Introduction : quand l’histoire commence
En Occident il arrive souvent que le protagoniste, confronté à un dilemme très concret, cite un passage de l’Ancien Testament. Les paroles des Psaumes ou du livre d’Ézéquiel, prises hors de leur contexte, s’adaptent naturellement à la situation particulière dans laquelle elles sont prononcées. Le souci philologique n’a pas sa place au moment du danger, lorsqu’il s’agit d’un coup de revolver ou de l’accusation d’une injustice. La citation biblique court-circuite une urgence pratique. C’est en ce sens que depuis le début des années 1960 le ‘‘fragment sur les machines’’ de Karl Marx a été interprété.
Ainsi écrivait Paolo Virno dans le premier numéro de Luogo Comune (1990), une revue qui, commençant par l’interprétation du « fragment sur les machines » de Marx, tâchait de repenser politiquement ce qui s’était passé dans les universités italiennes1. On appelait « mouvement de la panthère » [Movimento della Pantera] le mouvement étudiant qui surgit en 1989 en protestation contre la privatisation de l’université proposée par le ministre de l’époque Ruberti. Virno poursuit, en écrivant que
Ces pages [du ‘‘fragment’’], écrites à la hâte en 1858, sous la pression de tâches politiques urgentes, furent très souvent rappelées pour s’orienter avec désinvolture face à la qualité inédite des grèves des travailleurs, de l’absentéisme de masse, de certaines attitudes de la jeunesse, de l’introduction des robots à Mirafiori et des ordinateurs dans les bureaux. L’histoire des interprétations successives du ‘‘fragment’’ est une histoire de crises et de nouveaux commencements2.
Dans cet article, nous souhaitons parcourir à contre-courant l’histoire de ces interprétations, en essayant en même temps d’initier une réelle confrontation avec certaines d’entre elles, ce qui impliquera notamment d’en explorer la préhistoire.
L’histoire commence avec le numéro 4 (1964) des Quaderni Rossi3. Reanto Solmi y publia, pour la première fois en Italie, une traduction du « fragment sur les machines ». Les manuscrits de Marx avaient été édités par l’Institut pour le marxisme-léninisme de Moscou en deux parties, en 1939 et en 1941, sous le titre Grundrisse der Kritik des politischen Ökonomie (Rohentwurf). Le texte fut ensuite réimprimé en 1953 par Dietz Verlag, l’éditeur berlinois des œuvres de Marx et Engels.
Le texte sur les machines fut accueilli avec enthousiasme par les marxistes italiens qui virent dans ces pages la possibilité de renouveler la lecture de Marx. Ils y trouvaient en effet le surplus de subjectivité susceptible de subvertir les interprétations consolidées de l’orthodoxie staliniste du PCI. Dans « Plus-value et planification », un article paru dans le même numéro des Quaderni Rossi, Raniero Panzieri voyait dans ces pages des Grundrisse « une théorie selon laquelle le capitalisme est ‘‘insoutenable’’ à son plus haut degré d’expansion alors que les forces ‘‘surabondantes’’ de production entrent en conflit avec la base étroite du système ; vouloir mesurer quantitativement le travail devient une absurdité manifeste4. »
Telles sont les coordonnées de ce qui deviendra le guide de lecture de l’opéraïsme italien. Le capitalisme, lu et analysé « à son plus haut degré d’expansion », donne lieu à une contradiction entre le développement surabondant de la machinerie et la base restreinte du système qui conduit la « mesure quantitative du travail » à l’absurdité. Il ne devait pas revenir à Panzieri de tirer les conclusions de cette approche. D’autres opéraïstes, surtout Mario Tronti et Toni Negri, développèrent ses intuitions, jusqu’à déclarer l’obsolescence de la loi de la valeur.
Pour ce faire, il était nécessaire de faire jouer les Grundrisse contre Le Capital. Là encore Panzieri avait ouvert la voie. « Dans le fragment cité, écrit-il, on a un modèle du ‘‘passage’’ direct du capitalisme au communisme. De nombreux passages du Capital et de la Critique du programme de Gotha s’y opposent5. » Tronti fait écho à cet énoncé lorsqu’il soutient que les Grundrisse doivent être considérés comme un texte « plus avancé » que le Livre I du Capital et la Contribution à la critique de l’économie politique6. Ainsi commença l’histoire de la surévaluation des Grundrisse qui, via Toni Negri et Paolo Virno, jusqu’au post-opéraïsme, réduit Marx à ces quelques pages du « fragment sur les machines ». Il est rare aujourd’hui de trouver des citations du Capital dans les textes des post-opéraïstes italiens, comme on peut le voir dans les ouvrages les plus internationalement remarqués, Empire et Multitude. Soyons clairs : notre intention n’est pas de rouvrir la querelle du Capital contre les Grundrisse ou vice versa. Nous croyons en effet qu’il est utile de lire Marx « à rebours », en cherchant à le faire interagir avec la situation actuelle ; de le faire sonner comme une alarme face au danger. Nous ferons quelques pas dans cette direction à la fin de ce texte.
Du côté de la préhistoire
Pour écrire l’histoire des interprétations italiennes du « fragment », il convient de se tourner vers leur préhistoire, c’est-à-dire vers l’histoire qui précède le numéro 4 des Quaderni Rossi.
Cette histoire reste enracinée dans le marxisme anti-stalinien le plus cohérent. Le premier à souligner l’importance de ces pages en Italie fut en effet Amadeo Bordiga7, qui les découvrit grâce à Roger Dangeville, membre du parti communiste international et éditeur de la première traduction française des Grundrisse pour les éditions Anthropos (1967)8. Sans doute est-il possible d’identifier une certaine généalogie ou connaissance indirecte entre le groupe des Quaderni Rossi et les écrits de Bordiga via Danilo Montaldi et d’autres9, mais ce n’est pas notre problème ici. Ce qui nous intéresse, ce sont en effet les tensions politiques et théoriques soulignées par Bordiga en 1957.
Bordiga cherche alors à interpréter l’automation – qui jetait tant les « économistes bourgeois » que la « clique des travailleurs du faux socialisme russe » dans la confusion10 – dans une perspective marxiste. L’automation pose selon lui le problème de la réduction drastique de la force de travail industrielle et d’un nouveau chômage ainsi que celui des difficultés que rencontreraient une grande masse de femmes et d’hommes à gagner de l’argent et à acheter l’énorme masse de marchandises produites dans les usines automatisées à moitié vides. D’un côté, Bordiga s’attaque aux épigones de la formule soviétique du « plein emploi » et des communistes sociaux-démocrates qui visent à la démocratisation du capital. De l’autre, il s’oppose aux « marxistes insignifiants » qui, face à la perspective d’une « production automatique totalitaire », ne s’inquiètent que de ce qu’elle impliquerait l’effondrement de la loi selon laquelle la valeur dérive du travail, – à quoi il répond : « Bon débarras ! Avec la loi de la valeur, de l’échange d’équivalents et de la plus-value, c’est la forme de production bourgeoise elle-même qui s’effondre11 ! » Pour Bordiga, il s’agit de déduire directement la nécessité du communisme du phénomène du capitalisme.
Tel est le contexte général. L’analyse de certains passages, toujours écrits dans une polémique passionnée avec le marxisme soviétique progressiste, montre le tranchant de la politique de Bordiga, qui cite les Grundrisse :
La science, qui oblige les membres sans vie de la machine, en vertu de leur construction, à agir de la manière voulue, comme un automate [durch ihre Konstruktion zweckgemäss als Automat zu wirken], n’existe pas dans la conscience de l’ouvrier, mais agit sur lui à travers la machine comme une force étrangère [fremde Macht], comme une force de la machine elle-même12.
Les différents membres de la machinerie agissent comme un seul automate parce que le but pour lequel la machine a été conçue et construite est d’être un automate. Les moyens et la fin en vue de laquelle la machine a été conçue et fabriquée expliquent pourquoi elle agit comme un automate. Cette fin, c’est l’accroissement de la puissance du travail et son intensification – une fin qui non seulement n’existe pas dans la conscience du travailleur, mais qui s’oppose en outre à lui comme une force étrangère cherchant à le transformer en automate.
Il s’ensuit que « tout le système de la machinerie automatique forme un monstre qui écrase l’humanité asservie et malheureuse sous le poids de son oppression », un monstre « qui domine le tableau d’ensemble de la société actuelle esquissée par Marx ». Dans cette perspective, la science est « avant tout une suprématie technologique, le monopole d’une minorité exploiteuse13. »
Bordiga attaque l’optimisme progressiste du réformisme qui voit dans le progrès scientifique et technologique une nouvelle étape vers un plus grand bien-être. Ce qu’il met en cause n’est pas tant le progrès scientifique lui-même, mais plutôt son caractère de classe : le fait que la production de bien-être pour une classe produise en même temps la misère d’une autre classe. Contre l’enthousiasme apologétique du progrès technique en tant que tel promu par ceux que Bordiga, avec sa prose inimitable, appelle les « apologistes de mauvais augure du travail mort (nefasti del lavoro morto) », il écrit :
celui qui s’approprie le capital produit par le travail vivant (la plus-value) ne se présente ni comme personne humaine, ni comme classe humaine ; il est le Monstre, le Travail objectivé, le Capital fixe, le monopole et la forteresse de la Forme du Capital en soi, la Bête sans âme et même sans vie, mais qui dévore et tue le travail vivant, le travail des vivants et les vivants eux-mêmes14.
