La spécificité de la forme juridique bourgeoise

Y a-t-il un droit propre aux sociétés capitalistes ? Peut-on en dégager la forme, c’est-à-dire se détacher de son contenu historiquement variable pour en saisir le statut et la fonction comme mode de régulation dominant dans ces sociétés ? À travers une lecture des textes de Marx et de Pasukanis sur le droit, Michel Miaille défend une conception matérialiste du processus de codification juridique du social : le droit ne devient « forme », c’est-à-dire condition d’un ensemble croissant de rapports sociaux, qu’avec la société capitaliste. C’est dans ce contexte seul qu’il acquiert la fonction de traduire et de formuler les rapports sociaux et leurs contradictions ; c’est avec l’avènement du droit bourgeois, ou « moderne », que l’État se donne comme l’horizon indépassable des contradictions sociales et de leur réconciliation.

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Tous les juristes sont d’accord sur la spécificité de la forme juridique bourgeoise ; et pourrait-on ajouter surtout sur sa supériorité par rapport aux autres formes juridiques. Il suffit d’ouvrir les manuels classiques qui sont un bon résumé de la conscience sociale dominante pour s’apercevoir que la question du caractère particulier du droit bourgeois est toujours mentionnée : bien sûr, non comme un problème, une question – mais, au contraire, comme une évidence liée à une conception linéaire et optimiste du progrès juridique. On peut même dire qu’une bonne partie de l’idéologie juridique héritée de la Révolution bourgeoise en France est fondée sur cette assurance que le droit bourgeois est à la fois plus rationnel et plus efficace.

Il est clair que ce ne peut être notre mode d’approche de la spécificité juridique bourgeoise. Nous tâcherons au contraire de penser cette proposition comme une question. Qu’est-ce qui fait que la forme bourgeoise du droit est spécifique ? Certes, parce que, généralement, le passage à un autre mode de production postule le passage à une situation sociale nouvelle, particulière. Mais la réponse est insuffisante. En quoi réside cette spécificité par rapport au droit des autres sociétés ?

Et encore, ne s’agit-il pas de répondre simplement par quelques descriptions évidentes qui nourrissent finalement tous les manuels classiques car le droit de la société bourgeoise se présente effectivement de manière différente du droit des autres sociétés. Pour éviter cette tautologie (le droit bourgeois est spécifique parce que la société bourgeoise est spécifique), il faut donc ré-interroger ce qu’est le statut de la forme juridique dans la société capitaliste.

Nous avons pour nous aider dans cette entreprise la démarche de Marx lui-même s’interrogeant sur la spécificité de l’économique dans la société capitaliste. Même si comparaison n’est pas raison, nous pouvons ici bénéficier d’une lecture simplifiée du fait que Marx a, pour certains points, soulevé le voile de sa démarche en montrant comment on pouvait analyser la société capitaliste.

Nous pouvons donc poser quelques repères méthodologiques à partir de ce parallèle pour pouvoir définir plus précisément ce que signifie cette spécificité du juridique dans la société capitaliste.

 

I – REPÈRES MÉTHODOLOGIQUES CONCERNANT LA SPÉCIFICITÉ DE LA FORME JURIDIQUE BOURGEOISE

Nous prendrons comme fil conducteur pour la démarche celui très connu de Marx dans l’Introduction à la critique de l’économie politique (1857), plus spécialement le chapitre intitulé la méthode de l’économie politique. Nous nous appuierons évidemment sur d’autres textes qui permettent de comprendre comment Marx tente d’élucider le mystère de la forme économique bourgeoise.

Nous n’allons pas reprendre la démonstration initiale par laquelle Marx démontre la nécessité, générale, pour toute étude, de passer par le détour du concret-pensé afin de revenir, de s’élever au concret-concret. Il n’y a pas à reprendre ce principe essentiel de méthode qui permet d’enrichir les notions abstraites des multiples déterminations dont le réel est porteur.

C’est au contenu, plus qu’au sens général, de la démonstration que nous devons nous attacher. En effet, il apparaît comme en économie, que les juristes sont partis de la représentation chaotique d’un tout pour aboutir, par phases successives, à des concepts simples : la loi, le contrat, l’intérêt général, etc. C’est le cheminement historique que la science juridique propose encore actuellement : dégager des rapports abstraits entre les sujets de droit qui peuvent apparaître ainsi déterminants. Mais, c’est « le chemin à rebours », revenir au réel, au concret, qui est exigé de nous, si, comme l’énonce Marx, il s’agit « manifestement de la méthode scientifique correcte ».

Comment dès lors, en possession des catégories simples revenir au concret de manière à se l’approprier dans toute sa richesse, c’est-à-dire dans « la synthèse de ses multiples déterminations, dans l’unité de sa diversité » ?

Cette question nous oblige à examiner de près les catégories simples, celles mises à jour par la science juridique bien avant nous, et à juger de leur validité. Ce faisant, nous pourrons préciser leur emploi dans l’analyse de la société bourgeoise.

A – Les catégories juridiques et la forme juridique

La manière dont l’objet de recherche a été formulé, prête à discussion. En effet, parler de la spécificité de la forme juridique bourgeoise postule deux idées qui, à vrai dire, sont souvent proprement impensées.

1°- il y a une juridicité – la forme juridique – qui peut trouver place dans toute société

2°- la forme que cette juridicité prend dans la société bourgeoise est spécifique.

Il convient de mettre ces affirmations à la question sans quoi nous risquons de démontrer ce qui était déjà contenu dans la question.

Rien n’est plus ambigu, sinon erroné, que de traiter de la « forme juridique » en soi – donc de la juridicité caractérisée comme une forme d’être, une manière d’être en soi. Si nous adoptions ce point de vue, nous aboutirions à une conception substantialiste du droit tout à fait équivoque, alors même qu’elle a toutes les apparences de l’évidence.

Pour comprendre cette critique, nous rappellerons rapidement les sens que l’on peut donner à « forme » dans l’expression « forme juridique », en évoquant les impasses auxquelles ils nous font aboutir.

1/ La forme juridique au sens technique du droit

C’est le sens le plus habituel pour les juristes, celui auquel les étudiants sont immanquablement renvoyés lorsque les cours parlent des conditions de forme d’un acte juridique. C’est le mot qui résume les formalités, les pratiques formalistes nécessaires pour la mise en œuvre d’une prétention juridique.

