Mettez un Lénine dans votre philosophie du langage

En dehors d’une tradition assez congrue, l’œuvre philosophique de Lénine est loin d’avoir bonne presse. Elle est au mieux ignorée, au pire jugée grossière et dépourvue d’intérêt. À rebours de ces mises à l’amende philosophiques, Jean-Jacques Lecercle propose une lecture laudative des traits léniniens les plus « scandaleux ». Avec sa clarté habituelle, Lecercle souligne l’importance d’une intervention partisane en philosophie, combinant fermeté sur les principes et souplesse de lecture et d’interprétation. Il délimite les grandes thèses philosophiques de Lénine et se propose brillamment de les illustrer dans son propre domaine de compétence, la philosophie du langage. En quelques lignes, il indique en quoi le matérialisme dialectique importe pour sortir de l’impasse de la linguistique de Chomsky, ou encore pour dépasser Saussure. Il démontre par là la fécondité d’une œuvre léninienne qui est vraie parce qu’elle est partisane.

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  1. Lénine le scandaleux, Lénine le juste.

En 2001, j’ai participé à un colloque sur Lénine, organisé à l’université d’Essen par Slavoj Zizek1. Quelques années à peine après la réunification, il y avait là quelque provocation (qui pour Zizek est une arme philosophique). Il y avait scandale à célébrer Lénine, ce penseur totalitaire, cet initiateur du goulag, etc. Quand j’ai lu mon papier, au premier rang de l’assistance étaient assis le recteur de l’université et un adjoint au maire. Ils n’étaient pas là pour garantir la liberté d’expression ni pour encourager les avancées de la connaissance.

Lénine était donc, en 2001, scandaleux. Mais scandaleux il était aussi, et depuis bien plus longtemps, en philosophie. On se souvient du frisson que causa la conférence d’Althusser devant la Société de philosophie. Comment ce militant politique certes habile, mais prêt à tous les compromis, peut–il passer pour un philosophe, domaine spécialisé d’une extrême complexité dans lequel il n’est au mieux qu’un autodidacte et un vulgarisateur ? On se souvient des trois sources du marxisme, et des slogans de ma jeunesse, par exemple, « la théorie de Marx est toute puissante parce qu’elle est vraie ».

Mon intervention au colloque visait à célébrer précisément ce caractère politiquement et philosophiquement scandaleux de Lénine en décrivant ses quatre insignes vertus. La première est la dureté, c’est-à-dire la vigueur polémique de ses interventions, en philosophie comme en politique : la méchanceté critique est due à la conviction qu’il faut identifier l’ennemi principal et le combattre sans merci. La seconde est la fermeté, car il y a des convictions plus durables que l’airain, des principes sur lesquels on ne doit pas céder. D’où la troisième vertu, la solidité, vertu complémentaire de la fermeté, qui se manifeste par la capacité de ce qu’Alain Badiou appelle « tenir le point ». Enfin vient la subtilité, car la fermeté stratégique de ce dogmatique s’accompagne d’une étonnante capacité tactique, qui lui permet d’identifier, dans le moment de la conjoncture, non seulement l’ennemi principal, mais le maillon le plus faible de la chaîne adverse et les possibilités d’alliance. D’où le célèbre slogan : analyse concrète de la situation concrète.

Ces quatre vertus m’avaient incité à intituler mon papier « Lénine le juste », adjectif qui ne correspond pas tant à « justice » qu’à « justesse », célébrant par là la capacité léniniste à proposer l’analyse juste du moment de la conjoncture, qui s’inscrit dans le slogan juste, lui-même fondé sur la fermeté et la solidité stratégiques. Cette célébration de Lénine politique est aussi une célébration de Lénine philosophe. Ce sur quoi il nous incite à ne pas céder, le point que nous devons tenir, c’est un marxisme non reconstruit, non recyclé, ce qui ne veut pas dire mort. Lénine philosophe est l’antidote à tous les renoncements philosophiques – et comme l’on sait, ils n’ont pas manqué.

