ordinaires.
Stuart Russell, « The continuing relevance of marxism to critical criminology », Critical Criminology, n° 11, 2002, p. 113-135.
Contre le délaissement sinon l’éviction du marxisme depuis le début des années 1990, y compris au sein de la criminologie dite critique, l’auteur réaffirme son importance capitale à l’heure de la « crise » chronique du capitalisme. Le marxisme demeure en effet sans équivalent pour inscrire la criminalisation dans une théorie générale de l’ordre social. Pour l’attester, l’auteur donne différents exemples d’usages ou des pistes qu’une analyse marxiste devrait frayer (sur la privatisation des moyens coercitifs par exemple), au risque d’un catalogue un peu fastidieux. Il plaide en même temps pour une attention à toutes les formes d’oppression et pas seulement de classe, ainsi qu’aux crimes des puissants, qu’ils soient liés aux entreprises privées ou aux bureaucraties étatiques. Le texte appelle aussi à l’action, la critique universitaire ayant besoin de rencontrer le mouvement social – un appel qui prend sens dans le contexte de l’essor du mouvement de l’altermondialisation du tournant du siècle (le texte se termine par une mention au Forum Social mondial de Porto Alegre de 2002).
Mark Cowling, « Can Marxism Make Sense of Crime? », Global Discourse, vol. 2 n° 2, 2011, p. 59-74.
Dans cet article qui condense des vues développées dans un ouvrage paru trois ans plus tôt (Marxism and Criminological Theory. A Critique and a Toolkit, Palgrave MacMillan, 2008), l’auteur vise large. Il traite pêle-mêle des apports et des limites de la notion de lumpenprolétariat, de la théorie de l’aliénation, des usages sociaux du droit, de justice distributive, du sort hypothétique du crime dans une société communiste, etc. Le ton est parfois irritant : sans fétichiser les « grands auteurs », on peut trouver quelque peu pénible la façon avec laquelle tel ou tel universitaire n’ayant pas exactement la carrure de Marx, tout en vivant dans des conditions matérielles sans commune mesure avec les siennes, pointe doctement ses « insuffisances », en versant de bon cœur dans l’anachronisme… En l’occurrence, la notion de lumpenprolétariat est jugée trop nébuleuse, la théorie de l’aliénation trop vague, l’auteur terminant son texte par l’idée qu’une société communiste produit vraisemblablement plus de criminalité qu’une société capitaliste. À se demander parfois pourquoi l’auteur se dit encore marxiste…
… et c’est en partie le sens d’une réplique publiée dans le même numéro, laquelle expose poliment (on est loin du ton des années 1960-1970 !) une série de désaccords : Kristian Lasslet, « A Reply to « Can Marxism Make Sense of Crime? » », Global Discourse, vol. 2 n° 2, 2011, p. 75-80.
L’auteur y évoque notamment des théories traitées trop sommairement, ainsi qu’un manque d’attention aux mécanismes de qualification de certains actes comme criminels. Même sentiment mitigé (au bas mot) par l’un des tenants du « réalisme de gauche », John Lea, dans sa recension du livre de M. Cowling (Theoretical Criminology, vol. 15, n° 1, 2011, p. 101-103).
On peut ajouter à cet ensemble le texte, mentionné en introduction, de Michael Lynch, « The classlessness state of criminology and why criminology without class is rather meaningless », Crime, Law and Social Change, n° 63, p. 65-90. L’auteur y plaide pour un retour d’une lecture de classe délaissée y compris par des courants qui prétendent proposer une lecture critique.
Marxisme et « sélectivité pénale »
La contribution la plus ample, en dépit d’une facture académique qui alourdit le propos, est sans aucun doute celle de Valeria Vegh Weis, dont le livre Marxism and Criminology : A History of Criminal Selectivity, initialement paru chez Brill, vient d’être réédité à un prix accessible par Haymarket Books.
