Après Nikolaï Boukharine : histoire des sciences et hégémonie culturelle à l’aube de la Guerre froide

En France, la philosophie des sciences a été profondément marquée par Alexandre Koyré et Thomas Kuhn. Ces deux noms portent presque à eux seuls toute une tradition de débat autour des « révolutions scientifiques ». Dans ce texte, Pietro Omodeo propose de politiser cette filiation, et de lui opposer un autre espace de débat, celui qui s’est tenu entre Boukharine, Lukacs et Gramsci sur le statut des sciences naturelles au sein du marxisme. À partir de l’élaboration fondatrice de Boukharine, et des critiques opposées à son mécanisme ou son économicisme, se dessine, a contrario, une image assez rare de la philosophie des sciences dominante en France : celle d’une discipline profondément ancrée dans l’anticommunisme de l’après-guerre. Ce texte éclaire des enjeux cruciaux, qui permettent aussi de repenser l’articulation entre pratiques scientifiques et la pratique politique en tant que telle.

Qu’est-ce qu’un gouvernement ouvrier ?

Il est courant d’opposer la stratégie révolutionnaire des conseils ouvriers à la perspective réformiste du parlementarisme. Ce schéma est tributaire d’une vision caricaturale d’Octobre 1917. Au cours des années 1920, avec le reflux de l’offensive révolutionnaire en Europe, la jeune Internationale communiste a défini une perspective stratégique neuve, celle du front unique et du gouvernement ouvrier. Élaborée et mise en pratique par le Parti communiste allemand (KPD), cette stratégie a été mal comprise, notamment par la majorité du Parti communiste en France, qui l’a interprétée comme un retour du crétinisme parlementaire. Dans cet article polémique, paru en 1922 dans le Bulletin communiste, le communiste allemand Thalheimer répond aux objections des militants français contre le gouvernement ouvrier et en explique le sens. Ni synonyme de la dictature du prolétariat, ni gouvernement réformiste, le gouvernement ouvrier peut être l’une des étapes vers la construction large et durable d’un pouvoir populaire par en bas ; son rôle est de désarmer la bourgeoisie et d’armer les prolétaires ; elle pose concrètement la question de l’autodéfense populaire et de la prise du pouvoir par les conseils ouvriers.

Capital marchand et esclavage dans le procès de transformation des sociétés antiques

Un certain matérialisme historique des plus vulgaires soutient qu’un « mode de production esclavagiste » aurait constitué un stade de l’histoire de l’humanité. À l’encontre d’une représentation abstraite de l’esclavage à Rome, Jacques Annequin propose ici une reconstruction marxiste du lien entre esclavage antique et capital marchand. Paru en 1983 dans la revue marxiste Dialogues d’histoire ancienne, l’article révèle combien l’extension de l’esclavage implique l’essor du commerce et la refonte des formes d’exploitation traditionnelles au sein de l’empire. La formation économique et sociale romaine apparaît comme un maillage complexe, porté par la dynamique de l’esclavage et de l’impérialisme marchand. Ce texte donne aussi à voir le travail fondateur d’un courant marxiste français d’études anciennes, en partie sous-estimé, qui a questionné les dynamiques marchandes et impériales à Rome, les modes d’existence du capital, les formes d’exploitation ainsi que les aspects sociaux et culturels de la colonisation romaine.

[Guide de lecture] 1917-2017 : repolitiser la révolution

Les transformations de l’historiographie de la révolution russe reflètent celles du monde dans lequel l’évènement révolutionnaire est pensé. De 1917 à 2017 se dessine ainsi une trajectoire théorico-politique où les témoignages et l’analyse militantes laissent peu à peu la place à l’histoire sociale et à l’analyse culturelle. Revenant sur les grandes étapes de cette séquence, Sebastian Budgen souligne ici tout l’intérêt des recherches qui, au tournant des années 1980, ont mis les marges au centre de la révolution : la prise en compte du point de vue des femmes, des minorités sexuelles et des nationalités opprimées a permis de restituer au processus révolutionnaire toute sa richesse et sa complexité. C’est ce point de vue décentré sur la révolution qu’il nous faut aujourd’hui repolitiser.

L’hégémonie de la race : de Gramsci à Lacan. Entretien avec Richard Seymour

Même dans ses interprétations les plus sophistiquées, le marxisme a une fâcheuse tendance à lire le racisme de façon instrumentale. Telle idéologie est adoptée par une série d’acteurs parce qu’elle est conforme à certains intérêts, parce qu’elle consolide une forme ou une autre d’hégémonie, parce qu’elle entretient des privilèges blancs. Pour le journaliste et chercheur indépendant Richard Seymour, ces explications sont insuffisantes. Issu d’un parcours militant au sein de la gauche révolutionnaire, Seymour montre dans cet entretien combien il est fâcheux pour les marxistes de rationaliser à outrance les comportements parfois les plus irrationnels, tels que les lynchages, les formes de violence de masse racistes. Pour faire face à ce défi théorique, il convoque Poulantzas, Stuart Hall et même Lacan. Au-delà de ces préoccupations, Seymour nous propose ici une véritable leçon de rectification, d’autocritique, pour être à la hauteur de la contre-révolution préventive des classes dominantes.