 

  1. Un style philosophique.

Comme j’ai l’intention de continuer à célébrer les insignes vertus de Lénine, je me propose de faire de nouveau ce qu’on ne fait plus guère aujourd’hui (il y a eu quelques exceptions, par exemple l’excellent livre de Lilian Truchon)2 : lire Lénine philosophe, c’est-à-dire Matérialisme et empiriocriticisme et les Cahiers philosophiques3. On y verra à l’œuvre les quatre vertus léniniennes, mises en pratique dans un style philosophique, un style d’intervention, et un certain nombre de principes.

La première vertu, on l’a vu, est la dureté. Et il est certain que la philosophie est pour  Lénine, dans ce qu’il nous a laissé, un exercice critique. Plus que critique : polémique. La pars destruens prime : il s’agit d’identifier l’adversaire, et de ne pas le lâcher. Pas de justice rendue à l’adversaire, même par effet rhétorique, même par courtoisie. Pas de juste milieu, ce péché mignon des philosophes universitaires (c’est ce dont il accuse Abel Rey, dont il annote l’ouvrage sur la philosophie moderne)4 : la philosophie est prise de parti. D’où les points d’exclamation réprobateurs qui ornent les marges des Cahiers, les noms d’oiseaux adressés à ses adversaires (les philosophes universitaires sont qualifiés d’ « écraseurs de puces5 »), la fréquence des annotations sarcastiques, même dans les marges de ses notes sur la Logique de Hegel, dont il vante pourtant le génie. Il note ainsi que, pour Hegel, « dans la logique, l’Idée “devient créatrice de la nature“ » – et dans la marge il inscrit un « Ha-Ha !!! » vengeur6. En tant que vertu philosophique, la dureté a pour corrélat l’indignation : pas de compromis, pas de tendresse pour ceux qui se réclament du marxisme, et même du bolchévisme comme Bogdanov, mais qui philosophiquement sont passés de l’autre côté. L’article de Déborine, qui pourtant prétend exposer le matérialisme dialectique (et qui plus tard, dans les polémiques philosophiques au sein de la jeune Union soviétique, sera le chef de file de l’école des « dialecticiens »), est couvert de notations brutales (« Ouf ! », « Mensonges ! », « C’est de la bouillie7 » ). Bref, un style inhabituel, peu « philosophique » et donc scandaleux.

La seconde vertu est la fermeté. Cette vigueur polémique, cet acharnement critique s’appuient sur la fermeté des principes. Il s’agit de dénoncer les erreurs de lecture : Bogdanov ne comprend rien  à Engels, il travestit Plekhanov, qui pourtant n’est pas exempt de reproches, mais qui lui est ferme sur les principes. Il s’agit d’opposer sans cesse les deux tendances, les deux traditions, matérialiste et idéaliste, c’est-à-dire de mener la lutte des classes dans l’idéologie (le mot « théorie » n’appartient pas au vocabulaire de Lénine, mais sa pratique correspond bien à la célèbre définition althussérienne), en dénonçant les camouflages, car l’idéologie bourgeoise s’avance masquée : le « marxisme » de Bogdanov et consorts est un agnosticisme néokantien, l’agnosticisme de Mach est un idéalisme, cache-sexe du fidéisme. Bref, il s’agit de faire la clarté dans le brouillard délibéré des idées philosophiques bourgeoises. D’où une inscription proprement stylistique de cette vertu : la clarté du style de Lénine, qui est non seulement critique systématique des obscurités de la philosophie des philosophes, mais un don d’exposition transparente. Car Lénine appelle un chat un chat : derrière les complications notoires du style de Hegel (cette obscurité théorisée par Adorno, qui s’entendait en la matière)8, il faut savoir distinguer les éléments matérialistes – il faut clarifier Hegel l’obscur.