On sait que ces pratiques seraient l’héritage du droit le plus archaïque, celui dont les formules étaient encore rituelles et où la correction du mot utilisé comptait plus que les exigences de la volonté. On nous a appris que le droit moderne aurait substitué dans toute la mesure du possible l’expression de la volonté – donc de l’essence du sujet – à celle du formalisme. Mais, nous savons aussi que cette conquête de la Raison sur les formules est loin d’être entière et que subsistent encore beaucoup de ces formalités dans la vie juridique. On pourrait même dire que, pour le profane, c’est ce qui est le plus évident : le droit, c’est d’abord un univers Kafkaïen de rites obscurs sans lesquels toute la bonne foi et les prétentions demeurent lettre morte.

Ce n’est pas en ce sens technique que l’on peut entendre la « forme juridique », comme catégorie d’analyse, puisqu’elle n’aurait aucune valeur de concept mais seulement une utilité pratique directement puisée dans la technique juridique elle-même que l’on est censé étudier ! Ce serait un effet désastreux de la confusion entre objet d’analyse et instrument d’analyse.

2/ La forme juridique dans l’école formaliste

On sait que toute une école doctrinale s’est fondée sur le concept de forme du droit, notamment dans son acception normativiste avec Kelsen. Ces juristes, prétendant séparer les sciences du fait des sciences du devoir-être, montrent que le système ne peut être appréhendé que comme un ensemble où s’agencent des normes et des actes dont, finalement le contenu importe peu : car, ce qui régit le droit, ce n’est ni le système de causalité, ni celui de la valeur morale de ses prescriptions : c’est le principe d’imputabilité qui permet d’énoncer que si A existe, alors B « doit » aussi exister.

Il est clair qu’il s’agit là d’une tentative non négligeable par sa cohérence et sa capacité synthétique pour expliquer le droit. Pourtant, si nous ne la reprenons pas à notre compte, c’est parce que cette conception de la « forme juridique » emprunte à une séparation entre forme et contenu qui nous paraît relever de la métaphysique et appauvrir la connaissance du réel. Car, si le droit est un système fait de signes et de correspondances, il n’est pas négligeable qu’il ait ici tel contenu et là tel autre. Une théorie du droit comme forme juridique ne peut éviter cette question.

3/ Il est certain que, de manière générale, le concept de « forme » est emprunté au courant de la philosophie idéaliste. Ce n’est pas un hasard si Marx (dans l’introduction précitée) se pose la question de la vie des formes, des catégories comme existence indépendante en reprenant la critique de Hegel. Pour Hegel comme on le sait, la catégorie forme est extrêmement importante : si le contenu de l’Idée est l’en-soi objectivement existant, il lui faut pour se réaliser le passage dans une forme qui est le pour-soi, c’est-à-dire le passage dans la subjectivité. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, le pouvoir des États (représentation de type parlementaire) est le moment de la participation du peuple à l’État, c’est-à-dire la possibilité de réaliser l’universel à partir de l’empirique, c’est-à-dire du social. C’est en ce sens que la philosophie idéaliste de Hegel n’est pourtant pas suspendue dans les airs puisque le concret empirique y reçoit un statut certes subordonné d’une certaine façon, mais un statut important et nécessaire dans l’accomplissement de l’Idée.

On pourrait donc penser, au sens philosophique, que la « forme juridique » serait le moment de la réalisation de la Liberté. C’est ce que beaucoup de juristes affirment dans une formulation à peine moins philosophique. En ce sens, la forme juridique y apparaît, dans certaines phases de l’histoire, comme l’émergence d’une médiation qui distancie le social du politique – comme ce par quoi, la force ne peut être brutale puisqu’elle est médiée, canalisée par le droit. Ce courant hautement idéaliste est réactivé depuis quelques années de manière plus ou moins spectaculaire, à propos de l’État de droit et se nourrit de toutes les déconvenues ou les craintes à l’égard des expérience socialistes.

On conçoit dès lors, qu’il est très délicat de vouloir parler aussi de la « forme juridique » sans verser dans cette acception.

Pourtant, c’est bien à partir de là que nous pouvons construire notre propre hypothèse de travail – à la manière dont Marx part des catégories dégagées par l’économie politique classique.

4/ La forme juridique ne peut être ni le rassemblement de tous les formalismes techniques du droit, ni cette substance qui traverse l’Histoire pour la réaliser. Pour remettre les choses sur leurs pieds, ce ne peut être qu’une forme au contenu matérialiste dont nous parlons : c’est-à-dire l’expression d’un rapport social.

Ainsi lorsque Marx parle de la forme-valeur, de la forme-marchandise ou de la forme-argent, il n’évoque pas du tout des formes pures mais seulement la concrétisation abstraite d’un rapport social dont le capital est la forme générale. Les catégories les plus abstraites et les plus élémentaires de l’économie n’ont de sens que parce qu’elles permettent par enchaînements successifs de porter tout le poids du concret, de parler, de reconstruire l’ensemble des rapports sociaux. En effet, telle catégorie considérée en elle-même (ainsi la valeur d’échange) semble éternelle : et pourtant « elle ne peut exister autrement que sous forme de relation unilatérale et abstraite d’un tout concret, vivant, déjà donné ». En d’autres termes, la « forme » appréciée comme catégorie simple est pauvre en déterminations et ne nous apprend que peu de choses ! elle ne devient un outil de compréhension du monde concret que lorsqu’on la charge de toute la synthèse des déterminations propres à telle société, qui comprend telle organisation sociale, telle organisation économique, telle production politique, etc.

En d’autres termes, cette « forme » n’a de sens que comme forme d’un contenu particulier à tel ou tel mode de production. Marx l’explique longuement à partir de la catégorie « travail » qui semble être une catégorie toute simple et fort ancienne. Comme le droit qui semble aussi être une idée universelle. Or, pourtant, il conclut au terme de sa démonstration : « cet exemple du travail montre d’une façon apparente que même les catégories les plus abstraites, bien que valables (précisément à cause de leur nature abstraite) pour toutes les époques, n’en sont pas moins sous la forme déterminée de cette abstraction même, le produit des conditions historiques et ne restent pleinement valables que pour ces conditions et dans le cadre de celles-ci » (p. 169).

C’est à ce travail que nous devons nous attacher, pour l’analyse de la forme juridique.

Qu’en est-il précisément lorsqu’on tente de saisir la forme juridique comme expression d’un rapport social, dans des conditions historiques déterminées ?

