Nation, race et impérialisme dans la gauche allemande depuis la réunification

D’où viennent les Antideutsch ? Quelle a été la trajectoire de ce courant de la « gauche » allemande, célèbre pour son ralliement à Israël et son opposition à tout anti-impérialisme ? Selim Nadi revient sur le soutien accordé au cours des 20 dernières années par cette nébuleuse à différentes politiques nationalistes. À partir d’une analyse historique de la campagne « Nie Wieder Deutschland », de la seconde guerre du Golfe et de la guerre en ex-Yougoslavie, l’auteur retrace la généalogie du néo-nationalisme d’une partie de la gauche allemande.

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Dans un précédent article, nous avions esquissé une sorte de portrait robot de la mouvance Antideutsch, qui attira nombre de militants durant les années 1990 par son radicalisme supposé1. Ici, nous entendons développer de manière succincte quelques aspects de cette mouvance afin d’élargir la question du rapport de la gauche radicale allemande à l’impérialisme et à la question raciale. Par ailleurs, un tel complément semble nécessaire afin de mettre en lien l’anti-germanisme abstrait des Antideutsch et leur soutien à l’impérialisme. Nous nous pencherons donc ici sur le rapport plus qu’ambigu d’une (grande) partie de la gauche allemande à l’impérialisme et à la question raciale, et sur la manière dont ce rapport est directement lié à la relation quasi-théologique que cette même gauche entretient avec la Nation. Analyser l’évolution des Antideutsch dans l’Allemagne post-11 septembre est nécessaire mais non suffisant. En mettant l’accent sur leur évolution, nous entendons montrer que l’anti-anti-impérialisme des Antideutsch était déjà (largement) en germe au début des années 1990 et n’a pas attendu les années 2000 pour apparaître. Nous nous attarderons donc ici sur la manière dont un certain anti-nationalisme abstrait a débouché, dans l’Allemagne réunifiée, sur un rejet catégorique de toute forme d’anti-impérialisme. À travers le débat entre Antideutsch et anti-impérialistes, nous entendons proposer une piste (mais pas la seule) d’explication de cette incapacité d’un large pan de la gauche radicale allemande face aux luttes anti-impérialistes. Rappelons que pour schématiser très brièvement l’idéologie Antideutsch, – litt. : anti-allemande – on pourrait qualifier celle-ci d’anti-germanisme teintée d’anti-anti-impérialisme (qui passe principalement par un soutien sans faille à Israël). Nous allons bien évidemment développer cela dans le corps de notre enquête mais avant tout il importe de préciser pourquoi il nous semble pertinent d’étudier le mouvement Antideutsch. Aujourd’hui, c’est un mouvement qui a perdu en crédibilité et qui n’a plus très bonne presse au sein de la gauche allemande. Cependant, il semble que l’idéologie Antideutsch, telle qu’elle s’est diffusée à travers ce débat qui a secoué la gauche allemande dans les années 1990, et au début des années 2000, soit devenue quasi-hégémonique dans la gauche allemande, qui a en grande partie rompu avec sa tradition anti-impérialiste. Finalement, l’anti-germanisme abstrait des Antideutsch fut assez rapidement abandonné au profit d’une radicalisation de leur anti-anti-impérialisme et de leur racisme.  Par ailleurs, il est important de toujours garder à l’esprit que cette mouvance s’est longtemps revendiquée de la gauche radicale et même du communisme et qu’il ne s’agit absolument pas d’un groupe conservateur « classique ». Contrairement à certains anciens maoïstes français qui sont devenus, durant les années 1980, des conservateurs anti-marxistes, les Antideutsch n’ont jamais abandonné cette ancrage « à gauche » (mis à part le groupuscule Bahamas qui ne se réclame plus de la gauche depuis le début des années 2000).  Pour les Antideutsch, la voie vers le communisme passe par Israël. C’est ce paradoxe que je me propose d’interroger ici.

Cette idéologie s’est cristallisée autour de 3 événements principaux : la réunification allemande, la deuxième guerre du Golfe et la guerre du Kosovo en 1999. Avant de se radicaliser durant les années 2000.

 

La campagne « Nie wieder Deutschland » : un anti-germanisme abstrait

Si notre réflexion débute en 1990, cela ne signifie bien évidemment pas qu’il n’existe pas de précédents aux Antideutsch (aussi bien sur le plan purement théorique que sur le plan des organisations politiques), mais avec la réunification allemande on assiste à une évolution majeure dans le rapport de tout un pan de la gauche allemande à l’État et à la Nation allemande. Si ce refus d’une nouvelle Nation allemande attira alors de nombreux militants de la gauche radicale (principalement des milieux autonomes), considérer les Antideutsch comme un mouvement anti-nationaliste ayant dérivé en mouvement pro-impérialisme est une erreur historique et politique. Ces deux aspects des Antideutsch sont intimement liés.

S’il n’y a pas eu d’événement fondateur (congrès, manifeste, …) du mouvement Antideutsch, on peut cependant dire qu’il puise ses sources dans la campagne « Nie wieder Deutschland » (Plus jamais l’Allemagne), réunissant divers groupes autonomes et antifascistes – dont beaucoup étaient d’anciens membres du Kommunistischer Bund (KB : la « ligue communiste ») et de la Radikale Linke (RL : la « gauche radicale ») – se mobilisant contre la réunification allemande. La RL parla, après la chute du mur, d’ « ivresse nationale » et lors de sa quatrième réunion publique, le 20 Janvier 1990, décida d’adopter le slogan « Nie wieder Deutschland2 ». La RL s’allia par la suite à une minorité du KB, ainsi qu’à d’autres militants venant de divers courants de la gauche. Ces militants se retrouvèrent le 12 Mai 1990 à Francfort-sur-le-Main pour manifester contre « le nationalisme allemand, la colonisation d’Europe de l’Est et l’annexion de la RDA3» sous le slogan « Nie wieder Deutschland », allant même jusqu’à affirmer que par la seule division de l’Allemagne en deux États, un courant pacifique avait été engendré et que la réunification allemande anéantirait cet espoir de paix. C’est donc avec cette manifestation du 12 Mai 1990 à Francfort que se réunirent ceux qui donneraient par la suite naissance à la mouvance Antideutsch – à l’époque on parlait surtout de la campagne « nie wieder Deutschland » – avec l’idée selon laquelle :