La troisième vertu est la solidité. L’objet de la fermeté de Lénine est un roc de thèses, d’une solidité à toute épreuve. Je vais y revenir. Mais cette solidité philosophique a une traduction stylistique : un style solide, c’est un style têtu. Il s’agit de tenir le point, de refuser toute révision ou reconstruction du marxisme. D’où le tranchant du style philosophique de Lénine – il s’agit de trancher sans cesse le nœud gordien, d’opérer les distinctions, de maintenir la distribution entre les thèses justes et les thèses fausses, tout comme en politique il s’agit de déterminer le slogan juste. Lénine dans ses Cahiers est, on l’a vu, un lecteur  vite indigné : c’est que la solidité des principes nourrit les vertus de fermeté et de dureté. Naturellement, cette célébration de la vertu de solidité s’expose à une objection immédiate : en philosophie comme en politique, Lénine n’est pas seulement un marxiste orthodoxe mais un marxiste dogmatique à tendance totalitaire (le diamat est déjà présent in nuce dans son œuvre philosophique, comme le goulag dans son œuvre politique). Point du tout, car Lénine possède une quatrième vertu.

Cette vertu est la subtilité, et c’est également une vertu du style de Lénine. L’extrême intérêt de la lecture des Cahiers, c’est qu’ils nous permettent de lire par-dessus l’épaule de Lénine. Et nous ne trouvons pas dans cette lecture seulement des expressions d’indignation. Hegel dans sa Logique est certes obscur, mis il est aussi profondément juste, et Lénine démêle avec dextérité l’écheveau des thèses explicitement idéalistes et objectivement matérialistes qui sont entremêlées dans le texte. Certes, il s’agit de renverser Hegel, de le remettre sur ses pieds, mais il s’agit aussi de noter la finesse des analyses. Le dogmatique est un lecteur précis, attentif aux nuances et qui sait être charitable. Car au fond, mieux vaut un idéaliste franc et conséquent qu’un agnosticiste partisan du juste milieu ou qu’un faux matérialiste : « Mais cet idéalisme philosophique qui conduit ouvertement, « sérieusement » vers Dieu, est plus honnête que l’agnosticisme moderne, avec son hypocrisie et sa poltronnerie9 ». Cette subtilité philosophique est également, et indissolublement, une subtilité politique : il s’agit d’identifier le moment de la conjoncture philosophique (tout comme le slogan juste identifie le moment de la conjoncture historique), il s’agit d’identifier et l’adversaire (Bogdanov, le faux marxiste) et l’allié (Hegel, l’idéaliste conséquent et le matérialiste qui s’ignore). On retrouve l’analyse concrète de la situation concrète : là est la subtilité de Lénine, en philosophie comme en politique. Cette vertu, inattendue pour la caricature que l’idéologie dominante nous donne de la pensée de Lénine, est essentielle. Sans elle, la dureté serait simple agressivité, la fermeté et la solidité simple sottise. C’est dans la combinaison dialectique de ces quatre vertus que gît la grandeur philosophique de Lénine, et le résultat de cette combinaison est bien un style, dans les deux sens d’un style d’intervention (une nouvelle pratique de la philosophie, comme disait Althusser)10 et d’un style d’expression.

Bref, un style inimitable (le style, c’est le philosophe) : une marginalité revendiquée, une hostilité aux philosophes professionnels (qui la lui ont bien rendue), des vertus stylistiques de clarté et de vigueur, et le scandale, qui est au cœur de la lecture d’Althusser, de la prise de parti (un concept, pas un simple mot d’ordre)11, c’est-à-dire de l’introduction de la politique au sein de la philosophie, où elle est censée n’avoir rien à faire. Et ce nouveau style philosophique se laisse penser comme intervention et non comme contemplation. Mais il s’agit bien de philosophie : on ne saurait exagérer l’importance de la discipline, car l’histoire de la philosophie, c’est l’histoire de la connaissance humaine, et on ne doit pas céder sur son importance. Pour transformer le monde, et non seulement l’interpréter, il faut de la philosophie, c’est-à-dire des principes et des thèses.