À travers le marxisme soviétique, Bordiga frappe les diverses variantes du marxisme stalinien. En premier lieu, il attaque l’idéologie soviétique qui présente la croissance de la production industrielle russe comme une préfiguration du socialisme de l’acier, là où la conversion du surtravail, non pas en temps libre, mais en plus-value pour la production de capital fixe, révèle précisément selon lui la prégnance du mode de production capitaliste :
Le capital fixe sous la forme de machines – ce que l’on appelle le complexe des biens instrumentaux et dont, à l’Est autant qu’à l’Ouest, on chante les louanges comme s’il s’agissait de la voie royale vers le développement des forces productives – est le nouveau monstre qui étouffe l’humanité contemporaine. Les louanges qu’il reçoit à l’Est comme à l’Ouest attestent de la domination à laquelle le mode de production capitaliste est dorénavant parvenu15.
Toutefois, Bordiga ne s’en prend pas seulement à l’idéologie soviétique qui fait passer le développement des forces productives pour du socialisme, – une idéologique qu’on retrouve dans de nombreux courants soi-disant anti-stalinistes – mais aussi à l’idée selon laquelle ce qui rend le capitalisme monstrueux, c’est simplement l’appropriation privée de la plus-value par les capitalistes. C’est bien plutôt le capital fixe, en tant qu’il dévore le travail vivant, qui est monstrueux.
« La bête, écrit ainsi Bordiga, c’est l’entreprise, non le fait qu’elle ait un patron16. » Et il attaque les variantes anti-ouvrières du socialisme réellement existant avec la même férocité : la vision du socialisme comme autogestion ou contrôle ouvrier est rejetée, car elle ne met pas fin au despotisme d’usine, lequel n’est pas le produit de la malice des capitalistes individuels mais des lois du capital, dont il prolonge le procès de valorisation. On ne saurait mettre fin à la dégradation du travail vivant dans l’entreprise capitaliste en en remplaçant le propriétaire, mais en révolutionnant les formes et les conditions de travail. Pour Bordiga, « l’antithèse entre le capitalisme et le socialisme ne se situe pas plus au niveau de la propriété ou de la gestion qu’elle n’y trouve sa résolution : elle se joue au niveau de la production »17.
L’apologie du développement technologique a représenté un soutien utile à l’accumulation capitaliste en Russie et au gradualisme social-démocrate à l’Ouest ; dans les deux cas, le capitalisme apparaissait en effet comme étant compatible avec le socialisme. Stalinisme et social-démocratie occidentale constituaient donc le danger principal pour Bordiga. De fait, ils devaient continuer à bloquer la reprise du mouvement révolutionnaire pendant de nombreuses années.
Panzieri et Tronti
On retrouve certains aspects de cette approche chez Panzieri et dans l’opéraïsme italien. Dans les Quaderni Rossi, Panzieri s’en prend en effet lui aussi au marxisme orthodoxe alors dominant et à son incapacité à saisir les relations existant entre technologie et domination de classe. Il s’agit pour lui de mettre en cause l’idée d’un progrès technologique neutre, extérieur aux rapports de classe. Dans l’article « Capitalisme et machinisme » (Sull’uso capitalistico delle macchine nel neocapitalismo), publié en 1961 dans le premier numéro des Quaderni Rossi, il écrit ainsi qu’ « en employant les machines, le capitalisme détermine le développement technologique et ne représente pas une déviation dans un mouvement ‘‘objectif’’ en lui-même rationnel18. » Il y a donc un développement technologique intrinsèquement capitaliste : « les progrès technologiques se manifestent comme progrès du capital19. » Les réflexions de Panzieri sont fondées sur Le Capital, pas encore sur les Grundrisse. Tandis que les théoriciens de la Confédération générale italienne du travail (CGIL) enquêtaient sur la nouvelle organisation capitaliste du travail en commençant par la rationalité intrinsèque du procès de production, Panzieri, à la suite du Marx du Capital, démontre quant à lui la non-neutralité de la science, assujettie au capital pour accroître « la puissance du ‘‘maître’’ [die Macht des « Meisters » (master)]20. » La machine automatique est, pour reprendre l’expression marxienne, « un instrument de torture [Mittel del Tortur]21 » qui doit être analysé en commençant par la valeur d’usage spécifique du capital constant et de la technologie qui la conçoit ; car la machinerie est, dans sa conception même, créée pour maximiser la subordination du travail vivant.
Cette critique du « stagnationisme » inhérent au marxisme traditionnel s’accompagne alors d’une redécouverte de la « dualité » entre la « force de travail » et de la « classe ouvrière » mise en avant par Marx, mais oubliée par le marxisme de la Seconde comme de la Troisième Internationale, caractérisé par une vision « économiciste » du monde du travail comme étant inéluctablement marqué par la « passivité ». C’est là un thème que devait radicaliser Tronti. Panzieri avait commencé à enrichir son insistance sur la non-neutralité des forces productives et de la machinerie du concept de « plan du capital total ». Le capital total, expliquait-il, n’est pas seulement en mesure de planifier l’économie, mais aussi la société elle-même. En son principe même, il s’agit là d’une critique puissante de toute identification du socialisme à la simple propriété des moyens de production, agrémentée de planification. Pour Panzieri, les luttes ouvrières tendaient en effet à remplacer l’anarchie du marché comme facteur de limitation du développement capitaliste, voire comme contradiction, sans doute pas unique, mais principale – et ce, non pas tant que parce que le travail est l’un des « éléments » nécessairement intégrés au capital, mais parce que les luttes ouvrières commençaient à présenter des caractéristiques politiques. C’est là le point de départ de Tronti. Le premier geste qu’il accompli fut en effet de séparer le marxisme, en tant que science du capital, du marxisme en tant que théorie révolutionnaire. En tant que science du capital, le marxisme considère les travailleurs comme « force de travail », c’est-à-dire que du point de vue de la théorie du développement économique, il les réduit à du capital variable, ou au travail en tant qu’il est totalement subordonné au capital. Comme théorie révolutionnaire, en revanche, le marxisme considère les travailleurs comme « classe ouvrière » qui refuse politiquement son intégration au capital. Une théorie de la dissolution politique du capital, abordé du point de vue de la classe ouvrière.
Ces réflexions devaient ouvrir d’ouvrir de nouveaux champs de recherche et d’intervention politique : la non-neutralité du procès de rationalisation, comme celle des sciences et de la technologie ne peut être saisie que du point de vue partisan du travail vivant. Il reviendra aux travailleurs de Marghera, et pas uniquement à eux, de produire de nouvelles réflexions et d’engager de nouvelles batailles politiques sur les conditions de travail insalubres, en partant du principe que « les maladies et autres troubles contractés dans l’usine sont directement liés à l’évolution technologique22. »
Comme nous le verrons, cette approche politique devait être abandonnée dans les années 1970, car une nouvelle approche, accompagnée d’une nouvelle lecture du « fragment », allait remplacer l’ouvrier masse par l’ouvrier social – une théorie qui « entraînerait finalement la remise en question complète de l’opéraïsme23. » Or, malgré les puissants éléments d’innovation politique apportés par Negri, cette évolution est partiellement fondée dans l’histoire de l’opéraïsme. Le premier coup fut en effet tiré par Tronti dans « L’usine et la société » (1962), un article paru dans le second numéro des Quaderni Rossi. Tronti y radicalise l’approche caractéristique de l’hétérodoxie opéraïste naissante en insistant sur le fait que les rapports de production sont avant tout des rapports de pouvoir. Comme l’observe Steve Wright, l’intervention trontienne « contenait certaines ambiguïtés et idées fausses qui devaient bientôt être transmises à l’opéraïsme lui-même. La plus frappante d’entre elles concernait le thème central de sa contribution, la socialisation du travail sous la production ‘‘spécifiquement’’ capitaliste et ses implications pour la description de la classe ouvrière24. » Tronti allait en effet jusqu’à soutenir que dans la mesure où c’est sur le marché du travail, dans le contrat salarial, que la quantité de travail à accomplir est stipulée, la force de travail produit potentiellement la plus-value avant le procès de travail. Ce « potentiellement » devait progressivement disparaître du discours opéraïste ; mais les conséquences de cette thèse sont déjà claires. Les luttes autour du salaire qui font augmenter celui-ci plus vite que la productivité, ou le refus du travail à l’intérieur de la production, indiquent pratiquement la transition de la « force de travail » vers la « classe ouvrière ». Une fois la classe constituée, le conflit se transforme immédiatement en antagonisme et en rupture révolutionnaire. Le capital répond par le développement, et le développement étend l’antagonisme de l’usine à la société.
La crise apparaît alors comme la conséquence immédiate de l’antagonisme. Mais elle est en même temps niée par sa transfiguration immédiate en développement capitaliste. L’inverse est également vrai. Le développement du capital est simultanément développement de la classe ouvrière, ou du type de subjectivité antagoniste sélectionnée à un moment donné comme dominante. Crise et développement s’avèrent ainsi identiques : ils sont le résultat de l’ « indépendance » acquise par le pouvoir du « travail » lorsqu’il parvient à déterminer, au travers de luttes portant sur le salaire ou les revenus, le taux de « travail nécessaire ». On peut également reconduire le développement et la crise à la production de valeur que la coopération sociale confère au « travail vivant », lequel s’affirme ainsi prêt à « l’exode » : parvenu à ce point, toutes les prémisses du dispositif « post-opéraïste » sont réunies, et, avec elles, l’incapacité à rendre compte de la décomposition de classe générée par les périodes de crise et de restructuration – une incapacité dont les travaux de Negri des années 1970 portent déjà la trace.