Une Allemagne réunifiée disposerait de l’Hégémonie économique sur l’Europe occidentale et orientale et prétendrait à la domination politique. Une obsession impérialiste d’extension et de conquête, mais aussi une dynamique militaire pourrait en être la suite logique. (…) C’est le pays même dans lequel le fascisme prit la forme ignominieuse d’une volonté d’extermination, sous le national-socialisme et fut amené au pouvoir. (…) Nous estimons que la position Antideutsch est la seule légitime. Non pas parce que nous nous prenons pour de meilleurs Allemands, en voulant nous détacher de l’histoire de ce pays. Mais parce que nous voyons l’opposition à la réunification comme la seule possibilité d’éviter la continuation de l’histoire sanglante de l’Allemagne4.

La deuxième manifestation contre la réunification se tint en Novembre 1990 et reprit la fameuse phrase de Paul Celan (poète antifasciste roumain), « Der Tod ist ein Meister aus Deutschland » (la mort est une spécialité allemande). Selon Anton Stengl5, cette manifestation réunit environ 8000 participants, ce qui montre la force (du moins en nombre) des militants de gauche participant à cette campagne. Mais l’hétérogénéité de ce mouvement fut mise en lumière dès les premières élections de l’Allemagne réunifiée, en Décembre 1990. En effet, les positions quant à l’attitude à adopter face au vote divergèrent. Le KB appela, par exemple, au boycott du vote, « non par car il s’agit d’un vote, mais parce qu’il s’agit de ce vote-ci6 ! ». Selon le KB, prendre part à ce vote serait revenu à légitimer « l’Anschluss » de la RDA. Ces manifestations constituèrent donc la base de l’anti-germanisme des Antideutsch. Et c’est cet anti-germanisme abstrait qui engendra leur anti-impérialisme et leur soutien à Israël et aux États-Unis.

Le rapport de la gauche à l’impérialisme n’était pas tellement un argument central de ces divers groupes lorsque ceux-ci s’opposèrent à la réunification, il n’en reste pas moins qu’il est important de nous intéresser à leur anti-germanisme totalement abstrait afin de mieux comprendre la manière dont en découle une opposition à toute sorte d’anti-impérialisme. L’idée d’un Sonderweg (voie particulière) allemand était très présente dans cette mouvance et influença largement leur opposition à la réunification, ainsi la commission dirigeante (Leitendes Gremium) du KB écrivit :

Nous ne refusons pas la réunification de manière forcée ou réticente, ni de manière triste ou en renonçant à quelque chose qu’en réalité nous aimerions avoir. Nous la refusons car, après le troisième Reich, il ne peut pas y en avoir de quatrième et c’est parce que nous sommes internationalistes (…) qu’ensemble nous voulons combattre l’Allemagne et donc en tirer la conclusion logique de la reconnaissance de la RDA7.

L’argument central contre cette réunification était le risque d’un nouveau Reich national-socialiste et d’une expansion impériale de l’Allemagne en Europe, voire d’un nouveau génocide. Quelques années plus tard, les Antideutsch trouvèrent d’ailleurs leur « Bible » à travers un ouvrage du politiste américain Daniel Jonah Goldhagen Hitlers willing Executioners. Ordinary Germans and the Holocaust (Les bourreaux volontaires de Hitler) qui secoua la gauche allemande. La thèse de Goldhagen n’est pas vraiment originale et rejoint assez celle du Sonderweg. À savoir que l’holocauste n’aurait pu se produire qu’en Allemagne. Dans cet ouvrage Goldhagen tente de mettre en lumière le rôle des Allemands « ordinaires » dans l’holocauste. Selon Goldhagen, les mécanismes antisémites propres aux Allemands auraient été l’une des principales forces ayant permis de donner la dynamique nécessaire au national-socialisme pour mener à terme le projet de destruction des Juifs d’Europe. Les travaux de Goldhagen n’ont pas créé l’idéologie Antideutsch, mais ils sont venus se greffer à la campagne « Nie wieder Deutschland » ainsi qu’à une certaine lecture germano-centrée de l’occupation israélienne, sur laquelle nous nous attarderons par la suite. En effet, selon Patrick Hagen8 , les travaux de Goldhagen ont eu une résonance importante en Allemagne, telle qu’on ne la voit que rarement pour des ouvrages étrangers.

Chez Goldhagen, le génocide perpétré par le national-socialisme n’est pas analysé uniquement comme le fait des nazis, mais réellement comme un holocauste dont la société allemande est complice. Enzo Traverso écrit :

(…) à ses yeux, la clef unique et suffisante pour comprendre Auschwitz réside dans l’antisémitisme, pas tellement celui de Hitler que surtout et essentiellement celui des Allemands. Pour Goldhagen, la Shoah ne trouve pas ses racines dans le contexte historique de l’Europe moderne mais dans une tare structurelle de l’histoire allemande. Autrement dit, il propose de l’analyser in vitro, comme le résultat inévitable d’une maladie allemande dont les premiers symptômes seraient apparus avec Luther. C’est là, une nouvelle version, simplifiée et radicalisée, de la thèse classique du deutsche Sonderweg. Pour Goldhagen, le génocide juif fut conçu comme « un projet national allemand » dont Hitler ne fut en dernière analyse, que le principal exécuteur9.

Au sein des Antideutsch, les thèses de Goldhagen furent principalement utilisées pour s’attaquer au « reste » de la gauche radicale qui se placerait dans une certaine continuité par rapport à ce passé national-socialiste. Matthias Küntzel, ancien membre du KB, ayant participé à la campagne « Nie wieder Deutschand », écrivit, en 1997, dans le journal nouvellement créé Jungle World :

il n’a pas dressé le portrait de quelconques personnages imaginaires, mais bien des parents ou des grands parents de la gauche allemande, qui sont en principe responsables de l’holocauste : que ce soit à travers leurs actes, par omission, par leurs paroles ou par leur silence. (…) Par ailleurs, le seul fait de reconnaître que le meurtre des Juifs ne fut possible que parce que les Allemands avaient souhaité la chasse aux Juifs ne fut jamais reconnue par la gauche allemande. (…)

Ainsi, si Goldhagen est loin d’être la seule référence des Antideutsch, il semble que son prisme d’explication de l’holocauste convienne assez bien à celui de l’anti-germanisme Antideutsch. Cet ouvrage est d’ailleurs régulièrement cité dans les travaux Antideutsch.