« Qui fait respecter les règles et pourquoi ? » Telle est la question centrale posée par ce livre, qui remet sur le métier la perspective marxiste (sans exclure d’autres traditions théoriques, à commencer par l’approche interactionniste dite « théorie de l’étiquetage » ou labeling theory) en mettant en relief l’idée de « sélectivité pénale » (criminal selectivity), autrement dit de tolérance sélective (donc discriminatoire) tout au long de la chaîne police-justice-prison et des inégalités qui en découlent. Il le fait sur la base d’un vaste retour en arrière remontant jusqu’à la fin du XVe siècle, moment d’une accumulation primitive constitutive des débuts du capitalisme, en distinguant plusieurs périodes : une sélectivité « originale » jusqu’au XVIIIe siècle, puis « disciplinaire » (par une voie aussi bien médicale que policière) de la fin du XVIIIe au XXe siècle, et « boulimique » aujourd’hui. Chaque période est caractérisée par des formes du conflit social et de contrôle social, par des faits et secteurs surcriminalisés et au contraire sous-criminalisés, ainsi que par un discours officiel ou manifeste qui contraste aves les fonctions officieuses ou latentes du fonctionnement pénal effectif.
En première approche, voir ici même « Sélectionner et punir : pour une criminologie marxiste. Entretien avec Valeria Vegh Weis », Période, avril 2018.
Recueillir et revisiter
S’il existe quelques ouvrages sur le marxisme et le droit, ceux qui traitent plus spécifiquement du marxisme et du crime sont rares. Le plus important est sans doute :
David Greenberg, Crime and Capitalism. Readings in Marxist Criminology, Philadelphia, Temple University Press, 1993.
Il s’agit de la deuxième édition augmentée d’un volume (le mot n’est pas choisi au hasard compte tenu de l’épaisseur d’un ouvrage qui fait plus de 750 pages) paru d’abord en 1981. Comme son sous-titre l’indique, il s’agit d’abord – mais pas seulement – d’un recueil de textes. Ceux-ci sont classés en cinq parties de taille très variable (d’une quinzaine de pages à près de 400). Après une sélection d’extraits de textes de Marx et Engels sur le crime et le châtiment (où il est argué qu’ils anticipaient ce que l’on nommera plus tard, à tort ou à raison, la « théorie de l’étiquetage »13.), le livre réunit des contributions publiées dans les années 1960-1980 portant successivement sur les causes du crime, le droit pénal et la justice pénale, les rapports entre crime et révolution (le caractère progressiste ou non du crime), la praxis. Il brasse ce faisant un vaste éventail thématique, d’autant qu’il ne regroupe pas seulement des prises de position théoriques mais aussi des études empiriques (d’où la présence de cartes, graphiques, etc.). S’il ne s’agit pas d’une simple compilation, c’est que D. Greenberg ne cesse de mettre l’ensemble en perspective, à la fois par des introductions touffues (introduction générales et introductions de parties) et par des ajouts qui, le cas échéant, actualisent ou précisent tel ou tel point à partir de publications ultérieures à tel ou tel texte présenté.
Ce volume est d’autant plus intéressant que le profil de David Greenberg (qui, soit-dit en passant, place en exergue du livre un double épigraphe d’une tonalité religieuse assez flippante…) est étonnant. Sa trajectoire est celle d’un physicien (doctorat compris) devenu sociologue, qui a commencé sa carrière par publier des articles scientifiques dont même le titre est indéchiffrable pour le profane en même temps que des textes mi-savants mi-militants sur (contre) la prison. Tout ceci avant de proposer, à la fin des années 1970, une « criminologie mathématique », puis de publier, dix ans plus tard, un livre sur la construction sociale (en tant que déviance) de l’homosexualité.
Plus récemment, M. Lynch et P. Stretesky ont en quelque sorte réitéré l’exercice, quoique plus modestement, avec Radical and Marxist Theories of Crime, Routledge, 2016 [2011]. Il s’agit en effet d’un recueil d’une bonne vingtaine de textes, dont certains se trouvaient déjà dans celui de Greenberg, mais dont d’autres sont postérieurs, les textes sélectionnés s’étalant entre 1975 et 2009.
