Il s’agit ici de parcourir les moments saillants de l’opéraïsme et les différentes trajectoires qu’il a connues, en mettant l’accent sur la diversité théorique et politique qui anime cette expérience et sur ses évolutions, dans les années 1960 et 1970. Une démarche généalogique permet à ce titre de rendre compte des ruptures et des bifurcations qui ont marqué la séquence opéraïste, mettant en lumière la pluralité de ses orientations politiques et épistémologiques.
Deux autres guides abordant l’« autonomie » et le post-opéraïsme complèteront celui-ci.
1 – La ligne de conduite opéraïste
On entend par « opéraïsme » un courant protéiforme du marxisme occidental forgé en Italie à partir de la fin des années 1950, ayant largement influencé la gauche radicale et les mouvements sociaux tout au long des années 1960 et 1970. Les Quaderni rossi (1961-66), issus du rassemblement de jeunes intellectuels et militants radicaux autour de la figure charismatique de Raniero Panzieri, fut le lieu de l’articulation entre théorie et organisation dont est né le « premier» opéraïsme. L’extrait suivant de La Horde d’or présente plus en détails les enjeux qui entourent cette démarche : http://ordadoro.info/?q=content/aux-origines-de-l%E2%80%99op%C3%A9ra%C3%AFsme-les-quaderni-rossi.
Notamment inspiré par les « chercheurs aux pieds nus » (les ricercatori scalzi : Danilo Dolci et Danilo Montaldi, entre autres), le groupe des opéraïstes a pratiqué l’enquête ouvrière et la « co-recherche », dans le but de saisir les transformations qui animaient le capitalisme de l’époque, et de mobiliser dans le même temps le collectif des enquêteurs et des enquêtés sur la base d’une telle compréhension. Cette démarche s’est caractérisée par une attention particulière à la nouvelle « composition de classe » – résultat de l’immigration de jeunes ruraux vers les usines et de changements profonds dans le rapport subjectif au travail – et par la formulation de la centralité politique de l’ouvrier-masse, destiné aux tâches les plus standardisées et parcellisées.
Prenant acte de la perspective stratégique ouverte par cette reconfiguration des rapports sociaux, un groupe réuni autour de Mario Tronti (Romano Alquati, Alberto Asor Rosa, Toni Negri…) quitte rapidement la revue Quaderni rossi pour fonder le journal classe operaia. Si son existence fut brève (1964-1966), ce dernier marquera néanmoins le cours des mouvements sociaux par son ambition d’intervenir au cœur même des luttes, en toute autonomie par rapport aux organisations syndicales et partidaires du mouvement ouvrier traditionnel. À la veille de 1968, les membres de classe operaia se divisent cependant. Les uns (Mario Tronti, Alberto Asor Rosa, Massimo Cacciari…) refluent au sein du Parti communiste italien (PCI) tandis que les autres (Sergio Bologna, Toni Negri…) fondent Potere Operaio (1967-1973), des cendres duquel naîtront les différentes composantes de l’autonomie ouvrière.
Au cours des années 1970 et des suivantes, une partie de l’opéraïsme s’est ouverte à des expériences politiques nouvelles, donnant lieu à un redéploiement théorique inédit et à une importante diffusion internationale. Outre l’approche katéchontique de l’autonomie du politique explorée par Mario Tronti après l’« automne chaud » de 1969 – l’idée de la classe ouvrière qui se fait État, prend le pouvoir et gouverne les institutions afin de ralentir la dynamique des processus d’accumulation capitaliste – et l’expérience de Massimo Cacciari avec la « pensée négative » de la Krisis, le renouvellement de l’attirail conceptuel opéraïste s’est opéré par l’intermédiaire des théories « néo- ou post-opéraïstes » et des pistes de recherche qu’elles se sont assignées, parmi lesquelles l’analyse de la nouvelle composition de classe, l’hypothèse du capitalisme cognitif, ou l’étude des formes de la globalisation.