Negri et Virno
Dans « Le parti des travailleurs contre le travail » (Partito operaio contro il lavoro) (1973), inspiré de deux manuscrits antérieurs au Capital – les Grundrisse et le chapitre six dit « inédit » du Capital (« Résultats du processus de production immédiat ») – Negri examine les transformations du conflit de classe et de l’accumulation capitaliste dans la phase de subsomption réelle du travail au capital. La loi de la valeur est définitivement abandonnée. Partant des nouvelles formes d’insubordination, comme le refus du travail par de grandes masses de la jeunesse, il redéfinit les deux parties de la journée de travail, à savoir le travail nécessaire et le surtravail, comme deux variables indépendantes luttant l’une contre l’autre.
C’est alors que Negri s’engage dans une réélaboration du concept de travail productif, qu’il tend à identifier au travail salarié et aux pratiques qui s’étendent au-delà de ce dernier, et diagnostique l’émergence d’une « nouvelle figure sociale du prolétariat unifié25. » Les étapes de cette réélaboration sont les suivantes : dans Prolétaires et État (Proletari e Stato) (1976), la transition de l’ouvrier masse à l’ouvrier social est explicitée. Tout le livre est en effet consacré à l’identification d’une nouvelle subjectivité révolutionnaire évoluant à la limite de la marginalité26. Ce modèle devait être répliqué à de nombreuses reprises. Les formes de conflictualité propre au sujet alors jugé hégémonique servent de point de départ à l’analyse de la tendance du capital à reléguer les autres figures du travail à une position marginale.
Negri devait pousser Marx au-delà de Marx, et se tourna pour ce faire vers les Grundrisse. L’intérêt de ces manuscrits résiderait principalement dans le « fragment sur les machines », où la « tendance nécessaire27» du capital à subsumer l’ensemble de la société est vigoureusement soulignée. Une fois cette subsomption accomplie, soutient Negri qui cite avec enthousiasme l’énoncé de Marx selon lequel « la production fondée sur la valeur d’échange s’écroule28», « l’appropriation capitaliste de la société est totale29. » Ce qui est alors en jeu, c’est l’ « impossibilité de mesurer l’exploitation », le « vide qui s’opère dans la théorie de la valeur »30. Vidée de tout élément de mesure, la « théorie de la valeur » se retourne en « pur et simple commandement, pure et simple forme de politique31». Negri identifie « le sommet de l’analyse de Marx » à la crise de la loi de la valeur et tient pour acquis qu’à la fin des années 1970 nous étions « déjà entrés très avant dans une phase de crise de la loi de la valeur »32. Comment expliquer cette transition ? Simplement par le fait que la valeur ne serait dorénavant plus mesurable, de sorte que « le caractère central de la théorie de la plus-value met fin à toute prétention scientifique de faire dériver une quelconque centralisation et domination de la théorie de la valeur33. » C’est dans cette intuition que résiderait la supériorité des Grundrisse, un texte dans lequel Marx ne serait pas (encore ?) pris au piège de l’analyse de la valeur et se montrerait ainsi ouvert à l’ « action de la subjectivité révolutionnaire » censément obnubilée par le développement catégoriel du Capital34
Il serait cependant plus pertinent d’affirmer que le « catastrophisme » inhérent à la manière dont est décrite la baisse du taux de profit dans le « fragment sur les machines » résulte non seulement du fait que Marx voulait imprimer un tour politique à des réflexions menées en temps de crise économique, mais aussi, et plus fondamentalement, de l’opacité de ses catégories, une opacité évidente en ce qui concerne des problèmes aussi importants que le rapport entre plus-value absolue et relative. Marx n’avait pas encore défini de manière adéquate le concept de valeur ; de fait, cette définition ne se stabilisera qu’au cours de la rédaction des Grundrisse, dont le premier chapitre, qui devait précisément traiter de la valeur, n’a jamais été écrit. C’est ainsi que le premier chapitre de ces manuscrits – « II. Le chapitre de l’argent » – renvoie le lecteur à un premier chapitre, encore à écrire, sur la valeur. Il est donc faux de soutenir que le « fragment » célèbre l’effondrement de la loi de la valeur, puisqu’à ce stade, la réflexion de Marx sur la valeur n’était pas encore mûre. Ce travail théorique n’est mené que dans les manuscrits des années 1860. Il convient en outre de souligner qu’à l’époque des Grundrisse, Marx n’a pas encore défini le travail socialement nécessaire comme travail objectivé, de manière quantifiable, dans la valeur d’échange. Lorsqu’il parle de travail nécessaire, il se heurte à des difficultés qu’il attribue à Ricardo, dont la théorie de la valeur, encore parfois considérée comme correcte en 185835, sera définitivement rejetée au motif qu’elle mène à la confusion entre valeurs et prix de production quatre ans plus tard36, c’est-à-dire au moment de compiler les cahiers que nous connaissons aujourd’hui sous le titre de Manuscrits de 1861-1863.
Dans un texte de la fin des années 1970 consacré au « fragment sur les machines », Paolo Virno a démontré que les lectures objectivistes du « catastrophisme inhérent à la baisse du taux de profit » interdisent l’élaboration d’une théorie articulée du travail vivant comme non-capital. Virno analyse alors les modalités de socialisation engendrée par la production fondée sur les machines, modalités qui évoluent au rythme du système des machines. « L’effet dévastateur de la subsomption intégrale du procès de travail au capital », explique-t-il, « est l’extension énorme des tâches de contrôle », de sorte que la socialisation du travail a lieu en dehors du processus de production immédiat37. Les conclusions de Virno avaient ceci d’intéressant qu’elles rendaient les aperçus de Marx plus sophistiqués, et le menaient à soutenir que le « general intellect », loin de coïncider avec le capital fixe, s’articule « au travers de la dislocation spécifique du travail vivant qui s’opère en des points névralgiques de la production. » Virno s’attache ainsi à développer une analytique du travail concret et des comportements subjectifs indexée, non pas sur l’unité du « general intellect » et du capital fixe, mais sur leur dislocation. Si le travail vivant qui existe au sein de cette dislocation devient travail de surveillance et de coordination sans lien direct avec les tâches d’usine, alors les formes de refus dont font preuve les individus peuvent être interprétées comme une crise du rapport capitaliste se déployant au niveau de la subjectivité.
En 1990, cette analyse théorico-politique sembla avoir rencontré son sujet rêvé : le mouvement de la Panthère, mené par les lycéens et les étudiants, apparaissait en effet comme la synecdoque permettant d’expliquer les rapports de production actuels. D’un geste typique de l’opéraïsme, Virno renvoie à « la tendance fondamentale du développement capitaliste » ; si le « primat tendanciel de la connaissance fait du temps de travail une base misérable », alors ceux qui annoncent depuis les amphithéâtres occupés que « la connaissance remplit une fonction centrale en tant que force productive » peuvent être identifiés à la nouvelle subjectivité combative sur les épaules de laquelle repose dorénavant le rapport entre connaissance et production38. C’est ainsi qu’on découvrît la nouvelle et « principale force productive », qui devait reléguer « le travail partiel et répétitif à une position résiduelle ». Et c’est ainsi que les aspects les plus faibles de l’analyse marxienne développée dans les « Fragments » se trouvèrent réactivés et court-circuités avec le présent : « ce qui saute aujourd’hui aux yeux, c’est la réalisation factuelle complète de la tendance décrite par Marx ». Comme Negri, Virno considère ainsi que la soi-disant loi de la valeur « a implosé sous les coups du développement capitaliste lui-même ». Or, cette analyse repose sur un modèle étapiste – auquel Negri ne devait jamais renoncer – des modes de production, dans lequel à l’ouvrier de métier succède l’ouvrier masse propre aux régimes de travail fordiste et tayloriste, lequel engendre à son tour l’ouvrier social, dans la figure duquel « les différents fils du travail immatériel sont tissés ensemble39. » La certitude d’avoir identifié la tendance, ou plutôt de l’avoir produite, est telle qu’elle permet à Negri d’en dégager des équations conceptuelles : « Je suis convaincu que la métropole est reliée à la multitude comme la classe ouvrière l’était à l’usine40. »
Pour Negri, les Grundrisse représentent « une extraordinaire anticipation théorique de la société capitaliste développée », où Marx nous raconte que « le développement capitaliste conduit à une société dans laquelle le travail des ouvriers industriels (dans la mesure où c’est un travail immédiat) est à présent un élément seulement secondaire dans l’organisation du capitalisme ». Lorsque le capitalisme a subsumé la société, « le travail productif devient du travail intellectuel, coopératif, immatériel ». La conséquence est claire : « nous vivons aujourd’hui dans une société toujours plus caractérisée par l’hégémonie du travail immatériel41.» Certes, Negri prend soin de préciser qu’il y a « de nombreuses formes de travail qui coexistent les unes à côté des autres42 », mais il n’en maintient pas moins qu’ « il y a toujours une figure du travail qui exerce son hégémonie sur les autres. À suivre ce modèle, le travail industriel du XIXe et du XXe siècle aurait perdu son hégémonie au profit du « travail immatériel »43. Le general intellect devient « hégémonique dans la production capitaliste », « le travail cognitif immatériel devient immédiatement productif » et le « cognitariat » devient la « force productive fondamentale qui fait fonctionner le système » : la nouvelle figure hégémonique44. À ceux qui leur opposent que le « travail immatériel » ne concerne qu’une fraction minoritaire de la population mondiale, Hardt et Negri répondent que « le travail immatériel représente une fraction minoritaire du travail global et il est concentré dans les régions dominantes du globe. [Mais] nous affirmons […] que le travail immatériel est devenu hégémonique d’un point de vue qualitatif et qu’il a imposé une tendance aux autres formes de travail et à la société elle-même45. » Hardt et Negri semblent ainsi esquiver la question. À la critique selon laquelle le travail immatériel est un phénomène minoritaire qui ne concerne sans doute qu’un cinquième de la planète, ils rétorquent que la prédominance qu’ils lui accordent est qualitative et tendancielle. Negri manifeste peu d’intérêt pour le fait que le travail immatériel soit minoritaire et circonscrit à quelques aires métropolitaines de l’Occident ; ce qui l’intéresse, c’est qu’il représente une tendance.
