Violence et exploitation dans le capitalisme historique : entretien avec Heide Gerstenberger

Nombre de théories marxistes envisagent l’État capitaliste sous le paradigme du contrat. L’échange marchand généralisé aurait remplacé la violence directe des puissants par des rapports de domination impersonnels, seulement médiatisés par des différences de revenu et par la contrainte du marché du travail. Dans cette perspective, la violence serait devenue essentiellement sociale ou économique, plutôt que directement politique. L’historienne Heide Gerstenberger s’oppose nettement à ce diagnostic : pour elle, il s’agit d’une généralisation excessive, qui s’appuie seulement sur un capitalisme domestiqué ; il ne saurait décrire l’essence même des rapports politiques prévalant sous le capitalisme. Dans cet entretien avec Benjamin Bürbaumer, elle déploie les articulations profondes entre rapports capitalistes et violence politique directe. Elle montre avec force qu’une lecture non-eurocentrée de l’histoire moderne implique de considérer la persistance du travail forcé sur la longue durée. Le capitalisme n’a pu se défaire, en certains lieux, de ses pratiques illibérales que sous la pression populaire ; ce qui indique, à l’heure de la mondialisation et de nouvelles servilités légales qui l’accompagnent, la tâche à l’ordre du jour.

Print Friendly
  1. Vous avez activement participé aux débats marxistes autour de l’État capitaliste dans les années 1970, qui visaient notamment à mettre en avant les limites des politiques étatiques réformistes. C’est dans ce contexte que l’approche de la dérivation purement logique de l’État dans une société capitaliste a été développée. Vous avez critiqué la théorie de la dérivation en insistant sur la nécessité d’analyser la constitution historique de l’État capitaliste. Pour quelles raisons l’approche historique a-t-elle été un amendement indispensable aux débats sur la dérivation ?

Les marxistes qui ont tenté au cours des années 1970 de développer une théorie de l’État capitaliste étaient convaincus que celle-ci pouvait être dérivée des structures fondamentales du capitalisme exposées par Marx dans le Capital. Ces débats ont mis en valeur le fait que le caractère de classe du pouvoir d’État capitaliste s’exprime certes très souvent via la justice de classe et d’autres formes de politiques de classe ouvertes mais que son fondement le plus important réside dans la séparation de l’État et de la société. On a souligné à juste titre que cette séparation – déjà constatée par Hegel – ne repose pas sur l’absence d’interventions politiques dans la société mais sur l’égalité formelle des citoyens devant la loi. Cette égalité des citoyens fait apparaître l’État comme une instance neutre, séparée des conflits de classe qui caractérisent les sociétés capitalistes. Cette neutralité formelle est possible parce que, dans le capitalisme, la force de travail doit être vendue comme une marchandise sur le marché par son propriétaire. C’est pour cette raison que la protection étatique de la propriété privée concerne formellement tous les propriétaires de marchandises. Avec le développement des politiques sociales étatiques, l’apparence neutre de l’État en termes de politique de classe, inhérente à sa forme, se renforce. La tâche assignée à la critique sociale a donc été de montrer les limites des réformes politiques et sociales dans les sociétés capitalistes.

Proposer une analyse de la forme du pouvoir d’État capitaliste constituait une avancée théorique puisque contrairement à la conception qui fait du pouvoir d’État un pur appareil répressif au service des dominants, cela permettait de rendre raison du développement de l’État-providence. Toutefois, sa pertinence théorique s’est vue limitée par son renoncement à toute analyse historique. Ainsi, elle était incapable d’analyser la spécificité pouvoir d’État colonial ou de rendre raison des restrictions des politiques sociales étatiques mises en place au cours des années suivantes. Nous nous sommes aperçus, au plus tard lors de la mondialisation du capitalisme, que le focus théorique, et par conséquent politique, sur la neutralité formelle en termes de politique de classe était le résultat d’une situation historique spécifique. Contrairement à ce que présumaient ceux qui participaient au débat sur la dérivation, leurs conceptions théoriques reposaient moins sur une déduction logique du pouvoir d’État capitaliste faite à partir des structures fondamentales du capitalisme que sur l’expression de ces dernières dans une situation historique spécifique. Renoncer à analyser historiquement le développement du pouvoir d’État capitaliste s’est donc révélé une impasse historique et théorique.