B – La forme juridique à l’égard de la société bourgeoise

Nous le voyons : l’idée abstraite de forme juridique a l’air de faire partie de ces « catégories » à l’existence antédiluvienne, comme le travail ou la valeur d’échange. Ce postulat ferait donc de cette forme juridique « une catégorie à l’existence indépendante, de caractère ».

Il faut lever une équivoque tenant à la démarche adoptée en général par les juristes. Ceux-ci ne se demandent pas seulement ce qu’est le Droit en général, sans jamais le relier à un système social – mais pensent que l’on résoudra la question en découvrant ce « je-ne-sais-quoi » dans la règle juridique qui fait qu’elle est juridique.

Toute l’investigation des juristes est, en cela, substantialiste, même lorsqu’ils se veulent formalistes : comment la règle de droit, quel que soit son contenu, peut-elle recéler un particularisme qui la distingue de toute autre norme sociale et que l’on pourrait dénommer la « juridicité » ? Cette quête « en soi » risque pourtant d’être aussi décevante que celle de l’économique « en soi »1.

Or, nous avons quand même le recul que nous donne la recherche de Marx sur l’économique. En effet, que nous apprend-il notamment par rapport aux économistes classiques ? C’est qu’il est vain de vouloir qualifier l’économique comme une entité en soi : par exemple la recherche de la richesse (mais qu’est-ce que la richesse ?), la lutte contre la rareté (mais qu’est-ce que la rareté ?), la satisfaction des besoins (mais qu’est-ce qu’un besoin ?). Nous savons maintenant que la richesse, la rareté et les besoins sont des notions fort relatives au système social dans lequel elles peuvent se réaliser.

Il est donc inutile de partir du Droit ou de la règle juridique pour définir la « juridicité » en soi ; il faut partir du système social dans lequel existent des règles juridiques et en comprenant le lien entre celles-ci et celui-là, dévoiler comment le système désigne telle prescription comme juridique et telle autre comme non-juridique sous l’Ancien Régime (le suicide est un délit), ne fait plus partie de l’ordre juridique actuel ; ou, au contraire, telle obligation morale (envoyer ses enfants à l’École) devient juridique aujourd’hui. Nul ne pourra trouver dans l’obligation ce quelque chose de plus – ou de moins) qui l’a transformée en règle de droit, ou l’a réduite à l’état civil.

Dès lors, méthodologiquement, la seule démarche qui soit correcte est celle qui pose comme un préalable la connaissance du système social qui attribue, selon sa logique, c’est-à-dire la nature de ses contradictions, telle ou telle place au juridique et, plus même, telle ou telle caractéristique à ce juridique2.

En dehors de cet effort, nous ne pourrons donner du juridique « en général » qu’une formule vague du type : ensemble de pratiques et d’institutions organisant sous forme normative l’ordre social à partir des contradictions d’intérêts – comme « l’économique » en général peut être défini comme « l’appropriation de la nature par la société ». Une telle définition ne peut nous être très utile pour connaître tel système de droit : elle n’est donc qu’une généralité, une abstraction très pauvre en déterminations historique ou naturelle, antérieure à celle de catégories plus concrètes » (p. 166). Or Marx, devant cette question, donne une réponse normande : « ça dépend » (en français dans le texte d’ailleurs!). Autrement dit, la catégorie comme abstraction est universelle ; mais comme catégorie réalisée dans le processus historique réel, elle n’existe dans les conditions tout à fait particulières. Voilà qui éclaire la démarche, à la fois, pour poser l’hypothèse sur la forme juridique bourgeoise et, partant, sur le statut qu’elle peut occuper dans ce type de société.

Pour simplifier, donnons tout de suite le sens de la démonstration : la catégorie norme juridique peut exister bien avant la forme juridique, de même que « l’argent peut et a existé historiquement avant que n’existât le capital ». Et pour aller au bout de notre logique, il faut affirmer, comme Marx le fait à propos de l’économie capitaliste, que « la société bourgeoise est l’organisation historique de la production la plus développée et la plus variée qui soit » (p. 169). Autrement dit, s’il existe des règles juridiques dans les sociétés pré-capitalistes, ce n’est que dans la société bourgeoise que l’on peut parler de « forme juridique », dans un sens qu’il va falloir préciser.

1/ Forme juridique et formes sociales dominantes des rapports sociaux

Nous avons conclu à cette hypothèse que la forme juridique est l’expression d’un rapport social. Entendue simplement, la formule est tautologique ! Quoi de plus évident, en effet, que de comprendre qu’un contrat, un système de règles relatives à la responsabilité ou le mode de nomination d’un agent public exprime chaque fois un rapport social : l’échange dans le premier cas, un rapport de justice commutative dans le second, une marque de la hiérarchie dans l’organisation sociale enfin. Mais, ce n’est pas du tout de ce rapport fragmenté que nous parlons – mais du rapport social général, dominant qui est instauré dans telle ou telle société.

Cela signifie que la société, dans un mode de production donné, correspondant à des rapports sociaux particuliers, doit organiser une expression de ces rapports, par le biais de médiations qui sont institutionnelles. Or, précisément ces médiations appartiennent à des champs qui peuvent être très divers et qui, en tout cas, ne sont pas superposables d’une société à une autre.

Ainsi, pour reprendre les termes d’Engels, « le moyen-âge avait annexé toutes les autres formes d’idéologie : philosophie, politique, jurisprudence à la théologie et en avait fait des subdivisions de celle-ci. Il obligeait ainsi chaque mouvement social et politique à prendre une forme théologique (souligné par moi-même) : pour provoquer une grande tempête, il fallait présenter à l’esprit des masses nourries exclusivement de religion leurs propres intérêts sous un déguisement religieux ». (Ludwig Feuerbach et la philo. allemande). Certes l’auteur précise, plus loin, qu’il ne s’agit que d’une « esquisse générale de la conception marxiste de l’histoire et tout au plus de quelques illustrations ». Mais, l’annotation est intéressante à condition de voir plus qu’un phénomène idéologique et surtout un simple « déguisement religieux ». Cela veut dire que chaque type de société se dote de formes sociales médiatrices propres : et ces formes propres ne sont dues ni au hasard, ni à la seule commodité – mais bien évidemment enracinées dans les rapports sociaux du mode de production considéré. Si « au moyen-âge, la conception du monde était essentiellement théologique », ce n’est nullement inexplicable : c’est que le catholicisme avait « une existence réelle (souligné par moi-même), non seulement dans la personne du pape qui était son centre monarchique, mais avant tout dans l’Église organisée féodalement et hiérarchiquement et qui, en sa qualité de propriétaire d’environ un tiers du sol, détenait dans chaque pays une puissance politique énorme dans l’organisation féodale ». (Engels, « Socialisme des juristes », Neue Zeit 5e année, 1887, 2e n°).