 

  1. Matérialisme dialectique.

La philosophie, selon Lénine, n’est pas seulement critique et polémique, même s’il faut commencer par là. Pas de pars destruens sans pars construens. Celle-ci tient en deux points – ceux qu’il importe de tenir : le matérialisme et la dialectique, le matérialisme dialectique.

La version proprement léniniste du marxisme non-reconstruit tient en ces deux mots. On conçoit pourquoi Lénine est philosophiquement intempestif. Le matérialisme dialectique a mauvaise réputation, la faute en est au diamat stalinien. Mais Lénine refuse tout compromis sur ces deux points. C’est sur eux qu’alternativement il critique Hegel (ce matérialiste malgré lui) et le loue (car c’est un dialecticien génial). Donc le matérialisme (il faut lire Hegel en matérialiste) et la dialectique (terme qui a encore plus mauvaise réputation que le matérialisme) : toute la dialectique, c’est-à-dire aussi, ou d’abord, la dialectique de la nature. La dialectique est l’objet de la lecture de Hegel qui est l’essentiel des Cahiers : des seize caractères de la dialectique12 au court texte, « À propos de la dialectique »13 , qui est le seul dans le recueil à avoir la forme articulée d’un essai.

Ces deux points à tenir sont développés sous la forme de six principes ou thèses, que je résume brièvement.

(i) Thèse d’objectivité. C’est la thèse matérialiste fondamentale – c’est le seul contenu de la catégorie philosophique de matière : l’être est premier, la pensée seconde, et elle nous donne l’image de la nature objective. Là est le fondement de la critique des empiriocriticistes, avec leur solipsisme partagé (je ne connais que le monde isolé de mes impressions sensorielles, mais il en est de même pour les autres hommes ; le monde extérieur n’est qu’une construction, ma conscience projette le monde dans lequel je vis). Un des arguments sans cesse avancés par Lénine (il n’est pas bien sûr le seul, et on le retrouve aujourd’hui dans les énoncés archaïques de Quentin Meillassoux, sur lesquels il fonde sa critique du transcendantalisme kantien)14 concerne l’existence objective de la nature des millions d’années avant l’apparition de toute conscience, même animale (les empiriocriticistes peinent notoirement à contrer cet argument).

(ii) Thèse de causalité. Elle découle de la précédente. La matière est la cause des sensations. Il y a causalité réelle, et non simple consécution, comme pour les sceptiques. Les empiriocriticistes sont en cela humiens. Pour Pearson, disciple anglais de Mach, que Lénine a lu et critique, la science récolte et classe les faits, elle décrit mais n’explique pas15.

(iii) Thèse du reflet. Elle découle des deux précédentes. Et Lénine y tient (c’est un des points qu’il tient – on sait à quel point aujourd’hui le concept a mauvaise réputation). Nos sensations, qui sont les seules sources de nos connaissances (en tant que liens entre le sujet et le monde objectif) sont les images des choses –images fidèles et non projections (Pearson inverse le sens du reflet par le concept bien nommé d’« eject »16 ) Lénine est ferme sur ce point, mais il est subtil. En témoigne ce passage des Cahiers où il lit la Métaphysique d’Aristote, où l’on reconnaîtra un écho de la premières des  Thèses sur Feuerbach:

Quand l’intelligence (humaine) aborde la chose individuelle, en tire une image (= un concept), cela n’est pas un acte simple, immédiat, mort, ce n’est pas un reflet dans un miroir, mais un acte complexe, à double face, zigzaguant – un acte qui inclut la possibilité de l’envol imaginatif hors de la vie17.

Et c’est ainsi, ajoute-t-il, que l’homme en vient à imaginer Dieu.

(iv) Thèse de vérité. Le reflet, c’est-à-dire la connaissance, vise et atteint la vérité. Et cette vérité est et n’est pas relative. Elle est relative en tant qu’elle marque un moment dans le progrès infini des connaissances, elle n’est donc qu’une approximation, destinée à être dépassée. Mais elle n’est pas relative en tant qu’elle marque une approche asymptotique de la vérité absolue. Contre tout agnosticisme et tout scepticisme, Lénine maintient le principe de l’existence d’une vérité absolue (même si elle a le même statut que l’idée de la raison kantienne, celui d’une limite jamais atteinte). La thèse 1 s’opposait à tout idéalisme ; les thèses 2 et 4 s’opposent à tout agnosticisme ou scepticisme.