  1. Votre dernier livre s’intitule Le marché et la violence – le fonctionnement du capitalisme historique. On peut lire cet ouvrage comme une critique du marxisme politique qui considère que les formes violentes d’appropriation économique disparaissent avec le capitalisme pour céder la place à la logique du contrat. Comment le rapport réifié entre les sujets de droit qui s’exprime à travers le contrat a-t-il su se développer sans que disparaisse la violence directe dans le capitalisme ?

Les contrats existaient bien avant le capitalisme. Deux raisons – l’une liée à la politique révolutionnaire, l’autre à l’idéologie – expliquent que cette figure juridique se soit imposée sous le capitalisme.

D’abord, les rapports de travail n’étaient pas des rapports contractuels tant que les éléments centraux de ces rapports n’étaient pas soumis à des règles seigneuriales. Auparavant, il existait soit des règles imposées par des autorités féodales, soit des décisions émanant de corporations jouissant de monopoles. Dans certains cas isolés, comme celui des artistes employés directement par leur client, la compétence de régulation était l’apanage de seigneurs particuliers. Les contrats réellement négociés entre les parties prenantes ne faisaient généralement pas référence à des relations contractuelles de long terme mais concernaient uniquement des œuvres isolées.

L’imposition progressive des rapports de travail contractuels a été liée partout à des conflits politiques. C’est en France, où les luttes révolutionnaires contre l’inégalité devant la loi et contre les privilèges seigneuriaux ont mené à l’abolition des corporations et à l’institution de la personnalité juridique masculine, que ce fait est le plus net. C’est pour cette raison qu’en France les travailleurs avaient le droit de contracter et de résilier des contrats de travail bien avant la domination des rapports sociaux capitalistes et avant l’essor du capitalisme industriel.

En Angleterre, en revanche, l’inégalité fondamentale des sujets du roi s’est socialement imposée et reproduite au Moyen-Âge au lieu d’être institutionnellement sanctionnée et la compétence de régulation autonome des corporations a été limitée. La généralisation des rapports de travail capitalistes nécessitait donc bien une réforme du Master and Servant Act en vigueur depuis des siècles, mais l’abolition des régulations légales pré-capitalistes des rapports de travail n’était pas nécessaire. Et en effet, le développement du capitalisme en Angleterre s’est opéré sans la création des formes de contrats libres qui sont aujourd’hui considérées comme caractéristiques du « travail salarié libre ». Les travailleurs étaient libres de contracter un contrat de travail salarié mais n’étaient pas libres de le résilier. Jusqu’au milieu des années 1870, les travailleurs qui résiliaient un contrat de travail sans l’accord du propriétaire des moyens de production devaient s’attendre à être punis. Si la possibilité de recourir à la violence étatiques n’a pas été systématiquement utilisée par les entrepreneurs, elle le fut néanmoins par beaucoup. Le travail salarié n’était donc pas été séparé de la domination étatique et la politique et l’économie n’étaient pas encore été formellement séparées. Le tournant s’est opéré à la suite de luttes politiques qui ont conduit à un élargissement du droit de vote, ce qui a donné un poids politique plus important aux exigences des ouvriers organisés.

Toutefois, l’hégémonie des rapports de production basés sur des contrats librement contractés formellement fut également le résultat du mouvement international en faveur de l’abolition de l’esclavage. Ce dernier a fait du contrat le critère du travail salarié libre pour marquer la différence avec l’esclavage. Les contrats sont ainsi devenus le principal opérateur de la légitimation de l’exploitation capitaliste. Depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, les faux contrats masquant la réalité d’un travail contraint par la violence directe sont devenus une habitude.

 

  1. Votre livre réserve un traitement approfondi à la question de la colonisation et à la manière dont elle s’inscrit dans le capitalisme. À cet égard vous soulignez que l’élément décisif n’a pas été le degré de rationalité économique de l’exploitation des colonies, mais sa forme politique. Qu’est-ce que la forme politique soutenant l’exploitation coloniale nous apprend sur les stratégies d’accumulation du capital ?