Mais, au-delà de la campagne « Nie wieder Deutschland », c’est autour de la seconde guerre du Golfe que se cristallisera le mouvement Antideutsch.

 

La deuxième Guerre du Golfe : la cristallisation du mouvement Antideutsch.

L’élément réellement fondateur de l’idéologie Antideutsch est le tournant radical qui se produisit au sein de la gauche allemande avec la deuxième guerre du Golfe. Inutile en effet d’attendre les années 2000 pour voir se déployer en Allemagne un anti-anti-impérialisme découlant d’une vision totalement germano-centrée de l’occupation israélienne. En effet, l’attitude de cette gauche Antideutsch face à la deuxième guerre du Golfe fut primordiale dans son attitude face à Israël et aux « nouveaux fascistes ». Nous ne développerons pas ce point, que nous avons déjà esquissé dans  un précédent article, « Antideutsch : sionisme, (anti)fascisme et (anti)nationalisme dans la gauche radicale allemande ». Cet événement créa un débat assez virulent au sein de la gauche allemande extra-parlementaire. Comme le rappelle Wolf Wetzel (militant antifasciste allemand), cette gauche gravitait alors principalement autour du parti des Verts (comportant d’anciens membres du KB ou de la RL), lequel revendiquait à l’époque une tradition pacifiste et s’opposait à toutes les éventuelles interventions de l’armée allemande. Mais avec l’attaque irakienne sur Israël, la gauche extra-parlementaire fit un virage complet et vit dans cet attaque les risques d’un quatrième Reich :

Les missiles Scud, la menace de gaz toxique, les visages apeurés des civils israéliens, les masques à gaz, les souvenirs que tout cela soulevait étaient censés reproduire l’Holocauste, comme si celui-ci était enfoui dans cette attaque. Avec les missiles Scud la menace d’un « second Auschwitz » ne pouvait être combattu que par la formation d’une nouvelle coalition anti-Hitler.

L’objectif politique était clair : en amenant cette confrontation politique et militaire au niveau d’Auschwitz, tous les pacifismes, chaque anti-impérialisme devait être mis plus bas que terre10.

L’idée guidant cette identification de toute une partie de la gauche à Israël était que le fascisme allemand avait besoin de trouver un nouvel endroit pour s’établir. La comparaison entre le nazisme et le régime de Saddam Hussein était si prégnante qu’il s’agissait plus d’une assimilation que d’une comparaison. Et c’est notamment un article de l’écrivain Hans Magnus Enzensberger, écrivain toujours largement lu aujourd’hui, qui joua un rôle primordial dans cette assimilation. Le titre de cet article paru le 4 Février 1991 dans le Spiegel parle de lui-même : « Hitlers Wiedergänger » (Les héritiers d’Hitler). Il semble ainsi que cet article permette de voir le lien (assez évident) entre la métaphysique anti-germanique des Antideutsch et leur anti-anti-impérialisme. L’article de Enzensberger commence par les termes suivants :

Lorsque Adolf Hitler décida d’en terminer dans son Bunker le 30 Avril 1945, la plupart des survivants croyaient au caractère unique de ce personnage, qui ne pouvait souffrir d’aucune comparaison avec d’autres criminels de l’histoire. Cette certitude, dans laquelle l’horreur se mêlait à l’espoir, s’est avérée n’être en réalité qu’une illusion. Hitler n’était pas unique. Tant que des millions de personnes souhaitent son retour, ce n’est qu’une question de temps avant que ce souhait ne devienne réalité11.

Saddam Hussein n’était donc pas considéré comme un dictateur classique, mais réellement comme le continuateur d’Hitler. Sa dangerosité serait ainsi sous-estimée. Enzensberger voyait dans les millions d’Arabes suivant S.Hussein, les millions d’Allemands ayant suivi Hitler. Inutile de préciser donc que si les Arabes de 1991 étaient les Allemands de 1933, il y eut également un déplacement de la Schuldfrage (la culpabilité allemande). Les nouveaux coupables étaient donc les Arabes. Ce déplacement des Allemands vers les Arabes a permis aux Allemands de se « laver » de leur culpabilité.

Selon Enzensberger, il y a une différence entre les « bonnes dictatures » (Pinochet, Franco, etc. …) et les « mauvaises dictatures », qui résiderait dans la manière d’arriver au pouvoir. Dans les bonnes dictatures, le peuple serait une victime et n’aurait aucune responsabilité dans l’arrivée au pouvoir du dictateur, tandis ce que dans les mauvaises dictatures, le peuple est tout au moins aussi coupable que le dictateur. Le nazisme se démarquerait ainsi par la volonté du peuple (Volkswille) de voir arriver Hitler au pouvoir, donc de la responsabilité du Volk allemand dans le nazisme :

Ce qui fascinait les Allemands n’était pas seulement leur droit à tuer, mais également l’opportunité d’être tués eux-mêmes. De la même manière, ce sont aujourd’hui des millions d’Arabes qui souhaitent mourir pour Saddam Hussein12.