(v) Thèse de la pratique. Il y a un critère qui permet d’atteindre la vérité et vérifie les thèses, celui de la pratique. Ce qui me prouve que le monde extérieur existe au-delà de mes impressions des sens, c’est que je peux le modifier par ma pratique. Le reflet est fidèle en tant que ma pratique transforme le monde dans le sens visé. On notera qu’il ne s’agit pas ici d’une forme de pragmatisme (que Lénine critique avec vigueur à travers sa lecture du livre d’Abel Rey) : le thèse 5 est posée sous la domination de la thèse 4, d’où le célèbre aphorisme léninien de ma jeunesse.

(vi) Thèse d’historicité. Le concept de vérité asymptotique implique que la science est aussi histoire : les connaissances progressent, dans une succession de conjonctures, dans lesquelles la philosophie intervient aux côtés de la science. Le philosophe militant introduit non la politique dans la science (c’est la déviation stalinienne de l’opposition entre science bourgeoise et science prolétarienne, dont on ne trouve pas trace chez Lénine) mais la politique dans la philosophie, pour la science, contre l’obscurantisme idéologique. Il y a donc des conjonctures scientifiques des moments des conjonctures scientifiques, des alliances à consolider, des adversaires à identifier, des thèses justes à produire dans ce moment-ci de cette conjoncture-ci.

Ces thèses dessinent bien un matérialisme dialectique, qui n’est pas le diamat, avec ses lois de la dialectique et sa capture de la science par la politique, sous la forme d’une philosophie dite marxiste-léniniste. Cela correspond en gros à la lecture qu’Althusser fait de Lénine, mais cela en marque aussi les limites. Il n’y a pas chez Lénine de retour à l’empirisme du XVIIIe siècle18, parce qu’il y a une référence insistante à Hegel, parce que la dialectique est au cœur de la pratique léniniste de la philosophie. Le dogmatique est en réalité fidèle à la première thèse sur Feuerbach : ni matérialisme réducteur, ni scientisme – une autre manière de faire de la philosophie.

 

  1. Mettons un Lénine dans notre moteur.

À ce stade, on pourra me faire une objection massive. Lénine philosophe n’est pas tant scandaleux que daté. Si la conférence d’Althusser ne serait sans doute plus aujourd’hui possible, ce n’est pas tant à cause d’un rejet de Lénine comme non-philosophe que parce qu’il est philosophiquement daté, qu’il n’est plus aujourd’hui pertinent. Agnosticisme, empiriocriticisme, fidéisme, mais aussi bien dialectique et matérialisme désignent une problématique philosophique dépassée et qui n’a plus d’intérêt que pour l’histoire des idées. Laissez-moi vous expliquer pourquoi je pense le contraire. Je vais tenter de célébrer l’actualité de la pensée de Lénine dans le cadre de ma discipline favorite, la  philosophie du langage.

On concédera pour commencer que Lénine ne s’intéresse guère au langage. Le mot est mentionné trois fois dans les Cahiers, lorsqu’il lit Hegel (« histoire de la pensée = histoire du langage ??19 » ; ou encore « NB dans la langue il n’y a que l’universel »20 ), ou lorsqu’il lit Lassalle (l’histoire du langage fait partie de l’histoire de la philosophie21 ). À première vue, il n’y a pas grand chose à retenir : une vague curiosité, des points d’interrogation. Le rôle de Lénine ne peut donc être qu’indirect.