L’État colonial a constamment été un appareil organisant la répression ouverte en vue de l’exploitation. De ce point de vue, il ressemblait beaucoup plus aux appareils de domination des sociétés européennes de l’Ancien Régime qu’à l’État capitaliste dans les pays métropolitains. Aujourd’hui on a établi que si l’exploitation de la population indigène dans les colonies a enrichi certains individus, y compris certains membres des appareils d’État, elle a apporté moins de bénéfices économiques pour la société vivant dans la métropole que ce qu’on a longtemps pensé. Cela vaut aussi pour les phases historiques pendant lesquelles, au moins dans les colonies anglaises et françaises, on a essayé de forcer le développement économique. La domination coloniale est restée durablement significative pour le développement au sein des colonies et des post-colonies et donc aussi dans le reste du monde. D’une part parce qu’en transformant les indigènes en autochtones, l’État les a désigné comme des inférieurs qui pouvaient être traités comme tels par les citoyens. D’autre part parce que la domination coloniale a organisé l’économie de façon à faire des colonies des fournisseurs de la métropole, ce qui a empêché le développement d’un capitalisme propre aux colonies.

On peut en conclure que la violence directe est tendanciellement pratiquée dès lors qu’elle n’est pas empêchée par des luttes politiques et ce malgré le fait qu’elle soit, d’expérience, à l’origine de maigres bénéfices économiques.

  1. Parmi les concepts-clés de votre ouvrage, deux retiennent particulièrement l’attention : la « domestication du capitalisme » et « l’exploitation décloisonnée ». Quel est l’apport de ces deux concepts pour la compréhension du fonctionnement du capitalisme ?

L’expression de « capitalisme domestiqué » est également utilisée par Wolfgang Streeck. Chez lui, elle renvoie avant tout au développement de l’État providence et à l’atténuation du conflit de classe qui y est associé. Pour ma part j’utilise cette expression pour désigner la protection juridique des activités syndicales. Celle-ci leur est accordée pour que puissent s’exprimer les intérêts des travailleurs et travailleuses afin de contribuer de cette façon à la résolution paisible des conflits sociaux. J’utilise le terme de « domestiqué » pour désigner ces rapports parce que le prédateur qu’est l’exploitation capitaliste, n’y est fondamentalement pas aboli. Dans l’histoire du capitalisme son efficacité continue est régulièrement explicite, et cela surtout en Allemagne où pendant la période national-socialiste un capitalisme domestiqué a été remplacé par un régime de travail dictatorial. J’utilise également l’expression de « capitalisme domestiqué » afin d’éviter celle de « fordisme ». Lorsque l’on utilise cette dernière pour caractériser une phase historique précise, cela suppose une corrélation entre le développement de formes concrètes de production et celui de rapports politiques. Cette hypothèse n’est pas démontrée empiriquement.

« L’exploitation décloisonnée » fait surtout référence à la phase historique du capitalisme mondialisé, donc à la période qui s’ouvre dans la deuxième moitié des années 1970. Le terme renvoie au fait que des limites ont été imposées à la valorisation de la force de travail par des propriétaires privés au cours du développement du capitalisme. Cette limitation a d’abord été le fait du pouvoir d’État dans les sociétés capitalistes des métropoles. Avec la fondation de l’Organisation internationale du travail (OIT) après la Première guerre mondiale puis plus tard avec le Conseil économique et social de l’ONU, des accords internationaux ont vu le jour qui visaient à limiter l’exploitation. Après que l’OIT a essayé pendant longtemps d’étendre les normes, imposées dans les sociétés des métropoles capitalistes et internationalisées dans des conventions, à tous les États-membres, elle a révisé sa stratégie en 1998. Elle défend depuis les « normes fondamentales du travail », c’est-à-dire des normes dont elle espère qu’elles peuvent être réalisées dans des pays peu développés du point de vue capitaliste. Aucune de ces organisations internationales ne peut forcer la ratification d’une convention et elles n’ont pas davantage la capacité d’imposer la réalisation d’une convention ratifiée. Cela ne les rend toutefois pas totalement inefficaces car, là où des humains luttent pour de meilleures conditions, ils peuvent invoquer le fait que si l’opinion publique internationale soutient les rapports de travail capitalistes, elle soutient toutefois également leur régulation. Dans la phase historique du capitalisme mondialisé, l’opinion publique internationale perçoit « l’exploitation décloisonnée » comme une pratique violente. Celle-ci prend souvent la forme d’attaques directes sur la liberté et la santé des travailleurs. Toutefois, j’intègre aussi au décloisonnement l’imposition de journées de travail très longues, l’exposition des travailleurs à des substances dangereuses pour la santé, la restriction de la liberté de circulation des travailleurs, ainsi que les multiples formes de discrimination directe.