Par cette comparaison entre les Arabes et les Allemands, Enzensberger rejette la thèse du Sonderweg historique mais n’élimine pas pour autant l’idée d’un déterminisme poursuivant le nazisme. Ce déterminisme ne réside cependant plus dans l’histoire (comme dans le Sonderweg13 ), selon Enzensberger, mais réside dans un problème anthropologique commun aux Allemands et aux Arabes. La conclusion à tirer de ce type d’idée est assez simple en réalité. Si l’on a affaire à un Sonderweg anthropologique, alors la solution ne peut venir que de l’extérieur (comme pour l’Allemagne nazie). Il ne peut donc pas y avoir de politique au sens classique du terme face à une « anomalie anthropologique ». C’est cela qui justifie selon Enzensberger le rejet de la tradition pacifiste de la gauche. La gauche radicale allemande qui avait manifesté contre la réunification et se qualifiait d’Antideutsch se rangea derrière l’idée qu’il fallait « libérer » les peuples arabes qui souhaitaient l’avènement d’un nouvel Hitler. Pour cela il fallait se ranger derrière les États-Unis. À l’époque, Micha Brumlick, alors membre du parti des Verts, ancien membre d’une organisation sioniste de jeunesse (de 1959 à 1967), ayant vécu 2 ans en Israël après son baccalauréat, décréta la « pax americana » dans la Frankfurter Rundschau14. Wolfgang Pohrt, alors journaliste pour Konkret (revue proche des Antideutsch) souhaita que la réponse apportée à une éventuelle attaque irakienne au gaz sur Israël soit une contre-attaque par l’arme atomique. L’idée même de fascisme fut complètement repensée. Le fascisme national-socialiste n’était plus une idéologie plongeant ses racines en Europe – notamment dans l’histoire coloniale – mais pouvait être transposée à des pays non-européens. Ce nouveau bellicisme de gauche influença donc grandement la formation de cette toute nouvelle « gauche antifasciste » que représentaient les Antideutsch. Les comparaisons entre la libération de Dresde par les alliés et celle de Bagdad ne manquèrent donc pas. Tout comme les Allemands sous le national-socialisme, les Arabes apparaissaient comme le nouvel ennemi à  libérer, donc à combattre. La deuxième guerre du Golfe joua un rôle primordial dans le rapport d’une partie de la gauche allemande à l’anti-impérialisme. C’est donc à cette époque que la gauche allemande se scinda entre anti-impérialistes et Antideutsch. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de cette scission, Elfriede Müller, tout comme Daniel Bratanovic, rédacteur pour le journal Junge Welt avec qui nous nous sommes entretenu afin de préparer cet article expliquent qu’à l’époque, au sein de la gauche autonome, il fallait choisir son camp.

 

La guerre en ex-Yougoslavie

Si au début des années 1990 on parlait indifféremment d’Antideutsch ou d’anti-nationaux, une rupture s’opérera au milieu et à la fin des années 1990 avec le conflit en ex-Yougoslavie et en particulier avec la guerre du Kosovo de 1999.

La prise de position des Antideutsch fut de soutenir inconditionnellement le nationalisme serbe. Le soutien à Slobodan Milošević divisa toute une partie de la gauche ayant participé à la campagne « Nie wieder Deutschland » et aux soutiens aux États-Unis pendant la guerre du Golfe. Dans ce contexte, alors que le soutien à Israël n’avait pas provoqué d’émotions particulières chez les anti-nationaux, c’est avec la guerre d’ex-Yougoslavie que les Antideutsch se retrouvèrent en tant que groupe « constitué » sur la scène politique allemande ; et que ce terme fut quelque peu précisé. L’anti-germanisme des Antideutsch passe par un contre-nationalisme (Israël, Serbie, etc.).

Alors que pendant la guerre du Golfe de 1991, la gauche fut divisée entre anti-impérialistes et Antideutsch (ou anti-nationaux), le débat se déroulait donc à présent entre Antideutsch et anti-nationaux durant le conflit au Kosovo en 1999. Même si cela avait déjà pu être observé lors de la guerre du Golfe, le caractère abstrait de l’anti-germanisme des Antideutsch fut mis en lumière avec le soutien de ces derniers au nationalisme serbe. Les Antideutsch (comme une partie non négligeable de la gauche allemande) s’opposèrent à l’intervention de l’OTAN. Les Antideutsch voyaient en effet dans cette intervention une répétition de la Seconde Guerre Mondiale, mais ne s’arrêtèrent pas là (et c’est ici que se fait la différence avec le reste de la gauche allemande) puisqu’ils appelèrent à un soutien sans condition à Slobodan Milošević. Si une partie non négligeable de la gauche allemande critiquait également les agissements du côté Serbe, ce ne fut pas le cas des Antideutsch selon lesquels l’opposition au quatrième Reich devait passer par un contre-nationalisme Serbe. Si la référence au passé national-socialiste de l’Allemagne était une constante au sein de la gauche allemande de l’époque, les anti-nationaux et les Antideutsch n’en tirèrent pas les mêmes conclusions. Les anti-nationaux s’opposèrent à la fois à l’intervention de l’OTAN et au nationalisme serbe. Les Antideutsch, de leur côté, pensaient que la critique du nationalisme serbe devait passer au second plan, et que la gauche devait se solidariser avec Milosevic contre la guerre. La revue Bahamas, fondée par la minorité du KB, publia un article explicitant les positions Antideutsch :

Depuis le 23 Mars, la Yougoslavie – ou du moins ce qu’il en reste après les sécessions des dernières années – est bombardée par l’OTAN, y compris par des avions de combat allemands en première ligne (BZ). Schröder, Scharping et Fischer comptent s’offrir cette fois-ci la chance de mener à bien les grandes ambitions balkaniques (Balkanambitionen), après que celles-ci furent défaites pendant la seconde guerre mondiale.

(…)

Car même si le nationalisme yougoslave est légitimement critiqué, (…) nous sommes dans l’obligation de constater qu’à l’heure actuelle ce ne sont que les armes yougoslaves qui peuvent stopper l’OTAN et freiner le come-back de l’impérialisme allemand15 .

Les positions Antideutsch, qui ressortent de ce texte de Bahamas, furent en particulier critiquées par Gaston Kirsche (qui se définissait comme anti-national) en juillet 1999 qui mit en avant le fait que l’attitude Antideutsch était nécessaire mais non suffisante puisque ceux-ci oubliaient leur « anti » dès qu’il s’agissait d’autres nationalismes que le nationalisme allemand (mais bizarrement G.Kirsche ne fit pas référence à Israël).

