Socialisme = soviets + électricité

Quarante ans après ses monumentales 33 leçons sur Lénine, Antonio Negri revient dans ce texte inédit sur la figure du révolutionnaire russe et ses grandes propositions stratégiques. Trois mots d’ordre sont mis en exergue par Negri : « tout le pouvoir aux soviets », « socialisme = soviets + électricité » et l’exigence du « dépérissement de l’État ». Pour Negri, ces trois propositions résument à la fois la singularité de la pensée de Lénine et ce qui fait toute sa pertinence aujourd’hui. Cette intervention illustre bien la vivacité avec laquelle l’autonomie italienne s’est saisie de Lénine. Fort de son expérience au sein de l’opéraïsme, des concepts de composition de classe, d’enquête, de la tactique et de la stratégie d’après Mario Tronti, ainsi que de l’hypothèse autonome d’un parti de type nouveau, Negri invite à relire Lénine avec un regard neuf. « Le point de vue de Lénine est celui du contre-pouvoir, de la capacité à construire par le bas l’ordre de la vie – ici, la force et l’intelligence doivent être réunies. C’est le point de vue que la subversion prolétarienne de l’État, de Machiavel à Spinoza et à Marx, a toujours proposé. »

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J’aimerais commenter ici trois mots d’ordre de Lénine.

Le premier est : « Tout le pouvoir aux soviets ». C’est une exclamation qui remonte à avril 1917, au moment où la révolution doit choisir entre une voie qui a été précédemment indiquée par Lénine, et qui est celle de la conquête du pouvoir par l’avant-garde organisée, et la voie qui serait au contraire celle de l’insurrection et de l’organisation des masses dans les conseils – les soviets.

Le second mot d’ordre date de 1919 : « Le socialisme, c’est les soviets plus l’électricité ». Il apparaît au moment où, une fois le pouvoir acquis aux soviets, il s’agit de qualifier le projet productif et les formes de vie que le prolétariat cherche à construire dans le socialisme.

Le troisième mot d’ordre remonte au début 1917, quand Lénine, bloqué en Suisse par la guerre impérialiste, commence à travailler à ce qui sera L’État et la révolution (il achèvera le livre en août-septembre 1917), et qu’il propose le programme communiste d’une dissolution de l’État, de son extinction. Le mot d’ordre est ici : « Dépérissement de l’État ».

Et donc pour commencer : « Tout le pouvoir aux soviets ». C’est une indication stratégique absolument claire, qui projette la conduite de la révolution et la construction du socialisme par la prise de pouvoir par les soviets en tant qu’organes de masse. Je le cite : « La guerre impérialiste, dit Lénine, devait, par nécessité objective, se transformer en guerre civile entre les classes ennemies ». Le soviet est le produit spontané de cette situation, je le re-cite : « un embryon de gouvernement ouvrier, représentant des intérêts de toutes les masses pauvres de la population, c’est-à-dire des neuf dixièmes de la population : cette dernière aspire à la paix, au pain et à la liberté ».

L’indication est donc limpide. Mais nous, hommes et femmes du XXe siècle, nous l’avons trop souvent entendue comme si elle était l’exemple d’un « opportunisme révolutionnaire », ou bien comme l’expression du concept d’« insurrection comme art » – dans tous les cas comme une décision géniale, inattendue et magnifique, qui renversait la ligne que Lénine avait prescrite au parti. De fait, avec ce mot d’ordre, en avril 1917, Lénine – théoricien de l’avant-garde comme direction des mouvements de masse et d’un parti construit sur le modèle industriel de l’usine moderne – a modifié radicalement la ligne politique du parti et délégitimé « à distance » (puisqu’il était encore en dehors de la Russie) la direction moscovite qui, elle, était opposée au transfert du pouvoir constituant aux soviets. Une contradiction géniale, donc ; ou un acte machiavélien de conversion vertueuse du projet politique – on a entendu mille fois ce genre d’explication de la part de ceux qui se sont révélés être, au long du bref XXe siècle, les destructeurs de la gauche ouvrière de classe.