On l’envisagera en posant la question : jusqu’à quel point les thèses léniniennes engagent-elles une philosophie du langage qui soit matérialiste et dialectique ? On notera qu’il n’est pas question ici d’une science mais d’une philosophie du langage. Lénine ne critique pas les scientifiques comme Mach ou Pearson en tant que tels, mais seulement quand ils deviennent philosophes. En matière de langage la situation est plus compliquée, car le scientifique et le philosophique y sont inextricablement mêlés. Comme l’on sait, Chomsky change de thèses « scientifiques » tous les cinq ans, sans qu’on puisse dire, que, de la centralité de la structure profonde à sa disparition, il y ait une progression par cumulation du savoir, c’est-à-dire par approximation asymptotique de la vérité du langage. Mais ce qui ne change pas chez lui, c’est la philosophie du langage, avec son mélange de matérialisme réducteur (le mind/brain) et d’idéalisme effréné (les idées innées, la modularité de l’esprit), qui justifie la formule assassine de Deleuze, « la linguistique a fait beaucoup de mal22 ».

On peut donc espérer que Lénine nous indique quelques directions, et au moins deux, une direction matérialiste et une direction dialectique, qui vont nous amener à remettre en question deux des fondements de la linguistique structurale, le principe d’immanence et le principe de l’arbitraire du signe. Ce qui n’est pas rien.

Une direction matérialiste d’abord. La thèse d’objectivité nous protège de l’idéalisme du « tout linguistique » critiqué par Lucien Sève (je renvoie ici à ses analyses dans « L’homme » ?23 ). En pastichant l’incipit de la Logique des mondes de Badiou24, on dira qu’il y a des langages et des vérités parce qu’il y a des corps, c’est-à-dire, en langage léninien, des « choses ». Le système symbolique qu’est le langage est ancré dans le monde des choses ; il est le produit de rapports sociaux qui règlent les relations entre les hommes, mais aussi entre les hommes et la nature, rapports qui sont d’abord des rapports de travail. L’homme est un animal parlant parce qu’il est un animal social. Le langage est d’abord une pratique d’appropriation de la nature : le signe est cousin de l’outil. Ce qui remet en question le principe d’immanence (le langage et rien que le langage, comme il est dit dans la célèbre dernière phrase du CLG de Saussure, phrase inventée par les éditeurs mais fidèle aux thèses du maître). Notre tâche n’est pas d’étudier la langue en tant que compétence (c’est ainsi que Chomsky – réduction idéaliste conséquente – réduit la langue saussurienne, c’est-à-dire un système collectif, à un phénomène individuel) mais comme pratique sociale. Et en rebond, ce matérialisme remettra en question la thèse de l’arbitraire du signe. Je renvoie ici aux Recherches sur l’origine de la conscience et du langage de Tran Duc Thao25. Chez lui, la scène primitive de l’origine de la conscience et du langage est liée au geste de l’indication, signe matériel au sein d’une pratique matérielle, la chasse collective, qui engage une iconicité fondatrice du langage, l’arbitraire du signe n’étant qu’un développement postérieur, et cette iconicité fondatrice a laissé des traces dans le langage articulé d’homo sapiens, sous la forme de l’expressivité, de l’affectivité et de tous les phénomènes, intonation, accentuation expressive, etc. que les linguistes qualifient de « suprasegmentaux ». Le langage est, comme l’outil, une médiation entre les hommes et la nature, un moyen (de production) ; il est du monde et dans le monde. On comparera avec l’empiriocriticisme latent de Chomsky, à qui il arrive de déclarer par provocation, qu’« il n’y a pas de réalité extérieure26 », par quoi il entend que le langage est pure manipulation de symboles, sans relation directe avec le monde : les noms, dit-il, ne réfèrent pas, ils sont utilisés pour la référence. Il y là une forme d’enfermement dans le symbolisme, dont la conséquence est un solipsisme partagé.