Les Antideutsch scandèrent quant à eux des slogans tels que « L’anti-nationalisme allemand signifie la guerre » car ce que l’on avait déjà pu observer lors de la guerre du Golfe se confirma de manière beaucoup plus forte avec le conflit au Kosovo : les Antideutsch ne sont pas un groupe anti-nationaliste, mais un groupe anti-germanique. Il faudrait rejeter tout ce qui vient d’Allemagne, y compris l’anti-nationalisme se dirigeant contre d’autres pays. C’est à cette époque que le groupe gravitant autour de la revue Bahamas se radicalisa (aujourd’hui cette revue ne se considère plus comme « de gauche » et certaines de ses positions sont assez proches de l’extrême droite). L’intervention de l’OTAN était vue comme la continuité de la politique étrangère d’expansion du national-socialisme. Ainsi, Jürgen Elsässer, par exemple, fit de la Yougoslavie une sorte de clone d’Israël, l’État des victimes du national-socialisme16. En défendant la position Antideutsch, Elsässer fait la différence entre les « peuples de sang » (Blutsvölkern) et les citoyens nationaux (Staatsbürgernationen)17. D’ailleurs Elsässer et la revue Bahamas prirent souvent le nationalisme français comme exemple d’un bon nationalisme (car républicain). Ils affirment donc une différence entre un bon et un mauvais nationalisme. De la même manière, il arrive que cette revue publie des textes de Oriana Fallaci ou se réfère positivement à l’English Defense League ou au Front National. Les Antideutsch perdirent certains alliés sur la scène politique à l’occasion de ce conflit mais le positionnement pro-israélien n’en pâtit cependant pas spécialement et continua à se diffuser dans les divers spectres de gauche. C’est notamment le radicalisme abstrait de leur anti-germanisme qui les isola quelque peu.

L’expression la plus explicite du positionnement anti-germanique des Antideutsch est la célébration du bombardement de Dresde, du 13 au 15 Février 1945, qui détruisit la quasi totalité de la ville. Il est fréquent de voir des banderoles « Bomber Harris Do it Again » ou encore « Bomber Harris Superstar », afin de remercier Arthur Harris, dont le sinistre surnom en dit long sur son « palmarès » militaire. Les Antideutsch célèbrent Harris malgré son rôle dans les campagnes militaires coloniales britanniques (en Irak notamment). Cette mise en avant d’un tel personnage montre bien que pour les Antideutsch la libération vient du ciel (« Alles Gute kommt von oben »)18, que ce soit à Dresde, à Bagdad ou en Palestine. Très récemment, le 13 Février 2014, la ville de Dresde a ainsi connu une manifestation étrange, puisque des militantes Antideutsch ont manifesté seins nues (s’inspirant du groupe Femen), avec inscrit sur le corps « Thanks bomber Harris »19. Le groupe Femen a cependant pris ses distances avec cette manifestation. Une des fondatrices de la branche allemande des Femen, Irina Khanova, a critiqué l’utilisation de Harris. Outre, une membre isolée du groupe berlinois des Femen, l’autre femme ayant participé à cette manifestation était Anne Helm, une politicienne de 27 ans, membre du parti politique Pirate. Helm s’est par la suite défendue d’être Antideutsch20. Il ne faut cependant pas exagérer ce culte de Harris qui n’apparaît que comme la forme la plus radicalisée (et la moins crédible) des mobilisations Antideutsch. Cependant, cela en dit long sur le rapport des Antideutsch à l’anti-impérialisme.

 

L’évolution des années 2000 (Intifada Al-Aqsa et 11 Septembre) et la perte de crédibilité

Si le rapport à l’impérialisme israélien apparaît dès la deuxième guerre du Golfe au début des années 1990, l’idéologie Antideutsch s’est (assez logiquement) radicalisée dans les années 2000, au gré des événements internationaux. Dans un petit ouvrage sur le débat autour de l’antisémitisme dans la gauche allemande, Peter Nowak (journaliste qui écrit, entre autres, dans les journaux Jungle World et Konkret) écrit que si la solidarité pro-israélienne s’était déjà faite jour avec la deuxième guerre du Golfe, c’est réellement à partir de la fin des années 1990 que tout rapport avec la Palestine devait être refusé au sein du mouvement antifasciste (selon les Antideutsch) :

Dans les années 1980, le Keffieh était considéré comme un accessoire vestimentaire comme un autre pour les personnes se définissant comme de gauche. Certains le portait consciemment en signe de soutien à la Palestine, d’autres ne le voyait que comme un accessoire confortable et furent étonnés qu’à partir de la fin des années 1990, les manifestations antifascistes ne commençaient pas avant que des explications soient lues sur la raison pour laquelle les militants ne devaient pas porter de Keffieh21.

Bien évidemment cette négation de la question palestinienne s’accentua avec l’Intifada al-Aqsa en 2000. Suite à ces événements, Peter Nowak explique que la scission entre gauche anti-impérialiste et gauche Antideutsch se renforça, et qu’il y eut une sorte de guerre des symboles, en Allemagne, entre le Keffieh palestinien et le drapeau israélien. Ces affrontements idéologiques entre ces deux mouvances de la gauche antifasciste allemande atteint bien évidemment son point culminant avec les attentats du 11 Septembre 2001. Alors que jusqu’ici la solidarité avec Israël était déjà fortement présente, celle-ci devint centrale au début des années 2000 suite à ces événements internationaux. Israël devint alors une soupape de « sécurité » au Moyen-Orient, un garant des valeurs occidentales face à la barbarie islamiste. Après le 11 Septembre 2001, les Antideutsch mirent donc l’accent sur l’islamisme comme ennemi principal d’une gauche progressiste. C’est à cette époque par ailleurs, que l’expression « fascisme-islamique » ou « fascisme vert » fut de plus en plus utilisée (ce qui n’est d’ailleurs pas propre aux Antideutsch), celle-ci permettant de faire un pont entre le passé national-socialiste22 et le soutien à Israël. Ce dernier étant alors perçu comme la lutte contre un nouveau fascisme. Les mouvements qui, même sans être anti-impérialistes par ailleurs, se scandalisaient devant les meurtres de l’armée américaine furent perçus par les Antideutsch comme des traitres visant à engendrer de nouveaux accords de Munich (puisque les Arabes étaient vus comme les nouveaux nationaux-socialistes). La colonisation représente ainsi – dans l’idéologie Antideutsch – une émancipation non seulement pour les Juifs mais également pour les peuples colonisés. On retrouve souvent dans les textes d’inspiration Antideutsch (qui circulent notamment à travers les revues Bahamas et Jungle World) cette corrélation entre colonialisme et émancipation universelle. Dans un article datant de 2002, Per Violet écrit par exemple dans la revue Bahamas que « par les traitements inhumains qu’il leur faisait subir, l’impérialisme britannique a libéré les Indiens – bien que cette libération ait été un meurtre de masse23 ».

