Le juste temps de la révolution : Rosa Luxembourg et la question de la démocratie ouvrière

La révolution est-elle le produit des conditions objectives ou de l’intervention spontanée des masses ? Pour Rosa Luxemburg, explique ici Furio Jesi, la question est mal posée. La révolution est toujours objectivement prématurée. Mais elle n’en est pas pour autant réductible à un pur événement. Elle inaugure une nouvelle trajectoire historique, au cours de laquelle les espoirs du passé se retournent contre le monde qui les ont suscités et se radicalisent en une anticipation active de l’avenir. Dans leur action, les masses insurgées tracent ainsi les contours d’une relève de la démocratie et d’une nouvelle éthique révolutionnaire.

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La révolution, oui, mais quand ? Dans la pensée des idéologues et des stratèges de la lutte de classe, le problème du juste temps de la révolution, en tant qu’objet de spéculation a priori, a reçu des traitements différenciés. Qu’il s’agisse de la révolution comme action à organiser, ou des situations révolutionnaires comme points nodaux de l’histoire dont il convient d’évaluer minutieusement l’actualité, le problème de la signification, de l’essence et du sens, de la révolution fait partie de ces questions – au même titre que celle des situations prérévolutionnaires mais sans qu’aucun privilège ne lui soit accordée – qui ont constamment retenu l’attention des idéologues marxistes. Cependant, le problème du juste temps de la révolution est resté délibérément associé à la pensée de protagonistes bien particuliers de l’idéologie marxiste, jusqu’à y occuper une position centrale. Pour d’autres, à commencer par Lénine, ce problème n’est pas secondaire, mais dangereux. De leur point de vue, spéculer sur le juste temps, ce serait courir le risque de substituer un paradigme prophétique de l’histoire à l’évaluation quotidienne des constantes historiques et à l’élaboration concomitante d’une ligne stratégique. L’affirmation de Lénine est à cet égard aussi limpide que limitée : il y a situation révolutionnaire lorsque les classes dirigeantes ne peuvent plus gouverner comme autrefois et lorsque les classes opprimées ne veulent plus vivre comme jadis.

Par comparaison, le problème du juste temps occupe une position centrale et caractéristique dans la pensée de Rosa Luxemburg, qui accorde plus d’importance que Lénine à la différence entre pensée pour soi et pensée pour tous, entre conscience morale individuelle et engagement politique collectif. Rosa Luxemburg et Lénine affrontèrent les mêmes problèmes tactiques et stratégiques ; mais chaque situation de lutte, chaque réflexion idéologique, était pour Luxemburg l’occasion de découvrir, à l’intérieur de chaque problème, un problème nouveau : celui des rapports entre ce que l’on tient pour vrai, et ce que les autres tiennent pour vrai ; non seulement entre nos expériences et notre langage, et entre les expériences et le langage d’autrui, mais aussi et surtout, entre nos positions éthiques et celles des autres. Propulsée au rang de dirigeante prolétarienne, Luxemburg mit en garde contre le risque de superficialité idéologique dans les rapports entre la direction et les masses, entre le parti et la classe, et reconnut sous les critiques aussi faciles que fréquentes des compromis tactiques et du manque de participation collective à l’élaboration de l’activité politique une manière de mystifier le problème à ses yeux essentiel : celui de la possibilité historique d’une coïncidence entre la maturation des situations révolutionnaires et la traduction, dans les termes d’une stratégie anti-bourgeoise, de la dernière grande aspiration de la bourgeoise : le rêve d’un humanisme renouvelé. Il serait faux de dire que Luxemburg nourrissait à cet égard des espoirs exagérés. Mais elle était convaincue que la maturation de la conscience de classe du prolétariat correspond à une première phase de crise de la société bourgeoise. Cette maturation n’équivaut donc pas au dépassement définitif du conditionnement idéologique bourgeois, elle nous invite à examiner les conditions sous lesquelles les contenus de la vision bourgeoise du monde, nécessairement active lors de la phase initiale de l’émancipation du prolétariat, peuvent être sauvés sans rejouer tragiquement les contradictions de la société bourgeoise au sein du prolétariat.