Je crois précisément que la lecture de ce mot d’ordre est totalement faux. La ligne politique dictée par Lénine est en effet résumée par le dispositif suivant : la stratégie au mouvement de classe ; la tactique, et seulement la tactique, à l’institution, c’est-à-dire au parti, à la représentation politique, à l’avant-garde. L’indépendance du prolétariat constitue le lieu de l’hégémonie stratégique quand la puissance insurrectionnelle et le projet révolutionnaire prennent forme. C’est face à cette réalité-là que l’avant-garde doit s’incliner, si du moins elle veut inaugurer quelque chose comme une proposition tactique. La transformation radicale de la tactique révolutionnaire, dictée par Lénine à partir d’avril 1917, n’est donc pas le geste d’un artiste mais la reconnaissance politique de la maturité hégémonique, de la capacité stratégique des masses prolétaires – des paysans, des ouvriers, des soldats organisés dans les soviets pour prendre le pouvoir. Le geste léniniste est un savoir du pouvoir prolétaire, qui arrive à se reconnaître comme projet stratégique. Le parti, l’avant-garde, son expertise technique, doivent se soumettre à cette force de masse et en comprendre la stratégie avec fidélité, avant de la mettre en œuvre. Organiser les soviets dans la révolution, cela signifie donner de l’organisation au pouvoir constituants que ces derniers expriment – c’est-à-dire une continuité d’action, une capacité de produire des institutions, un projet hégémonique dans la construction du socialisme. D’« organe de l’insurrection » à « organe de l’insurrection et du pouvoir du prolétariat » : cette transformation de la fonction des soviets dérive par conséquent du développement réel, matériel, des objectifs révolutionnaires.

Le second mot d’ordre à présent : « Socialisme = soviets + électricité ». Là encore, l’interprétation traditionnelle en trahit le sens. Elle insiste en effet sur le fait que les soviets, leur engagement productif, doivent être subordonnés et correspondre aux urgences de l’accumulation socialiste. Ce n’est que partiellement vrai. C’est vrai si l’on pense aux taches immenses de la révolution – dans un seul pays caractérisé par des structures économiques et sociales semi-féodales, par une structure industrielle absolument insuffisante au regard de tout projet de modernisation, et déjà en proie aux attaques concentriques de la part des forces contre-révolutionnaires. Voilà quel était effectivement le contexte dans lequel a pris place le projet d’instituer le socialisme. Mais le mot d’ordre « Soviets + électricité » ne veut pas seulement dire qu’il faut tirer vers le haut la composition organique du capital dans sa partie fixe, énergétique, parce que c’est la base nécessaire de toute expansion industrielle. Le mot d’ordre léniniste ne peut être réduit à cet impératif. Il est bien plutôt porteur d’un thème marxien fondamental : il ne peut y avoir de révolution sociale sans une base matérielle adéquate susceptible de la soutenir. Ce qui signifie que toute proposition politique qui vise à la subversion du système capitaliste, de sa figure politique et du mode de vie existant, si elle n’est pas en même temps porteuse d’un projet de transformation du mode de production adéquat, est faussement révolutionnaire. Alors que la conjonction directe des soviets – c’est-à-dire de l’organisation politique du prolétariat – et de l’électricité – c’est-à-dire de la forme adéquate du mode de production – l’est réellement. Forme adéquate : condition nécessaire du mode de production.