Vers une lecture anti-historiciste
Dans cette vision linéaire, le secteur le plus développé précède les secteurs les plus arriérés, préfigurant leur avenir : le travail immatériel « occupe aujourd’hui la même position que le travail industriel il y a cent cinquante ans, lorsque celui-ci ne représentait qu’une petite fraction de la production globale, concentrée géographiquement, tout en exerçant une hégémonie sur les autres formes de production. De même que par le passé toutes les formes de travail et la vie sociale elles-mêmes durent s’industrialiser, le travail et la société doivent aujourd’hui s’informatiser, devenir intelligents, communicatifs, affectifs46. »
Sans doute la question n’est-elle pas de mesurer quantitativement l’extension du soi-disant travail immatériel ; le problème est plutôt que le modèle de Negri, qui repose sur le concept de tendance, est aveugle à la manière dont différentes formes d’extorsion de la plus-value s’entrecroisent les unes les autres. Cet entrelacs ne saurait pas plus être réduit à un schéma linéaire qu’on ne saurait se contenter de dresser un catalogue des différentes formes que revêt l’extraction de plus-value, comme si elles étaient indépendantes les unes des autres. La composition technique la plus haute du capital en un endroit du monde ne génère pas automatiquement une tendance en ce sens ; de même que le développement de l’industrie textile en Angleterre mena à l’extension de l’esclavage aux Amériques, le développement capitaliste peut produire, d’un seul mouvement, une expulsion massive de force de travail dans les métropoles occidentales (une force de travail dès lors précaire et non-payée) et un transfert de plus-value vers des régions productives caractérisées par de bas salaire, une faible composition technique du capital, et une exploitation absolue. C’est pourquoi l’explosion de grèves dans les soi-disant périphéries du monde, presque totalement ignorées ici, s’adresse directement au prolétariat des métropoles occidentales, et ce, non pas depuis une position arriérée, mais à égalité avec la forme prise par la production capitaliste à l’échelle mondiale.
L’opéraïsme a critiqué et pris ses distances avec l’objectivisme millénariste des théories de « l’effondrement » du capitalisme, mais il est resté imbibé de philosophie de l’histoire. De son côté, le postmodernisme s’est saisi de l’hypothèse selon laquelle la distinction entre centre et périphérie a perdu de sa pertinence, mais pour la retourner contre la théorie de la valeur. Or, ce qu’il faut montrer, c’est bien plutôt qu’on trouve des formes d’exploitation « périphériques » dans le « centre », et vice versa, et ce, en vertu même de la loi de la valeur. Il s’agir de démontrer qu’en vertu de la concurrence intercapitaliste, une augmentation de la production de plus-value relative entraîne une augmentation de la production de plus-value absolue. Cette idée est déjà exposée dans les Grundrisse, mais c’est seulement dans les Manuscrits de 1861-1863 que Marx se concentre sur le rapport entre plus-value absolue et plus-value relative. « La baisse [du taux de profit] est empêchée par la création de nouvelles branches de production exigeant plus de travail immédiat par rapport au capital, ou dans lesquelles la force productive du travail, i.e. la force productive du capital, n’est pas encore développée47. » Lorsqu’on lit les Grundrisse à rebours, c’est-à-dire en commençant par Le Capital, on s’aperçoit qu’il est plus préoccupé par ce second aspect, ou par les contre-tendances que produit la création de nouveaux sites de production caractérisés par un taux élevé d’extraction de plus-value absolue et par l’intensification du travail. Ces sites de production ne coexistent pas simplement avec d’autres, caractérisés quant à eux par la production de plus-value relative et la mobilisation d’équipements technologiques de pointe, comme si l’on avait affaire à une « exposition universelle » des formes de production48. Ils sont bien plutôt violemment produits et reproduits de manière à ralentir la baisse du taux de profit et à assurer par là même la continuité de la production de plus-value relative.
Nous n’avons plus besoin aujourd’hui de cette lecture des Grundrisse. D’autres lectures sont certainement possibles. Nous avons aujourd’hui besoin d’une compréhension des formes d’exploitation qui soit à hauteur de l’existence du Weltmarkt, du marché mondial49. Si on veut aller réellement au-delà du dualisme entre centre et périphérie, il nous faut aussi aller au-delà de l’idée étapiste selon laquelle nous vivrions « aujourd’hui dans une société toujours plus caractérisée par l’hégémonie du travail immatériel », dans une société qui, après avoir été caractérisée par la subsomption réelle, devrait maintenant être désignée par la « subsomption totale ». Il faut étudier la relation réciproque entre les diverses formes d’exploitation, sans s’en remettre à un concept de tendance au regard duquel les autres formes de travail peuvent être considérées comme résiduelles ou secondaires50.
Les ambiguïtés des Grundrisse
Pour saisir le rapport de cet opéraïsme avec le Marx des Grundrisse, il faut aller au-delà du « fragment sur les machines » et examiner les « ambiguïtés » des manuscrits de 1857-1858 concernant « le travail », « le développement » et « la crise ».
La question centrale, dans les Grundrisse comme dans Le Capital, est la suivante : comment est-il possible que l’argent se mette à produire plus d’argent, à « se transformer » en capital ? Marx use systématiquement dans Le Capital de la métaphore – qu’on trouve aussi à un endroit des Grundrisse – de la « chrysalide » qui, s’enveloppant dans le « cocon », se transforme finalement en « papillon »51. La solution réside naturellement, en dernière instance, dans la référence à la catégorie de « travail vivant », qui est cristallisé dans plus de valeur que la valeur du capital avancé. Le fait est que dans les Grundrisse, Marx, qui a pourtant clairement vu la distinction entre la force de travail et le travail en tant que tel, comme « activité », s’exprime néanmoins avec une grande ambiguïté. En 1857-1858, l’expression « travail vivant », ou même simplement « travail », est souvent et couramment utilisée de façon générique pour indiquer les deux dimensions : une ambiguïté qui, dans Le Capital, disparaît presque totalement.
Dans les Grundrisse, Marx parle même parfois, avec quelque légèreté, d’échange du « travail » avec le capital, un échange dans lequel « le travail » est cédé au capital, et où le capital obtient dans cet échange même plus de « travail ». Si on lit ces phrases à rebours, en partant du Capital, l’ambiguïté est résolue. On ne parle alors de rien d’autre que de la double nature du rapport social entre capital et travail. Un rapport social marqué, d’un côté, par « l’achat » de la force de travail sur le marché du travail, et, de l’autre, par l’ « usage » ou l’exploitation de la force de travail dans le procès de production immédiat. Il est donc question de la manière dont le premier moment, propre à la circulation, inaugure le second moment, propre à la production : l’extraction (potentiellement conflictuelle) du travail « en mouvement » du travailleur, une « activité » qui est dans sa nature « fluide », en devenir. Comme Marx ne cesse de le rappeler dans ses réflexions ultérieures, on ne peut définir ce processus comme un « échange » qu’au figuré.
L’orientation de la réflexion marxienne est claire, et si l’on veut interpréter les Grundrisse, il nous faut les lire à rebours. C’est ainsi qu’on comprend l’émergence d’un complexe conceptuel, au sein duquel il revient au lecteur de distinguer soigneusement, à chaque fois qu’il lit le mot « travail », entre « la capacité de travail vivante », c’est-à-dire le « travail » en tant qu’activité sous une forme potentielle, et l’exécution d’un travail proprement dit. La force de travail comme le travail vivant sont inséparables du travailleur formellement « libre » comme être humain socialement déterminé. L’ambiguïté de la prose des Grundrisse, toutefois, ouvre la voie à une interprétation du travail vivant « comme subjectivité52», par où le travail vivant se trouve identifié à la capacité de travail, au travailleur, ou aux deux, lorsque ce n’est pas à la non-activité plutôt qu’à l’activité. D’un mot : ce qui émerge de cette interprétation, c’est un concept de « travail vivant » qui renvoie à tout sauf au « travail », et annonce ainsi l’oxymore d’un « exode du travail vivant », – une interprétation qu’on trouve d’abord dans l’opéraïsme théorique, et ensuite dans le post-opéraïsme.