  1. Quelle est la relation entre le travail libre et le travail forcé au sein du capitalisme globalisé ? En vous référant à Jairus Banaji, vous rappelez que sous le capitalisme les contrats ont pour fonction de faire apparaître le travail comme volontaire et rationnel. En même temps, vous soulignez qu’aujourd’hui les droits de propriété sur la force de travail, un trait caractéristique de l’esclavage, sont rares.

Comme je l’ai dit précédemment, les entreprises qui utilisent aujourd’hui des rapports de travail forcés anticipent souvent d’éventuelles poursuites par les instances étatiques et pour ce faire falsifient les contrats. Le travail forcé, imposé par la violence, existe toujours. Il repose littéralement sur l’achat d’humains ou sur une dette et fonctionne comme la base d’une exploitation continue des débiteurs et de leurs descendants. L’esclavage par la dette est ainsi toujours répandu en Inde. En Mauritanie, l’esclavage persiste malgré ses multiples « abolitions » depuis 1981. Il en va de même au Niger. Certains restreignent le terme « d’esclavage » à ces cas, d’autres, comme Kevin Bales, l’utilisent pour toutes les formes d’exploitation dans lesquelles des humains sont empêchés de quitter leur lieu de travail de façon temporaire ou permanente.

Ce débat sur les termes a des causes politiques. Le terme d’esclavage est utilisé aujourd’hui pour exprimer une indignation morale de façon particulièrement énergique. Or, dans l’ensemble, il est moins répandu depuis que les puissances coloniales ont prétendu que l’esclavage avait été aboli dans leurs colonies respectives. En Inde, des exceptions officielles ont été accordées pour le soi-disant « esclavage domestique », au Niger des règles de transition particulières ont été décrétées. Néanmoins, le travail forcé, toujours requis par les États coloniaux, a été présenté comme un moyen de civiliser les populations colonisées. Bien que la Ligue des nations ait adopté des conventions en faveur de l’abolition de l’esclavage en 1926 et 1930, auxquelles l’ONU se réfère, c’est bien l’expression de « travail forcé » qui a dominé, y compris dans les conventions de l’OIT. Le droit brésilien estime par exemple que le travail forcé correspond à l’esclavage, et peut, à ce titre, entraîner une condamnation – bien que la possibilité de poursuites réelles ait été réduite en automne 2017. Je contourne les discussions terminologiques par l’usage de l’expression d’«exploitation décloisonnée ». Elle intègre la véritable traite humaine mais également les pratiques de travail qui mettent en danger la survie biologique et sociale des travailleurs, hommes, femmes et enfants. Ainsi, des travailleurs exploités de façon décloisonnée sont régulièrement empêchés de quitter leur lieu de travail.

La persistance du travail forcé par la violence et le renoncement simultané à l’esclavage classique s’expliquent avant tout par la possibilité de trouver à chaque instant un remplacement bon marché de la main d’œuvre. La mondialisation a poussé une immense quantité d’homme et de femmes vers le marché du travail, à la recherche d’un revenu quel qu’il soit. Dans la mesure où pour beaucoup de travaux, il existe une offre de main d’œuvre potentielle quasiment illimitée sur le plan mondial, les propriétaires de capital peuvent économiser les dépenses durables pour la reproduction et sont en capacité de se séparer des travailleurs, qui ne sont plus valorisables économiquement. Nombreux parmi ceux qui exercent un travail forcé, y compris des travailleurs et travailleuses du sexe, ont été dupés pour en arriver là. Toutefois, beaucoup sont également prêts à accepter n’importe quel travail rémunéré.

 

  1. Dans quelle mesure l’étude des travailleurs immigrés, par exemple des aides-soignantes, des travailleurs journaliers ou des travailleurs intérimaires permet-elle de comprendre l’un des traits fondamentaux de l’exploitation de la force de travail dans le capitalisme globalisé ?

Dans de nombreux pays, les travailleurs immigrés sont, soit formellement, soit de fait, largement exclus de l’État-providence. Le fait qu’ils soient définis juridiquement comme des « étrangers » permet de les soumettre à une exploitation extrême. Cette pratique n’est pas seulement facilitée par un manque de contrôle des lois de protection existantes, mais aussi par le penchant – répandu au sein des sociétés capitalistes des métropoles – des citoyens à considérer l’État-providence comme leur privilège. La mondialisation favorise la migration de travail, que ce soit parce que de nouvelles possibilités s’ouvrent ou parce que des formes de couverture sociale ont été détruites. En même temps, les attaques contre les droits des travailleurs et contre les acquis socio-politiques dans les métropoles capitalistes ont contribué à développer un rejet de l’immigration au sein des sociétés capitalistes des métropoles. La mondialisation promeut le nationalisme.