Si la bourgeoisie bouscule cette domination de la forme religieuse et en fait une sévère critique de la Réforme du XVIe siècle à la Révolution de 1789, c’est afin de porter atteinte à un rapport social que porte cette forme, le rapport féodal. La domination bourgeoise va se doter d’une autre forme dominante : « force est (alors) aux faits économiques de prendre la forme de motifs juridiques (souligné par moi-même) pour être sanctionnés sous forme de lois et comme il faut aussi, bien entendu, tenir compte de tout le système juridique déjà en vigueur, c’est la forme juridique (souligné par moi-même) qui doit être tout, et le contenu économique rien ». (L. Feuerbach et la philosophie allemande). Ces observations ont été reprises, plus récemment par des auteurs qui ont remarqué qu’en effet, l’idéologie juridique devenait « tout » dans l’idéologie et les représentations bourgeoises : toutes les revendications prennent le vocabulaire juridique (liberté, égalité, droit, devoirs, lois, etc.). Ainsi chez N. Poulantzas (Pouvoir politique et classes sociales, 1972, tome 2, p. 31 et s.), mais il ne s’agit ici que de l’idéologie. Or, ce qui nous paraît important c’est de souligner que la « forme » que prennent les rapports sociaux dominants déborde largement le domaine de l’idéologie – et d’ailleurs, la présentation structuraliste althussérienne rend mal compte précisément de cette matérialisation de l’idéologie dans des organisations et des institutions sociales.

Comme on peut le mesurer, dire que les règles de droit deviennent « forme juridique », c’est passer d’un mode de production à un autre, plus spécialement c’est passer à la société bourgeoise ; Nous entendons cela comme la médiation désormais dominante du rapport social capitaliste.

2/ Forme juridique comme développement de la catégorie droit

Nous soutiendrons, comme le fait Marx, à propos de la marchandise et de l’argent qui précèdent le système marchand ou celui de l’équivalent général, que les règles de droit précédent également la forme juridique. Ou, ce qui revient au même que l’existence de règles de droit n’est pas équivalente à celle d’une « forme juridique ».

Marx, dans l’Introduction à la critique de l’économie politique consacre une longue page à la distinction entre catégories abstraites simples et catégories concrètes. Le jeu de la démonstration est le suivant. Il faut penser à la fois le développement de la logique (abstrait/concret) et celui de l’histoire (simple/complexe). Or ces deux couples ne coïncident pas, non seulement parce qu’ils ne se situent pas dans le même champ, mais surtout parce que, malgré l’homologie dans laquelle on pourrait les caser, ils peuvent se situer de manière contradictoire. Ainsi, alors qu’on pourrait imaginer a priori que les catégories abstraites, que Marx appelle aussi simples, vont de pair avec une société simple, peu développée – et les catégories concrètes avec une société complexe, on constate au contraire, non seulement que les catégories simples continuent d’exister dans une société complexe – ce qui n’est pas trop surprenant à la limite –, mais surtout que des catégories concrètes, complexes se trouvent déjà dans une société simple. « Les catégories simples sont l’expression de rapports dans lesquels le concret non encore développé a pu s’être réalisé sans avoir encore posé la relation ou le rapport plus complexe qui trouve son expression mentale dans la catégorie plus concrète ; tandis que le concret plus développé laisse subsister cette même catégorie comme un rapport subordonné ». (ibidem, p. 166). Dès lors, et Marx prend l’exemple de l’argent « la catégorie simple peut n’apparaitre historiquement avec toute sa vigueur (souligné par moi-même) que dans les États les plus développés de la société » (ib. p. 167).

Les règles de droit peuvent exister sans se saisir de la totalité des rapports sociaux : en cela, elles ne sont pas constitutives d’une « forme sociale » qui, en tant que telle, ne se trouvera développée sous une forme de catégorie simple, c’est-à-dire abstraite, que dans une société plus complexe. C’est ce à quoi nous assistons avec la société bourgeoise : celle-ci semble libérer la forme juridique la plus simple de la tutelle de la théologie médiévale, et lui donner un développement extraordinaire sous la forme des catégories précisément les plus abstraites et les plus générales : la loi, la norme, le sujet de droit qui, comme formes sociales abstraites étaient inconnues de la société médiévale.

Au terme de ce premier temps, nous aboutissons à cette conclusion : la spécificité du juridique dans la société bourgeoise, c’est d’être « forme juridique », c’est-à-dire expression non seulement cohérente mais surtout dominante du rapport capitaliste – réalisant ainsi ce que des règles de droits antérieures ne pouvaient qu’ébaucher. On peut s’interroger sur la pertinence qu’il y aurait à maintenir la forme juridique dans la société bourgeoise comme forme dominante – à l’exemple de la forme religieuse pour le Moyen Âge , selon Engels –, en observant les réalités d’aujourd’hui.

Deux objections viennent à l’esprit. D’abord, celle selon laquelle, pour reprendre Poulantzas, l’économique aurait dans le mode de production capitaliste non seulement une place déterminante mais aussi dominante. L’autonomie de l’économique ne permet-elle pas de penser la vie sociale directement en termes de marché, d’échanges, de valeur, etc. ? Autrement dit, ne serait-ce pas une illusion de juristes que de considérer le droit comme forme générale. Surtout lorsqu’on le fait au nom d’une position critique, ce qui permettrait de redorer le blason des juristes et de reprendre un terrain disputé ! (Cf. Dezalay et Bancaud, article sur la défense suspecte de la norme chez les juristes, Le Monde).

D’autre part, à la suite de l’école de Foucault, ne faudrait-il pas considérer cette vision juridique du monde comme une vision dépassée ? La discipline des corps et des esprits se substitue aujourd’hui de manière beaucoup plus subtile à la répression formulée par le droit d’hier. Précisément, le temps de la « Norme » – normalisation, normaturité – n’est plus celui de la « Loi ».