L’islamisme n’est jamais analysé pour lui-même (par ailleurs, ses diverses formes ne furent jamais analysées et il ne fut appréhendé qu’à travers sa forme la plus violente) mais toujours à partir de l’histoire allemande. C’est par ailleurs, l’explication que donne Stephan Grigat, idéologue Antideutsch vivant en Autriche, de la violence israélienne :

Tout ce que l’État israélien fait pour remplir sa fonction de capitaliste global (Gesamtkapitalist), d’organisateur collectif d’intérêts divergents, comme instance de domination et de violence contre ses sujets, comme modérateur des ressentiments de ses citoyens et comme appareil répressif contre les non-citoyens vivant sur son territoire, comme organisateur de la légitimation démocratique de l’exercice de son pouvoir et comme idéologue de l’intérêt général, tout ce qui offre donc au matérialisme l’occasion de la critiquer, est ramené en Israël à la fonction de préservation [contre un nouveau génocide] de cet État24.

L’apartheid25 apparaît donc comme la raison d’État d’Israël, ce qui est assez logique, mais également comme celle de l’Allemagne chez les Antideutsch, ce régime se justifiant par le passé national-socialiste de l’Allemagne. Israël n’est donc pas idéalisé, les Antideutsch étant conscients des  discriminations que subissent les Palestiniens. Cependant la préservation contre un « nouveau génocide » l’emporte sur la cause des Palestiniens. Après le 11 Septembre 2001, la lutte contre l’État allemand n’était donc plus réellement une priorité pour les Antideutsch, qui se concentrèrent sur la menace d’un fascisme-islamique et sur la « sécurité » d’Israël. C’est à cette époque par ailleurs que les Antideutsch assumèrent clairement leur islamophobie.

À partir du début des années 2000 et du caractère central qu’a pris le soutien à Israël pour les Antideutsch, une islamophobie, assumée comme telle, mais niée comme racisme, s’est accrue dans les cercles de gauche européens. Le soutien à Israël était ainsi un devoir impérieux afin de combattre l’obscurantisme religieux. Ils firent leurs, les thèses que le politiste nord-américain Samuel Huntington développa au début des années 1990 dans la revue Foreign Affairs :

Selon moi, la grande division entre les humains ne sera désormais plus économique ou idéologique, elle sera culturelle. (…) Les principaux conflits des politiques mondiales seront entre les nations et les groupes de différentes civilisations. Le choc des civilisations dominera les politiques mondiales. La ligne de faille entre les civilisations sera la ligne de lutte du futur26.

Les Antideutsch organisent par exemple des conférences, dans lesquels ils s’interrogent sur le « mythe de l’islamophobie ».

Il importe, ici, de revenir de manière très brève sur la spécificité du racisme en Allemagne qui ne passe pas, comme en France ou en Grande-Bretagne par exemple, par le prisme de la colonisation. Dans son ouvrage sur le racisme anti-musulman, Fanny Müller-Uri écrit que le terme « racisme » semble quasi-absent du paysage politique allemand post-1945 et qu’on lui préfère d’autres termes. Les analyses du racisme en Allemagne (et plus largement dans l’espace germanophone) se concentrent donc sur les théories raciales s’appuyant sur la « biologie » des XIXème et début du XXème siècle, et plus précisément sur le racisme du national-socialisme, ce qui limite bien évidemment leur portée, puisque ce type de racisme se trouve complètement discrédité depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Fanny Müller-Uri parle ainsi d’un tabou d’après-guerre (Nachkriegstabu) concernant la question du racisme (le terme étant de moins en moins utilisé). Le racisme étant alors compris comme un phénomène des marges de la société et pas comme quelque chose pouvant également toucher le « milieu » de la société (Rassismus der Mitte)27. On parle ainsi majoritairement en Allemagne de « Ausländerfeindlichkeit* » ; le terme « racisme » semble quant à lui être apparu avec le national-socialisme et disparu avec sa chute28. D’où la référence constante au passé national-socialiste de l’Allemagne chez les Antideutsch, qui ne peuvent pas penser cette forme particulière de racisme qu’est l’antisémitisme sans renvoyer au nazisme. Le racisme en tant que construction sociale semble donc quasiment absent du discours mainstream du champ politique germanophone. D’où le refus de voir l’islamophobie comme une forme de racisme (les musulmans n’étant pas définis biologiquement, mais par des pratiques) chez les Antideutsch (mais également dans d’autres franges de la gauche).

Cependant, il ne faut pas confondre le sionisme et le racisme des Antideutsch avec celui des groupes politiques « conservateurs ». En effet, puisque les Antideutsch se revendiquent du communisme, il importe d’analyser ce lien entre le soutien à Israël et leurs revendications communistes.

 

Israël et le communisme

L’un des textes majeurs des Antideutsch sur cette question est sans doute le texte « Der Kommunismus und Israël » publié dans l’ouvrage Furchtbare Antisemiten, ehrbare Antizionisten de l’Initiative Sozialistisches Forum (ISF)29. Ce texte affirme que :

L’existence d’Israël est le fléau de la gauche. Premièrement car cet État et cette nation ne peuvent pas être vus dans les termes des révolutions anti-coloniales ou des mouvements de libération nationale. (…) Elle ne suit aucun schème de la philosophie ou de l’histoire et n’exprime aucun intérêt clairement reconnaissable, que ce soient ceux de la bourgeoisie ou de ses sbires intellectuels ou de la gauche et de ses théoriciens.