Les Grundrisse expliquent que le « travail » exécuté par le producteur de marchandises en vue de l’échange marchand généralisé (c’est-à-dire le travail du salarié commandé par le capital) est « sans objet ». Le fait d’être « sans objet » informe toutes les dimensions du « travail », ce qui justifie sans doute pour partie l’ambiguïté terminologique dont Marx fait preuve et que nous avons déplorée. Il informe la « capacité de travail vivante », en ce sens que le travailleur ne dispose d’aucune propriété et d’aucun moyen de production, se trouvant par là même dans l’incapacité de produire pour lui-même les moyens de subsistance sans aliéner sa force de travail au capitaliste. Partant, il informe également le travail en tant « qu’activité », ou en tant qu’usage de la « capacité de travail vivante » par autrui. Dans la mesure où le produit du travailleur est celui d’une activité « étrangère », il ne lui appartient pas. Le travailleur, comme être humain, est une « subjectivité nue ». Il quitte le procès comme il y est entré. Il est « la pauvreté absolue53», quelle que soit sa rétribution.
C’est cette « ambiguïté » des Grundrisse qui rend possible l’erreur consistant à confondre le travail comme « activité » avec le travail comme « capacité de travail », jusqu’à l’identification du « travail vivant » à la pure subjectivité de l’être humain vivant54. On parvient au même résultat lorsqu’on fait de la « coopération », une propriété du travail « social », un attribut des travailleurs vivants, puis de n’importe quel sujet, avant et abstraction faite de leur « incorporation » au capital55. Ces perspectives sont caractéristiques de la lecture « vulgaire » du « fragment sur les machines » que nous avons déjà discutée.
Expansion et crise dans le marché mondial
Dans les Grundrisse, la dynamique interne à l’extraction de plus-value coïncide avec le dynamique de production d’un « quantum extra » de richesse abstraite, dans une spirale sans fin. Le capital s’identifie à la tendance à l’extraction maximum, sans limite, de « surtravail », au-delà du travail nécessaire. Ici réside le germe de l’universalité du capital, d’un monde de besoins toujours plus développés, de pénibilité générale – la pulsion irrésistible du capital vers la constitution d’un « marché mondial ». Le capital, dans son effort pour maximiser la plus-value, finit par réduire les salaires en termes relatifs. Dans sa forme « pure », cette tendance est actualisée au moyen de méthodes visant à l’extraction de plus-value relative. S’il en est ainsi, et si la valorisation est tirée par la demande, comment surmonter le problème de la réalisation de la valeur des marchandises56 ? Dès les Grundrisse, Marx explique que l’extraction de plus-value absolue, et encore plus celle de plus-value relative, c’est-à-dire l’expansion d’un capital est impensable sans la formation contemporaine d’autres capitaux. Cela signifie évidemment que l’expansion d’un capital dépend de la présence contemporaine d’autres sites d’échange et de production. La création de valeur et de plus-value – ou plutôt, l’extraction de valeur et de plus-value – ne peuvent progresser simultanément sans multiplication des branches de production. À l’extension « quantitative » et à l’approfondissement « qualitatif » de la division du travail sur le marché doit correspondre, afin que l’offre trouve quelque part une demande correspondante et adéquate, la réalisation effective dans l’échange de rapports quantitatifs définis et précis entre branches de production.
Les Grundrisse expliquent que les conditions « d’équilibre » sont nécessairement liées au rapport déterminé entre « surtravail » et « travail nécessaire » : au taux de plus-value tel qu’il est fixé dans la production immédiate. Elles dépendent en outre de la manière dont cette plus-value est distribuée entre la sphère de la consommation (dépense de plus-value comme revenu) et celle de l’investissement (dépense de plus-value comme capital). Mais si les conditions d’équilibre expriment, par une sorte de « nécessité interne », les conditions devant être remplies pour que l’accumulation du capital se déroule sans heurts, la question de savoir si ces conditions sont effectivement remplies appartient quant à elle au domaine de la contingence57. Pour Marx, le problème ne réside pas tant dans la « contingence » des rapports d’échange ou dans le caractère « erratique » des conditions d’équilibre que dans le fait que le taux de plus-value ne peut pas ne pas changer constamment, et ce, précisément parce que le capital est forcé d’augmenter continument la plus-value. Les rapports d’équilibre entre différentes industries doivent donc également changer en permanence, en termes matériels, et en termes de valeur. La crise de « surproduction » n’intervient donc pas simplement à cause de l’ « anarchie » du marché, mais pour des raisons « internes » au capital, liées aux caractères distinctifs de la production de plus-value et à l’établissement d’un mode de production « spécifiquement » capitaliste. La crise, de simplement « possible », devient toujours plus « probable » et son report, au moyen du crédit, n’en rend l’irruption que plus dévastatrice.
C’est là un des points les plus intéressants des Grundrisse. La crise capitaliste peut être reconduite, d’une part, à une combinaison de « disproportions » explosives et, de l’autre, à une « généralisation » de ces disproportions, – cette généralisation prenant la forme d’un excès d’offre globale sur le marché causé par la « consommation restreinte des masses58. » Comme nous l’avons indiqué, le problème est qu’à mesure qu’on avance dans la lecture des Grundrisse, on rencontre un autre facteur de crise, lui aussi interne au capital quoique plus radical et relevant d’une théorie de « l’effondrement » du capitalisme.
La baisse du taux de profit
Le capital, dit Marx, est « une contradiction vivante », l’incarnation de la contradiction59. D’un côté, l’exigence de valorisation le pousse à maximiser la quantité de travail « aspiré » ou absorbé. D’un autre côté, cependant, les méthodes dont il faut user pour obtenir de la plus-value à une échelle croissante, notamment les méthodes nécessaires à l’extraction de plus-value relative, conduisent inévitablement à l’expulsion, explicite ou implicite, des travailleurs hors du procès de production immédiat. Elles conduisent donc à l’exclusion des sujets humains qui, seuls, peuvent délivrer du travail vivant, lequel est la source exclusive de « l’antre secret de la production ».
Au début, le capital peut résoudre la difficulté en « élargissant » ou en « intensifiant » le temps de travail dans le procès de travail individuel. Une autre solution est de multiplier les journées de travail « simultanées ». Il s’agit à vrai dire du corolaire de la multiplication des sites d’échange et de production associée à la production de plus-value relative – une multiplication, qui, par sa nature même, aboutit à l’inclusion de nouveaux travailleurs et l’extraction de travail additionnel dans la spirale de la valorisation. Cette seconde solution correspond donc à la tendance du capital à créer le « marché mondial » et à la tendance corrélative à une crise générale de surproduction qui a « derrière » elle des disproportions et « devant » elle la baisse du taux de profit. Le Marx du Capital, sans abandonner complètement cette perspective finaliste, la modifiera dans le sens d’une dialectique interne au « cycle » des tendances et des contre-tendances. Celui des Grundrisse semble plutôt tendre vers l’idée que ces processus conduiront, en raison d’une dynamique purement économique, à une fin mécanique de l’accumulation. Son raisonnement est, en substance le suivant : l’augmentation progressive du travail mort, du travail « objectivé [vergegenständlicht] » dans les éléments matériels du capital constant, n’a pas de limites. En revanche, la « journée de travail sociale » qui peut être extraite d’une population laborieuse déterminée, a quant à elle une limite. Elle a une limite, même si l’on imagine, de manière quelque peu absurde, que les travailleurs peuvent vivre d’air, ou que le capital variable est égal à zéro, et qu’ils travaillent 24h par jour, ou que le temps de travail vivant s’identifie totalement au temps de surtravail, de sorte que la plus-value « atteint des sommets » et absorbe, ni plus ni moins, toute la journée de travail sociale. Si le taux de profit maximum a un plafond, ce n’est pas le cas du dénominateur. Il s’ensuit que si l’extraction de plus-value relative conduit à une augmentions de capital constant, le taux de profit maximum devra tôt ou tard baisser, et avec lui le taux de profit effectif60. Le raisonnement est cependant fallacieux. Le mode de production spécifiquement capitaliste « dévalorise » la valeur unitaire des marchandises individuelles, et rien ne garantit que l’augmentation des éléments du capital constant, en tant que valeurs d’usage, doive être accompagnée d’une augmentation correspondante en termes de valeur. En outre, si le marché mondial comporte des secteurs productifs caractérisés par une faible composition de capital et des taux élevés de plus-value absolue, ces secteurs maintiennent la productivité moyenne du travail socialement nécessaire à un faible niveau, permettant par là même la production de plus-value relative dans les secteurs où la composition du capital est plus haute61.
C’est sur ce double fond, esquissé dans les passages des Grundrisse consacrés à la théorie des crises (crise de réalisation et baisse du taux de profit moyen) et au « marché mondial », que le « fragment sur la machines » et la vision spécifique de l’ « effondrement » qui y est élaborée doivent être examinés.