Deuxième direction indiquée par Lénine, la dialectique. La dialectique entendue, à la suite de Hegel, comme logique du mouvement : non la logique statique des choses fixes, mais la logique des choses en mouvement, c’est-à-dire des processus et des relations. D’où l’importance, pour la langue également, de la thèse d’historicité. La langue n’est pas un système stable d’unités fixes (on retrouve ici la critique de la linguistique structurale faite par Deleuze & Guattari dans le quatrième plateau de Mille plateaux)27 : elle est processus et histoire. Il s’agit ici de récuser un autre principe constitutif de la linguistique structurale, le principe de synchronie, cette coupe d’essence, comme disait Althusser, qui extrait par mauvaise abstraction un état de langue et renvoie l’histoire de la langue dans les marges de la synchronie, laquelle, comme le fait remarquer Lucien Sève, n’est pas une histoire, mais « le déploiement dans le temps et plus encore l’espace des virtualités d’une structure par elle-même intemporelle et immuable28 ». Introduire de la dialectique dans la philosophie du langage, c’est faire à l’historicité de la langue la place qui lui revient. Et cette dialectique prendra diverses formes.

Première forme, la dialectique de l’universel et du singulier dans le langage. C’est ce que Lénine retient du traitement du langage dans la Logique de Hegel (« “Ceci ?“ : le mot le plus général29 »). Comment capturer la singularité du phénomène dans la généralité indispensable à l’interlocution (ou, comment le geste de l’indication de Tran Duc Thao s’abstrait et se généralise) ? Traduit en termes de philosophie du langage, cela donne une deuxième forme de la dialectique.

Cette forme est la dialectique du système et de l’individu locuteur, pensée de façon idéaliste par Chomsky dans l’opposition entre la compétence et la performance (l’individualisme méthodologique d’une compétence toujours individuelle est l’équivalent de l’individualisme libéral), et pensée de façon plus collectiviste par Saussure dans l’opposition de la langue (le système) et de la parole (réalisation individuelle du système). On notera ici cependant une différence entre la vulgate saussurienne, qui exclut la parole du champ de la science du langage, et le Saussure véritable, pour qui il y a également une linguistique de la parole30. Ce que la dialectique nous permet, c’est de penser cette dichotomie comme une contradiction, avec unité des contraires : une langue est à la fois, et indissolublement, ou plutôt contradictoirement, un système, accumulation collective de savoirs et de normes langagiers, transmis de génération en génération, et une population d’idiolectes, soumise à un processus d’évolution lamarckienne (c’est-à-dire avec transmission des caractères acquis)31.

La dialectique prend ici une nouvelle forme, celle de la contradiction entre la règle collective et l’expression individuelle. Il n’est pas de règle de langue qui ne connaisse d’exceptions (c’est-à-dire d’infractions sédimentées, « passées dans la langue »), parce qu’il n’est pas de règle de langue qui ne soit défaisable par le locuteur à des fins expressives. D’où l’importance centrale d’un concept de style, qui inscrit la contradiction entre le social (le style de groupe, le style comme rapport social)32 et l’individuel (le style, c’est l’homme). Car ainsi évolue la langue, par exploitation individuelle d’un système collectif. Ce qui incite à adopter un autre concept de langue : non la langue saussurienne, mais la langue naturelle (par exemple l’anglais) comme l’inscription de la dialectique entre la forme standard (grammatisée dans toutes sortes d’institutions) et les dialectes, sociolectes, ergolectes, et jusqu’aux idiolectes33. Ce n’est pas ma première fois que j’utilise la formule, l’anglais n’existe pas (ce qui existe c’est la multiplicité des anglais) mais il insiste (dans les grammaires, écoles et autres appareils idéologiques).

Je propose de généraliser cette dialectique et de définir le langage comme le lieu d’une contradiction entre l’interpellation (des individus en sujets) et la contre-interpellation (de l’instance interpellante par le sujet interpellé), c’est-à-dire comme le lieu de la subjectivation. La fonction du langage est bien de permettre la communication, mais c’est par le biais de l’interpellation des individus en sujets d’énonciation. L’interpellation est ce qu’on appelle une « contrainte capacitante », le prix à payer pour que l’infans accède à un système collectif, antérieur et extérieur à lui, c’est-à-dire acquière la pleine humanité en accédant aux rapports sociaux que la communication permet et au trésor de savoirs accumulés par les générations précédentes. Il le fait en parcourant le phases du processus d’interpellation : interpellation par la langue, inter-interpellation34 (le concept provient de Jacques Bidet) qui l’insère dans la collectivité des locuteurs, auto-interpellation, ou reconnaissance de soi par le sujet, et contre-interpellation, par laquelle le sujet manifeste son autonomie.