La première de ces contradictions est d’ordre éthique. Un risque évident est en effet d’importer au sein du prolétariat des formes de démocratie dont la qualité éthique est déjà profondément décomposée dans la société bourgeoise — le risque, pour le prolétariat, de s’opposer à la bourgeoisie en tant que porteur authentique de la démocratie, sans être en mesure de conférer une qualité éthique aux institutions démocratiques traditionnelles, ni d’en créer de nouvelles. La crise du système des conseils en Russie a montré a posteriori que les craintes de Luxemburg étaient fondées, même face à une révolution réussie. Sans grand enthousiasme, mais avec tout le sérieux nécessaire, elle constata que le mouvement prolétarien devait recueillir l’héritage démocratique des éléments les plus avancés de la bourgeoise et se trouvait dans l’obligation de colmater les institutions démocratiques traditionnelles d’une véritable qualité morale, provoquant ainsi la désintégration rapide des obstacles à la conscience de classe. C’est seulement en ravivant l’actualité morale de certaines institutions bourgeoises (au lieu d’en accepter seulement les formes et par là même les contradictions), explique Luxemburg, que l’irrépressible conditionnement bourgeois peut être retourné contre la société bourgeoise. Les valeurs originellement bourgeoises que la bourgeoisie ne possède déjà plus – celle de la démocratie véritable – et qui alimentent une conscience de classe dont la maturation ne représente que la phase initiale de l’émancipation du prolétariat, se révèlent alors être autant d’armes efficaces pour la conquête du pouvoir.

Consciente des difficultés propres à une acceptation qui ne soit pas seulement formelle de l’héritage démocratique bourgeois – consciente, en d’autres termes, de la dangereuse facilité avec laquelle les institutions démocratiques bourgeoises peuvent être acceptées sur la seule foi de pouvoir en combler les carences morales parce qu’on est la classe opprimée – Rosa Luxemburg s’efforça d’exposer les termes du problème sous un jour toujours plus cru : le dirigeant politique prolétarien n’a pas seulement une pensée pour soi et une pensée pour tous, il sombre souvent dans la duplicité qui consiste à justifier cette ambiguïté par des motivations tactiques et par l’illusion selon laquelle, à l’avenir – c’est-à-dire une fois les objectifs stratégiques atteints – cette dichotomie, considérée par ailleurs comme inévitable, sera automatiquement dépassée parce que le pouvoir sera alors exercé par les représentants du « peuple ».
Pour Rosa Luxemburg, la révolution n’était pas, du moins en ce sens, un mirage. Elle ne considérait la révolution ni comme facile, ni comme fatale, tout en étant convaincue que seule la révolution, si elle devait se produire, déterminerait l’émancipation du prolétariat ; et surtout, elle ne réduisait pas la révolution a une seule et unique action, susceptible de réussir une fois pour toutes. Le prolétariat doit viser la conquête d’un pouvoir hégémonique, et ne peut, pour le conquérir, que recourir à la révolution. Mais la révolution ne sera pas circonscrite à un seul moment, puisque la maturation de la conscience de classe ne correspond qu’à la phase initiale de la crise de la société bourgeoise et se trouve donc nécessairement conditionnée par les traditions et la vision du monde bourgeoises. L’émancipation à l’égard du conditionnement bourgeois, qui est un prélude à la conquête durable du pouvoir, ne sera réalisée que si l’héritage bourgeois — et surtout les institutions démocratiques — se trouve investi par le prolétariat d’une qualité morale renouvelée, permettant de retourner contre la bourgeoisie ses propres armes, de surmonter la contradiction entre pensée pour soi et pensée pour autrui, entre la vie personnelle et la vie avec les autres. La nécessité d’un tel prolongement, qui constitue la tension la plus importante au sein de la maturation effective de la conscience de classe, finit par transformer la stratégie en tactique : dans la mesure où elle est soumise aux inévitables conditionnements bourgeois, et, avec le mûrissement des situations révolutionnaires, aux conditionnements tout aussi inévitables des phases d’émancipation précédemment atteintes, la maturation de la conscience de classe devient une phase tactique de la lutte de classe.

