Littérature, fiction, vérité : Morozov, Rancière, Foucault.

L’omniprésence du storytelling en politique est désormais un fait établi. La montée en puissance du thème du populisme de gauche en est un avatar au sein des forces liées au mouvement ouvrier. Pour Jean-Jacques Lecercle, cette évolution risque de subordonner la politique à la mythologie, c’est-à-dire à une fiction dogmatique. Pour déployer pleinement les ressorts du mythe, il propose l’analyse magistrale d’un fait divers devenu mythique en Union soviétique, l’histoire de Pavlik Morozov, enfant de koulak assassiné par son grand-père aux heures sombres de la collectivisation forcée. Démêlant toutes les versions du récit, Lecercle souligne notamment les limites du discours historien. Dans le sillage de Rancière et Foucault, il avance une thèse paradoxale : seule la littérature peut rendre justice à un personnage ordinaire, sans histoire, comme celui de Morozov. Seule la fiction littéraire peut reconstruire un récit « vrai » de l’existence individuelle d’un « infâme » en dehors du pathos tragique. Et « il n’y a au mythe qu’un seul antidote : non la science, non l’histoire, non la politique ou le droit, mais bien la littérature. »

Socialisme = soviets + électricité

Quarante ans après ses monumentales 33 leçons sur Lénine, Antonio Negri revient dans ce texte inédit sur la figure du révolutionnaire russe et ses grandes propositions stratégiques. Trois mots d’ordre sont mis en exergue par Negri : « tout le pouvoir aux soviets », « socialisme = soviets + électricité » et l’exigence du « dépérissement de l’État ». Pour Negri, ces trois propositions résument à la fois la singularité de la pensée de Lénine et ce qui fait toute sa pertinence aujourd’hui. Cette intervention illustre bien la vivacité avec laquelle l’autonomie italienne s’est saisie de Lénine. Fort de son expérience au sein de l’opéraïsme, des concepts de composition de classe, d’enquête, de la tactique et de la stratégie d’après Mario Tronti, ainsi que de l’hypothèse autonome d’un parti de type nouveau, Negri invite à relire Lénine avec un regard neuf. « Le point de vue de Lénine est celui du contre-pouvoir, de la capacité à construire par le bas l’ordre de la vie – ici, la force et l’intelligence doivent être réunies. C’est le point de vue que la subversion prolétarienne de l’État, de Machiavel à Spinoza et à Marx, a toujours proposé. »

Le théâtre de Jean Genet : entretien avec Olivier Neveux

Il y a dix ans, Olivier Neveux publiait Théâtres en luttes : le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd’hui. Depuis lors, il n’a eu cesse de scruter les rapports intimes qu’entretiennent théâtre et politique, sans jamais subordonner l’analyse de l’un aux impératifs présupposés de l’autre. Son dernier ouvrage, Le Théâtre de Jean Genet (2016) est en est la preuve par excellence. Pour Neveux, Genet est l’ « autre » du théâtre militant, celui qui n’établit de liens entre les champs artistique et politique qu’en creusant continuellement leur écart, celui qui se serait profondément moqué de toutes nos injonctions bienséantes, d’autant plus inoffensives qu’elles sont ostentatoires, à la critique, au réalisme, à l’engagement dans l’art. De Les Bonnes à Les Paravents en passant par Les Nègres, le Genet dramaturge ne s’est jamais battu pour des causes – qu’il pouvait soutenir par ailleurs –, pour émanciper qui que ce soit, il a lutté contre les formes du pouvoir et ses représentants, contre les patrons, les Blancs, les impérialistes, contre la France même, qui faisaient l’objet de sa détestation plutôt que de dénonciations, certainement pas d’indignation. Poète de l’infamie, Genet nous invite à redécouvrir la puissance politique d’un imaginaire libéré de toute entrave.

[Guide de lecture] Gramsci

La contribution de Gramsci est aujourd’hui essentielle pour quiconque s’intéresse à la stratégie révolutionnaire, aux philosophies ou encore à l’historiographie marxiste. La principale difficulté réside dans le fait que cette oeuvre est monumentale et fragmentaire ; la plupart des textes de Gramsci sont des notes prises dans des Cahiers de prison, dont la lecture attentive et chronologique est indispensable pour comprendre l’évolution de la pensée de son auteur. Ainsi, par le biais de citations tronquées, de recueils partiels ou encore d’ouvrage introductifs à la philologie douteuse, les concepts majeurs de Gramsci ont souvent été mal compris, déformés, mis au service d’agendas très divers et par ailleurs incompatibles. Pour lire Gramsci, il faut donc trouver le bon cheminement, les cahiers à lire en priorité, les sources secondaires les plus fiables. C’est ce qu’entend offrir avec brio ce guide de lecture composé par Panagiotis Sotiris. Il propose à la fois un ordre de lecture idéal pour les cahiers, et une sélection des ouvrages secondaires les plus marquants, aussi bien en langue française qu’anglaise ou italienne. Il présente ainsi une progression dans l’oeuvre du communiste sarde, qui part d’emblée d’une lecture politique, des écrits sur les conseils ouvriers à la conceptualisation du nouveau Prince, et il fournit les outils indispensables pour entrer dans la dialectique même des Cahiers, faite d’autorectification et d’ajustement constants, à l’image de la praxis comme autocritique de la réalité et renversement de la pratique.