Voilà donc ce qui peut advenir si nous mettons un Lénine dans notre moteur : l’élaboration d’une philosophie du langage qui soit et matérialiste et dialectique.

Cette conférence a été initialement prononcée lors du colloque « Le Lénine des philosophes » en octobre 2017.

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  1. J.J. Lecercle, « Lenin the just, or Marxism unrecycled », in S. Budgen, S. Kouvelakis, S. Zizek, eds., Lenin Reloaded : Towards a Politics of Truth, Durham : Duke University Press, 2007, pp. 269-282. []
  2. L. Truchon, Lénine épistémologue, Paris : Delga, 2013. []
  3. V.I. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, in Œuvres, tome 14, Paris : Editions Sociales, 1962 ; Cahiers philosophiques, Paris : Editions Sociales, 1955. []
  4. Lénine, Cahiers, op. cit., p. 310. []
  5. Lénine, Matérialisme…, op. cit., p. 213. []
  6. Lénine, Cahiers, op. cit., p. 144. []
  7. Ibid., p. 365. []
  8. T.W. Adorno, “Skoteinos”, in Hegel: Three Studies, Cambridge, Mass: MIT Press, 1993. []
  9. Lénine, Cahiers, op. cit., p. 251. []
  10. L. Althusser, Lénine et la philosophie, Paris : Maspéro, 1972, p. 44. []
  11. Ibid., p. 41. []
  12. Lénine, Cahiers, op. cit., pp. 181-2. []
  13. Ibid., pp. 279-84. []
  14. Q. Meillassoux, Après la finitude, Paris : Seuil, 2006. []
  15. K. Pearson, The Grammar of Science, Londres: Dent & Dutton, 1937 (1892), pp. 87, 99. []
  16. Pearson, op. cit., p.47. []
  17. Lénine, Cahiers, op. cit., p. 289. []
  18. L. Althusser, op. cit. p. 28. []
  19. Lénine, Cahiers, op. cit. p. 73. []
  20. Ibid., p. 229. []
  21. Ibid., p. 274. []
  22. G. Deleuze & C. Parnet, L’Abécédaire de Gilles Deleuze, Paris : Éditions du Montparnasse, 1997. []
  23. L. Sève, « L’homme » ? Paris : La Dispute, 2008, pp. 162-69. []
  24. A. Badiou, Logique des mondes, Paris : Seuil, 2006. []
  25. Tran Duc Thao, Recherches sur l’origine de la conscience et du langage, Paris : Éditions Sociales, 1973. []
  26. N. Smith, « Does Chomsky Exist?”, in Language, Bananas and Bonobos, Oxford: Blackwell, 2002, pp. 100-104. []
  27. G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, Paris : Minuit, 1980. []
  28. L. Sève, Structuralisme et dialectique, Paris : Éditions Sociales, 1984, p. 240. []
  29. Lénine, Cahiers, op. cit., p. 229. []
  30. Voir S. Bouquet, Introduction à la lecture de Saussure, Paris : Payot, 1997. []
  31. Voir sur ce point S. Mufwene, The Ecology of Language Evolution, Cambridge: Cambridge University Press, 2001. []
  32. Voir R. Williams, Marxism and Literature, Oxford: Oxford University press, 1976, et D. Hartley, The Politics of Style, Leiden: Brill, 2016. []
  33. M. Verret, La culture ouvrière, Paris : L’Harmattan, 1995, p. 25. []
  34. J. Bidet, « Le sujet interpellé, au-delà d’Althusser et de Butler », in Actuel Marx, 61, Paris : PUF, 2017, pp. 189-201. []
Jean-Jacques Lecercle