Étant donné que la révolution ne saurait être une et se dérouler une fois pour toutes, la possibilité de fournir, aux autres et à soi-même, un début de réponse à la question « à quand la révolution ? » coïncide avec la conscience de la dynamique du procès d’émancipation du prolétariat, lequel doit être fondamentalement compris comme un procès d’exhaustion immanente de la qualité morale conférée par le prolétariat aux institutions démocratiques bourgeoises. Luxemburg considère cette exhaustion immanente comme la clé d’une interprétation de l’obscurité de l’histoire. Tout se passe chez elle comme si l’obscurité dont est enveloppée l’histoire à venir déterminait la séparation qui tourmente le moi et les autres. La révolution éliminant progressivement cette séparation, chaque effort positivement accompli en direction de la clarification du cours prochain de l’histoire calme l’angoisse, réduit la séparation, et plonge dans l’état d’esprit nécessaire au développement de forces potentiellement révolutionnaires.

Il ne s’agit donc pas seulement d’une exigence bourgeoise d’honnêteté intellectuelle, mais d’une nécessité informée par la conviction que sans la clarté — la vérité, dit Luxemburg — qu’apporte la réponse au problème du juste temps, le moi reste partiellement isolé des autres par l’histoire, par l’urgence de l’histoire, ce qui ralentit la maturation des situations révolutionnaires et de leurs résultats. En ce sens, il est impératif de comprendre l’un des avertissements de Luxemburg les plus banalisés et les plus exploités comme acte d’accusation contre la pratique de nombreux partis de la classe par la propagande contre-révolutionnaire : « car il n’est rien de plus nuisible à la révolution que les illusions, il n’est rien de plus utile que la vérité franche et claire. » Il est parfaitement vrai que Rosa Luxemburg a durement polémiqué contre les dirigeants du prolétariat qui considéraient de leur devoir d’offrir aux masses des illusions satisfaisantes sur le temps de la révolution, et étaient tellement convaincus de l’insurmontable fatalité de la dichotomie entre pensée pour soi et pensée pour autrui qu’ils choisirent de dissimuler leur crise individuelle sous une couche d’idéologie d’apparence monolithique. Luxemburg ne cherchait cependant pas le salut de son âme dans une rigoureuse honnêteté intellectuelle. Elle se proposait d’utiliser la clarté — la vérité — pour relier son moi aux autres, tout moi aux autres, promouvant ainsi une maturation collective de la conscience inséparable de la maturation des situations révolutionnaires et de la capacité du prolétariat à s’emparer du pouvoir.
Rosa Luxemburg comprit sans doute plus clairement que tout autre idéologue marxiste que le temps historique ne saurait être limité à la norme univoque d’une séquence d’évènements. Le seul paradigme temporel historiquement effectif est celui qui découle de la dialectique entre l’expérience subjective du temps, propres aux individus et aux groupes singuliers, et la qualité temporelle « objective » des événements. Dire la vérité, c’était pour elle pénétrer cette expérience globale qui n’exclut aucun élément dialectique et y fonder la solidarité entre une multitude de je individuels qui seule, peut hâter l’avènement du juste temps de la révolution. S’interroger sur ce que serait ce juste temps, c’est le rendre proche. On ne saurait en effet répondre sérieusement à la question du juste temps sans intégrer l’expérience de ceux qui disent : la révolution, demain, aujourd’hui – au « sens de l’histoire » qui affirme : la révolution, quand les circonstances le permettront. Le risque étant d’idolâtrer dangereusement un « sens de l’histoire » transcendant, et de méconnaitre ainsi ce fait qu’aimait à rappeler Luxemburg : « les hommes font leur propre histoire ».