Front populaire littéraire : entretien avec Elinor Taylor

En Grande-Bretagne comme ailleurs, la politique du front populaire est passée par la littérature. À travers le portrait de différents écrivains britanniques communistes et antifascistes, Elinor Taylor expose les contradictions de ce front populaire en littérature. Entre esthétique réaliste et expérimentations modernistes, exploration de la culture nationale-populaire et héritage impérialiste, l’écriture romanesque apparaît comme une tentative de totalisation des temps historiques où le relevé des continuités entre les révoltes du passé et les luttes du présent se révèlent toujours être un moyen d’imaginer l’avenir.

[Guide de lecture] Althussérisme

Le cercle restreint autour d’Althusser est trop souvent présenté comme un simple appendice de la pensée du philosophe. À l’inverse, quand des « althussériens » majeurs ont suivi leur propre parcours intellectuel, leur lien à l’althussérisme a été plus ou moins distendu, que l’on pense à Balibar, Badiou ou Rancière. Par ailleurs, au-delà du premier cercle, l’althussérisme a eu un impact bien plus diffus. Panagiotis Sotiris fournit ici quelques clés de lecture pour rendre plus palpable le programme de recherche de l’althussérisme. Celui-ci tient en deux exigences : inventer une nouvelle pratique de la politique et un matérialisme de la rencontre. Entre théorie sociale, épistémologie, théorie du discours et économie politique, l’althussérisme est une perspective qui donne toute son ampleur à la conjoncture, au primat de la lutte des classes et de la stratégie, aux situations aléatoires et à la contingence des rapports de force.

Représenter Octobre : entretien avec China Miéville

À l’occasion du centenaire de la révolution russe, China Miéville, romancier de fantasy et science-fiction de renommée internationale, s’est donné la tâche de restituer l’expérience de 1917 à travers un récit. Défiant la leçon de Fredric Jameson selon laquelle une révolution est irreprésentable, Miéville a tenté de donner toute son épaisseur à la complexité et à la contingence de l’événement révolutionnaire. En anticipant la sortie d’Octobre en français à l’automne 2017, Période a réalisé un entretien avec l’auteur. Miéville esquisse les traits marquants de son approche : le fait d’avoir donné toute son ampleur aux dimensions spatiales de la révolution, de décrire l’insurrection à Petrograd comme une révolution urbaine, d’essayer de suggérer une appréhension plus vivante des dirigeants bolchéviks ou sociaux-démocrates. Il s’avère qu’une traversée littéraire de la révolution est à même de donner à penser sur le plan stratégique, car elle nous fait vivre l’éclosion de subjectivités, l’émergence d’un agencement collectif qui lie les masses, la situation politique et sociale, les villes et ses boulevards, et les villages les plus reculés de l’empire russe.

Primat de la lutte : les passions joyeuses de Frédéric Lordon

Critique incontournable de l’ordre établi, figure centrale de « Nuit Debout », Frédéric Lordon incarne une trajectoire singulière à gauche de la gauche. Si ses interventions sur l’euro ou le protectionnisme sont sans doute sa contribution la plus connue, il existe un fil rouge qui relie son analyse de l’instabilité intrinsèque du capitalisme financier à sa lecture du salariat et de l’État : le structuralisme des passions. Menant une véritable enquête intellectuelle, Alberto Toscano retrace toutes les implications de la théorie sociale des affects proposée par Lordon dont les échos résonnent jusqu’à Maurizio Lazzarato, Toni Negri ou encore Jason Read. Moins spéculatif toutefois que ses contemporains, Lordon a dû d’abord s’intéresser à la dynamique passionnelle pour décrire le comportement des megacorp capitalistes. Toscano montre comment les thèmes du conatus, de la capture affective, font l’objet d’une anthropologie de plus en plus générale et ramifiée de la domination. Il en propose une critique immanente, attentive aux tensions et aux points aveugles au sein de l’oeuvre de Lordon, mais aussi au fait que ces contradictions sont inévitables dans une période marquée par la contre-révolution néolibérale et la renaissance d’une hypothèse émancipatrice globale.