Autre exercice digne d’intérêt, celui de la revisite. Elle concerne l’un des quelques ouvrages traitant nommément du sujet, celui de Frank Pearce, Crimes of the Powerful: Marxism, Crime and Deviance, Pluto Press, 1976. Pearce entendait s’en prendre au positivisme idéaliste de l’approche bourgeoise sans tomber dans un matérialisme vulgaire. Considérant la crise de la justice pénale comme l’expression d’une crise du capitalisme, il s’efforçait dans cette perspective de tout tenir ensemble, les classes et l’État, la pègre traditionnelle et la délinquance en col blanc, en se focalisant sur cette dernière ou plus exactement sur ce qu’il nommait les transgressions des puissants. Or cet ouvrage marquant a récemment été réexaminé de façon collective :
Steven Bittle, Laureen Snider, Steve Tombs, David Whyte, Revisiting Crimes of the Powerful: Marxism, Crime and Deviance, New York, Routledge, 2018. L’ouvrage (dont un long aperçu d’ensemble est disponible via ce lien) réunit près d’une trentaine d’auteurs pour des contributions théoriques et des cas d’étude empiriques. F. Pearce signe la préface, qui livre des éléments autobiographiques et contextuels.
Le cas Bonger
Le hollandais Willem Adriaan Bonger, qui, après avoir refusé d’émigrer, se suicida en 1940 plutôt que de se soumettre aux nazis, est volontiers tenu pour le premier théoricien marxiste du crime. Il a écrit sur Marx et à partir de lui, et avait adhéré au parti socialiste de son pays. Dans Criminalité et conditions économiques (1905), celui qui s’est penché de façon pionnière sur les crimes des possédants, en montrant qu’ils n’étaient pas seulement accidentels mais pouvaient s’avérer organisés voire systématiques, blâmait le capitalisme en tant qu’il était producteur d’égoïsme. C’est pourquoi en faire un marxiste accompli paraît fort douteux, comme l’ont relevé assez tôt plusieurs auteurs. Dans une recension parue en 1971 dans le British Journal of Criminology, à l’occasion d’une réédition anglaise écourtée de Criminality and Economic Conditions parue en 1969, Ian Taylor pointait ainsi le caractère problématique d’un positivisme teinté de psychologisme, aussi bien à l’égard des chiffres officiels que vis-à-vis de la caractérisation théorique du crime ; Bonger décrit un monde où criminels et honnêtes gens sont nettement séparés. Taylor ajoutait que le tandem égoïsme/altruisme ne constitue pas franchement une catégorisation matérialiste, surtout dans l’usage descriptif qu’en faisait Bonger. Idéaliste, fruit de la pensée étiologique ayant marqué le XIXe siècle, l’effort de Bonger n’était pas conforme à la tradition marxiste, concluait Taylor. Dans le texte cité supra, T. Godefroy et B. Laffargue affirmaient pour leur part, en s’appuyant sur un article d’un certain Barry Mike, que, « [s]ouvent présenté dans l’histoire de la criminologie comme la tentative la plus achevée de développement théorique marxiste, le travail de Bonger fut en fait très marqué de darwinisme social (…) et plus spécialement influencé par la deuxième internationale et ses théoriciens, K. Kautsky et G. Plekhanov, dont les interprétations mécanistes des travaux économiques de Marx furent ensuite abondamment critiquées ».
Stuart Hall et Policing the Crisis
Stuart Hall, Chas Critcher, Tony Jefferson, John Clarke, Brian Roberts, Policing the crisis. Mugging, The State, and Law and Order, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013 [1978].
Jamais traduit (et donc fortement sous-utilisé) en France, ce classique dans le monde anglophone a fait l’objet d’une réédition récente qui ajoute au texte original, publié en 1978 et trouvable en ligne, une préface et une postface.
Aussi courte que percutante, et non dénuée d’humour, l’introduction livre l’essentiel de l’approche adoptée, typique d’un phénomène relevé en France par Philippe Robert quelques années plus tôt : le passage d’une « criminologie de [du] passage à l’acte » à une « criminologie de la réaction sociale ». Ce dont traitent les auteurs n’est pas le phénomène apparent, « préconstruit » dirait-on en langage bourdieusien, celui de la recrudescence supposée d’agressions, de coups et blessures volontaires (mugging) dans l’Angleterre des années 1970, mais sa construction sociale, qu’elle soit médiatique, policière ou judiciaire. Sans nier son importance – ils prennent soin de ne pas idéaliser, romancer ou enjoliver la délinquance de rue – ils montrent non seulement que le phénomène est exagéré, quantitativement et qualitativement, mais aussi qu’il est mis en scène, en contexte de crise, de sorte à renforcer la répression étatique et le contrôle social en stigmatisant une sorte de bouc-émissaire ou d’épouvantail (folk devil), le sous-prolétariat noir urbain, surnuméraire du point de vue du capital. Avec Folk Devils and Moral Panics de Stanley Cohen (1972), Policing the Crisis a élaboré le concept de « panique morale », en s’inspirant de manière générale du marxisme continental, celui de Louis Althusser et de Nicos Poulantzas. Le livre analysait ainsi le basculement vers une société sécuritaire teintée d’autoritarisme (« Law and Order ») au seuil du thatchérisme (et plus largement du néolibéralisme), en essayant de traiter ensemble la restructuration de l’État, le rôle de l’idéologie, les rapports de classe, etc. Même des lecteurs critiques considèrent à sa sortie ce travail comme la tentative de criminologie marxiste la plus aboutie.