« La révolution socialiste implique une lutte longue et opiniâtre au cours de laquelle, selon toute probabilité, le prolétariat aura le dessous plus d’une fois ; si l’on regarde le résultat final de la lutte globale, sa première attaque aura donc été prématurée : il sera parvenu trop tôt au pouvoir. » Cette réponse à la question du juste temps implique la saisie d’une expérience globale du temps, véritablement objective en ce qu’elle intègre les expériences subjectives à la notion sans cela unilatérale de « sens de l’histoire ». Elle manifeste d’autre part une certaine méfiance à l’égard de toute révolution achevée. Ces révolutions constituent-elles vraiment la révolution, ou des conquêtes provisoires du pouvoir, après lesquelles le prolétariat se verra de nouveau soumis aux forces survivantes du capitalisme, voire à la direction prolétarienne victorieuse elle-même ? La maturation de la conscience de classe peut faire progressivement coïncider temps subjectif et temps « objectif » dans l’univocité d’une temporalité ajustée à la révolution. Mais cette coïncidence a-t-elle jamais eu lieu dans les révolutions jusqu’ici victorieuses ?

Ce doute est évidemment dirigé contre la révolution russe, dont Rosa Luxemburg assista au succès dans les dernières années de sa vie. Cinquante ans plus tard, György Lukács (dans un entretien accordé à Der Spiegel) devait souligner sans hésitation la carence démocratique du communisme russe, qu’il attribue aux décisions politiques de Staline, lequel aurait privilégié la doctrine de Trotski (les syndicats doivent être au service de la production) sur celle de Lénine (les syndicats doivent représenter les intérêts des travailleurs contre l’État bureaucratisé). Lukács exclut la nécessité d’une seconde Révolution d’Octobre : avec le temps, — 10, 20, 30 ans — prévaudra nécessairement dans les pays socialistes un système de participation démocratique authentiquement soviétique qui se substituera à la « forme singulière, hybride, conçue par Staline lorsqu’il transforma en un parlement les survivances, en vérité déjà précaires, des conseils centraux des travailleurs ». Ces apologies tardives de la réussite – malgré tout considérée comme définitive – de la Révolution russe illuminent rétrospectivement la divergence entre la position de Luxemburg et celle de Lénine, mais aussi de Trotski, concernant la fonction politique des syndicats. Pour Rosa Luxemburg, les syndicats sont engagés dans la lutte contre la dégradation des conditions de vie des travailleurs. Elle voyait ainsi dans le syndicalisme un élément tactique favorisant la maturation de la conscience. Pour Lénine, le syndicalisme doit devenir une constante de la société socialiste : constante fondamentale, puisqu’elle abolit – par son intervention dialectique – l’écart entre le temps des premières victoires de la révolution et le juste temps de la révolution. La méfiance de Rosa Luxemburg envers cette fonction du syndicalisme correspond à sa dénonciation de toute acceptation « réaliste » de la fatalité de la fracture entre l’État socialiste bureaucratique et la classe ouvrière : acceptation qui équivaut selon elle à l’identification des premières victoires de la révolution à la révolution définitive et à la mise en place de correctifs non-révolutionnaires – tels que l’action dialectique du syndicalisme – aux imperfections des premières phases de la révolution. On comprend alors pourquoi, en 1925, le comité exécutif de l’Internationale communiste devait doctement dénoncer comme erronées toutes les opinions de Luxemburg qui divergeaient de celles de Lénine et pourquoi l’accusation de « spontanéisme » en vint à être accolée à celle de « syphilis luxemburgiste » (Ruth Fischer).

Avec moins de véhémence, on pourrait parler d’utopie Luxemburgienne. Une utopie qui semble cependant plus réaliste que le « réalisme » de Lukács, qui prévoit pour les prochaines décennies le retournement inévitable, c’est-à-dire non révolutionnaire, des pays socialistes vers un système authentiquement soviétique. L’utopie luxemburgienne n’est certes pas réaliste au sens où elle annoncerait une seconde Révolution d’Octobre, mais au sens où elle représente un apport idéologique concret aux mouvements révolutionnaires hors de Russie. Et sans doute ce réalisme reste-t-il utopique, mais seulement au sens où, en tant que pessimisme concret, il se distingue de celui qui consiste à juger la révolution terminée.

Traduit de l’italien par Younes Bourakadi

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Furio Jesi