2 – Des ouvrages introductifs
Concernant le « climat » intellectuel qui préside à l’apparition de l’opéraïsme, nous conseillons la lecture du Printemps des intelligences. La Nouvelle Gauche en Italie – Introduction historique et thématique d’Andrea Cavazzini (EuroPhilosophie Éditions, 2017, disponible en ligne : http://orbi.ulg.ac.be/handle/2268/115419). À l’échelle européenne, les années 1950 et suivantes correspondent en effet à une recherche effervescente d’alternatives au capitalisme et à la forme soviétique du socialisme, nourrie par une lecture renouvelée de Marx, communément désignée par l’expression de « Nouvelle Gauche ». L’opéraïsme naît au sein du versant italien de cette dynamique, la Nuova Sinistra, avec le reste de laquelle il ne cessera de dialoguer.
L’essentiel de sa formulation réside dans les revues Quaderni rossi, le journal classe operaia, et l’essai Operai e capitale (Ouvriers et capital) de Mario Tronti. Si les deux premiers apparaissent comme des lieux d’élaboration et d’intervention théorico-politiques, le troisième constitue le moment d’expression de la pensée opéraïste le plus abouti. Une anthologie de la revue Quaderni rossi existe en français (sous le titre Luttes ouvrières et capitalisme aujourd’hui, Maspero, 1968). Elle est hélas non seulement très incomplète, mais aussi le résultat d’une sélection des textes initiaux, qui fait uniquement place aux thèses d’une certaine tendance au sein de la revue – celle animée par Panzieri.
Les positions avancées dans l’ouvrage majeur de Mario Tronti – pierre angulaire du marxisme autonome – cristallisent les avancées théoriques suscitées par le cycle des luttes ouvrières de la première moitié des années 1960 : l’unité de la théorie et de la pratique sous la forme de la politisation de toutes les questions d’ordre intellectuel ; la revendication d’un point de vue partiel et partial mais en tant que tel seul à même d’accéder à la compréhension de la totalité des rapports sociaux capitalistes et de radicalement les transformer ; la centralité économique et politique de l’usine et la subsomption du « social » au capital ; la critique de toute vision progressiste de l’histoire, au profit de la seule auto-organisation de la classe ouvrière ; l’élaboration d’une démarche « anti-économiciste » et « anti-sociologiste »… La traduction française de Yann Moulier-Boutang est en ligne sur le site de la revue Multitudes (http://www.multitudes.net/category/archives-revues-futur-anterieur-et/bibliotheque-diffuse/operaisme-autonomie/tronti-ouvriers-et-capital/) et disponible depuis 2016 dans une réédition aux éditions Entremonde (http://entremonde.net/ouvriers-et-capital-de-mario). On pourra aussi se rapporter aux textes de Mario Tronti, Alberto Asor Rosa, Toni Negri, Rita Di Leo et Brett Neilson issus d’un colloque de 2007 tenu à l’occasion de la réédition italienne de l’ouvrage (http://www.commonware.org/index.php/gallery/73-rileggere-operai-e-capitale).
Pour qui maîtrise l’italien, les 900 pages de L’operaismo degli anni Sessanta. Da «Quaderni rossi» a «classe operaia», dirigé par Giuseppe Trotta et Fabio Milana (Derive Approdi, 2008, http://www.deriveapprodi.org/2008/05/loperaismo-degli-anni-sessanta/) constituent une synthèse incontournable. Non content de reconstruire minutieusement l’histoire du « premier opéraïsme » avec des centaines de documents inédits, un répertoire iconographique, une chronologie précise des événements et une vaste bibliographie, cette somme rassemble aussi les témoignages de nombreux protagonistes de cette expérience. Cette version est introduite par l’essai rétrospectif Nous opéraïstes de Mario Tronti, qui fut ensuite publié indépendamment et traduit en français aux éditions de l’Éclat (http://www.lyber-eclat.net/livres/nous-operaistes/). Toujours chez Derive Approdi, deux recueils d’entretiens coordonnés par Guido Borio, Francesca Pozzi et Gigi Roggero en 2002 et 2005 constituent des lectures complémentaires. Il s’agit de Futuro Anteriore. Dai «Quaderni rossi» ai movimenti globali: ricchezza e limiti dell’operaismo italiano (http://www.deriveapprodi.org/2002/01/futuro-anteriore/) et de Gli operaisti (http://www.deriveapprodi.org/2005/09/gli-operaisti/).