La postface de la réédition offre à chacun des auteurs de revenir à tour de rôle, plus de trente ans plus tard, sur différents aspects du livre, relatifs à la criminalisation, aux médias, à l’état d’exception, etc., en évoquant le cas échéant certaines des critiques adressées au livre. Ce faisant, ils apportent des nuances, des pistes à creuser, ainsi que des variations sur le même thème, puisque les causes profondes sont pas été éliminées loin d’en faut : le folk devil n’est plus seulement noir mais de n’importe quelle minorité et, dans le lexique contemporain, on ne l’appelle plus « mugger » mais « chav » (équivalent de « caillera »).
La réédition de 2013 a suscité quelques appréciations rétrospectives revenant sur l’actualité du livre une quarantaine d’année plus tard, en particulier : Kieran Connell, « Policing the Crisis 35 Years On », Contemporary British History, vol. 29, n° 2, 2015, p. 273-283. L’auteur prend appui sur des archives et des entretiens pour revenir sur la genèse du livre, dans le cadre collectif offert par le Birmingham Centre for Contemporary Cultural Studies. Au-delà du thème du livre, il présente ce dernier comme exemplaire de la pensée de la « nouvelle gauche » britannique mais aussi du tournant opéré par le « marxisme culturel ». Il rappelle aussi que Policing the Crisis forme en principe avec paire avec un ouvrage antérieur (1976), Resistance Through Rituals: Youth Subcultures in Post-War Britain.
La postérité du livre est abordée dans une section intitulée « The Intellectual Legacies of Policing the Crisis » du livre coordonné par J. Henriques, D. Morley et V. Goblot, Stuart Hall: Conversations, Projects and Legacies, Cambridge, The MIT Press, 2017, autour d’un texte d’Angela Davis. Celui-ci, nourri d’exemples récents, est cependant d’abord une évocation de la figure de S. Hall avant d’être un propos sur le contenu du livre, dont elle indique qu’il n’a pas été important pour la criminologie radicale seulement, mais aussi pour la critique de la prison, mais s’il n’en traitait pas directement.
« Socialist criminology »
Comme indiqué d’emblée, la littérature sur la « criminologie radicale » est trop vaste pour être abordée extensivement ici. En première approche, on peut partir du numéro spécial (vol. 40, n° 1-2 de la revue Social Justice (haut lieu des débats des années 1970) paru en 2014 pour son quarantième anniversaire. Consacré aux héritages de la criminologie radicale aux États-Unis, ce numéro a pour origine un séminaire organisé à l’Université de Californie-Berkeley par Tony Platt et Jonathan Simon confrontant l’approche radicale (Platt) l’approche libérale (Simon). Le lieu ne doit rien au hasard : cette université fut un haut lieu de la criminologie radicale, en tant que courant de pensée et composante du mouvement social, jusqu’au milieu des années 1970 (Ronald Reagan était alors gouverneur de Californie), où l’école fut démantelée de façon autoritaire14.