Fétichisme et caractère fétiche des machines
L’introduction des machines et le general intellect sont des éléments importants de la théorisation marxienne du mode de production spécifiquement capitaliste. Les machines sont le « corps » du capital en sa constitution matérielle, qui inclut « le travail » en lui62. Les moyens de production ne sont plus des instruments de travail, c’est le travail qui devient un instrument de ses instruments. C’est un cas manifeste d’ « hypostase réelle », d’inversion du sujet et du prédicat. Cette inversion est essentielle pour produire cette augmentation de la force productive du travail social qui est mystifiée comme « productivité du capital ». Produire de la plus-value et du surproduit semble une propriété naturelle des « choses » elles-mêmes en tant que choses (moyens de production, argent). Ce « fétichisme », Le Capital le dira mieux, provient du « caractère fétiche » du capital. Ces « choses », lorsqu’elles se situent à l’intérieur du rapport social capitaliste, ont réellement des propriétés « suprasensibles » ; non comme un caractère « naturel » des « choses », mais en raison de la nature sociale du capital. La même dimension « sociale » de la coopération dans le travail est imposée aux travailleurs par le capital.
La délimitation du temps de valorisation constitue un acquis scientifique et politique pour l’économie politique de la classe ouvrière. Si la capacité à générer de la plus-value était une qualité intrinsèque du capital, celui-ci serait un pur automate, sans extérieur et sans limites. On en retiendrait l’image fantasmagorique d’un sujet autonomisé et élevé au rang de totalité : la religion séculière du fétichisme avec sa formule trinitaire63. Ceux pour qui le procès de valorisation provoque l’effondrement de la loi de la valeur parce qu’il a subsumé toute activité humaine et a ainsi rendu la communication et les relations humaines productives en et pour soi sombrent dans le fétichisme et obnubilent le conflit entre travail vivant et travail mort dans la production. De même que dans l’économie néoclassique, la formule A-M-A’ est réduite à ses deux extrêmes A-A’, de même le capital apparaît ici comme un « fétiche automatique64». Ce fétichisme se manifeste jusque dans la rhétorique utilisée, où les rapports de production réels se volatilisent en célestes « travaux immatériels » accomplis par des travailleurs tout aussi immatériels. Aussi subversive qu’elle se prétende, cette approche politique reste aveugle aux formes, anciennes et nouvelles, de travail insalubres, pour se concentrer sur les formes contractuelles et les questions de droit. Lorsqu’elle réclame un revenu de base, elle le réclame encore comme un droit dont devraient disposer les individus en tant que producteurs de valeur et de richesse (la distinction étant déclarée obsolète). Cette revendication place l’approche post-opéraïstes aux côtés des approches politiques néolibérales, – laquelle est néanmoins plus conséquente, puisqu’elle est prête à concéder un « revenu de base » en échange de la privatisation des droits sociaux – et même aux côtés du libéralisme social, qui considère que la richesse, ne pouvait être produite que de manière inégalitaire, peut néanmoins être distribuée de manière (plus) égalitaire.
Une lecture alternative du « fragment sur les machines »
Que nous raconte le « fragment sur les machines » ? Que la science et son usage capitaliste sont intégrés aux machines, ou au « corps » du procès de production. « La richesse », autrement dit les valeurs d’usage, quantitativement et qualitativement, dépendent toujours plus de l’emploi du general intellect. En ce sens, le capital comme ensemble de facteurs objectifs et subjectifs, qualitativement et technologiquement spécifiés, est seul producteur de valeurs d’usage –à quoi correspond le travail « concret » du travail collectif organisé et commandé par de nombreux capitaux en concurrence. C’est à ce niveau, expliquent les Grundrisse, que le temps de travail doit cesser d’être la mesure de la « richesse », c’est-à-dire de la richesse concrète. Et il s’agirait là d’une autre raison de « l’effondrement » de la production fondée sur la valeur d’échange65. Mais en quel sens ? Si ce raisonnement était étendu à la productivité de la « valeur », il ne serait pas convaincant. La productivité du capital en termes de valeurs d’usage n’annule pas le fait qu’il ne se valorise que par « l’activité » des travailleurs, par le « travail vivant » en tant qu’il est « abstrait » ou soumis à une mesure quantitative. De ce point de vue, réduire du temps de travail cristallisé dans la marchandise individuelle, ce n’est rien d’autre que réduire directement ou indirectement le temps de travail payé par le capital et nécessaire à la reproduction de la classe ouvrière dans le temps et à un certain niveau de « subsistance ». En augmentant continument sa productivité en valeurs d’usage, le capital réduit la « valeur du (de la force de) travail » et accroit la quantité de temps « disponible » au-delà des exigences de la subsistance66. Le Marx du Capital nous rappelle toutefois que le capital n’autorisera jamais la conversion de ce temps disponible en réduction du temps de travail des producteurs immédiats. Il s’assurera bien plutôt que ce temps disponible reste du temps de travail, qu’il allongera et intensifiera. Dans l’ensemble, les machines et le general intellect ne conduisent pas à une réduction du temps de travail « macro » ; ils conduisent au contraire à son accroissement.
Toutefois, une lecture différente du « fragment sur les machines » est possible si on la renvoie à la problématique de la crise de surproduction générale de marchandises et à la tendance à la création du « marché mondial ». On sait en effet que la marchandise est unité de « valeur d’usage » et de valeur (d’échange). Le capital, qui produit des marchandises afin de produire de l’argent et plus d’argent, organise et commande un travailleur « collectif ». Ce travailleur « combiné » consiste, entre autres, en un corps technologique auquel le capital imprime sa marque. Le côté matériel, quantitatif, de ce processus ne peut être séparé de sa « détermination de forme », de son côté qualitatif, c’est-à-dire du fait que la valeur du produit- marchandise doit être réalisée sur le marché, dans la circulation qui conclut le cycle de valorisation. Il est vrai que le raccourcissement potentiel de la journée de travail que renferme le mode de production « spécifiquement » capitaliste ne saurait être réalisé, en raison de la soif inextinguible du capital de travail « vivant » et de surtravail. Toutefois, c’est précisément cette tendance à la maximisation du (sur)travail qui conduit à la concrétisation, tôt ou tard, d’une limite du capital posée par le capital lui-même : limite qu’incarne, relativement à la demande, la crise générale. À mesure qu’il s’accroit, le capital requière un marché plus vaste. De son côté, l’extension du marché exige un développement des besoins, lesquels conduisent à leur tour à la constitution d’ « individus universellement développés ». Mais ces individus n’émergent que dans la mesure où le temps de travail se voit effectivement réduit, ou encore : dans la mesure où le temps de travail disponible n’est pas converti en temps de travail additionnel, mais bien plutôt en un temps disponible pour des activités autres que le travail. Or, c’est là précisément ce à quoi le capital, en vertu de sa nature, ne saurait consentir, à moins qu’il n’y soit contraint par des conflits (et même dans ce cas, à l’intérieur de certaines limites). C’est pour cela que le « vol de temps de travail d’autrui » devient un « fondement misérable » pour le développement des forces productives – sans mettre en question d’aucune manière la validité de la théorie marxienne de la valeur comme théorie de l’exploitation du « travail ».
Le travail comme subjectivité, la crise et la réponse du capital
Ce que les Grundrisse appellent « le travail comme subjectivité » (à savoir les travailleurs) est intégré au capital, parce que le capital a acquis la force de travail sur le marché du travail. Cette force de travail, cette « capacité de travail » doit « mettre en mouvement » des quantités toujours plus importantes de « travail vivant », afin que le capital puisse obtenir, pour lui-même et pour les couches immédiatement improductives, des quantités absolument et relativement toujours plus importantes de plus-value. Mais le « flot » de travail vivant doit être extrait des porteurs de force de travail, et les porteurs de force de travail sont les travailleurs eux-mêmes., un sujet socialement déterminé capable de « résistance ». Il est impossible « d’utiliser » la force de travail sans faire travailler les travailleurs comme êtres humains, socialement déterminés. Le capital ne s’intéresse pas au travailleur mais au travail, la source de la valeur, mais pour obtenir du travail, il doit acheter la force de travail, c’est-à-dire intégrer et soumettre les travailleurs au procès de production immédiat. C’est précisément le Marx des Grundrisse qui écrit que la condition idéale pour le capital serait de pouvoir obtenir le travail sans les travailleurs. Il est vrai que, une fois acquise par le capital, la force de travail est force de travail « du capital » ; et donc que son usage, l’exécution du travail, est celui du capital. Néanmoins, il est aussi vrai que le travail vivant doit toujours et simultanément rester une activité du travailleur. C’est de là que dérive l’inévitable « lutte des classes dans la production ».
Nous voilà renvoyés au problème qui est au cœur de la théorie de valeur de Marx, un problème à la fois aperçu et éludé par l’opéraïsme et qui, pour être formulé dans les Grundrisse, y reste confus et approximatif, tout du moins en ce qui concerne son exposition. Ce problème est clarifié dans Le Capital, jusqu’à en constituer le véritable « centre » caché et à animer la dialectique à l’œuvre dans l’ouvrage, depuis le Livre I. Il s’agit de l’unité interne contradictoire, à l’intérieur du capital, entre la force de travail et le travail vivant, une unité constituée par les travailleurs en tant que collectif. Paradoxalement, le caractère confus des Grundrisse fournit précisément l’occasion d’illustrer la manière dont cette unité interne est également une contradiction – ce qui devint évident durant la crise « sociale » qui secoua les rapports de production entre la fin des années 1960 et le début des années 197067. Très brièvement : la capacité de rupture du procès de valorisation à l’intérieur de la forme alors revêtue par le capital dont fit preuve l’ « ouvrier masse » justifie ce type d’interprétation. Mais l’inverse est également vrai. Les luttes de cette époque attirèrent l’attention sur des aspects de l’œuvre de Marx qui était jusqu’alors restées inaperçus ou mal compris. D’un autre côté, cette perspective permet également de saisir la réponse du capital, qui a façonné notre présent.