À cette seconde objection, on peut répondre non seulement que le Droit conserve encore une large fonction d’organisation sociale de nos sociétés, mais, plus même, qu’il constitue le cadre étatique dans lequel se coulent ces nouvelles prescriptions normatives. On risque de perdre beaucoup à l’idée que « le pouvoir est partout », « qu’il est le nom donné à une stratégie » (Foucault, La volonté de savoir, tome 1) si l’on oublie qu’il s’exerce et se développe en unifiant des pratiques disparates non au sein du seul appareil étatique, mais au sein de la forme État. Comment faire apparaître ces lignes qui relient les différentes stratégies, qui découpent l’univers social, sinon en les reliant à l’État ? Car, en définitive, c’est bien ce qui différencie la société bourgeoise de la société féodale, d’avoir un référent qui se présente comme homogène, le cadre État.

Quant à la première objection, on dira que ce qui s’y trouve en jeu c’est proprement l’utilisation des catégories économie ou droit. En effet, s’il est évident que l’échange, le marché et la valeur sont des notions et des réalités structurant la société bourgeoise, il est non moins évident que ces notions et ces réalités sont pluridimensionnelles : l’échange a un sens juridique comme la valeur. On ne peut qu’arbitrairement retenir le côté économique « contre » le côté droit. Au contraire, l’idée que « le droit doit être tout » selon la formule de Engels, ne peut être traitée comme seulement de « l’idéologie » au sens de fantasmagorie. Reconnaitre « la part du droit », comme forme dominante n’est certes pas donner à cette part une nature supérieure ou indiscutable : c’est tenter d’expliquer un mode particulier de régulation sociale. Ce qu’il importe, c’est de proposer une explication matérialiste du droit – et celle-ci ne peut être réduite à une explication économique. Plus précisément, la manière dont diverses médiations de type « droit » sont indispensables au fonctionnement d’un rapport social nous permet d’entamer l’étude de tous ces détours grâce auxquels « l’économique se fraie un chemin parmi une foule de hasards » selon l’expression de Engels.

 

II – PROPOSITIONS SUR LE CONTENU DE LA SPÉCIFICITÉ DE LA FORME JURIDIQUE BOURGEOISE

Dire que le système juridique constitue désormais dans la société bourgeoise une « forme sociale » ne nous renseigne que sur sa place, en général, dans cette société – pas sur les particularités de cette médiation – expression des rapports sociaux. Or, de ce point de vue, il est utile d’interroger la forme juridique bourgeoise à la suite des auteurs classiques.

Ceux-ci, nous le savons, ne sont pas avares pour démontrer et étaler les mérites de la rationalité du droit bourgeois – et, d’ailleurs, ces observations ne sont pas totalement inintéressantes : pas plus que le catholicisme n’était gratuitement la forme dominante de la société féodale, pas plus le droit n’est, sans raison, cette forme dominante. Et, aujourd’hui de plus, l’extension du droit bourgeois, spécialement sous sa forme occidentale à presque toutes les sociétés dominées du post- et du néo-colonialisme pose aussi la question de la spécificité de cette forme3, c’est-à-dire de son étonnante adaptabilité et de sa conquête de larges territoires.

Pour avancer dans cette direction, il convient de reprendre la manière dont les juristes classiques analysent le droit bourgeois : il est clair qu’il y a dans leurs exposés, non une explication réelle étant donné leur méthode, mais l’indice de problèmes réels : c’est cela qui nous importe. Que lit-on dans les manuels sur le droit bourgeois qualifié la plupart du temps, de droit « moderne » ? À propos du code civil de 1804 : « œuvre de magistrats réalistes, préoccupés de poser des règles claires, pratiques (…) œuvre de sagesse et de modération et non pas de partisans (…) L’esprit général est l’esprit individualiste libéral ». L’appréciation critique du code permet, au titre des qualités, de signaler les qualités de forme (langue simple et claire, formules simples, technique réduite) et de fond : « la marque du génie de la France, fait de l’esprit de progrès et du sens de la mesure », par la conciliation de courants jusque là opposés, maintenant les conquêtes de la Révolution tout en restaurant les valeurs de l’ancien droit concernant la famille notamment, ou les techniques du droit romain considéré comme un modèle4. L’analyse de la situation actuelle, après avoir rappelé l’extraordinaire fortune du code français à l’étranger, permet de montrer l’enchevêtrement aujourd’hui de la pensée libérale initiale et des nécessités de socialisation nées de la vie moderne. C’est donc toujours la qualité de « réalisme » et « d’adaptation » qui est au centre de la présentation du droit bourgeois actuel. Pourtant, en même temps, les auteurs, à propos du droit comparé, doivent présenter les différentes familles du droit bourgeois, dans lesquelles on range la famille romano-germanique et celle des pays de common-law. (échappent donc les droits socialistes et les systèmes « exotiques » africains et asiatiques). Autrement dit, la codification à la française ne peut être considérée comme la seule expression du droit bourgeois – même si elle continue à être interprétée comme la plus rationnelle, celle vers laquelle tendent aujourd’hui les systèmes de common-law.

Nous avons dans cette présentation des classiques les éléments du problème posé : la forme juridique bourgeoise sous des catégories variées dans l’histoire se caractérise par sa capacité d’intégration, disons sa capacité à être une médiation de contradictions. Peut-être, est-ce là sa grande spécificité : intégrer et représenter les contradictions, à l’opposé des autres systèmes prescriptifs qui se sont développés dans d’autres sociétés.

Comment analyser cette capacité ? Par rapport aux travaux désormais classiques de Pasukanis, comment faire progresser la connaissance de cette forme juridique ? C’est cette démarche en deux temps que nous proposerons.

A – Intérêts et limites de l’analyse de la forme juridique bourgeoise chez Pasukanis5

Dans La Théorie générale du droit et le marxisme, Pasukanis témoigne d’un double effort remarquable : donner du droit bourgeois une analyse touchant le contenu et la forme ; reprendre pour cela la démarche de Marx de manière serrée pour montrer comment la forme juridique est celle d’un rapport socio-économique.

C’est ce deuxième aspect qui est le plus connu. On rappellera, pour mémoire ce qu’est la démonstration de l’auteur notamment dans les chapitres 3 et 4 (Rapport et norme ; marchandise et sujet)6. La démarche est claire : et pourtant elle aboutit à des conclusions qui passent sous silence une partie importante de ce qu’est la forme bourgeoise.

1/ La démonstration de Pasukanis : le rapport juridique comme conflit entre intérêts privés

Le point de départ est celui-ci : le droit, comme l’économie ne peut être appréhendé que comme rapport social : non un rapport général, mais « un rapport social spécifique » en tant que forme (p. 68). Quelle est la spécificité de cette forme. C’est « l’antagonisme qui est la condition logique de la forme juridique » et, en même temps, la cause réelle de l’évolution de cette superstructure (p. 70). Et où faut-il trouver cet antagonisme « dont la forme juridique est le reflet inévitable » ? Ce rapport est celui « des propriétaires de marchandises entre eux » (p. 72).