Le lecteur francophone peut quant à lui trouver dans le livre de Steve Wright, À l’assaut du ciel. Composition de classe et lutte de classe dans le marxisme autonome italien (Senonevero, 2007, disponible en ligne : http://senonevero.communisation.net/1/article/a-l-assaut-du-ciel) une excellente introduction aux quinze premières années de l’opéraïsme. L’auteur suit leur fil selon la scansion qu’impriment les différents collectifs, revues et personnalités, en prenant soin de relier chaque initiative théorique et pratique à la phase du mouvement réel dont elle répond. On notera toutefois que l’étude est nettement orientée par une prise de parti pour la théorie de l’ouvrier-masse au détriment de la question de l’ouvrier-social, un point de vue que Wright synthétise ici : http://www.multitudes.net/la-theorie-autonomiste-italienne/.
3 – L’enquête ouvrière : théorie et pratique
Deux textes de Raniero Panzieri, chef de file des Quaderni rossi à l’initiative de l’engagement de la revue dans l’enquête ouvrière, sont disponibles en français. Le premier, « Capitalisme et machinisme » (Quaderni rossi, n°1, 1961 : https://bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1961-capitalisme-et-machinisme-panzieri/) reprend à nouveau frais la question du rôle de la technologie dans le procès de production capitaliste en faisant dialoguer les analyses du Capital avec les enquêtes ouvrières menées par la revue. Se dégage le constat d’un machinisme dont on ne saurait considérer l’évolution comme indépendante des exigences politico-économiques du capital, dans la mesure où elle consiste en l’intégration de nouveaux procédés de rationalisation visant à rendre le travail toujours plus dépendant. « C’est précisément le “despotisme” capitaliste qui prend la forme de la rationalité technique ». Refusant pour autant toute approche anti-technologique, Panzieri affirme que seul le contrôle ouvrier de la production – projet encore significatif pour le « premier opéraïsme » dont Panzieri est caractéristique – pourrait rompre avec cette situation. Le second texte, « La conception socialiste de l’enquête ouvrière » (Quaderni rossi, n°5, 1965 : https://bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1965-la-conception-socialiste-de-l%e2%80%99enquete-ouvriere-panzieri/) est issu de la phase de préparation d’une enquête collective. Il est l’occasion d’une clarification du rapport qu’entretient cette démarche à la sociologie, dans la perspective de redonner au marxisme son statut de « science de la révolution » contre certaines interprétations strictement métaphysiques. Pour Panzieri, d’après qui « il faut se méfier de quiconque se méfie de la sociologie », l’enquête doit s’appuyer sur le caractère dichotomique de la société capitaliste mis en avant par la critique de l’économie politique, et ainsi étudier les spécificités de la classe ouvrière sans les déduire a priori de l’objectivité du capital. « Nous pouvons employer, traiter, critiquer la sociologie comme Marx le faisait par rapport à l’économie politique classique, et donc en y voyant une science limitée » : et en ce sens, s’employer notamment à enquêter « à chaud », c’est-à-dire en période de lutte, dans un moment où l’enquête interviendrait autant comme facteur d’estimation que d’élévation du niveau de la conscience de classe. Voir aussi, en complément, le commentaire que formule Dario Lansardo, contributeur des Quaderni rossi, au sujet de l’enquête ouvrière élaborée par Marx dans son texte « Marx et l’enquête ouvrière » : https://bataillesocialiste.wordpress.com/1965-marx-et-l%E2%80%99enquete-ouvriere-quaderni-rossi/.
Il est toutefois à noter que l’enquête « ouvrière » ou « politique » diffère de la « co-recherche ». Cette divergence constitue précisément un des points de rupture de l’expérience des Quaderni rossi à la suite des révoltes de Piazza Statuto en 1962. Car si les enquêtes menées par Raniero Panzieri prétendaient orienter les organes du mouvement ouvrier traditionnel de l’extérieur en mettant à leur service un savoir offensif, la pratique de la co-recherche – notamment théorisée par Romano Alquati – consiste au contraire à coproduire des formes d’auto-organisation, à intervenir de façon autonome sur les tendances en acte et à court-circuiter toute sorte de médiation. Les écrits de Romano Alquati restent malheureusement méconnus, et presque uniquement disponibles en italien. En ce qui concerne l’enquête politique et la « co-recherche », on se reportera à la bibliographie suivante : http//www.uninomade.org/bibliografia-conricerca-composizione/.