 

  1. Vous soulignez qu’à la différence des travailleurs migrants, les travailleurs des zones offshore et in-shore ne quittent généralement pas leurs pays de naissance. Toutefois, sur le plan juridique, ils se trouvent dans un espace à part, fictif. Pourquoi ces espaces sont-ils devenus centraux pour le capitalisme mondialisé et avec quelles conséquences pour les travailleurs ?

Les zones offshore sont constituées comme exclaves de l’espace juridique national. Même si – surtout dans le cas de zones franches – il peut s’agir de régions géographiquement séparées, il s’agit avant tout d’espaces juridiques. Ce sont des dérogations au droit national décrétées par l’État comme le sont les centres financiers offshore et les pavillons de complaisance. Ces droits particuliers sont commercialisés internationalement afin d’attirer des investisseurs. Dans le cas des zones offshore, les investisseurs étrangers se voient toujours proposer la suppression des droits de douane ainsi que des avantages fiscaux. Toutes les conditions pour l’investissement sont négociées entre les propriétaires de capitaux étrangers et les États en question. Jusque récemment, les États ont souvent accepté d’interdire l’activité syndicale dans les lieux de production concernés. Aujourd’hui, on a tendance à renoncer y renoncer, mais cela n’a rien changé à la persécution de syndiqués et des grévistes. Dans les zones offshore de production, les travailleurs sont particulièrement soumis à la compétition internationale de l’offre de travail puisque les entreprises se réservent le droit de délocaliser la production là où leurs exigences seront satisfaites. Bien que dans beaucoup des États, qui aient créé des zones offshore, il existe un droit du travail et des mesures de sécurité réglementées qui s’appliquent aussi aux zones offshore, leur faible application implique que les travailleurs sont toujours largement sans protection devant la compétition internationale sur les marchés du travail. J’utilise le terme d’in-shore pour désigner les rapports de travail imposés aux travailleurs nationaux qui ne travaillent pas dans une entreprise sous des conditions d’offshore. Les propriétaires de capitaux nationaux bénéficient du fait que des investisseurs étrangers négocient de mauvaises conditions. De plus, leurs pratiques sont moins exposées à la critique de l’opinion publique internationale. Cela vaut aussi pour les fournisseurs des entreprises des centres d’offshore qui n’ont pas de relation contractuelle directe avec une multinationale étrangère. Ainsi, nous avons découvert seulement récemment que des jeunes filles indiennes avaient été détenues et torturées dans des filatures de soie, après qu’on ait promis à leurs parents qu’ils toucheraient une grande somme d’argent au terme du contrat.

 

  1. Pourriez-vous expliquer pour quelles raisons l’étude du capitalisme mondialisé vous conduit à souligner la pertinence structurelle de la souveraineté dans le cadre de l’État-nation ?

La souveraineté nationale est la base du droit international. Tous les États reconnus par l’ONU disposent ainsi du droit de décider de leurs affaires domestiques sans contrainte extérieure.

Et même si un telle contrainte, d’ordre économique ou politique, venait à s’exercer, cela ne changerait rien au fait les traités internationaux sont valides uniquement à partir du moment où ils ont été ratifiés par les instances compétentes de l’État – à quelques rares exceptions près.

Les États souverains décident des lois qui s’appliquent dans un pays. Leurs gouvernements peuvent également décider de réduire le caractère général des lois en créant des espaces juridiques séparés. Si les conditions offshore du droit sont offertes internationalement, cela revient à une marchandisation partielle de la souveraineté nationale.

Les propriétaires de capitaux qui agissent aujourd’hui sur le plan international n’ont pas intérêt à ce que soit rendue publique l’importance de leur influence sur les décisions politiques au sein des pays en voie de développement. Ils préfèrent que les acteurs avec qui ils négocient soient perçus comme les représentants d’un État souverain. Ainsi, c’est le gouvernement qui est tenu responsable pour la vente des ressources du pays et pour toute autre mesure nuisible.

Des dépenses pour corrompre les responsables politiques sont nécessaires dans ce cas, mais cet argent constitue généralement un bon investissement économique.

 

 

Entretien mené et traduit par Benjamin Bürbaumer.

Print Friendly
Share on Google+Share on TumblrTweet about this on TwitterShare on Facebook
Heide Gerstenberger