(…)

La gauche bien-pensante rejette l’antisémitisme, mais n’arrive pas à comprendre la politique israélienne contre la revendication des Palestiniens pour fonder leur propre État30.

Dans ce texte, l’ISF tente de montrer la nécessité pour la gauche de ne pas seulement rejeter l’antisionisme, mais également toute critique contre la politique israélienne. Au-delà de l’antisionisme, même le « sionisme critique » est délégitimé aux yeux des Antideutsch. Celui-ci apparaît pour eux comme un nouveau réformisme, refusant par-là, la révolution que représenterait la politique israélienne pour le « peuple » Juif. Ils s’en prennent ainsi au mouvement pour la paix en Israël et à leurs « soutiens américains » comme Uri Averny, Norman Finkelstein, Felicia Langer ou encore Moshe Zuckermann :

Les analyses majeures de la politique israélienne éludent la signification du caractère de ce pays comme l’État a-synchronique des Juifs. Israël étant une réaction à la trahison des Lumières et de la révolution mondiale et une revendication d’auto-défense ou d’asile contre le fascisme et les nazis.

(…)
Personne ne dit qu’Ariel Sharon est le Lénine d’Israël. Ce qui est en jeu ici est que l’État israélien découle historiquement et structurellement d’une force émancipatrice, qui est l’essence même d’Israël, constituée par le parlement et condensée dans le pouvoir de l’État31.

Comme nous l’avons vu plus haut, la violence d’Israël participerait donc de cette émancipation et serait donc nécessaire – selon les Antideutsch. Ce qui est en jeu n’est donc pas de savoir si l’État sioniste est violent ou pas, mais plutôt comment interpréter cette violence. Celle-ci se plaçant, pour les Antideutsch, dans la ligne de la révolution communiste. Ici aussi, l’analyse de cette violence est comparée à celle de Harris lors du bombardement de Dresde :

Aucune personne douée de raison, même en voyant la souffrance de la population de Dresde suite aux bombardements de la Royal Air Force, ne peut conclure que l’antifascisme du Marshal Sir Arthur Harris constituerait une injustice historique32.

La conclusion de cet article semble cependant quelque peu paradoxale puisque les auteurs de ce texte ajoutent que :

En aucun cas les Palestiniens ne tirent de droits du seul fait qu’ils étaient les premiers en Palestine. (…) la souffrance n’est pas une raison suffisante pour une quelconque solidarité33.

Pourtant, durant l’ensemble du texte, les auteurs ont défendu l’idée que par les souffrances qu’a subi le « peuple » Juif, il faudrait tolérer la violence sioniste sur les Palestiniens. Dans une brochure, publiée en 2003 par l’association des communistes Antideutsch, un dialogue (fictif) se tient entre un « agitateur » et un « communiste ». Ce dernier déclarant :

 Voyez-vous, en des temps où le mouvement ouvrier était encore fort et où l’on pouvait encore espérer un changement conscient des rapports sociaux, il semblait compréhensible que les communistes aient rejeté le sionisme, qui revendiquait une émancipation nationale.

Cependant, après l’échec des partis communistes à faire face à la crise économique contemplant simplement les Allemands envoyant les Juifs à la chambre à gaz, il n’y a aucune alternative hors du communisme et du sionisme34.

La voie vers le communisme passerait donc par Israël, pour les Antideutsch. D’ailleurs, dans le communiqué annonçant la création de l’Antideutsche Aktion Mannheim se termine par « Merde à l’Allemagne ! Israël jusqu’au communisme35».

 

Conclusion

Aujourd’hui, le mouvement Antideutsch en tant que groupe organisé a (très) largement perdu en crédibilité. Cependant, la quasi totalité du spectre de la gauche allemande semble avoir intériorisé l’idéologie Antideutsch. Alors que les Antideutsch font partie de la gauche autonome, la fondation politique BAK Shalom, proche de Die Linke, entend défendre ces idées dans le cadre parlementaire. BAK Shalom, qui écrit par ailleurs dans sa charte fondatrice qu' »abandonner sans compromis l’anti-impérialisme est la condition de la constitution d’une nouvelle critique sociale émancipatrice ».

Bien évidemment, les Antideutsch ne sont pas responsables à eux seuls de ce malaise face à la lutte anti-impérialiste dans la gauche allemande. Cependant, le débat ouvert par les Antideutsch contre les anti-impérialistes a très largement contribué à forger un Denkverbot (une interdiction de penser) sur la question de l’impérialisme et notamment de l’impérialisme israélien, qui n’existait pas tel quel avant 1990 au sein de la gauche radicale. D’ailleurs, lors d’une cérémonie pour les 60 ans de l’existence d’Israël, Gregor Gysi, chef de la fraction parlementaire Die Linke au Bundestag a repris la fameuse formule de Merkel selon laquelle la sécurité d’Israël faisait partie de la raison d’État allemande. L’anti-germanisme abstrait des Antideutsch participe donc de la fondation d’une sorte de contre-nationalisme qui passe par le soutien à Israël mais également par l’État allemand.

On ne peut donc pas extraire un pan de ce mouvement en considérant celui-ci, tel qu’il s’est développé au début des années 1990, uniquement comme un mouvement anti-nationaliste (un anti-nationalisme extrêmement limité au niveau de sa pertinence politique d’ailleurs). Il est nécessaire de mener une action politique, vaste et minutieuse, qui désagrège jour après jour, cette tradition, et démantèle les organismes qui l’incarnent. Il importe cependant de ne pas dresser un tableau trop sombre et de reconnaître le travail fournit par certains groupes politiques au sein de la gauche allemande afin de renouer avec cette tradition anti-impérialiste. Les revues Marx21 et Theorie21, qui organisent d’ailleurs le congrès MarxIsmus chaque année, participent très largement de ce travail théorique et politique qui est une nécessité pour faire sortir la gauche radicale allemande de son atonie politique concernant le racisme et l’impérialisme. De la même manière, le groupe antifasciste ARAB (Antifaschistische Revolutionäre Aktion Berlin) est également engagé dans la lutte anti-impérialiste, même si hélas ses actions ne sont que très limitées, puisqu’il s’agit d’un groupuscule antifasciste qui ne se place pas dans l’arène politique. Si la gauche allemande veut prendre ses distances avec la Nation, elle devrait en premier lieu arrêter de considérer le passé allemand comme l’unique point de référence à partir duquel la politique devrait être analysée.