On peut approfondir ces questions grâce aux textes liés à la revue américaine Viewpoint. Un numéro récent (https://www.viewpointmag.com/2013/09/30/issue-3-workers-inquiry/) esquisse un panorama international de ces pratiques, tandis qu’un article de deux de ses contributeurs (https://libcom.org/library/workers%E2%80%99-inquiry-genealogy) en propose une généalogie. Les mêmes, Asaid Haider et Salar Mohandesi, ont également accordé un entretien à la revue Période sur le sujet : http://revueperiode.net/theorie-et-enquete-entretien-avec-asad-haider-et-salar-mohandesi-sur-la-revue-viewpoint/. Dans l’article intitulé « Crise et enquête » (http://revueperiode.net/crise-et-enquete/), Asad Haider revient aussi sur l’enquête initiée par la revue Primo Maggio dans les années 1970. À rebours de la théorisation par Negri d’une nouvelle avant-garde ouvrière remplaçant l’ancienne (l’ouvrier-social contre l’ouvrier-masse), cette recherche conduit ses initiateurs à constater l’hétérogénéité de la classe et l’articulation des figures en son sein. Asad Haider en conclut une modernité certaine du concept de composition de classe, si tant est qu’il soit allié à une pensée de la crise, notamment issue du conseillisme allemand, à l’heure du démenti du mouvement ouvrier classique.
Enfin, l’étude d’Andrea Cavazzini, Enquête ouvrière et théorie critique. Enjeux et figures de la centralité ouvrière dans l’Italie des années 1960 (Presses universitaires de Liège, 2013), propose une généalogie intellectuelle de l’enquête ouvrière dans son rapport à la théorie critique de l’École de Francfort. La démarche peut en effet être comprise comme une tentative de prise de conscience collective de l’irréductibilité de la classe ouvrière à la totalisation capitaliste. Il est toutefois regrettable que l’étude se focalise sur Panzieri, passant sous silence les conceptions d’Alquati sur la « co-recherche ».
4 – Le tournant des années 1970 : l’émergence de nouveaux sujets sociaux
Après le formidable cycle des luttes ouvrières impulsées par l’ouvrier-masse qui ont culminé avec l’« automne chaud » de 1969, les théoriciens et militants opéraïstes ont été confrontés à la réaction néocapitaliste, à la reconfiguration de la composition de classe et à l’émergence de nouveaux sujets sociaux. Comme nous reviendrons dans un autre guide de lecture sur les luttes sociales et politiques dans l’Italie des années 1970, nous nous limiterons ici à souligner quatre moments forts de leur réponse.
Vient d’abord la fondation par Sergio Bologna de la revue Primo Maggio (http://www.deriveapprodi.org/2010/05/la-rivista-primo-maggio/). Celle-ci, inscrite dans une perspective d’histoire militante, a su anticiper nombre de sujets abordés dans les années à venir par le « néo- ou post-opéraïsme » : de la redécouverte du prolétariat migrant et racisé à la centralité de la logistique, en passant par le rôle-clé de la monnaie dans l’accumulation capitaliste et le gouvernement du « social ». L’entretien qu’a donné Sergio Bologna à la revue Période offre au lecteur français une synthèse de ce parcours : http://revueperiode.net/de-lusine-au-conteneur-entretien-avec-sergio-bologna/.
En second lieu, la pensée opéraiste s’est considérablement renouvelée au contact de la critique féministe. Les travaux de Mariarosa Dalla Costa, Silvia Federici, Leopoldina Fortunati et Alisa Del Re ont en effet joué un rôle fondamental. La revendication du « salaire contre le travail ménager », la mise à nu de l’assignation des femmes à la sphère reproductive dans les sociétés capitalistes, la généalogie de la production de l’espace domestique et de la famille bourgeoise ou encore la notion de travail sexuel constituent autant de perspectives qui ont contribué à enrichir, approfondir et redonner du souffle à l’approche opéraiste. Morgane Merteuil a traité longuement du féminisme marxiste italien des années 1970 dans un autre guide de lecture paru sur Période : http://revueperiode.net/guide-de-lecture-feminisme-et-theorie-de-la-reproduction-sociale/.