Le projet d’une « socialist criminology » détermine un espace nettement plus restreint. Ce projet est surtout celui de Ian Taylor, l’un des trois auteurs (avec Paul Walton et Jock Young) d’un livre parmi les plus influents des années 1970 et même au-delà : The New Criminology. For A Social Theory of Deviance (London, Routledge & Kegan Paul, 1973). Suivi deux ans plus tard par un volume complémentaire intitulé Critical Criminology15, ce livre a une image en quelque sorte double : volontiers considéré comme l’archétype de la criminologie marxiste et/ou radicale (Marx est, juste après Durkheim, le dernier nom cité en conclusion, en tant que référence originaire des « nouveaux criminologues »), il a également été accusé de ne pas l’être assez (l’étiquette vague de « nouvelle » criminologie trahissant ce flou) et de demeurer trop proche de la criminologie mainstream (« humanisme romantisant », condamnait sans appel J-P. Brodeur dans son articlé présenté plus haut). Les positions de Marx, Engels et Bonger (réunis pour l’occasion) y font l’objet d’un chapitre, de même que celles associées à Durkheim ou à la phénoménologie. Ian Taylor s’est par la suite efforcé de creuser un sillon nommément socialiste avec Law and Order. Arguments for Socialism (Palgrave Macmillan, 1981) puis Crime, Capitalism and Community: Three Essays in Socialist Criminology (Toronto, Butterworths, 1983). Existe aussi un texte introductif de Colin Sumner sur la « criminologie socialiste contemporaine » dans un volume plus tardif intitulé Censure, Politics and Criminal Justice (Milton Keynes, Open Univ. Press, 1990).
Depuis, l’appellation a fait long feu et même carrément disparu. Cependant, certains auteurs ont, depuis, contribué par d’autres biais ou sous d’autres angles. C’est par exemple le cas de Michael J. Lynch, devenu l’un des têtes de proue de la « green criminology » (une « criminologie verte », c’est-à-dire portant sur les atteintes à l’environnement) sans renier aucunement l’inspiration marxiste, mais au contraire pour la faire travailler autrement.
Bonus tracks
Kevin Anderson, « Richard Quinney’s Journey: The Marxist Dimension », Crime & Delinquency, vol. 48, n° 2, 2002, p. 232-242.
L’auteur de Marx aux antipodes livre ici un portrait biographique empathique de l’un des auteurs marxistes les plus discutés (et critiqués, parfois très vivement), Richard Quinney, avec lequel il a dirigé en 2000 un ouvrage portant sur la contribution d’Erich Fromm à la criminologie critique. Son argument est qu’en dépit de fortes discontinuités apparentes, en particulier à l’égard du marxisme, la trajectoire de Quinney (plutôt connu désormais pour des contributions naturalistes, en particulier via la photographie) présente une forme de continuité, rappelant juste la sensibilité de Fromm.
Le saviez-vous ? Ernest Mandel est l’auteur d’un livre intitulé Meurtres exquis et sous-titré Une histoire sociale du roman policier (Montreuil, PEC, 1986, réédité par PEC/La Brèche en 1987 dans une version « corrigée »), préfacé par Jean-François Vilar himself. Le livre est paru d’abord en anglais en 1984 chez Pluto Press sous le titre Delightful Murder: A Social History of the Crime Story. À travers le roman criminel, dont Mandel avouait être très amateur, il s’agissait de lire la société bourgeoise. La réception critique semble avoir été peu enthousiaste. Dans une recension déçue parue en 1987, John Michael reproche ainsi au livre d’être trop peu développé, argumenté et précis, et aussi d’être bien peu dialectique dans son approche de la division entre fait et fiction. Bref, concluait-il, une étude un peu dilettante malgré quelques fulgurances – comme si pour Mandel, le roman criminel était resté avant tout un plaisir coupable…
Hans Magnus Enzensberger, Politique et crime : neuf études, Paris, Gallimard, 2011 [1967].
On s’étonnera peut-être de trouver ici l’auteur de Hammerstein ou l’intransigeance. Et de fait, on ne peut pas dire que Marx et Engels soient ici cités à tous les coins de page. Pourtant, quoique n’ayant rien d’un marxiste orthodoxe (mais n’est-ce pas un oxymore ?), Enzensberger a bien été marxiste à sa manière. Lorsqu’il publie ce livre en 1964, il s’apprête à cofonder et diriger Kursbuch, l’une des revues de la gauche dite « extraparlementaire » les plus importantes de la République fédérale d’Allemagne. Et sa série d’étude, quoique parfois frustrante sur le plan théorique ou argumentatif après la mise en bouche prometteuse du premier chapitre (des « questions déguisées » justifiait l’auteur), n’est pas la porte d’entrée la moins recommandable pour aborder ces questions.