Qu’est-ce en réalité que la mondialisation financière actuelle68? La manipulation de la nature symbolique de la monnaie est une partie essentielle des nouvelles formes de politique économique, qui ne sont rien d’autre que le « commandement » indirect du travail. C’est par leur moyen que la « précarisation » du travail se généralise. C’est l’autre face d’une « centralisation sans concentration69» inédite. Le capital s’unifie contre une force de travail dispersée et fragmentée, mais son unification ne s’accompagne plus d’une « concentration » technique. Ceci est au moins vrai en ce sens que la production « à grande échelle », le développement capitaliste et l’usage de la science ainsi que de la machinerie – bref, le mode de production « spécifiquement » capitaliste en tant qu’il repose sur l’extraction de plus-value relative impliquant une augmentation du volume et de l’intensité du travail – ne requièrent plus nécessairement un accroissement de la dimension technique des unités de production d’une industrie à l’autre (l’élargissement continu de l’ « usine », l’accumulation de travailleurs dans un même site, leur homogénéisation juridique et qualitative). L’accumulation du capital ne signifie plus nécessairement, comme Marx le soutenait, à juste titre pour son temps et pour le siècle suivant au moins, l’augmentation de travailleurs commandés par des capitaux individuels dans le même lieu de production. Du statut de « tendance », la concentration du capital comme l’homogénéisation des travailleurs, semblent s’être brusquement transformés en « contre-tendance ». La réponse ultime du capital à la crise « sociale » des années 1960 et 1970 consiste précisément dans cette inversion : une « décomposition » spectaculaire du « travail » résultant, pour partie, de la peur des vastes concentrations de travailleurs et formant dorénavant la base de la valorisation, tout en générant de nouvelles crises et de nouveaux conflits.
Intuitions et impasses
Tronti a assurément fait preuve d’une grande lucidité lorsqu’en distinguant entre la « force de travail » et la « classe ouvrière » contre un marxisme hérité et ossifié sur biens des aspects, il a saisi la triangulation de la force de travail, du travail vivant et du travailleur, sur laquelle repose tout le discours marxien70. La chose ne peut être sous-estimée : rien de ce genre n’avait été « pensé » auparavant dans les marxismes, et la vision de Tronti devait rester étrangère à la plupart des courants marxistes même après qu’elle ait été formulée, comme elle est étrangère à la « renaissance de Marx » contemporaine. Et pourtant, l’intuition trontienne fut immédiatement distordue. Le travail comme « force de travail » se vit réduit à une dimension totalement intégrée au capital. Quant au travail comme « classe ouvrière », il ne désigne les travailleurs que dans la mesure où ils réclament de plus haut salaires ou refusent le travail en tant qu’activité. Là où Tronti aimait à dire que le travail est « à l’intérieur et contre » le capital, il est dorénavant ou bien à l’intérieur ou bien contre le capital. Il devait revenir à Negri de radicaliser Tronti sur tous ces points71. Les Grundrisse peuvent, en raison de leur ambiguïté, fournir un vaste arsenal pour ce type de lecture. Il en émerge une interprétation fausse, quoique possible, des Grundrisse, où le maximum d’objectivisme se conjugue avec le maximum de subjectivisme. À suivre cette perspective, lorsque le capital a acquis la capacité de travail sur le marché du travail, il a déjà acquis le travail vivant. Il ne reste en conséquence qu’une possibilité de lutte, théoriquement articulée autour de l’alternative entre des conflits (simplement) distributifs, et l’exode (en réalité impossible) hors du travail. La contradiction entre capital et travail est aplanie sur le marché du travail, sur l’ « incompatibilité » des luttes sur le salaire, sur le salaire comme « variable indépendante »72 : le salaire du travailleur serait bientôt remplacé par le salaire social, puis par le salaire de citoyenneté, et enfin par le revenu de base garanti. La centralité du travail est bien là, mais seulement sous forme négative. Cette variante de l’opéraïsme néglige les formes quotidiennes du conflit de classe à l’intérieur du procès de travail, car l’antagonisme n’existe pour elle que lorsque les travailleurs ne travaillent pas – à savoir uniquement lorsque les travailleurs refusent le travail à l’intérieur du procès de production. Seuls le sabotage et le refus du travail attestent de la pleine présence de la classe ouvrière.
Tel est le péché originel de l’opéraïsme « théorique ». Un péché qui devait rester caché pour un temps par la richesse d’expériences concrètes et positives accumulées par le premier opéraïsme, mais dont les décennies qui suivirent, notamment à partir du milieu des années 1970, firent mûrir les fruits empoisonnés.
Texte paru, sous une forme légèrement modifiée, dans Marcel van der Linden, Karl Heinz Roth et Max Henninger (dir.), Beyond Marx : Theorising the Global Labour Relations of the Twenty First Century, Chicago, Haymarket, 2014, p. 345-368. Traduit et publié ici avec l’aimable autorisation des auteurs.
Traduit par Laurent Baronian.
- Le « fragment sur les machines » est le titre donné à la traduction italienne de la section des Grundrisse intitulée « Capital fixe et développement des forces productives », in K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », trad. J.-P. Lefebvre et alii, Paris, Éditions sociales, 2011, p. 650-670 (NdT). [↩]
- P. Virno, « Edizione semicritica di un classico Frammento », Luogo comune, 1, 1990, pp. 9-13. [↩]
- S. Wright, À l’assaut du ciel, Éditions Senonevero, 2007, pp. 39-66. [↩]
- Raniero Panzieri, « Plus-value et planification » in « Quaderni Rossi » : Luttes ouvrières et capitalisme d’aujourd’hui, trad. N. Rouzet, Paris, Maspero, 1968, p. 105. [↩]
- Ibid. [↩]
- Voir M. Tronti, Ouvriers et Capital, trad. Y. Moulier et G. Bezza, Paris, Ch. Bourgeois, 1977. [↩]
- A. Bordiga, « Traiettoria e catastrofe della forma capitalistica nella classica monolitica costruzione teorica del marxismo », il programma comunista, 19-20 (1957), in A. Bordiga, Economia marxista ed economia controrivoluzionaria, Milan, 1976, pp. 189-208. [↩]
- Voir sur ce point, L. Grilli, Amadeo Bordiga : capitalismo sovietico e comunismo, Milan, 1982, p. 253. [↩]
- Pour quelques analogies entre Bordiga et Panzieri, voir P. A. Rovatti, « Il problema del comunismo in Panzieri », Aut-Aut, 149-150, 1975, pp. 75-101. [↩]
- Bordiga, Economia marxista, op. cit., p. 189. [↩]
- Ibid., p. 190. [↩]
- K. Marx, Grundrisse, op. cit., p. 653, cité dans Bordiga, Economia marxista, p. 193. [↩]
- Ibid., pp. 193-194. [↩]
- Ibid., p. 200. [↩]
- Ibid., p. 211. [↩]
- A. Bordiga, « I fondamenti del comunismo rivoluzionario marxista nella dottrina e nell storia della lotta proletaria internazionale, il programma comunista, 13-15, 1957, p. 56. [↩]
- L. Grilli, Amadeo Bordiga, p. 264. [↩]
- R. Panzieri, « Capitalisme et machinisme » in « Quaderni Rossi » : Luttes ouvrières et capitalisme d’aujourd’hui, op. cit., p. 47. [↩]
- Ibid. [↩]
- K. Marx, Le Capital, Livre I, trad. J.-P. Lefebvre et alii, Paris, PUF, 1993, p. 475. [↩]
- Ibid. [↩]
- Assemblea Autonoma di Marghera », in Assenteismo : un terreno di lotta operaia, Padoue, 1975, p. 65. [↩]
- S. Wright, À l’’assaut du ciel, op. cit., p. 136. [↩]
- Ibid., p. 46. [↩]
- A. Negri, « Partito operaio control il lavoro », in S. Bologna et al., Crisi e organizzazione operaia, Milan, Feltrinelli, 1974, p. 129. [↩]
- A. Negri, Proletari e Stato, Milan, Feltrinelli, 1976, p. 65. [↩]
- A. Negri, Marx au-delà de Marx, trad. R. Silberman, Paris, Christian Bourgois, 1979, p. 248. [↩]
- Cité dans Ibid, p. 258. [↩]
- Ibid., p. 250. [↩]
- Ibid., p. 258. [↩]
- Ibid. [↩]
- Ibid., p. 38. [↩]
- Ibid., p. 39. [↩]
- Ibid., p. 28. [↩]