Romano Alquati a formulé des considérations précieuses sur la centralité de la reproduction sociale dans son dernier essai encore inédit, Sulla riproduzione della capacità umana vivente oggi, au sujet duquel Anna Curcio est intervenue (http://www.commonware.org/index.php/neetwork/768-sulla-centralita-della-riproduzione). L’idée mise en avant est celle d’une nouvelle donne de la reproduction qui ne peut plus être interprétée sans égard pour la question de la production, étant elle-même traversée par un processus de « travaillisation » et d’« hyper-industrialisation », qui se joue désormais au sein même de la consommation.
Troisièmement, la condition des classes moyennes fut au cœur des interrogations du même Romano Alquati dès le milieu des années 1970. Le livre Università di ceto medio e proletariato intellettuale (Stampatori, 1968) produit d’une recherche menée avec Nicola Negri et Andrea Sormano, interprète la situation des employés et étudiants dans les termes d’une « crise de la médiation » qui les prive de leur rôle traditionnel de stabilisation du conflit de classes. Les luttes des années 1970 contre la perte de ce statut correspondent alors à leur attraction vers la classe ouvrière et à leur transformation en composante de l’ouvrier-social.
Le quatrième prolongement réside dans le travail que Toni Negri a mené tout au long des années 1970 sous la forme de séminaires, de pamphlets d’intervention politique et d’ouvrages théoriques. L’article de Diego Melegari « Negri et Tronti, entre social et politique », (Cahiers du GRM, 2, 2011, disponible en ligne : http://grm.revues.org/207) permet de situer le contexte de cette production, et de comprendre les enjeux de l’écart qu’elle creuse entre Toni Negri et Mario Tronti. Il souligne que la définition d’une subjectivité politique nouvelle et l’élaboration d’une organisation qui lui soit adéquate constituent les deux principaux défis lancés par « l’événement-68 » à l’opéraïsme historique, en imposant la question du parti comme son point de butée. Comment faire perdurer l’insubordination dans l’autonomie politique tout en demeurant dans un rapport d’immanence ? Deux réponses s’opposent : la création d’une nouvelle avant-garde contre l’usage ouvrier du PCI ; Toni Negri contre Mario Tronti…
L’ensemble de la dynamique qui est celle de Toni Negri s’abreuve à deux sources. D’abord, une relecture des Grundrisse (qui se déploie certes dans son entièreté en 1978 dans Marx au-delà de Marx, mais qui est déjà présente dès les premiers pamphlets des Libri del rogo ( / Books for burning parus au début des années 1970) à l’aune des mobilisations de l’« automne chaud » et des débuts de la crise de la planification étatique : cette œuvre de Marx fournit à Negri les bases de la « science de l’auto-valorisation ouvrière » qu’il juge alors nécessaire de développer. On peut suivre le cheminement de cette dernière au cours des cinq textes directement orientés vers l’intervention politique que rassemblent les Libri del rogo (DeriveApprodi, 1997 – également disponible en anglais : Books for burning, Verso, 2005), dont une partie seulement est disponible en français : « Crise de l’État-plan, communisme et organisation révolutionnaire » et « Prolétaires et État » sont édités dans La classe ouvrière contre l’État, aux éditions Galilée, en 1978, tandis que des extraits de « Domination et sabotage » sont parus au sein du recueil Usines et ouvriers. Figures du nouvel ordre productifs, Maspero, 1980. Si le passage de la théorie de l’ouvrier-masse à celle de l’ouvrier-social se joue aussi en leur sein, La forma Stato. Per la critica dell’economia politica della Costituzione (Feltrinelli, 1979) et Dall’operaio-massa all’operaio-sociale (Ombre corto, 1979) demeurent des lectures complémentaires.
Ensuite, une réflexion sur la pratique léniniste qui aboutit à la publication en 1978 du séminaire prononcé en 1972 et 1973, Trentatre lezioni su Lenin (Manifestolibri, 2008 ; également disponible en anglais aux éditions de l’Université de Columbia). Concomitantes de la dissolution de Potere Operaio et de la fondation de l’Autonomia Operaia, ces leçons traitent de Lénine en tant que penseur du développement capitaliste, stratège de l’organisation de la classe et des « discontinuités » et « ruptures », objectives et subjectives, qui caractérisent le rapport de Negri à la révolution bolchévique. Nous renvoyons à la traduction française de la première leçon (http://revueperiode.net/lenine-au-dela-de-lenine/), ainsi qu’à l’intervention de Toni Negri lors du colloque Penser l’émancipation publiée sur Période : « Socialisme = soviets + électricité » (http://revueperiode.net/les-mots-dordre-de-lenine/). L’auteur revient ici sur trois phases de la révolution de 1917 à l’aune de la distinction et de l’articulation entre stratégie et tactique, classe et parti, composition technique et composition politique, et valorise la démarche de création de contre-pouvoirs autonomes qu’il perçoit comme étant à l’œuvre dans certains mots d’ordre de Lénine : « tout le pouvoir aux soviets », « socialisme = soviets + électricité » et l’exigence du « dépérissement de l’État ».