En effet, la société capitaliste est une société de propriétaires de marchandises de sorte que « les rapports sociaux des hommes dans le processus de production revêtent une forme chosifiée dans les produits du travail qui apparaissent les uns par rapport aux autres comme des valeurs » (p. 101). L’échange sera précisément le moment de la réalisation de cette valeur ! Or comme les marchandises ne peuvent aller seules au marché, il faut tourner les regards vers leurs gardiens et leurs conducteurs, c’est-à-dire leurs possesseurs. Alors l’échange des biens est présenté comme un échange entre les volontés des possesseurs, appréhendés comme sujets juridiques. Marx en a fait la démonstration dans le livre I du Capital : ce droit naît de ce que les hommes en s’éprouvant comme propriétaires dans l’échange des marchandises, naissent alors comme sujets de droit, autonomes et libres. Et, bien évidemment, l’échange généralisé entraine la généralisation – au sens d’abstraction – du rapport et des sujets qui l’accomplissent « chaque homme devient un homme en général (…) chaque sujet devient un sujet juridique abstrait. En même temps, la norme revêt également la forme logique de la loi générale abstraite » (p. 110).

Dès lors, l’échange par le contrat est logiquement la catégorie première dont celle de sujet n’est qu’un dérivé ; la forme juridique, la plus simple et la plus pure, est le contrat, même si, dans les présentations bourgeoises, le contrat n’est analysé que comme « une » des formes juridiques. Au contraire, pour reprendre Marx, « le rapport juridique est donné par le rapport économique lui-même ».

Pasukanis peut donc généraliser ces conclusions en caractérisant la forme juridique bourgeoise (et ce, dans un chapitre antérieur d’ailleurs, celui sur la forme). Il le fait ainsi « c’est le litige, l’opposition des intérêts qui produit la forme juridique, la superstructure juridique » (p. 83) ; ou encore : « L’ordre juridique se distingue précisément de toute autre espèce d’ordre social en ceci qu’il concerne des sujets privés isolés » (p. 90) ; ou enfin : « La forme juridique doit sa spécificité qui la distingue de la masse générale des autres règles morales, esthétiques, utilitaires, etc. précisément au fait qu’elle présuppose une personne munie de droits et faisant valoir par là activement des prétentions ».

Inutile de dire la rigueur et l’intérêt de cette analyse. Mais elle aboutit, en privilégiant l’individu-sujet de droit dans la forme bourgeoise à complètement passer sous silence la partie étatique de cette forme. Ceci d’autant plus discutable qu’en affirmant que la norme « présuppose » une personne munie de droits, Pasukanis remet, au moins en logique (sinon dans l’histoire), le sujet de droit comme préalable – alors qu’il montre, par ailleurs, que le sujet est la conséquence du contrat, non son origine comme le voient les juristes classiques. Pasukanis conclut d’ailleurs à ce propos : le droit privé en tant qu’il représente la contradiction des hommes entre eux à partir de leurs intérêts égoïstes est finalement le noyau du droit7 de sorte que le droit public ne peut en être qu’un reflet dans la sphère de l’organisation politique (p. 92 et 93). Il oppose ainsi « le droit civil qui se signale par sa simplicité, sa clarté et sa perfection », aux « théories du droit public (qui) foisonnent de constructions tirées par les cheveux, artificielles et unilatérales, au point qu’elles en deviennent grotesques ». En bref, « l’État n’est pas une superstructure juridique mais peut seulement être pensé en tant que tel ». Cette réduction de la forme juridique bourgeoise au droit privé n’est pas seulement difficile à soutenir historiquement – car, aujourd’hui, la part de l’État et du droit public est de plus en plus grande dans la formation même de l’échange – mais aussi logiquement.

2/ Les limites de Pasukanis : la notion de norme

La position de Pasukanis vient d’une définition précise du droit différente de celle de la « norme », qui renvoie à une séparation entre Technique et Juridique.

Les juristes s’abusent en pensant que le droit est un tissu normatif d’où les rapports juridiques seraient déduits. À l’inverse de ce qui est dit classiquement, ce n’est pas le rapport juridique qui dérive de la norme – celle-ci n’est pas antérieure au rapport juridique. « Le droit, en tant que phénomène social objectif, ne peut pas être épuisé par la norme où la règle » (p. 77). Les causes objectives du rapport juridique sont, en réalité, « au delà » de la norme : celle-ci ne fait que garantir, que préserver un ordre (manifesté par le rapport entre les sujets) mais ne le crée pas.

Cela signifie donc que l’ordre juridique est seulement garanti par l’ordre politique, l’État notamment. Or, selon Marx, les rapports juridiques sont une expression plus directe des rapports sociaux que les rapports politiques : la métaphore spatiale (les niveaux de la superstructure par rapport à l’infrastructure) l’emporte ici pour convaincre que le rapport juridique est non seulement autonome mais premier par rapport à l’ordre politique8. De cette manière, l’État n’apparaît que comme instrument de la classe dominante, après cette lecture économiciste du rapport juridique.

Or, on peut douter qu’une telle vue soit correcte qui ne peut faire du droit public que le reflet du droit privé et de l’État le simple garant d’un rapport social, créé hors de lui (voir p. 85). D’ailleurs, les développements consacrés par la suite à la naissance de l’’État bourgeois et du droit public montrent que la position est difficile à soutenir. En effet, dans la société capitaliste de l’échange généralisé s’imposant comme forme sociale, dissimulant la production des marchandises, place est désormais faite à l’individu abstrait, titulaire de droits généraux, ainsi qu’à l’État forme politique de ces sujets devenus citoyens. Cela signifie que le plus grand développement du droit bourgeois s’accomplit avec la forme État ; ou, d’une autre manière, que la forme étatique n’est nullement seconde pour expliquer le développement du droit mais qu’elle lui est consubstantielle. Pour aboutir à cette conclusion, il faut radicalement se défaire de la métaphore spatiale du droit et de l’État dans leur « proximité » avec le rapport économique et les considérer ensemble dans la formation des rapports sociaux.