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  1. Texte tiré d’une intervention au séminaire « Race et colonialisme » de M. Renault & O. Irrera. []
  2. Cette expression fut fortement inspirée d’un groupe punk des années 1980, Slime. []
  3. Cité in : DKP Hochtaunus, « Die Antideutschen », red-channel.de, Novembre 2006 : http://www.red-channel.de/mlliteratur/theorie/antideutsche.htm (consulté le 7 Février 2014). (je traduis) []
  4. Cité in : STENGL, Anton, op. cit. (je traduis) []
  5. Ibid.  []
  6. STEFFEN, Michael, op. cit. (je traduis) []
  7. « Nie wieder Deutschland », in : Die Radikale Linke. Reader zum Kongreß vom 1. – 3. Juni 1990 in Köln, Konkret Literatur Verlag, Hambourg, 1990. (je traduis) []
  8. HAGEN, Patrick, op. cit. []
  9. TRAVERSO, Enzo, La violence nazie, une généalogie européenne, La Fabrique, Paris, 2002, p. 20. []
  10. WETZEL, Wolf, « Vom linken Bellizismus zum anti-deutschen BefreiungsImperialismus », In : HANLOSER, Gerhard (dir.), « Sie warn die Anti-deutschesten der deutschen Linken », Unrast, Münster, 2004. (je traduis) []
  11. ENZENSBERGER, Hans Magnus, « Hitlers Wiedergänger. Hans Magnus Enzensberger über Sadam Hussein im Spiegel der deutschen Geschichte », Der Spiegel, 6, 4.02.1991, http://www.spiegel.de/spiegel/print/d-13487378.html (consulté le 8 Février 2014). (je traduis) []
  12. Ibid. []
  13. Pour bien comprendre les arguments sous-tendant l’idée du Sonderweg voir (avec un recul très critique) : KOCKA, Jürgen, « German History before Hitler : The Debate about the German Sonderweg », Journal of Contemporary History, vo. 23, n°1, Janvier 1988, p. 3-16. []
  14.  Cité in : WETZEL, Wolf, art. cit. []
  15. « Extrablat zum Kosovo. Nasdravlje, Partizani i Cetnici », Bahamas,  http://redaktion-bahamas.org/aktuell/krieg1.html (consulté le 16 Mars 2014) []
  16. ELSÄSSER, Jürgen, « Die Linke im Krieg », Konkret, n°7, 1999. []
  17. ELSÄSSER, Jürger, « Aufstand der Stämme », Konkret, n°12, 1999. []
  18. Sur l’histoire des bombardements aériens (et leur lien avec l’histoire coloniale de l’Europe), voir : HIPPLER, Thomas, Le gouvernement du ciel. Histoire globale des bombardements aériens, Les prairies ordinaires, Paris, 2014. []
  19. REINBOLD, Fabian, « Hickhack und Protestaktion : Femen und der Weltkriegsbomber », spiegel.de, http://www.spiegel.de/politik/deutschland/femen-aktion-in-dresden-zu-bomber-harris-sorgt-fuer-streit-a-954246.html (mis en ligne le 19 Février 2014 et consulté le 24 Mars 2014). []
  20. BEIER, Bernd, « Piratine Anne Helm bestätigt Bomber-Harris Aktion », Jungle-World.com, http://jungle-world.com/jungleblog/2670/. []
  21. NOWAK, Peter, Kurze Geschichte der Antisemitismusdebatte in der deutschen Linke, edition assemblage, Münster, 2013, pp. 48-49. (je traduis) []
  22.  Même s’il existe des différences historiques entre le fascisme et le national-socialisme, la plupart des mouvements antifascistes incluent la forme nazie du fascisme dans leur militantisme. []
  23. Per Violet, « Von der Idee einer vernünftig eingerichteten Welt. Warum Mar ein ‘Eurozentrist’ war. », Bahamas, n°38, été 2002. []
  24. GRIGAT, Stephan, « Linksradikalismus in Israel », http://david.juden.at/kulturzeitschrift/70-75/75-grigat.htm (consulté le 24 Mars 2014). (je traduis) []
  25. Bien que la notion d’apartheid soit très controversée concernant Israël, il importe de rappeler que c’est une notion juridique, définie par la convention contre l’Apartheid adoptée par l’assemblée générale des Nations-Unies le 3 Novembre 1973. Cette notion peut donc renvoyer à une comparaison entre Israël et l’Afrique du Sud, mais cette comparaison n’est pas une obligation pour utiliser le terme d’apartheid. Voir notamment : SALINGUE, Julien et LEBRUN, Céline, Israël, un État d’Apartheid ? Enjeux juridiques et politiques, L’Harmattan, Paris, 2013. []
  26. HUNTINGTON, Samuel,  « The Clash of Civilizations », Foreign Affairs, 72:3, pp. 22-49. (je traduis) []
  27. On parle pourtant d’un Antisemitismus der Mitte. []
  28. Voir : MORGENSTERN, Christine, Rassismus – Konturen einer Ideologie. Einwanderung im politischen Diskurs der Bundesrepublik Deutschland, Argument, Hamburg, 2002. []
  29. Initiative Sozialistisches Forum, Furchtbare Antisemiten, ehrbare Antizionisten, ça ira, Freiburg, 2004, http://www.ca-ira.net/isf/beitraege/isf-kommunismus.israel.html (consulté le 29 Mars 2014). (je traduis) []
  30. Ibid. []
  31. Ibid. []
  32. Ibid. []
  33. Ibid. []
  34. Assoziation Antideutscher Kommunisten, Antideutscher Katechismus, ça ira, Freiburg, 2003, p. 2. (je traduis). []
  35. «ADAM,  Communiqué zur Gründung der Antideutsche Aktion Mannheim », http://adam.blogsport.de/ (consulté le 10 Mai 2014). []
Selim Nadi