5 – Commentaires
Un autre signe de la fécondité théorique de l’opéraïsme réside dans les nombreuses lectures croisées et mises en perspective avec d’autres courants du marxisme qui ont été proposées par la suite.
Certaines affinités entre les opéraïstes et leur contemporain Louis Althusser peuvent être établies sur la base de leur démarche commune de lecture créative de Marx, et offrent l’occasion d’une comparaison entre ces deux entreprises théoriques. Mais si de part et d’autre des Alpes des questions analogues sont posées à l’histoire du mouvement ouvrier et à sa tradition intellectuelle, Fabrizio Carlinio et Andrea Cavazzini dans « Althusser et l’opéraïsme. Notes pour l’étude d’une rencontre manquée » (http://revueperiode.net/althusser-et-loperaisme-notes-pour-letude-dune-rencontre-manquee/) comme Etienne Balibar dans « Un point d’hérésie du marxisme occidental. Althusser et Tronti lecteurs du Capital » (http://revueperiode.net/un-point-dheresie-du-marxisme-occidental-althusser-et-tronti-lecteurs-du-capital/) montrent que les réponses apportées diffèrent autant en théorie qu’en pratique.
L’article de Riccardo Bellofiore et Massimiliano Tomba, « Marx et les limites du capitalisme : relire le fragment sur les machines » (http://revueperiode.net/marx-et-les-limites-du-capitalisme-relire-le-fragment-sur-les-machines/) consiste quant à lui en une relecture critique de l’immense fortune du « fragment sur les machines » des Grundrisse, où il est question des effets de la technologie et de l’automation sur la subjectivation des travailleurs, en tant qu’elles correspondent à une domination de classe renouvelée. Sa réception par les différents acteurs de l’opéraïsme est commentée en détails, ouvrant également de nouvelles pistes d’interprétation à partir des positions de Tronti sur la distinction de la « force de travail » et de la « classe ouvrière ».
Pour finir, il faut également noter que malgré son caractère éminemment novateur, certains aspects de l’opéraïsme font écho à d’autres courants de pensée pourtant éloignés de lui dans le temps ou l’espace. L’article de Frédéric Monferrand et Vincent Chanson, « Réification et antagonisme. L’opéraïsme, la Théorie critique et les apories du « marxisme autonome »»(http://revueperiode.net/reification-et-antagonisme-loperaisme-la-theorie-critique-et-les-apories-du-marxisme-autonome/ ), se propose d’examiner ses convergences possibles avec la Théorie critique francfortoise, dans la mesure où les deux expériences peuvent être identifiées comme participantes d’un même « marxisme autonome ». Elles affrontent en effet la généralisation des rapports capitalistes et les mutations de l’administration des marchés par une démarche commune d’insistance sur la permanence de contradictions immanentes, tout en divergeant sur l’identité de la subjectivité à l’œuvre. Un rapprochement peut également être opéré avec la Neue Marx-Lektüre contemporaine de l’opéraïsme : c’est ce que propose Laurent Baronian dans son article « Sous les pavés, le Capital : le problème du travail dans l’opéraïsme et la Neue Marx-Lektüre » (http://revueperiode.net/sous-les-paves-le-capital-le-probleme-du-travail-dans-loperaisme-et-la-neue-marx-lekture/). Il y décrit la façon dont 68 a contraint tant les lecteurs italiens qu’allemands de Marx à redéfinir le sujet historique en s’intéressant respectivement aux nouvelles formes de travail immatériel et à la théorie de la valeur. Il en résulte une redécouverte, différemment mobilisée, de la catégorie de travail vivant comme opérateur de critique du capital.