Cette limite chez Pasukanis provient, semble-t-il, d’une définition a priori de la norme technique par rapport à la norme juridique. Ce qui spécifie la « norme » technique vise un but unitaire et ne peut soulever de débats d’opposition d’intérêts. Ainsi, toute réglementation des rapports sociaux comprendrait, inégalement, une part technique et une part juridique (Pasukanis prend l’exemple des chemins de fer et de la santé). Cette conception est un peu trop simple par le découpage qu’elle trace entre technique et droit. En effet, si nous reprenons l’organisation des services publics (et des chemins de fer) nul ne soutiendra aujourd’hui qu’il s’agit seulement (en matière de planification ferroviaire, comme pour l’organisation de l’armée ou des services postaux) d’une intervention « technique ». Nous savons que l’organisation par l’’État d’un corps de fonctionnaires et l’établissement des programmes, des activités et des modes de fonctionnement des services publics est intimement liée à une organisation politique du corps social. Autrement dit, le droit ne peut être seulement lié à la contradiction entre des sujets dont le rapport d’échange par le contrat serait le symbole ; il est aussi pris dans le filet des prescriptions organisant les services de l’État sous l’image de l’absence de contradictions, d’unité de but, de convergence des actions.

Bref, la forme juridique dans la société bourgeoise unit la contradiction entre les sujets et la contradiction entre les classes symbolisées par le corps de l’État : et, bien évidemment, le développement de la première forme va de pair avec celui de la seconde.

Nous sommes donc peut-être en mesure de préciser ce que l’on peut entendre par forme juridique spécifique bourgeoise en intégrant l’apport de cette critique.

B – La forme juridique bourgeoise comme unité contradictoire dans l’État

Il n’apparaît pas possible de conserver la proposition de Pasukanis selon laquelle du fait de l’organisation de la domination de classe sous la forme du pouvoir d’État, il existerait désormais deux formes de domination : l’une directe, immédiate liée au processus économique et manifestée dans le droit privé ; l’autre médiate, réfléchie, sous la forme du pouvoir d’État officiel, du droit public (p. 127). Il faut tenter de penser ces deux formes de domination dans la forme juridique bourgeoise. On pourrait relier cette critique à celle que formule Marx contre Hegel, accusé de « séparer contenu et forme, être en soi et être pour soi, faisant intervenir le dernier extérieurement comme une moment formel » (Critique du droit politique hégélien, Éditions Sociales , p. 110).

En effet, par bien des aspects, le droit privé apparaît comme l’être en soi, auquel l’intervention de l’État ajoute l’être pour soi, comme forme de ce contenu. Au lieu dès lors de les penser séparément, il faudra essayer de montrer comment la forme étatique achève le développement de la forme juridique. Au surplus, il ne saurait y avoir de forme juridique expression immédiate de la domination, opposée à des formes médiatisées. Par définition, l’existence de la forme juridique suppose la médiation, c’est-à-dire le passage par un détour qui canalise, donne sens à la force de domination. Sinon, l’expression immédiate de la domination, c’est la force nue, la force brutale, sans déguisement, sans détour. Or, comme nous le verrons, l’organisation sociale construit toujours un détour pour l’exercice de la force et de la violence : tout processus symbolique est bâti sur la nécessité d’un détour – d’un autre terme. Mais pour penser la spécificité de ce détour, il faut en revenir à la fois aux textes de Marx sur la marchandise et sur des travaux plus proches de sociologues.

Faut-il l’ajouter, cette proposition ne peut avoir qu’un caractère hypothétique et engager seulement qu’à d’autres travaux ? Cette proposition pourrait tenir en deux énoncés :

1° – La forme juridique bourgeoise relie des sujets de droit par des normes étatiques : ce faisant, elle articule sur l’expression des contradictions d’intérêts, la contradiction entre l’ensemble des individus et le corps social.

2° – La forme juridique bourgeoise utilise les registres de l’objectivation et de la subjectivation dans son symbolisme : d’où son adaptabilité et son efficacité attribuées, en général à son abstraction.

1/ La forme juridique bourgeoise, condensé de contradictions

L’idée que défend Pasukanis, selon laquelle l’essence de la forme juridique et ce qui la distingue de tout autre système prescriptif, c’est l’opposition des intérêts, nous paraît insuffisante. Après tout, le système normatif de la morale met aussi en scène des intérêts opposés et les règles à sa manière ; de même les prescriptions théologiques. Ceci étant, il est clair que les prescriptions juridiques se sont développées à partir de ce terrain de l’opposition d’intérêt et ceci, bien avant l’existence d’une forme juridique généralisée. D’ailleurs, Pasukanis nous en donne l’argument, corroboré depuis par des travaux de sociologues9. La forme la plus primitive du droit c’est non la norme, mais le jugement ; non le code mais la casuistique. Le droit commence avec le litige, c’est-à-dire avec l’opposition de prétentions. Cela ne signifie nullement que les sujets qui s’affrontent sont interchangeables car les règles de droit sont de portée étroite, ne concernent que telle ou elle catégorie sociale ou ethnique. Autrement dit, l’horizon borné des règles juridiques les empêche de se développer comme forme générale.

Ce n’est donc pas l’opposition d’intérêts qui est la spécificité du droit bourgeois : cela, c’est la marque juridique comme forme à l’existence antédiluvienne, pour reprendre le mot de Marx. Ce qui est nouveau, c’est d’une part l’extension des conflits à l’ensemble des individus sur la base d’un moule unique – le sujet de droit ) et d’autre part, l’unité reconstituée de ces individus séparés dans la forme étatique.

En d’autres termes, si toutes les sociétés connaissent les conflits entre individus ou entre groupes, résolus par des prescriptions en partie juridiques – jamais en tout cas de manière dominante – seule la société bourgeoise prétend résoudre ces conflits recouvrant l’ensemble du tissu social en articulant ces conflits inter-individuels sur les contradictions individu-société. La division entre l’homme et le citoyen, entre le public et le privé n’est pas une tare du système : c’est l’aveu de ses contradictions mais de manière victorieuse ! « D’une part, d’autre part » … comme disent les juristes : mais c’est dans cette formule que s’accumulent et se neutralisent à la fois les contradictions. Qu’est-ce qui fait que les contradictions liées à la domination d’une classe n’apparaissent pas pour ce qu’elles sont ? (c’est-à-dire une domination privée) c’est précisément le détour par l’État qui donne une forme collective, sociale, généralisée aux conflits au lieu de les laisser nus. En d’autres termes, alors que les sociétés pré-capitalistes avouent le caractère privé de la domination – sous l’emblème d’un Maître, empereur ou roi, voire d’une classe : hommes libres ou féodaux – la société capitaliste organise juridiquement la séparation et la réunion des individus. Dès lors, l’’État n’est pas un élément formel, « reflet » du droit privé et de ses contradictions : il est, avec la notion de sujet abstrait né du rapport économique, un moment de la forme juridique.