- Comme l’écrit Marx à Lassalle : « Tu auras certainement trouvé toi-même, au cours de tes études d’économie, que Ricardo étudiant le profit, entre en contradiction avec sa définition (juste) de la valeur ». Marx à Lassale, 11 mars 1858 in K. Marx et F. Engels, Lettres sur « Le Capital », trad. G. Badia et J. Chabbert, Paris, Éditions sociales, 1964, p. 93. À suivre Vygodsky, le Marx de Misère de la philosophie se situe encore « sur le terrain de la théorie de la valeur de Ricardo », parce qu’il lui manque le « concept de travail abstrait comme travail qui crée de la valeur » : V. S. Vigodsky, Istorjia odnogo velikogo otkrytija Karla Marksa, Moscou, 1965. Traduction italienne par C. Pennavaja, Introduzione ai « Grundrisse » di Marx, Milan, 1974, p. 20-21. Selon Vigodsky la grande découverte de Marx, la théorie de la plus-value, intervient en 1857-58 et présuppose la théorie de la valeur. Pour Walter Tuchscheerer également, à l’époque de Misère de la philosophie, Marx reste sur des positions essentiellement ricardiennes en ce qui concerne la théorie de la valeur. La théorie de la valeur, soutient Tuchscheerer, est élaborée durant les années 1850 et aboutit à une « conclusion provisoire » dans les Grundrisse. Cf. W. Tuchscheerer, Bevor « Das Kapital » entstand, Berlin, 1968. Traduction italienne par L. Berti, Prima del « Capitale ». La formazione del pensiero economico di Marx (1843/1858), Florence, 1980, p. 370-371, et p. 222 et suivantes. Des études récentes ont souligné que Marx continuait à travailler sur la valeur au cours des années 1860, et de manière plus remarquable, entre les différentes éditions du Capital : R. Hecker, Zur Entwicklung der Werttheorie von der 1. Zur 3. Auflage des ersten Bandes des « Kapitals » von Karl Marx (1867-1883) in Marx-Engels-Jahrbuch, n. 10, 1987, pp. 147-96. [↩]
- Voir la lettre de Marx à Engels du 2 août 1862, in Lettres sur « Le Capital », op. cit., p. 120-125. [↩]
- P. Virno, « Lavoro e conoscenza », in Pre-print 3/2, 1980, p. 48. [↩]
- P. Virno, « Edizione semicritica di un classico Frammento. Citatzioni di fronte al pericolo », Luogo comune, 1, 1990, p. 10. [↩]
- M. Hardt et A. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, p. 492. On trouve le même paradigme étapiste dans A. Negri, Goodbye Mr Socialism, New York, Seven Stories Press, 2008, p. 113-114. [↩]
- A. Negri, Goodbye Mr Socialism, op. cit., p. 221. [↩]
- A. Negri, préface à l’édition italienne de 1997 de Marx au-delà de Marx, op. cit., p. 7-8. [↩]
- M. Hardt et A. Negri, Multitude, Paris, 10/18, 2004, p. 133, trad. mod. [↩]
- Ibid., p. 134. [↩]
- A. Negri, Goodbye Mr Socialism, p. 167 et pp. 183-4. [↩]
- M. Hardt et A. Negri, Multitude, p. 136. [↩]
- Ibid. [↩]
- K. Marx, Grundrisse, op. cit., p. 707. [↩]
- Sandro Mezzadra (La condizione postcoloniale. Storia e politica nel presente globales, Vérone, 2008) traite du problème du rapport entre subsomption formelle et subsomption réelle en référence quasi exclusive aux Grundrisse. Toute son analyse reste ainsi stérile et inadéquate pour deux raisons. Premièrement, elle ne va pas au-delà des catégories des Grundrisse et se montre ainsi incapable de rendre justice à la problématique du Capital. Deuxièmement, Mezzadra ne saisit par le rapport entre les deux formes de la plus-value. La question n’est en effet pas celle de la coexistence de différentes formes d’exploitation, mais celle de la manière dont la production de plus-value relative donne lieu à la production d’énormes quantités de plus-value absolue. Les différentes formes d’exploitation ne sont pas juxtaposées comme dans une sorte d’exposition universelle post-moderne. Le capital doit bien plutôt continuellement produire, par la violence extra-économique, des différentiels de salaires et d’intensité de travail. La valeur produite par le soi-disant travailleur cognitif repose ainsi sur le piédestal d’une quantité énorme de plus-value absolue générée ailleurs. Dans cette perspective, la thèse de George Caffentzis, selon laquelle « l’ordinateur requière l’atelier clandestin, et l’existence du cyborg dépend de celle de l’esclave » est rien moins qu’exagérée. G. Caffentzis, « The end of work on the Renaissance of Slavery ? A critique of Rifkin and Negri, disponible sur http://interactivist.autonomedia.org/node/1287. L’opéraïsme s’est transformé en conception eurocentrique du capitalisme tardif, y compris dans ses variantes qui flirtent avec les études postcoloniales. [↩]
- Voir sur ce point, D. Sacchetto et M. Tomba (dir.), La lunga accumulazione originaria. Politica e lavoro nel mercato mondiale, Vérone, 2008. [↩]
- Voir M. Tomba, « Differentials of surplus-value in the contemporary forms of exploitation », The Commoner, 12, 2007, pp. 23-37. (disponible sur http://www.commoner.org.uk/). [↩]
- Voir Karl Marx, Grundrisse, op. cit., p. 511. [↩]
- Pour une reconstruction bienviellante de cette notion dans l’opéraïsme, voir A. Zanini, « Sui « fondamenti filosofici » dell’operaismo italiano, in R. Bellofiore (dir.), Da Marx a Marx ? Un bliancio del marxismo italiano nel Novecento, Rome, 2007. [↩]
- Voir Karl Marx, Grundrisse, op. cit., p. 256, ainsi que p. 413-415 et p. 561. [↩]
- Nous pensons en particulier à Tronti et Negri. Là-dessus, voir encore Wright, À l’assaut du ciel, en particulier les chapitres 3, 6 et 7. [↩]
- C’est en revanche la conclusion de plusieurs auteurs post-opéraïstes. Voir la plupart des textes repris dans P. Virno et M. Hardt (dir.), Radical thought in Italy. A potential politics, University of Minnesota Press, 1996 ; et aussi A. Fumagalli, Bioeconomia e capitalismo cognitivo, Rome, 2008. [↩]
- Voir Karl Marx, Grundrisse, op. cit., p. 363-418. [↩]
- Ibid., p. 375-376 et 403-404. [↩]
- Ibid., p. 375-407. [↩]
- Ibid., p. 383. [↩]
- Ibid., p. 704 et suivantes. Ce qui est proposé dans le texte qui suit est plus une « reconstruction » de l’esprit de l’argument de Marx qu’une « interprétation » littérale. [↩]
- M. Tomba, « Forme di produzione, accumulazione, schiavitù moderna », in Sacchetto et Tomba (dir.), La lunga accumulazione originaria. Politica e lavoro nel mercato mondiale, op. cit., p. 106-22. [↩]
- La notion d’ « incorporation » comme « inclusion » du travail à l’intérieur du capital sera conservée et développée dans Le Capital. Dans cette œuvre de la maturité, on trouve une seconde signification cruciale de l’« incorporation », qui ne semble pas se trouver dans les Grundrisse : à savoir, l’ « incarnation » du « fantôme » de la valeur dans le « corps » de l’or en tant qu’argent. [↩]
- Karl Marx, Le Capital, Livre III, Tome III, Paris, Éditions sociales, 1974, p. 229 et p. 193 et suivantes. [↩]
- K. Marx, Théories sur la plus-value, III, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 538. [↩]
- K. Marx, Grundrisse, op. cit., p. 661. [↩]
- Ibid., p. 663-664. [↩]
- Voir sur ce point R. Bellofiore, « I lunghi anni Settanta. Crisi sociale e integrazione economica internazionale », in L. Baldissara (dir.), Le radici della crisi. L’Italia tra gli anni Sessanta e gli anni Settanta, Rome, 2001, p. 57-102. [↩]
- Voir pour ce qui suit R. Bellofiore, « After Fordism, what? Capitalism at the end of the century: beyond the myths », in Bellofiore (dir.), Which labour next ? Global money, capital restructuring and the changing patterns of production, Aldershot, 1999, p. 10-32 ; R. Bellofiore et J. Halevi, « Deconstructing labour. What is ‘‘new’’ in contemporary capitalism and economic policies : a Marxian-Kaleckian perspective » et « A Minsky moment? The 2007 subprime crisis and the ‘‘new’’ capitalism », in C. Gnos et L. P. Rochon (dir.), Credit, money and macroeconomic policy. A Post-Keynesian approach, Cheltenham, 2009. [↩]
- R. Bellofiore, « Centralizzazione senza concentrazione? », in C. Arruzza (dir.), Pensare con Marx. Ripensare Marx, Rome, 2008, pp. 15-29. [↩]
- Voir M. Tronti, Ouvriers et capital, op. cit. [↩]
- Pour une critique détaillée de la pensée de Tronti et de Negri sur ces aspects dans les années 1960 et le début des années 1970, voir. R. Bellofiore, « L’operaismo italiano e la critica dell’economia politica », Unità Proletaria, 1-2, 1982, p. 100-12. Voir aussi la postface de R. Bellofiore et M. Tomba à la traduction italienne de Wright, À l’assaut du ciel, publiée par Edizione Alegre, Rome, 2008, p. 291-306. [↩]
- Ce point théorique explique la convergence de cette tradition avec certaines approches « conflictualistes » néoricardiennes et certains auteurs de l’approche régulationniste qui ont viré socio-libéraux dans les années 1990. L’opéraïsme s’est trasnformé en postopéraïsme postmoderne et distributionniste : mendiant un revenu de base, et rêvant de profiter d’un nouveau New Deal imaginaire (réduit encore une fois uniquement à la dimension redistributive). [↩]