En arrachant cette proposition à la contingence, en la reprenant en général (exactement comme le voulait Lénine), pour travailler à la révolution, pour « compléter la révolution », il s’agit de réaliser et d’achever le rapport entre ce que la classe des travailleurs est en elle-même (c’est-à-dire sa composition technique) et les formes politiques dans lesquelles cette composition s’organise). Il s’agit donc de traverser la « formation sociale » déterminée qui est celle du prolétariat – ses capacités techniques, ses modes de vie, le désir de pain, paix et de liberté (encore une fois : voilà le sens de l’expression « composition technique » du prolétariat) à la lumière de la lutte des classes, et d’enregistrer la transformation du mode de production à la lumière du dualisme du pouvoir. Ce dualisme, c’est le contre-pouvoir du soviet – et c’est en revanche le sens qu’il faut donner à l’expression « composition politique » du prolétariat. Le socialisme et le communisme sont des modes de vie construits à partir de modes de production. Ce lien est, pour Lénine, interne à la construction du socialisme. « Soviets + électricité » ne signifie donc pas seulement que les soviets doivent commander la structure technologique (ici, précisément : celle qui est liée à la phase industrielle définie par l’usage de l’énergie électrique), – une structure technologique que le capital avait déterminée en fonction de son organisation productive. Toute structure productive implique en effet une structure sociale, et vice versa. Ce qui veut dire que s’il s’agit de composer les soviets et la machine industrielle (électrique), c’est qu’il s’agit pour Lénine d’intervenir sur la structure technique de la production. Il n’existe pas de production industrielle qui aille bien aussi bien pour le capitalisme que pour le socialisme, il n’y a pas d’usage neutre des machines. Le socialisme, pour s’affirmer, doit s’attaquer à la structure industrielle capitaliste, en déterminant, à travers la modification de l’usage prolétaire des machines, la transformation du mode de vie des prolétaires. C’est à l’intérieur du rapport de capital, c’est-à-dire du rapport entre capital fixe et capital variable, entre structures techniques de la production et force de travail prolétaire que le mot d’ordre de Lénine construit, à la manière de Marx, le dispositif révolutionnaire de la transformation sociale. Ici, les soviets sont une structure de entrepreneuriat collectif, ils deviennent une figure d’entreprise du commun.

Nous nous trouvons alors déjà à l’intérieur du troisième mot d’ordre que j’annonçais : « faire dépérir l’État ». La stratégie hégémonique des soviets qui prennent le pouvoir politique et construisent des modes de production nouveaux, des modalités d’usage des machines nouvelles (cela vaut pour les machines qui produisent des marchandises comme pour les machines qui produisent de la subjectivation) – cette stratégie, donc, prépare l’abolition de l’État, c’est-à-dire le passage du socialisme au communisme. Quand Lénine élabore la théorie communiste de l’extinction de l’État, sur la base de la description apologétique que Marx avait faite de l’expérience des Communards en 1871, il n’arrive pas à venir à bout du caractère utopique qu’elle possède encore. Par ailleurs, la description léniniste de l’expérience communarde, exactement comme celle de Marx, était déjà lourde d’éléments de critique et de dénonciation des erreurs des Communards. C’est la raison pour laquelle Lénine va au-delà de cette utopie, et que, dans L’État et la révolution, la capacité qu’elle possède d’orienter ce qui se passe, alors même que la prise de pouvoir est en train, dépasse largement les indications canoniques. La radicalité de la révolution sur le terrain social (abolition de la propriété privée, principe de planification, proposition de nouvelles formes de vie dans la liberté…) : voilà les éléments dynamiques sur la base desquels doit se réaliser le dépérissement, d’abord, puis l’extinction de l’État capitaliste.

La prévision théorique trouve avec la révolution non seulement sa confirmation mais un terrain pratique de réalisation de la tâche qu’elle se propose. Dans ce projet se retrouvaient en effet repris en même temps l’affirmation que la stratégie de la libération revenait à la classe des travailleurs, que l’invention productive en représentait la clef, et surtout que la tâche de l’abolition de l’État présupposait un énorme développement de la conscience – et des corps – des travailleurs. Elle constituait une entreprise majoritaire et s’affirmait à travers l’irréductible augmentation de la force des prolétaires. Il faut être clairs sur ce point : c’est de cette manière-là que Lénine a su recueillir la volonté du prolétariat russe dans cet incroyable effort qui, en vingt ans, a transformé la poétique « armée à cheval » de Boudionny en ces divisions blindées qui ont libéré l’Europe du nazi-fascisme. Cette victoire a été, pour ma génération, un bon début de pratique d’émancipation. C’est Lénine qui a répandu, en même temps l’idée de la destruction de l’État, ces mots d’ordre d’égalité et de fraternité qui ont bouleversé pendant un siècle l’ordre politique mondial – je cite : « du Pape et du Tsar, de Metternich et de Guizot, des radicaux de France et des politiciens allemands ».