Il faudrait donc ajouter à la formule de Pasukanis : la spécificité de la forme juridique bourgeoise est de constituer un système de communication fondé sur les contradictions d’intérêts privés subsumés dans la contradiction politique individu citoyen – masses. Comme on le voit, la forme juridique bourgeoise développée ne peut aller de pair qu’avec la forme étatique développée – quelles que soient les expressions historiques de cette forme étatique.

Cela permet de comprendre pourquoi la forme juridique bourgeoise est ambivalente au sens où elle parle toujours de deux choses à la fois, l’individu et la société. Ainsi, le double pilier en droit administratif : le service public et la puissance publique10.

C’est cette duplicité qui est, semble-t-il, la raison de son efficacité.

2/ Les modes de domination dans la forme juridique bourgeoise

Nous reprenons les catégories d’objectivation bourgeoise/subjectivation qui, comme nous allons le voir ne se recoupent nullement avec celles de normes étatiques/sujet de droit. Au contraire, c’est une autre manière d’envisager les multiples discours, pratiques et institutions de la forme juridique bourgeoise.

Reprenons cette idée selon laquelle le système juridique peut être analysé comme « un système de communication en termes de normes étatiques liant entre eux des sujets aux intérêts contradictoires »11.

Cette proposition peut se décomposer ainsi :

1/ Le système socio-économique instaure des individus et mieux des groupes d’individus (classes)12 aux intérêts contradictoires : le système juridique donne un cadre cohérent à cette réalité sociale par le sujet abstrait ;

2/ les individus et groupes sont dépassés dans leurs pratiques et leurs consciences par un fonctionnement qui leur est imposé, celui d’une forme étatique de la société, productrice des normes juridiques générales et abstraites.

3/ Ce système normatif est un système de communication – non qu’il permette réellement aux individus de se comprendre (effet d’obscurcissement mais instaure un sens, une signification par le biais de symboles qu’il crée et met en œuvre dans les relations sociales.)

C’est ce dernier terme qui paraît important : cela signifie que les relations entre individus et groupes ne peuvent jamais exclure un « tiers » qui est la médiation nécessaire pour leur permettre d’entrer en communication. Or, ce tiers a ses règles, ses lois – qui impriment déjà un contenu à cette communication – la première de ces règles inconscientes, c’est sa nécessité fondée sur le vide, sous l’impossibilité de communiquer autrement. D’où une forme nécessaire mais en même temps évacuée dans cette nécessité.

Or, cette forme qui instaure par sa médiation, un sens aux relations sociales – et comme telle apparaît obligatoire, normative car sans elle, le sens disparaît – cette forme se réalise, se manifeste différemment. Les processus d’objectivation et de subjectivation permettent de saisir non seulement les modalités mais aussi les enjeux de la domination qui s’y exerce.

Ce qu’il faut remarquer, sans réexposer ce que nous en avons déjà dit, c’est que la subtile coordination dans la forme juridique bourgeoise de l’objectivité / et de la subjectivité permet de moduler des expressions de domination de classe tout à fait efficaces.

Ce qu’apporte de plus à l’univers des conflits inter-individuels, la forme bourgeoise c’est la forme étatique réunificatrice ; ce qu’apporte de plus à l’univers des normes objectivées la forme bourgeoise, c’est le monde du sujet de droit, individu ou personne morale.

Or, ces modèles de domination sont d’une efficacité différenciée, selon qu’ils permettent ou rendent plus délicate une domination fondée sur le sujet ou sur la répétition cumulative des acquis prescriptifs. C’est certainement cette mise à jour de la contradiction non seulement entre sujets mais entre sujets et groupe social qui fait la nouveauté de la forme bourgeoise : comment instaurer des sujets dans un cadre qui les nie ?

Il faudrait en conclusion rappeler deux exigences.

1/ nécessité de reprendre dans l’histoire concrète, précise, la succession des formes simples aux formes concrètes mais pour cela

2/ il faut régler de manière théorique, le passage de l’abstrait au concret. C’est à ce travail que nous sommes invités pour dénoncer les facilités de l’empirisme tout autant que les coups de force des postulats.

Article initialement paru dans la revue Procès (N° 9, 1982). Reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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  1. Voir P. Amselek. Méthode phénoménologique et droit, LDGJ. []
  2. La démonstration n’est plus à faire à propos de la notion d’ « économie ». Pour une présentation remarquablement claire de la critique marxiste de l’école formaliste et de l’école réaliste en Economie Politique, voir A. Benachenchou, Introduction à l’analyse économique, Alger, OPU, 1977, p. 11 et s. []
  3. Cf. Rapport pour l’UNESCO de Lenoble et Ost. multigraphié 1979. []
  4. A. Weill, Droit civil, Dalloz, 1973, p. 55 et 56 ; p. 66. []
  5. Sur Pasukanis et sa critique, je renvoie à P. Dujardin, Le droit mis en scène. P.U.G. 1979 et à J. Michel, La détermination du droit chez K. Marx, thèse Lyon, 1980. []
  6. E. Pasukanis, La théorie générale du droit et le marxisme, trad. J-M. Brohm, Paris, E.D.I. 1970. []
  7. Ainsi, p. 69 « Le noyau le plus solide de la sphère brumeuse juridique se situe précisément dans le domaine des rapports de droit privé ». []
  8. Citation par Pasukanis d’un texte de Marx, La Sainte Famille, 1845, p. 81 où il est montré que la cohésion de la société est le fait non de l’État mais de la vie civile – donc du bien réel de la société civile, les intérêts égoïstes. []
  9. En écho à cette direction, cf. J. Carbonnier, Droit Civil, tome 1. Voir Pasukanis, op. cit., p. 83. []
  10. J. Chevallier. « Les fondements idéologiques du droit administratif français », in Variations autour de l’idéologie de l’intérêt général, volume n°2, Publication du CURAPP. PUF, 1979, p. 3 à 57. []
  11. Formulation à peu près équivalente à celle que j’ai proposée dans « Une introduction critique au droit », Maspéro, 1976. []
  12. On ne peut isoler les individus sans penser aussitôt à leur regroupement en classes définies par leurs intérêts dans le système de production. []
Michel Miaille