- La meilleure introduction sur ce point (mais qui part de Durkheim et non de Marx) est P. Robert, Sociologie du crime, Paris, La Découverte, 2005. [↩]
- Par exemple chez Max Horkheimer : « les peuples qui laissent d’autres peuples exposés à la faim alors que les greniers à blé sont pleins à craquer, les gens honorables vivant à proximité des prisons où les pauvres végètent dans la puanteur et la misère parce qu’ils voulaient améliorer leur sort ou ne pouvaient surmonter leurs difficultés, tous sont criminels, si l’infamie objective s’appelle crime » (Notes critiques, 1949-1969. Sur le temps présent, Paris, Payot, 1993, p. 201). [↩]
- J. Lamy, « Les palimpsestes de Marx. L’émergence de la sociologie marxiste de l’environnement aux États-Unis », Écologie & politique, n° 53, 2016, p. 149-164. [↩]
- Voir R. Huard, « Marx et Engels devant la marginalité : la découverte du lumpenproletariat », Romantisme, n° 59, 1988, p. 5-17 et ici même « Révolutionnaires en haillons : entretien avec Nathaniel Mills », Période, 18 janvier 2018. [↩]
- Cet article anticipait l’ouvrage, écrit avec Massimo Pavarini, Carcere et Fabricca. Alle origini del sistema penitenziario (1977), traduit en anglais en 1981 et récemment réédité pour son quarantième anniversaire : The Prison and the Factory. Origins of the Penitentiary System, Palgrave Macmillan, 2018. [↩]
- L. Wacquant, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Marseille, Agone, 2004, p. 16-17. Considérant cette version française comme nulle et non avenue, l’auteur invite à se référer à la version anglophone (Punishing the Poor. The Neoliberal Government of Social Insecurity, Durham, Duke University Press, 2009, ici p. XV sq.). [↩]
- Notons que La théorie générale du droit et le marxisme vient d’être rééditée cette année par les éditions de l’Asymétrie. [↩]
- C. Debuyst, F. Digneffe, J-M. Labadie, A. Pires (dir.), Histoire des savoirs sur le crime et la peine. Tome 1 : Des savoirs diffus à la notion de criminel-né, Bruxelles, Larcier, 2008, p. 215 sq. [↩]
- Par exemple Ronald Hinch, « Marxist Criminology in the 1970s: Clarifying the Clutter », Crime and Social Justice, n° 19, 1983, p. 65-74. Il s’agit d’une critique des prétentions marxistes des années 1970, pleines d’imprécisions et d’incohérences aux yeux de l’auteur. Celui-ci formule essentiellement une double critique, d’une part à l’encontre d’une conception simpliste de la structure de classe et, de l’autre, d’une tendance fâcheuse, sous influence anarchiste, à nourrir une approche « romantique » du crime. S’y ajoutent d’autres points, notamment sur le besoin de saisir dialectiquement crime et coercition. [↩]
- Voir aussi, sur le site Daniel Bensaïd, le texte « Marx et le vol de bois : du droit coutumier des pauvres au bien commun de l’humanité », daté de janvier 2007. [↩]
- Pour compléter et comparer, côté français, on peut se plonger dans l’œuvre d’Arlette Farge, en commençant par Condamnés au XVIIIe siècle, réédité par les éditions Le Bord de l’eau après une première parution aux éditions Thierry Magnier. [↩]
- L’argument de Messerschmidt selon lequel la criminologie marxiste ignore la question du genre, focalisée qu’elle est sur la seule oppression de classe, est présenté dans « From Marx to Bonger: Socialist Writings on Women, Gender, and Crime », Sociological Inquiry, vol. 58, n° 4, 1988, p. 378-392. [↩]
- À tort ou à raison car l’une des principales figures associées à cette « théorie », Howard Becker, en récuse l’existence comme telle… [↩]
- Évoquée dans le numéro, cette fermeture a fait l’objet d’un livre de Herman et Julia Schwendinger, Who Killed the Berkeley School? Stuggles Over Radical Criminology trouvable en ligne. [↩]
- La quatrième de couverture de The New Criminology annonçait un volume imminent intitulé Marx on Crime, Law and Society, qui n’a en fait pas vu le jour tel quel. [↩]