En orientant le désir d’émancipation contre l’État, en en faisant une machine qui transforme l’exploitation sociale en droit privé et en droit public pour contrôler la vie et pour fixer la domination de classe, Lénine nous a laissé en héritage un énorme problème. Le problème est celui-ci : comment construire une entreprise commune qui puisse donner aux travailleurs le commandement sur la production et la force de l’exercer, de construire de la liberté pour tous ? Je cite : « Parce que tant que l’État existe, il n’y a pas de liberté ; et quand il y aura la liberté, l’État n’existera plus » – c’est le Lénine de L’État et la révolution.

(Mais il faudrait encore ajouter : la force du programme investit et transforme les besoins ouvriers, leur conscience et leurs corps, et les traduit en projet. Je cite : « La base économique de l’extinction complète de l’État est un développement à ce point élevé du communisme qu’il implique la disparition de la différenciation entre le travail intellectuel et le travail physique, et par conséquent la disparition de l’une des sources principales de l’actuelle inégalité sociale – source que la seule transformation des moyens de production en propriété commune, la seule expropriation des capitalistes, ne peuvent éliminer immédiatement ». Et il continue – je cite à nouveau : « Cette expropriation donnera la possibilité d’un développement gigantesque des forces productives. Et, en voyant comment, dès à présent, le capitalisme freine de manière incroyable ce développement, et quels progrès on pourrait au contraire obtenir sur la base du niveau actuel, déjà atteint, de la technique, nous nous autorisons à dire avec la plus grande certitude que l’expropriation des capitalistes amènera à un immense développement des forces productives de la société humaine. Mais nous ne savons pas, et nous ne pouvons pas savoir, quel rythme aura ce développement, quand ce développement en arrivera à la rupture avec la division du travail, et à l’élimination de la différenciation entre travail intellectuel et travail physique, à la transformation du travail en « premier besoin de la vie ».

La première condition fondamentale de l’extinction de l’État est donc l’élimination de la distinction entre travail physique et travail intellectuel. La seconde condition est le développement gigantesque des forces productives. La troisième condition matérielle, qui est comprise aussi bien dans la première que dans la seconde, est la prévision d’une mutation qualitative du développement qui est impliqué par la transformation des forces productives elles-mêmes, c’est-à-dire une mutation des consciences et des corps des travailleurs. Pour Lénine, ce n’est que sur cette base que le problème de l’extinction de l’État devient un projet réalisable).

Ici encore, il faut rompre avec cette lecture fausse qui veut que le léninisme soit l’exaltation de l’État par rapport au développement social et pour l’organisation de la distribution de la richesse. Le point de vue de Lénine est celui du contre-pouvoir, de la capacité à construire par le bas l’ordre de la vie – ici, la force et l’intelligence doivent être réunies. C’est le point de vue que la subversion prolétarienne de l’État, de Machiavel à Spinoza et à Marx, a toujours proposé.

Lénine : de la théorie à la pratique. Qu’est-ce que peut bien vouloir dire aujourd’hui « tout le pouvoir aux soviets » ? Je crois que cela veut dire : faire mouvement, unir les forces là où l’on se trouve, faire coalition, élaborer des objectifs matériels pour organiser toutes celles et tous ceux qui travaillent et sont exploité/e.s, pour constituer de la force, pour exprimer une stratégie hégémonique.

Qu’est-ce que peut bien vouloir dire aujourd’hui « Soviets + électricité » ? Cela signifie mener des enquêtes (au sens politique et militant du mot enquête, pas seulement au sens sociologique), s’immerger dans le monde de ceux qui travaillent – et de ceux qui ne travaillent pas –, dans le monde des précarisés, dans le monde du travail matériel et immatériel, dans le monde de la production socialisée y compris en dehors des figures contractuelles du travail, et construire des modèles de coopération et d’entreprise qui soient autres que ceux qu’impose le capitalisme. Cela signifie s’approprier de ce commun que le capital exploite déjà en l’extrayant de nos vies, quand celles-ci sont associées les unes aux autres dans la socialisation du travail productif.

Et qu’est-ce que peut bien vouloir le mot d’ordre de l’extinction de l’État ? Faire tout cela en dehors des structures de la démocratie capitaliste, en construisant une organisation sociale et des mouvements autonomes, une puissance politique de libération indépendante.

Allocution prononcée au colloque Penser l’émancipation à Saint-Denis le 15 septembre 2017.

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Toni Negri